La Prusse et son roi pendant la guerre de Crimée/03
Lorsque if prince Gortchakof arriva à Vienne pour remplacer le baron de Meyendorf, qui ne pouvait s’entendre avec son beau-frère, le comte de Buol, les rapports entre l’Autriche et la Russie étaient arrivés à un degré de tension extrême. Le prince Gortchakof, dont j’ai relevé plus d’une fois les brillantes qualités et signalé les fâcheux travers, n’était pas, par son tempérament, indiqué pour une mission aussi délicate. Ses ardeurs patriotiques et la pétulance de son esprit altéraient la sérénité de son jugement. Si le mot d’ingratitude n’était pas toujours sur ses lèvres, on sentait, en l’écoutant, qu’il dominait au fond de son cœur. Bien qu’initié à nos classiques, qu’il citait à tout propos, il oubliait ce que dit Corneille de la reconnaissance des rois :
Quoi que doive un monarque, et dût-il sa couronne,
Il doit à ses sujets encor plus qu’à personne!
La tactique de l’envoyé russe était de jeter le désaccord entre le
souverain et son ministre; il faisait l’éloge de François-Joseph, il
lui prêtait les sentimens les plus concilians, tandis qu’il dénigrait
M. de Buol et le tenait pour un obstacle à une franche réconciliation. C’était le vieux jeu, toujours nouveau. Si, à Vienne, il ne
réussissait pas en toute occasion, il servait du moins à Berlin et à
Francfort ; il permettait aux cours allemandes de se prévaloir des
hésitations prêtées à l’empereur d’Autriche pour justifier leur inaction.
Dans les assauts que lui donnait le prince Gortchakof, M. de Buol restait sur la défensive, plaidant les circonstances atténuantes. Son altitude était gênée. Peut-être éprouvait-il du remords. Le service que la Russie avait rendu à l’Autriche en 18 9 en réprimant l’insurrection hongroise était trop éclatant pour qu’il l’oubliât. L’envoyé russe tirait avantage de sa conscience troublée; il lui parlait d’un ton protecteur. « Pour nous, disait-il en faisant allusion aux conditions formulées par la conférence, c’est une question de sacrifices ; pour vous, une question d’honneur. Je me croyais d’accord avec vous, ajoutait-il avec amertume, et, à peine entré dans la salle des délibérations, je me suis aperçu qu’on m’avait entraîné dans un guet- apens, que ce n’était pas en vue de la paix que le ministre de France vous avait amené à réunir la conférence, mais pour m’arracher un refus. » Le prince Gortchakof s’en prenait à M. de Bourqueney, qui, toujours sur la brèche, réfutait ses observations avec une dialectique fine et serrée, sans sortir d’un calme imperturbable, tandis que le plénipotentiaire anglais, lord Westmoreland, n’interrompait que pour répéter sans cesse avec une agaçante monotonie : « Donc la Russie refuse ! »
Le ministre de Russie ne contestait pas le talent à M. de Bourqueney, mais il l’appelait avec dédain « un journaliste[2]; » il prétendait qu’il se souvenait trop de son ancien métier, qui était d’attiser les passions.
