La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle/IV/1

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IV

DOSTOIEVSKY


I. — Deux faits dominent la vie de Dostoïevsky : la misère et l’épilepsie. — Racine, Corneille et George Sand. — Pauvres gens. — Dostoïevsky et Biélinsky. — Arrestation de Dostoïevsky. — Lettres inédites de la forteresse. — Procès, condamnation à mort, simulacre d’exécution, commutation de peine. — Opinion de Dostoïevsky sur la peine de mort. — L’affaire Petrachevsky. — La défense de Dostoïevsky. — Le fouriérisme. — Dostoïevsky en Sibérie. — Mœurs. — Les camarades. — Fustigation. — Influence du séjour au bagne sur Dostoïevsky. — Lettre inédite de Dostoïevsky à Alexandre II. — Dostoïevsky à Saint-Pétersbourg et à l’étranger. — La misère. — La roulette. — Réaction politique. — Le panslavisme. — Guerre turco-russe. — Discours sur Pouchkine. — Crises d’épilepsie. — Mort.

II. — Les romans de Dostoïevsky. — Ses deux chefs-d’œuvre : Souvenirs de la maison des morts et Crime et Châtiment. — La psychologie de Raskolnikov. — Son crime. — L’irresponsabilité individuelle devant la responsabilité sociale. — Le droit au crime. — Le mysticisme de Raskolnikov. — L’impulsion chez lui est plus puissante que la conception. — Raskolnikov et Zarathoustra de Nietzsche. — La division des hommes en « ordinaires » et « extraordinaires ». — La pyscho-pathologie et l’anthropologie criminelle dans l’œuvre de Dostoïevsky : Formes de névrose, d’épilepsie, d’obsession, de dégénérescence. — Krotkaïa. — L’Idiot. — Béssy. — Humiliés et Offensés. — Frères Karamazov. — L’état mental de Dostoïevsky et les antinomies de son œuvre. — Journal d’un écrivain. — Bonté, mysticisme et patriotisme morbides. — Dostoïevsky et Tolstoï. — L’œuvre de Dostoïevsky est géniale, mais l’auteur lui-même n’est pas un génie. — Qu’est-ce que le génie ? — Dostoïevsky voit clairement les éléments nécessaires à la construction de son œuvre sans apercevoir les causes qui font mouvoir son activité personnelle. — Le savoir et l’intelligence. — Puissance créatrice et intelligence naturelle. — Dostoïevsky est artiste, non par la forme extérieure qu’il dédaigne, mais par les idées qui se dégagent de ses romans, malgré lui. — Dostoïevsky et Rodin. — L’antagonisme de deux principes contradictoires : le bien et le mal.

La figure dantesque de Dostoïevsky n’a pas cessé de dominer les lettres russes. De plus, la publication de la partie inédite de sa Correspondance, les documents, extraits récemment des archives de l’ancienne troisième section, relatifs à l’affaire Pétrachevsky, — qui procura au grand écrivain le séjour en Sibérie — tout cela éclaire d’un jour nouveau l’existence de Fiodor Michaïlovitch et nous fait mieux comprendre son œuvre.

Mais ce qui met, surtout, à l’ordre du jour le romancier-psychologue russe, c’est la vogue de Nietzsche, dont Raskolnikov, le héros de Crime et Châtiment, fut le précurseur.


I


Deux faits, d’ordre purement social : — la misère et les travaux forcés, qui en font sinon naître au moins amplement fleurir un troisième d’ordre psycho-physiologique : — l’épilepsie, dominent toute la vie et toute l’œuvre de Dostoïevsky.

« Je suis un prolétaire des lettres, écrit-il[1], je n’ai produit aucune œuvre qui ne fût payée d’avance... Il m’est arrivé très souvent que le commencement d’un chapitre de roman était déjà sous presse alors que la fin en était encore dans ma tête et devait absolument être écrite le lendemain. La besogne à laquelle m’obligeait le manque d’argent m’étouffait et me rongeait. Ah ! si j’avais eu de l’argent, l’avenir assuré... »

Cette misère, l’épilepsie et le séjour en Sibérie marquèrent sur son existence des traces que la mort seule effaça.

Dostoïevsky naquit dans un asile pour les pauvres[2] dont son père était chirurgien ; dès le berceau, son regard rencontra des malades. Il avait sept ans lorsque sa mère, de très faible santé, mourut. Son père était un homme nerveux, emporté ; il aimait à répéter qu’il était pauvre, que ses enfants devaient se préparer à faire leur chemin eux-mêmes et qu’à sa mort, ils seraient réduits à la mendicité.

« J’ai pitié de notre pauvre père, — écrit Dostoïevsky en 1838 à son frère André[3] — il est bon, mais quel étrange caractère ! J’ai envie de pleurer à la pensée que rien ne peut le consoler ! »

Le futur romancier entre à l’école des ingénieurs militaires, mais les sciences exactes ne l’attirent guère. Il apprend par cœur Schiller, Homère le passionne. « Dans l’Iliade, Homère a donné au monde antique des préceptes sur l’organisation de la vie spirituelle et matérielle avec autant de puissance que, plus tard, le Christ apportant son enseignement au monde nouveau[4] ? » Racine et Corneille l’éblouissent. « Comment dois-je t’appeler quand tu trouves que Phèdre n’est pas l’expression la plus pure et la plus haute de la nature et de la poésie ! C’est presque une œuvre de Shakespeare... As-tu lu le Cid ? Lis-le et tombe aux pieds de Corneille[5] ! »

Lui-même, il s’agenouille dévotement devant Gogol — son maître préféré — et devant George Sand. Plus tard, après la mort de Sand, Dostoïevsky lui consacra des pages qui sont parmi les meilleures de son œuvre.

« L’apparition de George Sand dans la littérature coïncide avec les premières années de ma jeunesse. Je suis fort heureux que cela soit déjà si loin, car, à présent que trente années se sont écoulées, je puis parler en toute franchise... Les œuvres de Sand produisirent sur moi l’impression la plus vive. Je fus frappé de cette chaste et haute pureté des types, de l’idéal de grâce modeste, du ton grave et réservé de la narration. J’avais à peu près seize ans, si je m’en souviens bien, lorsque je lus pour la première fois sa nouvelle l’Uscoque. Je me rappelle avoir passé une nuit enfiévrée à la suite de cette lecture.

« C’est en apprenant la mort de George Sand, que j’ai compris seulement toute la place qu’elle occupait dans ma vie, tout l’enthousiasme et toute l’adoration que j’avais voués à ce poète et combien je lui devais de joie et de bonheur ! Je parle ici avec hardiesse, mais c’est bien là l’expression de ce que je ressentais. C’est dans notre siècle puissant, épris de lui-même et malade en même temps, plein d’idées indécises et de désirs irréalisables, un de ces noms qui, surgissant là-bas, dans le pays des miracles sacrés, ont attiré à eux de notre Russie, en état de formation perpétuelle, une somme énorme de pensées d’amour, de nobles élans de vie et de convictions profondes. En exaltant des noms comme celui de George Sand et en s’inclinant devant eux, les Russes n’ont fait que remplir leur devoir et acquitter une dette. Qu’on ne s’étonne pas de mes paroles sur George Sand... Tout ce que cet écrivain a apporté avec lui de paroles nouvelles, d’universellement humain, a trouvé un écho dans mon âme comme dans toute la Russie, rien ne nous en a échappé...

« George Sand n’est pas un penseur, mais elle est de ces sibylles qui ont discerné dans l’avenir une humanité plus heureuse. Si, toute sa vie, elle proclame la possibilité, pour les hommes, d’atteindre à l’idéal, c’est qu’elle-même était armée pour y parvenir[6]... »

Sorti de l’école de guerre à vingt-trois ans, Dostoïevsky avait devant lui une carrière brillante. Il lui préféra la culture des lettres. Sa première œuvre, Pauvres gens (1848), obtint un succès colossal.

« Honneur et gloire au jeune poète dont la Muse aime les locataires des mansardes et des caves et dit aux habitants des palais dorés : ce sont aussi des hommes, ce sont vos frères ! » C’est en ces termes que Biélinsky saluait l’apparition de Pauvres gens : « Comprenez-vous bien vous-même ce que vous avez fait ? écrivit-il à l’auteur. C’est la révélation de l’art ; respectez votre talent, vous serez un grand écrivain »

Voici ce qu’écrit Dostoïevsky dans son Journal à propos de son premier roman : « C’était au mois de mai 1845. J’avais terminé mes Pauvres gens et ne savais quoi en faire. Je n’avais aucune connaissance dans le monde littéraire, sauf Grigorovitch[7] qui habitait chez Nekrassov. Un jour, il me dit : « Nekrassov se propose de fonder une revue. Donnez-lui donc votre manuscrit. » Je portai mon travail au poète qui me fit un accueil charmant... J’avais écrit mon livre avec passion, mais je me méfiais quand même du résultat... Dans la soirée du même jour j’allai chez un ami lire les Âmes Mortes de Gogol... Je rentrai chez moi à quatre heures du matin, par une claire nuit de printemps. À peine rentré, un coup de sonnette retentit, à mon grand étonnement. Grigorovitch et Nekrassov entrèrent comme des fous et se mirent à m’embrasser. Ils avaient lu les dix premières pages de mon roman, « pour voir », puis dix autres, encore dix autres et avaient fini par passer la nuit à me lire à haute voix. Nekrassov avait été pris d’un enthousiasme délirant... La lecture terminée, ils avaient résolu d’aller chez moi. « Il dort », avait objecté Nekrassov. « On le réveillera, » répondit Grigorovitch... Le lendemain Nekrassov porta le manuscrit à Biélinsky : « Un nouveau Gogol nous est né. » — « Les Gogol poussent maintenant comme des champignons, » remarqua le grand critique, mais il consentit à lire le manuscrit. Le soir Nekrassov trouva Biélinsky dans une agitation extraordinaire : « Amenez-moi l’auteur le plus vite possible, » clama-t-il... « Je comprends que je viens de vivre un moment solennel, — note Dostoïevsky après sa visite, — un instant que je n’avais jamais espéré, même dans mes rêves les plus fous... Je me promets de me rendre digne de ces louanges. Quels hommes ! Je mériterai leur bonne opinion et je resterai fidèle à l’amitié que je leur voue. Et l’on dit partout que les hommes de lettres sont orgueilleux et jaloux ! Ils sont les détenteurs du Beau et du Vrai. Le Beau et le Vrai doivent toujours vaincre le mal et le vice. Nous en triompherons ensemble ! » Dostoïevsky n’a jamais oublié ce moment-là, il le considéra toujours comme le meilleur de sa vie, mais il ne resta pas fidèle à l’amitié qu’il voua à Biélinsky.

Le second roman de Dostoïevsky, le Sosie, fut un échec. Ses amis se détournèrent de lui, croyant s’être trompés sur son compte. Mais, se remettant au travail, Dostoïevsky retrouvait déjà le succès avec les Nuits blanches, lorsqu’éclata l’affaire Pétrachevsky.

Le 29 avril 1849, la police arrêta à Saint-Pétersbourg un groupe de vingt-trois jeunes révolutionnaires, — parmi lesquels se trouvait Dostoïevsky — réunis chez l’un d’eux, Pétrachevsky.

Voici une lettre inédite de Dostoïevsky, écrite de la prison à son frère André qui, arrêté également, avait été bientôt relâché :


« De la forteresse, 18 juillet 1849.

« J’ai été très heureux, mon frère, de recevoir ta lettre. On me l’a remise le 11 juillet. Enfin, tu es libre et je m’imagine le bonheur que tu as ressenti en revoyant ta famille. Avec quelle impatience on devait l’attendre ! Je vois que tu commences à arranger ta vie. Que fais-tu maintenant et de quoi vis-tu ? As-tu du travail ? et quel travail ? L’été est très dur à Saint-Pétersbourg et tu m’écris que tu as encore changé de domicile. Tu as pris évidemment un appartement plus petit. Quel dommage que tu ne puisses pas aller passer la saison à la campagne ! Moi, je ne désespère pas, et cependant il est certain que ma vie est languissante et terne. Mais que faire ? Je ne m’ennuie pas constamment, d’ailleurs. En général, mon temps ne s’écoule pas d’une façon égale : il passe ou trop vite ou trop lentement. Parfois, il me semble être habitué à cette existence et tout m’est indifférent. Du reste, je fais pour le mieux : je chasse de mon esprit toutes les tentations. Mais quelquefois on ne peut pas arriver à se vaincre ; la vie ancienne envahit l’âme de ses vieux souvenirs, et l’on revit ce passé. C’est dans l’ordre des choses. Maintenant, la plupart des journées sont claires ; alors, je suis plus gai ; mais les jours de pluie sont accablants, — les casemates paraissent plus sévères.

« Je me suis trouvé des occupations. Je ne perds pas mon temps. J’ai élaboré le plan de trois nouvelles et de deux romans. En ce moment j’en écris un, mais je crains de me surmener. Le travail, fait de bon gré, — bien que je n’aie jamais travaillé aussi con amore que maintenant — m’épuisait toujours et agissait sur mes nerfs. En liberté, j’étais sans cesse obligé, pour me calmer, d’interrompre mes occupations par des divertissements ; mais ici il faut bien que l’émotion passe toute seule. Je suis bien portant, car je n’appelle pas des maladies mes hémorroïdes et mon énervement qui augmente tous les jours. Par moment, j’étouffe comme autrefois ; je mange peu, je dors peu et j’ai pendant la nuit des rêves maladifs. C’est la seule chose qui me soit véritablement pénible, car le soir, à neuf heures, nous sommes en pleine obscurité. Souvent il m’arrive de veiller jusqu’à une heure ou deux heures du matin : je reste donc cinq heures sans voir clair. Voilà ce qui ébranle le plus ma santé. Il m’est impossible de t’apprendre quelque chose sur l’issue de notre affaire. Chaque jour j’efface un quantième sur mon almanach. Un jour de moins !!

« Je lis très peu : deux Voyages aux lieux saints et les Œuvres de saint Dimitri de Rostoff, qui m’ont beaucoup intéressé. Mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’Océan et je serais bien heureux d’avoir un livre d’autant que je suis sûr qu’il aurait une bonne action en interrompant mes propres idées ou bien en les transformant d’une façon nouvelle. Voilà ma vie dans ses détails. C’est tout. Je suis très heureux que tu aies retrouvé les tiens en bonne santé. As-tu annoncé ta libération à Moscou ? Quel regret que l’affaire de là-bas ne s’arrange pas ! Comme j’aimerais passer, au moins, une journée auprès de vous !

« Trois mois se sont écoulés depuis notre emprisonnement. Que nous arrivera-t-il encore ? Nous ne verrons peut-être plus, au mois de mai, les feuilles verdoyantes du petit jardin... Je voudrais voir encore mes amis. Mais toi, qui fréquentes-tu ? Tout le monde est sans doute à la campagne. Cependant le père André doit être à Saint-Pétersbourg. As-tu vu Nicolas ? Dis-lui bonjour de ma part. Embrasse tes enfants pour moi et dis à ta femme que je suis heureux qu’elle ne m’oublie pas. Et puis, ne te tracasse pas de moi. Il me suffit d’être bien portant. L’ennui est une chose qui passe, et il ne dépend que de moi d’être de bonne humeur. L’homme porte en lui des provisions inépuisables de résistance et de vitalité. Jamais je ne les aurais soupçonnées, si l’expérience ne s’était chargée de me les faire découvrir.

« Eh bien ! donc, adieu ! Salue tous ceux que tu verras et que je connais ; n’oublie personne, car, moi, je me l’appelle tout le monde et je pense à tous. Que disent les enfants de ma disparition subite ? Que supposent-ils  ?... Adieu ! Si c’est possible, envoie-moi les Otietschestvenniia Zapisky[8]. Ce sera toujours quelque chose à lire ! Réponds-moi, tu me feras beaucoup de plaisir. Au revoir. Ton frère, Th. Dostoïevsky. »


Le procès eut lieu à huis clos. Les juges reconnurent le groupe Pétrachevsky comme une société secrète menaçant la sûreté de l’État. On constata bien qu’il y avait entre les jeunes révolutionnaires divers degrés de culpabilité, mais la loi n’admettant pas de circonstances atténuantes, tous les accusés furent condamnés à mort.