M. de Buol s’efforçait de le calmer; il lui promettait, dès qu’il aurait recouvré sa liberté d’action, de lui donner des preuves effectives de son bon vouloir et de son désir de renouer l’ancienne entente. Il lui déclarait que jamais; il ne ferait un cas de guerre de la limitation; il lui annonçait que la réduction de l’armée était commencé et qu’elle continuerait dans de larges proportions. Au lieu de prendre acte de ces déclarations et de s’en montrer reconnaissant, l’envoyé russe récriminait suivant sa fâcheuse habitude. « Vous vous les placé sur le bord de l’abîme, répliquait-il, et bientôt vous en sonderez les profondeurs. Vous avez sacrifié vos intérêts vitaux, abdiqué toute volonté; vous êtes à la remorque et à la merci de vos alliés. »
Dans les audiences qu’il demandait à l’empereur, il se montrait, au contraire, souple et insinuant ; il faisait appel aux temps passés; il ne doutait pas de son amitié pour la Russie, mais il incriminait son ministre. Il mettait l’amour-propre du jeune souverain en jeu en insinuant que la volonté de M. de Buol était prédominante. Il s’appliquait aussi à jeter la désunion dans le conseil. Il flattait la vanité de M. de Bach et de M. de Brucke, les ministres de l’intérieur et des finances, au détriment du ministre des affaires étrangères. Jamais diplomate n’a mis au service de sa cause plus d’ardeur, plus de ressources d’esprit, plus de souplesse et plus d’obstination. La diplomatie est un sacerdoce lorsqu’au talent elle ajoute l’amour persévérant et réfléchi de la patrie; sentinelle avancée, elle veille à la sécurité des frontières, elle signale les pièges, évente les perfidies, neutralise les coalitions ; c’est elle qui prépare la victoire, conjure les défaites ou atténue les revers. Ses luttes sont laborieuses, ingrates, souvent ignorées, parfois méconnues. «L’histoire est tout le contraire de la vertu récompensée, » a dit un illustre écrivain. Il a dit aussi avec une troublante philosophie : « l’homme est puni de ce qu’il fait de bien et récompensé de ce qu’il fait de mal[3]. » Peu importe à ceux qui aiment et servent leur pays, c’est dans le sentiment du devoir accompli qu’ils trouvent leur récompense.
Le prince Gortchakof aimait le combat; il était possédé d’un véhément patriotisme, mais il lui manquait le sang-froid, qui, à la guerre comme devant le tapis vert des congrès, assure le succès. Un instant, cependant, il faut croire qu’il avait partie gagnée, que l’Autriche se cantonnerait dans la neutralité, que son drapeau était détaché de celui des alliés. M. de Buol n’avait pas manqué à sa parole : il avait procédé à de sérieuses réductions militaires; il avait refusé de faire de la limitation des forces navales de la Russie dans la Mer-Noire un cas de guerre, et la conférence s’était rompue au désavantage moral de la France et de l’Angleterre. L’envoyé du tsar s’attribuait le mérite d’avoir jeté la désunion dans le camp des Occidentaux, et, triomphant, il était allé à Stuttgart pour y lever son établissement et prendre congé de la princesse Olga[4].
Lorsqu’il rentra à Vienne, l’accord était rétabli : le proverbe des absens s’était une fois de plus justifié. M. de Buol avait réfléchi ; il s’était épanché avec M. de Bourqueney. « Sur qui compter si ce n’est sur vous? avait-il dit; nous sommes brouillés avec les Russes, en froid avec les Anglais, abandonnés par les Allemands et trahis par les Prussiens. »
La France ne voulait pas la mort du pécheur, elle tenait à sa conversion ; sa diplomatie passa l’éponge sur les défaillances et tendit la main au ministre repentant. On renouvela les sermens, on se promit de rester fidèle, quoi qu’il advînt, au traité du 2 décembre.
Le prince Gortchakof dut recommencer le combat; les événemens de la guerre lui vinrent en aide : l’armée russe avait victorieusement repoussé l’assaut tenté, le 18 juin, contre la tour Malakof. Cette journée sanglante nous avait coûté plus de 12,000 soldats. Le plateau de la Chersonèse n’était pas encore balayé, comme l’avait annoncé orgueilleusement M. de Budberg[5], à la veille de la bataille d’Inkermann, mais il semblait qu’il le serait avant peu. On jubilait à Berlin. Les partisans de l’alliance russe n’étaient pas moins joyeux à Vienne. Ce furent des jours de troubles et d’anxiété pour le comte de Buol. Le prince Gortchakof lui apparaissait comme la statue du commandeur, venant lui demander des comptes et imposer des conditions. Il se laissa entraîner dans des compromissions, Il promit de défendre les frontières moldo-valaques contre une agression des puissances alliées, si, de la Crimée, elles devaient porter leurs opérations sur le Danube.
L’article 3 du traité du 2 décembre qui défendait aux contractans toute entente séparée avec la Russie n’était pas strictement violé, mais il s’en fallait de peu.
L’intérêt n’était plus dans les chancelleries, il était tout entier sur le théâtre de la guerre : l’Europe était dans l’attente ; elle cherchait à pressentir le vainqueur.