La commutation de peine leur fut annoncée sur le champ d’exécution. Dostoïevsky n’en exprima aucune joie. Ces moments tragiques eurent une répercussion néfaste sur sa santé ; on doit y attribuer l’origine de son épilepsie, aggravée encore par les travaux forcés. Après le simulacre de l’exécution, Dostoïevsky écrit à son frère :


« De la forteresse, 22 décembre 1849.

« Aujourd’hui, 22 décembre, nous avons été amenés sur la place Sémenoff. Là, on nous a lu l’arrêt de mort ; on nous a permis d’embrasse la croix ; on a brisé les épées au-dessus de nos têtes et nous avons revêtu la toilette de mort, — de blouses blanches. Puis on plaça contre les poteaux les trois d’entre nous qui allaient être exécutés les premiers. Étant le sixième dans la deuxième série, il ne me restait guère plus d’une minute à vivre.

« Je me souviens de toi, mon frère, et de tous les tiens. À la minute suprême, toi seul étais présent dans mon esprit ; et c’est alors que je compris combien je t’aimais. J’avais encore le temps d’embrasser mes deux voisins — Plestcheïev et Durov — et de leur dire un dernier adieu... Le tambour bat aux champs. On ramène ceux qui déjà étaient attachés aux poteaux et on nous dit que Sa Majesté Impériale nous fait grâce de la vie. Ensuite on lit les arrêts véritables... Palme seul est gracié complètement et renvoyé dans l’armée, avec le même grade. Ton frère, Th. Dostoïevsky. »


Plus tard, il nota dans son Journal d’un écrivain : « Nous, les Pétrachevsky, nous étions sur l’échafaud et nous écoutions l’arrêt sans aucun remords. Je ne puis sans doute pas l’assurer de tous ; mais je ne crois pas me tromper eu affirmant que, pour la plupart, nous nous serions sentis déshonorés en reniant notre foi. L’arrêt qui nous condamnait à être fusillés ne fut pas lu par plaisanterie. Chacun était sûr qu’il serait exécuté. Aussi nous sommes passés, en moins de dix minutes, par les transes terribles de l’attente de la mort. En cet instant, quelques-uns d’entre nous, — j’en suis sûr — en se plongeant instinctivement dans leur âme pour y examiner toute leur vie encore si courte, se sont repentis de fautes très graves — de celles qui sont comme un secret à garder pour la conscience ; — mais la faute pour laquelle on nous avait jugés, la faute qui venait de nos idées, des opinions qui nous avaient dirigés, se présenta à nous non seulement comme n’appelant point le repentir, mais encore comme une force de purification, une sorte de martyre, qui nous ferait pardonner le reste ».

Dostoïevsky fait dire à l’un des personnages de son roman L’idiot que la rapidité de la mort qu’on croit proche la rend encore plus cruelle. Un homme est mis à la torture : son corps est couvert de plaies ; par suite, la douleur physique le distrait de la souffrance morale, si bien que, jusqu’à la mort, ses blessures seules constituent son supplice. Or, la plus grande souffrance n’est peut-être pas causée par les blessures, mais par la conviction que dans une heure, puis dans dix minutes, puis dans une seconde notre âme s’envolera de notre corps, que nous ne serons plus un homme, et que cela est certain ; le pire, c’est cette certitude.

Le même personnage — Gabriel Ardalionovitch — constate qu’il n’y a aucune proportion entre la peine de mort et le crime qu’elle prétend punir : l’une est infiniment plus atroce que l’autre. L’homme que les brigands assassinent, celui qu’on égorge la nuit, dans un bois, n’importe comment, espère jusqu’à la dernière minute conserver la vie. On a vu des gens qui, le couteau dans la gorge, espéraient encore, fuyaient, suppliaient. Mais ici, ce dernier reste d’espoir qui rend la mort dix fois plus douce, on vous le supprime radicalement ; ici il y a une sentence, et la certitude que vous n’y échapperez pas constitue à elle seule un supplice tel qu’il n’en est pas de plus affreux au monde. Placez un soldat devant la bouche d’un canon dans une bataille, et tirez sur lui, il espérera encore, mais lisez à ce même soldat son arrêt de mort, il deviendra fou ou se mettra à pleurer. Qui a dit que la nature humaine pouvait supporter cela sans tomber dans la folie ? « Il existe peut-être un homme à qui on a donné lecture d’une condamnation capitale et qu’on a laissé un moment en proie à la terreur, pour lui dire ensuite : « Va-t-en tu es gracié ! » Cet homme-là pourrait raconter ses impressions. Non, il n’est pas permis d’en user ainsi avec un être humain ! »

La lecture de l’arrêt de mort contribua beaucoup au développement de l’épilepsie de Dostoïevsky, elle lui suggéra aussi des réflexions exprimées dans des pages fortes et belles.

L’auteur des Pauvres gens fut privé de tous ses droits et condamné aux travaux forcés.

Laissons partir Fiodor Michaïlovitch en Sibérie — nous l’y rejoindrons bientôt — et examinons de plus près l’affaire Pétrachevsky.



Dans son Roman russe, M. de Vogué, — il y a de cela vingt-ans — constate que « l’histoire de la conspiration de Pétrachevsky est encore mal connue, comme toute l’histoire de ce temps ». Nous la connaissons maintenant. L’ancienne troisième section vient d’ouvrir, momentanément, ses archives qu’enveloppait, depuis un demi-siècle, un mystère absolu. C’est moins d’ailleurs l’affaire Pétrachevsky qui nous préoccupe en ce moment que l’opinion de Dostoïevsky sur elle et surtout la part qu’il y a prise.

Comme aujourd’hui, ne pouvant penser tout haut, on pensait, à cette époque, tout bas en Russie. On se réunissait secrètement pour discuter, pour parler politique. Ce que rêvaient les amis de Pétrachevsky, ce qu’ils voulaient surtout réaliser, c’était l’émancipation des paysans par l’initiative du gouvernement, si c’était possible, par d’autres moyens si le gouvernement résistait.

Laissons la parole à Dostoïevsky lui-même. Quelque temps après son arrestation il présenta, sur la demande des autorités, une sorte de confession historique intitulée Ma défense[9].

« Je n’ai jamais été en relations intimes avec Pétrachevsky, déclare-t-il, bien que je le fréquentasse et que, lui, à son tour, vînt me voir. C’était pour moi une simple connaissance, car ni nos caractères ni nos opinions ne s’accordaient. Je ne le voyais pas souvent, il m’est arrivé de ne pas le voir pendant six mois entiers. Nous ne nous sommes jamais rapprochés l’un de l’autre et je crois que, pendant la durée de nos relations, nous n’avons jamais causé plus d’une demi-heure en tête à tête. J’ai même remarqué qu’en venant me voir, lui aussi ne faisait que remplir un devoir de politesse et qu’un entretien prolongé avec moi le fatiguait. Tous les deux, nous avons toujours évité de causer longtemps ensemble, car autrement nous nous serions disputés, ce que nous n’aimions ni l’un ni l’autre. D’ailleurs, j’ai toujours estimé en Pétrachevsky l’homme honnête et loyal ».

Pétrachevsky était un disciple de Fourier, mais il était loin d’admettre que l’application immédiate du système de Fourier soit possible à l’organisation sociale russe. Quant aux jeunes gens qui se réunissaient chez Pétrachevsky, Dostoïevsky ne les connaissait que pour avoir quelquefois causé avec eux ; plusieurs des habitués lui étaient même totalement étrangers. Pour leurs opinions, Dostoïevsky trouve que « dans leur ensemble, elles forment un chaos absolu, les unes s’opposant aux autres. Je n’ai trouvé dans la société de Pétrachevsky aucune unité, aucune direction, aucun but commun ». Il affirme qu’il ne se trouvait jamais trois membres pour tomber d’accord sur un seul point, sur n’importe laquelle des questions favorites.