Au mois d’août, l’issue de la campagne ne paraissait plus douteuse ; on n’en prévoyait pas le terme, mais tout le monde était convaincu que le dernier mot resterait aux alliés. « La paix ne paraît pas prochaine, écrivait Voltaire à Tronchin en 1761, cependant elle peut arriver, comme une apoplexie, tout d’un coup. » Tout dénotait que les ressources de la Russie s’épuisaient. Cernée de toutes paris, exclue de toutes les mers, trahie par l’Autriche, abandonnée par la Prusse, menacée par la Suède, elle payait cher les illusions présomptueuses de l’empereur Nicolas et l’obstination de sa politique dans la défaite. Nos adversaires en Allemagne se taisaient et s’effaçaient mélancoliquement ; déjà les diplomates avisés, ceux qui flairent le vent, bouclaient leurs malles ; — ils allaient partir pour Paris, attirés, disaient-ils, par l’étrange et scandaleux spectacle d’une reine d’Angleterre venant rendre hommage à l’héritier du prisonnier de Sainte-Hélène, mais en réalité pour faire leur paix avec l’arbitre futur de l’Europe et s’assurer les bonnes grâces de celui que, la veille encore, ils combattaient et poursuivaient de leurs quolibets. Le spectacle était surprenant en effet. Déjà, au mois d’avril, la reine Victoria croyait rêver en dansant dans la salle de Waterloo avec le neveu du plus mortel ennemi de l’Angleterre, et elle allait maintenant visiter à son bras le tombeau des Invalides[6] !
M. de Bismarck ne fut pas le dernier à se convertir ; il n’était pas de ceux qui s’attardent dans les alliances incommodes, il ne voulait pas que la paix le surprît « comme une apoplexie. » L’empereur le reçut en audience ; il figura à Versailles dans la galerie des glaces, avec M. de Dalwigk. Prévoyait-il que le palais de Louis XIV le reverrait triomphant ? Il est permis d’en douter. La reine d’Angleterre se le fit présenter[7] ; déjà il avait une notoriété européenne. J’eus l’honneur de dîner avec lui, le 25 août, chez M. le comte de Hatzfeld. à la légation de Prusse. Il admirait notre armée et tenait Napoléon III pour un grand souverain ; il n’oubliait pas l’impératrice, qu’il ne ménageait pas toujours dans ses correspondances de Francfort ; il disait qu’elle était ce qu’il avait vu de plus beau à Paris, certain que le compliment irait à son adresse et produirait ses fruits. Ses amis du parti féodal se lamentaient à Berlin quand on leur parlait de sa présence à la cour des Tuileries. Le général de Gerlach n’en revenait pas: il levait les mains au ciel en le voyant se commettre avec un Bonaparte. « Jamais, disait-il, il n’aurait dû assister à des fêtes qui sont la honte de la royauté et de la chrétienté. »
Il était dans la destinée de M. de Bismarck d’être méconnu par ses amis et par ses adversaires. Mais peu lui importaient les lamentations de ses coreligionnaires politiques, il entrevoyait le chemin de Damas, il allait bientôt s’y engager résolument et déserter la politique étroite de la Gazette de la Croix, dont naguère il était l’inspirateur, pour faire de la politique européenne, dégagé des erremens du passé.
On s’était résigné en France et en Angleterre, après s’être irrité et désespéré, aux nécessités et aux lenteurs de la guerre ; on s’attendait à passer un hiver de plus en Crimée, on se consolait avec les souvenirs de la guerre de Troie, lorsqu’on apprit soudainement la chute de Sébastopol. Le 8 septembre, à midi, en plein jour, le signal de l’assaut avait été donné, et dans la nuit, après la prise de la tour Malakof, qui était le point vulnérable de la place, la ville et la flotte avaient disparu dans un immense brasier. La défense par son héroïsme s’était montrée à la hauteur de l’attaque. La victoire nous coûtait cher : cinq généraux, une vingtaine d’officiers supérieurs, plus de 7,000 hommes hors de combat. Les pertes des Anglais n’étaient pas moins cruelles. Le général Gortchakof avait fait sauter les défenses, les magasins, les vaisseaux et les édifices publics ; son œuvre de destruction accomplie, il avait passé avec les restes de sa vaillante armée sur la rive du nord, ne laissant aux alliés, suivant son expression, que des ruines ensanglantées; mais cette fois, du moins, l’incendie ne projetait pas, comme à Moscou, ses sinistres lueurs sur nos désastres. La longueur du siège, l’immensité des moyens mis en action, l’opiniâtreté de la résistance qui n’avait pu être dépassée que par l’indomptable obstination de l’attaque, faisaient du 8 septembre 1855 une de ces grandes dates qui marquent dans les annales de l’histoire.