« On m’accuse d’avoir parlé chez Pétrachevsky en libéral et en libre-penseur. Qu’entend-on par ces vocables ? Un homme qui dit des choses contraires aux lois ? Mais j’ai vu des gens pour qui « dire des choses contraires aux lois » ne signifie, s’ils veulent bien l’avouer, rien de positif. Qui a vu mon âme ? Qui possède la mesure de la trahison, de la mauvaise influence, de l’instigation dont on m’accuse ? On juge peut-être d’après quelques paroles que j’ai prononcées chez Pétrachevsky. Or, j’y ai parlé trois fois ; deux fois sur la littérature, une fois sur un sujet qui n’a rien de commun avec la politique, sur « la personnalité et l’égoïsme humain ». Si libéralisme, libre pensée veut dire : souhaiter le mieux, alors je suis libre penseur. Je le suis autant que tout homme qui se sent le droit d’être citoyen, parce qu’il porte au fond de son cœur l’amour de sa patrie et la conscience que jamais, en rien, il ne lui nuira. Mais qu’on m’accuse d’avoir voulu le changement, la destruction par des moyens violents, révolutionnaires, non, c’est absurde ».

Dostoïevsky se défend aussi d’être ce qu’on appelle un parleur ; « tous ceux qui m’ont connu pourraient le confirmer. » Il n’aimait pas parler longuement et à haute voix, même quand il était avec ses amis, d’ailleurs bien peu nombreux. Devant le monde, il parlait encore moins, de sorte qu’on lui a fait la réputation d’un homme taciturne, laconique et insociable. « J’ai peu d’amis ; la moitié de mon temps est pris par le travail qui me nourrit ; l’autre moitié appartient à ma maladie : des accès d’hypocondrie qui depuis trois ans me font souffrir. À peine me reste-t-il quelque loisir pour lire et apprendre ce qui se passe dans le monde ; par conséquent je n’ai qu’excessivement peu de temps pour mes amis. »

On accusait Dostoïevsky de s’être prononcé « sur la politique, sur l’Occident, sur la censure ». Mais qui ne parlait de ces questions, qui du moins n’y pensait ? « À quoi donc me sert de m’être instruit, pourquoi les études ont-elles éveillé en moi la curiosité des choses si je ne dois pas avoir le droit d’émettre mes opinions personnelles ou de protester contre une opinion différente dont l’autorité a été établie par avance ? »

À cette époque, trente-six millions d’hommes mettaient sur une carte tout leur avenir[10], leurs biens, leur existence et celle de leurs enfants ! Ce tableau n’était-il pas fait pour éveiller l’attention, l’intérêt, la curiosité ? Il s’agissait du pays qui a donné aux Russes la science, l’instruction, la civilisation européenne. Un tel spectacle était une leçon ! Enfin c’était là de l’histoire et l’histoire est la science qui a pour objet l’avenir. « Suis-je coupable parce que j’envisage d’une façon sérieuse la crise qui déchire la malheureuse France et la précipite dans le deuil ; parce que j’admets peut-être que cette crise historique est un état passager mais inévitable dans la vie de ce peuple et qui le mène à un meilleur avenir ? Si j’ai parlé de la l’évolution de France, si je me suis permis de juger les événements actuels, s’ensuit-il que je sois libre penseur, que je nourrisse des idées révolutionnaires et que, adversaire de l’autocratie, je tâche de la miner par la base ? Point du tout ! Pour moi, il n’y a jamais eu rien de plus insensé que l’idée d’un gouvernement républicain en Russie. Tous mes amis me connaissent cette opinion-là. Une pareille inculpation démentirait toutes mes convictions, toute mon éducation. »

Non content de confesser qu’il ne veut pas de République en Russie, Dostoïevsky trouve nécessaire d’affirmer que tout ce qu’il y a eu de bien en Russie, depuis Pierre le Grand, est allé de haut en bas, du trône au peuple ; d’en bas, au contraire, rien n’est monté à la surface qu’égoïsme et grossièreté. Il fait peu de cas de la République de Novgorod qui s’est maintenue pendant plusieurs siècles sur le sol russe.

Quant à la censure, Dostoïevsky avoue qu’il lui est douloureux de voir l’état d’homme de lettres près d’être supprimé grâce à la méfiance de la censure ; car celle-ci considère le littérateur, même avant qu’il ait écrit quelque chose, comme un ennemi du pouvoir souverain et se dispose à mutiler son manuscrit avec une prévention évidente. Il demande qu’on examine tout ce qu’il a écrit et imprimé, qu’on lise ensuite les manuscrits de ses ouvrages publiés et on les connaîtra tels qu’ils étaient avant de passer par la censure. îl défie qu’on y trouve un seul mot dirigé contre la moralité ou contre l’ordre établi. Et cependant, il a été, de la part de la censure, frappé d’interdiction uniquement pour la raison que le tableau qu’il avait ébauché était peint de couleurs trop sombres. « Comment faut-il faire pour se réserver sa petite part de liberté ? Le censeur voit partout une insinuation, il suppose qu’au fond de chaque ouvrage se cache quelque trait mordant dirigé contre certains personnages ou contre le régime. En supprimant du livre les vices et les passages tristes, on s’imagine supprimer aussi pour le lecteur les vices réels et les côtés tristes de la vie. Non ! quand même un écrivain s’efforcerait de cacher systématiquement les tristes côtés de la vie, il n’y réussirait pas ; au contraire, il éveillerait chez le lecteur le soupçon qu’il n’est pas sincère, qu’il n’est pas juste. Est-il possible dépeindre exclusivement en couleurs claires ? Comment ferait-on ressortir la partie éclairée s’il n’y avait pas de fond sombre ? Peut-on imaginer un tableau où il n’y ait pas à la fois de la lumière et des ombres ?

« On m’accuse d’avoir lu la lettre — interdite en Russie — de Biélinsky à Gogol, dans laquelle le célèbre critique se révolte et s’indigne contre l’état intérieur en Russie. Oui, j’ai lu cette lettre ! mais celui qui m’a dénoncé pourrait-il dire duquel des deux correspondants j’ai pris le parti ? » Et Dostoïevsky ne rougit pas de dire que « la lettre de Biélinsky est écrite d’une façon trop bizarre pour mériter les sympathies de qui que ce soit. Elle est une affirmation sans preuves, défaut dont Biélinsky n’a jamais pu se défaire dans ses articles de critique et qui a augmenté à mesure que la maladie épuisait ses forces physiques et mentales. » Il a lu cette lettre chez Pétrachevsky comme un simple document littéraire, ni plus ni moins, avec « la ferme conviction qu’elle n’allait être du goût de personne. Pour ma part je ne suis d’accord avec aucune des exagérations qu’elle contient ».

Cette déclaration ne lui suffit pas, il prie de prendre en considération qu’il s’agissait d’un homme avec qui il était en vive controverse en raison même de ses idées. « Pouvais-je donc avoir l’intention de donner sa lettre pour un modèle, pour une formule obligatoire ? Je viens de comprendre que j’ai commis une faute et que je n’aurais pas dû lire cette lettre devant ce monde. »

Pétrachevsky était un disciple de Fourier, et c’est le jour de l’anniversaire de la mort de ce dernier qu’on l’arrêta avec ses amis réunis chez lui. Dostoïevsky juge donc nécessaire de dire, dans sa Défense, quelques mots du fouriérisme. Il trouve que le système de Fourier est un système pacifique dont la beauté charme l’âme et saisit le cœur grâce à cet amour de l’humanité qui animait celui qui le créa ; c’est un système qui oblige l’esprit à admirer son harmonie : il est étranger à toute baine. C’est un système théorique qui ne sera jamais populaire. Pourtant, il est nuisible, d’abord parce qu’il est un système, ensuite parce que, malgré toute sa beauté, il restera toujours une utopie : mais le mal causé par cette utopie est, s’il est permis de s’exprimer de la sorte, un mal ridicule plutôt que redoutable. En résumé, le fouriériste (c’est-à-dire Pétrachevsky) est « un malheureux, mais non un criminel ».

Cette défense est d’un piètre révolutionnaire. En dehors du passage concernant la France, elle n’est même pas à l’honneur de l’auteur de Crime et Châtiment.

Le jugement de Dostoïevsky sur Biélinsky est scandaleux. Biélinsky est une des plus sympathiques figures de la Russie ; il n’a jamais été en Sibérie, mais son influence intellectuelle et morale sur le mouvement des idées en Russie n’en est pas moins considérable, c’est le tribun national russe par excellence. Le caractère moral de Biélinsky, malgré les obstacles et les déceptions qu’il rencontra dans la vie, ne fut jamais ébranlé par le contact de la réalité. Rappelons-nous les paroles de Dostoïevsky lui-même : « Je suis sorti de chez Biélinsky comme ivre… Je vais travailler à mériter ses louanges… Je me rendrai digne de lui… » Mais Dostoïevsky ne put jamais pardonner à Biélinsky, même après la mort de celui-ci, son irréligiosité. « Soyez convaincu — me disait Biélinsky — que si votre Christ était né à notre époque, il aurait été l’homme le plus ordinaire et eût passé inaperçu ; il se serait effacé devant la science contemporaine et devant les mobiles actuels de l’humanité » : Cet homme a injurié le Christ devant moi ![11] »

Et l’auteur d’une pareille confession est déclaré révolutionnaire ! Au lieu de le condamner à mort et de l’envoyer ensuite, sa peine commuée, en Sibérie, c’est la présidence du Saint-Synode qu’il eût fallu lui confier[12].



« Je ne murmure pas, écrit, de Sibérie, Dostoïevsky à son frère ; c’est ma croix et je l’ai bien méritée »[13]. Sa vie aux travaux forcés est presque entièrement racontée dans les Souvenirs de la Maison des Morts, œuvre très puissante.

Le lendemain de son arrivée, Dostoïevsky fut ferré. Sa chaîne se composait « d’anneaux qui rendaient un son clair ». Elle se portait extérieurement par-dessus le vêtement, tandis que les autres forçats avaient des fers formés non d’anneaux mais de quatre tringles épaisses comme le doigt et réunies entre elles par trois anneaux qu’on portait sous le pantalon. À l’anneau central s’attachait une courroie, nouée à son tour à une ceinture bouclée, sur la chemise.

La grande porte de la prison, solide, toujours fermée, gardée par des sentinelles, ne s’ouvrait que quand les condamnés allaient au travail… — « Derrière cette porte se trouvaient la lumière, la liberté ; là vivaient des gens libres. On se représentait un monde merveilleux, fantastique comme un conte de fées ; il n’en était pas de même du nôtre, tout particulier, car il ne ressemblait à rien ; il avait ses mœurs, son costume, ses lois spéciales : c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes à part. »

Ils étaient en tout deux cent cinquante dans la maison de force. Ce nombre était presque invariable, car lorsque les uns avaient subi leur peine, d’autres criminels arrivaient, il en mourait aussi. Et il y avait là toutes sortes de gens. Chaque gouvernement, chaque contrée de la Russie avait fourni son représentant. Il y avait des étrangers et même des montagnards du Caucase. C’étaient des criminels privés de tous leurs droits civils, membres réprouvés de la société, vomis par elle, et dont le visage marqué au fer devait éternellement témoigner de leur opprobre. Chaque crime, quel qu’il soit, y était représenté.

Après le travail, on faisait rentrer les condamnés dans la caserne et on les enfermait pour toute la nuit. La chambre était basse, longue, étouffante, éclairée à peine par des chandelles ; il y traînait une odeur lourde et nauséabonde. « Je ne puis comprendre, dit Dostoïevsky, comment j’y ai vécu quatre ans entiers. » Son lit se composait de trois planches : c’était toute la place dont il pouvait disposer. Dans une seule chambre, on parquait plus de trente hommes. En hiver, lorsqu’on enfermait les forçats de bonne heure, il fallait attendre quatre heures au moins avant que tout le monde fût endormi, aussi était-ce un tumulte, un vacarme de rires, de jurons, de chaînes qui s’entrechoquaient, une vapeur infecte, une fumée épaisse, une cohue de têtes rasées, de fronts stigmatisés, d’habits en lambeaux, tout cela encanaillé, dégoûtant… « Oui, il y a longtemps de cela ; il me semble même que c’est un rêve. Je me souviens de mon entrée à la maison de force, un soir de décembre, à la nuit tombante. Les forçats revenaient des travaux ; on se préparait à la vérification. Un sous-officier moustachu m’ouvrit la porte de cette maison étrange, où je devais rester tant d’années, endurer tant d’émotions dont je ne pourrais me faire une idée même approximative, si je ne les avais pas ressenties. Ainsi, par exemple, aurais-je jamais pu m’imaginer la souffrance poignante et terrible qu’il y a à ne jamais être seul, même une minute, pendant quatre ans ? Au travail sous escorte, à la caserne en compagnie de deux cents camarades, meurtriers, brigands, jamais seul, jamais ! »

La majorité des détenus était dépravée et pervertie, aussi les calomnies et les commérages pleuvaient-ils comme grêle. C’était un enfer, une damnation. « Le peuple russe ressent toujours une certaine sympathie pour un homme ivre ; chez nous c’était une véritable estime. Dans la maison de force, une ribote était en quelque sorte une distinction aristocratique. Presque tous les forçats rêvaient à haute voix ou déliraient pendant leur sommeil ; les injures, les mots d’argot, les couteaux, les haches revenaient le plus souvent dans leurs songes. « Nous sommes des gens broyés, disaient-ils, nous n’avons plus d’entrailles, c’est pourquoi nous crions la nuit. »

Sans les aumônes, l’existence des forçats, qui sont mal nourris, serait par trop pénible. « Je me souviens, raconte Dostoïevsky, de la première aumône — une petite pièce de monnaie — que je reçus. Peu de temps après mon arrivée, un matin, en revenant du travail, seul avec un soldat d’escorte, je croisai une mère et sa fille, une enfant de dix ans, jolie comme un ange. Je les avais déjà vues une fois. (La mère était veuve d’un pauvre soldat qui, jeune encore, avait passé en conseil de guerre et était mort dans l’infirmerie de la maison de force, alors que je m’y trouvais. Elles pleuraient à chaudes larmes quand elles étaient venues toutes deux lui faire leurs adieux.) En me voyant, la petite fille rougit et murmura quelques mots à l’oreille de sa mère qui s’arrêta et prit dans un sac un quart de copeck qu’elle remit à l’enfant. Celle-ci courut après moi : — « Tiens, malheureux[14], me dit-elle, prends ce copeck… » Je pris la monnaie qu’elle me glissait dans la main… elle retourna tout heureuse vers sa mère. Je l’ai conservé longtemps, ce copeck-là ! »

Les camarades de Dostoïevsky ne l’aimaient pas. N’importe où il voulait se mettre au travail et aider aux travailleurs, il n’était à sa place ; il gênait toujours ; on le chassa de partout en l’insultant presque. Il apprit encore à connaître une souffrance, — peut-être la plus aiguë, la plus douloureuse qu’on puisse ressentir dans une maison de détention, la privation de liberté mise à part : la cohabitation forcée. La cohabitation est plus ou moins forcée partout et toujours, mais nulle part elle n’est horrible comme dans une prison ; il y a là des hommes avec lesquels personne ne voudrait vivre. Chaque condamné — inconsciemment peut-être — en souffre atrocement.

« Je ne sus pas pénétrer la profondeur de cette vie intérieure dès le commencement de ma réclusion, car toutes les manifestations extérieures me blessaient et me remplissaient d’une tristesse indicible. Il m’arrivait quelquefois de haïr ces martyrs qui souffraient autant que moi. Je les enviais parce qu’ils étaient au milieu des leurs, parce qu’ils se comprenaient mutuellement ; en réalité, cette camaraderie sous le fouet et le bâton, cette communauté forcée leur inspirait autant d’aversion qu’à moi-même et chacun s’efforçait de vivre à l’écart. L’envie qui me bantait dans les instants d’irritation avait cependant ses motifs légitimes, car ceux qui assurent qu’un gentilhomme, un homme cultivé, ne souffre pas plus aux travaux forcés qu’un simple paysan, ont parfaitement tort… »

Les privations intellectuelles sont plus pénibles à supporter que les tourments physiques les plus effroyables. L’homme du peuple envoyé au bagne se retrouve dans sa société, peut-être même dans une société plus développée. Il perd son coin natal, sa famille, mais son milieu reste le même. Un homme instruit, condamné par la loi à la même peine que l’homme du peuple, souffre incomparablement plus que ce dernier. Il doit étouffer tous ses besoins, toutes ses habitudes, il faut qu’il descende dans un milieu inférieur et insuffisant, qu’il s’accoutume à respirer un autre air… C’est un poisson jeté sur le sable. Le châtiment est plus douloureux, plus poignant pour lui que pour l’homme du peuple.

« Quand je revins le soir à la maison de force après le travail de l’après-midi, fatigué, harassé, une tristesse profonde s’empara de moi. « Combien de milliers de jours semblables m’attendent encore ! toujours les mêmes ! » pensais-je alors. Je me promenais seul et tout pensif, à la nuit tombante, le long de la palissade derrière les casernes, quand je vis tout à coup Boulot qui accourait droit vers moi. Boulot était le chien du bagne, car le bagne a son chien comme les compagnies et les escadrons ont les leurs. Personne ne le caressait ni ne faisait attention à lui. Dès mon arrivée, je m’en étais fait un ami en lui donnant un morceau de pain. Ce soir-là, ne m’ayant pas vu de tout le jour, moi qui le premier, depuis bien des années, avais eu l’idée de le caresser, il accourait en me cherchant partout, et bondit à ma rencontre avec un aboiement. Je ne sais trop ce que je sentis alors, mais je me mis à l’embrasser, je serrai sa tête contre moi : il posa ses pattes sur mes épaules et me lécha la figure. — « Voilà l’ami que la destinée m’envoie ! » pensai-je. Durant ces premières semaines si pénibles, chaque fois que je revenais des travaux, avant tout autre soin, je me hâtais de me rendre derrière les casernes avec Boulot qui gambadait de joie devant moi ; je lui empoignais la tête, je l’embrassais, et un sentiment très doux, en même temps que poignant et amer, m’étreignait le cœur ».

Dostoïevsky connut aussi l’hôpital du bagne. Malade, il fut mis, par hasard, dans la salle des condamnés ayant reçu ou devant recevoir les verges. « Pendant les premiers jours, je regardais ce qui se faisait autour de moi avec tant d’avidité que ces prisonniers fouettés ou qui allaient l’être me laissaient une impression terrible. J’étais ému, épouvanté. Je cherchais à connaître tous les degrés des condamnations et des exécutions, toutes leurs nuances, et à apprendre l’opinion des forçats eux-mêmes ; je cherchais à me représenter l’état psychologique des fustigés. Il était bien rare qu’un détenu fût de sang-froid avant le moment fatal, même s’il avait été battu à plusieurs reprises. Le condamné éprouve une peur atroce, mais une peur purement physique, une peur inconsciente qui étourdit son moral. » Quant à la douleur même de la fustigation, « cela brûle comme le feu, racontaient les camarades, il semble qu’on a le dos au-dessus d’une fournaise ardente ».

Le malheureux romancier ne devait jamais, jamais se réconcilier avec la vie du bagne ; cela était impossible, mais il l’accepta comme un fait inévitable. Il repoussa au plus profond de son être toutes les inquiétudes qui le troublaient. Il n’errait plus dans la maison de force comme un perdu et ne se laissait pas dominer par son angoisse. La curiosité sauvage des forçats s’étant émoussée, on ne le regardait plus avec une insolence aussi affectée qu’auparavant ; il était devenu un indifférent et il en était très satisfait. Il comprit vite que, seul, le travail pouvait le sauver, fortifier sa santé et son corps. Tandis que l’inquiétude morale incessante, l’irritation nerveuse et l’air renfermé de la caserne, l’auraient ruiné complètement, le grand air, la fatigue quotidienne, l’habitude de porter des fardeaux devaient l’aguerrir. Il chercha à pénétrer ses voisins de tous les jours :

« On trouve partout des méchants, mais, même parmi les méchants il y a du bon, me hâtais-je de penser en guise de consolation. Qui sait ? ces gens ne sont peut-être pas pires que les autres qui sont libres ? Tout en pensant ainsi, je hochais la tête et je ne savais pas, mon Dieu ! combien j’avais raison… La terreur qu’inspirent les forçats est générale et pourtant je n’y vois aucun fondement ; est-ce l’aspect du prisonnier, sa mine de franc bandit qui causent une certaine répulsion ? Ne serait-ce pas plutôt le sentiment qui vous assaille, à savoir que malgré tous les efforts, toutes les mesures prises, il est impossible de faire d’un homme vivant, un cadavre, d’étouffer ses sentiments, sa soif de vengeance et de vie, ses passions et le besoin impérieux de les satisfaire ?… Tout le premier je suis maintenant prêt à certifier que parmi ces martyrs, dans le milieu le moins instruit, le plus abject, j’ai trouvé des traces d’un développement moral. Ainsi, dans notre maison de force, il y avait des hommes que je connaissais depuis plusieurs années, que je croyais être des bêtes sauvages et que je méprisais comme tels ; tout à coup, au moment le plus inattendu, leur âme s’épanchait involontairement à l’extérieur avec une telle richesse de sentiment et de cordialité, avec une compréhension si vive des souffrances d’autrui et des leurs, qu’il semblait que les écailles vous tombassent des yeux ; au premier instant, la stupéfaction était telle qu’on hésitait à croire ce qu’on avait vu et entendu ».

Dostoïevsky se lia avec un jeune forçat tartare, Aleï, il lui apprit à lire. Il avait avec lui une traduction russe du Nouveau Testament, le seul livre qui ne fût pas défendu à la maison de force. Au bout de trois mois, Aleï comprenait parfaitement le langage écrit, car il apportait à l’étude un feu, un entraînement extraordinaires. Un jour, ils lurent ensemble, en entier, le Sermon sur la montagne. Aleï lisait certains passages d’un ton particulièrement pénétré.

— Dis-moi ce qui te plaît le mieux, lui demanda Dostoïevsky.

— Le passage où il est dit : « Pardonnez, aimez ; aimez vos ennemis, n’offensez pas. » Ah ! comme il parle bien !

Le jour où Aleï lut libéré, il conduisit Dostoïevsky hors de la caserne, se jeta à son cou et sanglota.

— Tu as tant fait pour moi ! tant fait, disait-il, que ni mon père, ni ma mère n’ont été meilleurs à mon égard : tu as fait de moi un homme, Dieu te bénira, je ne t’oublierai jamais, jamais…

Les années s’écoulaient lentement, tristement… Dostoïevsky avait un ardent désir de ressusciter, de renaître dans une vie nouvelle qui lui donna la force de résister, d’attendre et d’espérer. Il comptait chaque jour… il lui en restait mille à passer à la maison de force… le lendemain, il était heureux de pouvoir se dire qu’il n’en avait plus que neuf cent quatre-vingt-dix-neuf et non mille. Isolé au milieu de la foule des forçats, il repassait sa vie intérieure, il l’analysait dans les moindres détails. Quelquefois, il remerciait la destinée qui lui avait octroyé cette solitude sans laquelle il n’aurait pu ni se juger ni se replonger dans sa vie passée. Quelles espérances germaient alors dans son cœur !

La veille de sa libération, au crépuscule, il fit pour la dernière fois le tour de la maison de force. Le jour de la libération est arrivé…

Il va à la forge où l’on doit briser ses fers. Les forgerons lui font tourner le dos, empoignent sa jambe et l’allongent sur l’enclume… Les fers tombent… Il est libre.

« Je considère ces quatre années comme une époque durant laquelle j’aurais été enterré vivant et mis au tombeau. Je suis impuissant à dire combien ce temps a été affreux pour moi. Mais à quoi bon raconter tout cela ? Si je t’écrivais cent feuillets, tu n’aurais pas encore la moindre idée de ma vie d’alors[15] ! »

Après quatre ans de travaux forcés et cinq ans de service militaire, — comme suite à sa punition — Dostoïevsky se vit fixer Tveer comme lieu de résidence. En 1859, il adresse à Alexandre II la supplique suivante :


« Majesté Impériale,

« Moi, ancien criminel d’État, j’ose déposer mon humble supplique devant Votre grand Trône. Je sais que je suis indigne des bienfaits de Votre Majesté Impériale et que je suis le dernier de ceux qui peuvent espérer Votre grâce. Mais je suis malheureux et Vous, Notre Empereur, Vous êtes infiniment charitable. Pardonnez ma supplique et ne châtiez pas de Votre colère le malheureux qui a besoin de Votre pitié.

« Jugé pour crime d’État en 1849, à Saint-Pétersbourg, dégradé, privé de tous mes droits civils, je fus condamné aux travaux forcés de deuxième degré et envoyé en Sibérie dans une forteresse, pour quatre ans, nommé dans les cadres comme soldat, ma peine terminée.

« Après avoir quitté la forteresse d’Omsk, j’entrai comme simple soldat dans le 7e bataillon de ligne sibérien. En 1855, je fus gradé sous-officier et en 1856 la Haute grâce de Votre Majesté me nomma officier. En 1858, Votre Majesté Impériale daigna encore me toucher de Sa grâce en me dotant du droit de noblesse héréditaire. Je pris ma retraite la même année. Depuis ce jour, j’habite la ville de Tveer. Ma maladie fait des progrès : après chaque accès, je perds la mémoire, l’imagination, mes forces physiques et morales. L’issue de ma maladie se dessine clairement : c’est l’épuisement, la mort ou la folie. J’ai une femme et un beau-fils dont je dois assurer l’existence. Je ne possède aucun bien et je vis uniquement de mes travaux littéraires, durs et fatigants, étant donné mon état de santé.

« Et cependant les médecins espèrent ma guérison en se basant sur ce fait que ma maladie n’est pas héréditaire, mais acquise. Mais il m’est impossible de trouver un secours efficace ailleurs qu’à Pétersbourg où sont les sommités spécialistes des maladies nerveuses.

« Majesté Impériale, mon sort, ma santé et ma vie dépendent de Votre volonté. Veuillez me permettre de partir à Pétersbourg afin que je puisse suivre un traitement rationnel. Ressuscitez-moi et donnez-moi la possibilité, ma santé rétablie, d’être utile à ma famille et peut-être utile aussi à ma patrie.

« J’ai à Pétersbourg deux frères que je n’ai pas vus depuis dix ans ; leurs soins pourraient alléger ma situation difficile. Par contre, ma mort peut laisser ma femme et mon beau-fils sans aucun secours. En attendant, tant qu’il me restera une goutte de sang, je travaillerai pour assurer leur existence.

« Dieu seul dispose de l’avenir et les espérances humaines sont rarement justifiées.

« Majesté toute charitable, daignez excuser ma nouvelle supplique et veuillez me montrer Votre bienveillance extraordinaire en ordonnant la réception de mon beau-fils, Paul Isaïev, âgé de douze ans, comme boursier dans un collège de Saint-Pétersbourg. Il est noble par hérédité, fils d’Alexandre Isaïev, secrétaire de département[16], mort en Sibérie, au service de Votre Majesté Impériale, dans la ville de Kunetsk, du gouvernement de Tomsk, où il succomba faute de soins, laissant, sans aucun moyen d’existence, une femme et un enfant.

« Si la réception de Paul Isaïev au collège était impossible, daignez, dans Votre bienveillance impériale, donner l’ordre de le recevoir dans un des corps de cadets à Saint-Pétersbourg.

« Vous rendrez heureuse une pauvre mère qui, chaque jour, apprend à son fils à prier pour le bonheur de Votre Majesté Impériale et de toute Sa maison.

« Majesté ! Vous êtes comme le soleil qui éclaire les justes et les injustes. Vous avez déjà rendu le bonheur à des millions de vos sujets.

« Rendez encore heureux un pauvre orphelin, sa mère et un malheureux malade dont le châtiment n’est pas terminé et qui est prêt à donner toute sa vie pour le Tsar, le bienfaiteur de Son peuple.

« Avec un sentiment d’humilité et de fidélité ardente et sans bornes, j’ose m’appeler le plus fidèle et le plus reconnaisant sujet de Votre Majesté.

« Th. Dostoïevsky. »


Dostoïevsky avait déjà eu un moment de faiblesse humaine en écrivant sa Défense. Sa supplique nous en montre un second, plus grave encore. Certes, nul homme ne peut le lui reprocher, — il a trop souffert — mais cette défaillance est une tache noire qui marque le commencement d’une vie réactionnaire, rétrograde. Un Dostoïevsky ne devait pas, ne pouvait pas s’agenouiller devant un Romanov, fût-il Alexandre II.

L’auteur de la Maison des Morts revient donc à Saint-Pétersbourg. Il y mène une vie pénible et douloureuse ; il fait du journalisme pour vivre. Il écrit cependant Idiot, Possédés, Crime et Châtiment. Il travaille trop hâtivement, la forme, le style ne le préoccupent pas. « J’écris plus mal que Tourgueniev, je le sais, mais pas beaucoup plus, mal. Comment se fait-il cependant que moi, pauvre, je ne touche que 100 roubles par feuille imprimée, tandis que Tourgueniev, riche, en touche 400 ? C’est justement parce que je suis pauvre, je suis obligé de me hâter, d’écrire pour de l’argent et d’abîmer mon œuvre[17] ! »

En 1865, il perd sa femme ; deux ans après il se remarie. Il est toujours en quête de fonds et, quand il s’est procuré de l’argent, le fait disparaître en quelques jours avec une prodigalité, une insouciance remarquables. Il prend la direction d’une revue, Époque, ne réussit pas, est déclaré en faillite et, pour fuir ses créanciers, se réfugie à l’étranger où il passe quatre ans dans une misère noire. « Je retournerais volontiers aux travaux forcés pour y rester autant d’années que la première fois, si je pouvais seulement payer mes dettes. Je vais recommencer à écrire des romans sous la menace du bâton, c’est-à-dire de la nécessité. L’angoisse, l’amertume, les soucis, voilà ma destinée[18] ».

Ses lettres sont désespérées : « Depuis six mois, ma femme et moi nous sommes dans une telle misère que notre dernière pièce de linge est engagée (ne le dites à personne)… Bébé peut tomber malade… Ma femme le nourrit elle-même et elle a besoin de manger… Et on me demande de faire de l’art, de la poésie pure, sans vertige, on me donne en exemple Tourgueniev, Gontcharov, des richards ! Qu’on vienne voir dans quelle situation je travaille[19] !… »

Dostoïevsky se met à jouer à la roulette. « Vous êtes un homme de cœur, écrit-il à Maïkov, il ne m’est pas pénible de me confesser à vous. Mais je vous écris à vous seul. Ne m’abandonnez pas au jugement des hommes ! Comme nous passions non loin de Bade, je résolus de m’y arrêter. Une pensée séduisante me tourmentait, celle de sacrifier 10 louis pour gagner 2.000 francs et peut-être davantage. Ce qu’il y a de plus horrible, c’est qu’il m’est arrivé jadis de gagner ; ce qui est pis encore, c’est que ma nature est mauvaise et trop passionnée. Le diable me joua un tour : en trois jours je gagnai 4.000 francs avec une facilité extraordinaire. Si vous saviez comme le jeu vous attire ! Je vous jure, ce n’était pas seulement de la cupidité… Je continuai à jouer et je perdis mes dernières ressources. J’ai engagé mes effets. Anna Grigorievna[20] a tout engagé, jusqu’à ses derniers vêtements. Elle m’a consolé comme un ange !… Dans deux ou trois semaines, je serai absolument sans le sou ; et celui qui se noie tend la main sans interroger sa raison. Je n’ai personne, sauf vous, et, si vous ne m’aidez pas, je suis perdu. Ne me laissez pas ainsi, Dieu vous en récompensera. »

De retour en Russie, Dostoïevsky se jette dans un panslavisme absurde, il devient dévot, très dévot, comme Gogol, comme plus tard Soloviov[21]. Membre (1878), puis vice-président (1880) du Comité slave, — qui depuis a pris le nom de Société slave — il en est l’âme.

Pour fêter le cinquantenaire de cette société, Dostoïevsky ne trouve rien de mieux que de présenter à ses collègues et de leur faire adopter une adresse au Tsar, adresse pleine d’expressions basses, indignes d’un liomme libre. Sainte-Russie, Orthodoxie, Panslavisme, Petit-père, ces mots sonores mais vides de sens s’y trouvent. à chaque phrase.

Lorsque éclata la guerre turco-russe, le jadis pacifique Dostoïevsky écrit dans son journal : « La guerre ! La guerre est déclarée !… C’est le peuple lui-même qui a voulu la guerre, d’accord avec le Tsar. Dès que la parole du Tsar eut retentit, le peuple se pressa dans les églises, par toute la Russie… Le colosse russe ne sera pas ébranlé… Notre force, c’est notre confiance dans le colosse russe… L’Europe craint que notre vieil édifice de tant de siècles ne s’écroule, l’Europe crie : « La Russie se meurt ! La Russie n’est rien et ne sera jamais rien ! » Les cœurs de nos ennemis tressaillent de joie… Ils ne remarquent pas la chose principale : l’alliance du Tsar avec le peuple !… La corne d’or et Constantinople, tout cela sera à nous… Constantinople deviendra le centre du panslavisme… Nous pouvons nous fier à notre colosse… » C’est l’ancien forçat innocent, c’est l’auteur de la Maison des Morts qui écrit ces paroles chauvines !

Conservateur et mystique, champion du panslavisme le plus pur, disciple fervent de l’Église orthodoxe, perle des patriotes, Dostoi’evsky devient l’espoir, le guide suprême des slavophiles dont on connaît la théorie : la Russie et rien que la Russie ! Les slavophiles mettent autant de soin jaloux à écarter de leur pays l’élément étranger que les musulmans à écarter les amoureux de leurs harems. Tout ce qui est étranger est ennemi. La Russie ne doit rien connaître des perfectionnements que l’Europe et la civilisation peuvent introduire dans l’organisation politique et sociale. Protéger la production nationale contre la concurrence étrangère, protéger le développement national contre toutes les idées du dehors, affirmer que Pierre le Grand et Catherine II ont fait fausse route en empruntant les institutions, les sciences de l’étranger, telles sont les idées des slavophiles. Leur desideratum, ce serait de pouvoir remonter à une époque antérieure à Pierre le Grand et de recommencer le développement de la Russie sur de nouvelles bases.

Au nom des slavophiles, Dostoïevsky prononce, à Moscou, à l’inauguration du monument de Pouchkine, un discours d’un chauvinisme maladif. « Mon discours sur Pouchkine, prononcé à la séance de la Société des Amis de la Littérature russe, a produit une grande impression. Ivan Serguéievitch Aksakov, le représentant des slavophiles, a déclaré que ce discours était un événement, — note modestement l’auteur dans son Journal destiné à la publicité immédiate. — Quand je suis descendu de l’estrade, les occidentaux aussi bien que les slavophiles sont venus me serrer les mains, en affirmant que mon discours était génial. Ils ont beaucoup insisté sur ce mot génial. J’ai peur. N’ont-ils dit cela que dans leur enthousiasme ? Persisteront-ils à le trouver génial ? » Fiodor Michaïlovitch avait raison d’avoir peur. Non, son discours n’était pas génial. « Pouchkine a su merveilleusement incarner en lui l’âme de tous les peuples. C’est un don qui lui est particulier ; cela n’existe que chez lui… Il y a dans les littératures européennes des Shakespeare, des Cervantes, des Schiller. Mais lequel de ces génies possède la faculté de sympathie universelle (?!) de notre Pouchkine ? » Sans doute, Pouchkine est un grand poète, un très grand poète russe, mais il faut être atteint de mégalomanie nationale pour affirmer que « Pouchkine, de tous les poètes de l’Univers, est le seul qui pénètre dans l’âme des hommes de toutes nationalités ». Ce fameux discours se termine ainsi : « Notre terre est pauvre, c’est possible, mais le Christ a passé en la bénissant. » Phrase sans logique, sans sens, inepte. D’ailleurs, le talent de l’auteur de Crime et Châtiment sombre de plus en plus, tandis que sa gloire de panslaviste augmente en même temps que s’aggravent ses attaques d’épilepsie.

« Un jour, raconte Strachov, je fus témoin d’un accès d’épilepsie qui saisit Dostoïevsky. C’était la veille de Pâques. Vers onze heures du soir, il entra chez moi, et une conversation très animée s’engagea entre nous. Je ne puis me souvenir du sujet, mais il s’agissait d’une question générale, importante. Dostoïevsky était particulièrement nerveux et excité ; il allait et venait par la pièce, j’étais assis à la table. Il disait des choses élevées, l’exaltation du génie se lisait sur son visage inspiré. Subitement il s’arrêta un instant comme pour chercher un mot et il ouvrait déjà la bouche pour parler. Je le regardais avec une vive attention, croyant qu’il allait dire quelque chose d’extraordinaire, que j’entendrais une révélation. Mais alors un son étrange sortit de sa bouche, un son prolongé, sauvage… II tomba sans connaissance sur le parquet, au milieu de la chambre… »

Pendant les dernières années de sa vie, au déclin du jour, Dostoïevsky tombait, peu à peu et par degrés, dans la disposition psychique qu’il appelait lui-même frayeur mystique.

« C’était la crainte douloureuse de quelque chose que je ne saurais préciser, de quelque chose que je ne conçois pas, qui n’existe pas dans l’ordre des choses, mais qui peut certainement se réaliser à chaque instant, comme une ironie jetée à tous les arguments de la raison ; cette crainte se présente à moi et se dresse devant moi comme un fait irréfutable, affreux, difforme et inexorable ; elle s’accroît de plus en plus, malgré tous les témoignages du jugement, de sorte qu’à la fin l’esprit, malgré qu’il acquière pendant ces moments-là peut-être encore plus de lucidité, n’en perd pas moins toute faculté de s’opposer à ces sensations. Il n’est plus obéi, il est inutile, et cette division en deux vient encore augmenter la douleur craintive de l’attente. »

Somme toute, les crises d’épilepsie étaient pour Dostoïevsky les meilleurs moments de sa vie : « Pendant ces instants, écrit-il, j’éprouve une sensation de bonheur qui n’existe pas dans l’état ordinaire et dont on ne peut se faire aucune idée. Je sens une harmonie complète en moi et dans le monde entier, et cette sensation est si douce et si forte que pour quelques secondes de cette félicité, on peut donner dix années de sa vie, même sa vie entière. » On appelait autrefois l’épilepsie : maladie sacrée — morbus sacer. Les Grecs considéraient comme divin tout ce qui s’écartait des proportions normales. La célèbre mathématicienne, Sophie Kovalevsky, raconte dans ses Souvenirs d’enfance que Dostoïevsky aimait dire : « Vous autres, gens bien portants, ne soupçonnez pas le bonheur que nous éprouvons, nous autres épileptiques, une seconde avant l’accès. Mahomet, dans son Coran, affirme avoir vu le paradis, y avoir été. De sages imbéciles prétendent que c’est un menteur. Eh bien, non ! il n’a pas menti ; il a certainement vu le paradis dans une attaque d’épilepsie, car il en avait comme moi. Je ne sais si cet état bienheureux dure des secondes, des heures ou des mois, mais, croyez-en ma parole, je ne le céderais pas pour toutes les joies de la terre. » La mort fut pour lui une de ces sensations mystico-épileptiques. Le 26 janvier 1881, il mourut « l’Évangile à la main ».

  1. Correspondance.
  2. Le 30 octobre (vieux style) 1821, à Moscou.
  3. Correspondance.
  4. Id. Lettres à son frère.
  5. Id.
  6. Dostoïevsky. La mort de George Sand.
  7. Romancier.
  8. Revue russe de l’époque.
  9. 20 juin 1849. Voir Birjevia Viédornosty, 8, 9, 10 août 1898.
  10. La révolution de 1848.
  11. Dostoïevsky. Lettre à Strachov, datée du 18 mai 1871.
  12. Un membre du groupe Pétrachevsky. Nicolas Danilevsky (1822-1885), au lieu de rejoindre ses amis au bagne, fut nommé fonctionnaire dans le gouvernement de Vologda. puis dans celui de Samara. Durant toute sa vie, la protection et la bienveillance du gouvernement ne lui firent pas défaut un seul instant. Danilevsky mérita largement ces faveurs, puisque son ouvrage La Russie et l’Europe est toujours considéré comme « le catéchisme le plus complet et le code du slavophisme ».
  13. On ne comprend pas très bien pourquoi il a mérité cette croix.
  14. Nom donné par le peuple russe aux condamnés et exilés.
  15. Dostoïevsky. Correspondance. Lettre à son frère.
  16. Titre. (Tschine.)
  17. Dostoïevsky. Lettres.
  18. Lettres à Vrangel.
  19. Lettres à Maïkov.
  20. La femme du romancier.
  21. Philosophe russe, 1803-1900. Voir notre ouvrage : La Philosophie russe contemporaine.