Quelles allaient être les conséquences de ce dénoûment précipité par la vaillance de nos soldats, si surprenant par sa rapidité et si émouvant par sa grandeur? Le but de la guerre paraissait atteint, l’Orient était soustrait à la domination qui le menaçait, nos escadres étaient maîtresses de la Mer-Noire, de la mer d’Azof, de la Baltique et de l’Océan-Pacifique; le pavillon russe avait partout disparu, la paix semblait d’autant plus imminente que la France ne demandait qu’à tendre la main à la Russie.
Et cependant la lutte allait continuer de longs mois encore, moins meurtrière sans doute, mais persistante, avant que la Russie paralysée dans son commerce, épuisée d’hommes et d’argent, voulût se résigner à mettre bas les armes. Un grand pays ne renonce pas facilement à ses desseins séculaires; il fait appel à toutes ses ressources, il combat jusqu’à la dernière extrémité, — la France l’a prouvé en 1871, — avant de courber son orgueil sous le niveau de la défaite.
A Berlin, on félicita la France, mais on affecta d’ignorer l’Angleterre. Lord Clarendon ne s’en serait pas plaint s’il s’était souvenu du langage cassant que ses diplomates, lord Bloomfield et lord Loftus, tenaient au baron de Manteuffel et qu’il avait tenu lui-même à M. de Bunsen et à M. de Bernsdorf son successeur.
A Vienne, on y mit moins de promptitude; l’empereur, il est vrai, était à Ischlel M. de Buol à la campagne. Le baron de Hubner ne se présenta que tardivement aux Tuileries pour apporter les complimens de sa cour. L’Autriche, d’après le dicton, était toujours en retard d’une année et d’une armée. Cette fois, en venant bien après la Prusse, elle ne voulait pas aggraver ses torts envers la Russie en célébrant ses revers par d’éclatantes et de hâtives félicitations. M. de Buol priait en effet M. de Bourqueney de ne pas donner une publicité trop retentissante à une démarche intime confidentielle. Il justifiait le reproche que lui adressait M. de Bismark : il faisait « de la politique enfantine. »
L’Allemagne avait assisté à toutes les péripéties de la guerre, perplexe, indécise ; elle avait décliné la part d’action qui lui revenait, elle s’était bornée à formuler des vœux pour la paix, elle avait suivi la voie la moins propre pour la rendre facile et rapide. Elle avait pris pour un signe de force ce qui n’était qu’une neutralité flottante, équivoque: elle aspirait à la médiation sans avoir rien fait pour la justifier. M. de Manteuffel offrait ses bons offices à Paris el à Londres ; il s’efforçait de pressentir nos conditions pour les appuyer à Pétersbourg. A Vienne, en revanche, il proposait une intervention diplomatique de compte à demi avec l’Autriche, qui aurait pu se transformer en médiation, et permettre à l’Allemagne déjouer un rôle important dans les négociations. Mais il était éconduit aimablement par le comte Walewski, rudement par lord Clarendon, dédaigneusement par le comte de Buol. Il arrivait comme l’ouvrier de la dernière heure pour participer à la gloire sans avoir été à la peine. Le roi ne se consolait pas d’être tenu à l’écart; il était amer pour ceux qui avaient conseillé la politique d’abstention; il commençait à en apercevoir les fâcheuses conséquences. Ses entours se ressentaient de ses déceptions[8]. Le général de Gerlach n’apparaissait plus que de loin en loin à Sans-Souci ; il redoutait les emportemens de son maître. « Thersis, disait-il à un de ses amis, il faut songer à faire sa retraite ! » Les généraux qui, au nom de la stratégie, prédisaient savamment l’imminence et la certitude de nos désastres, ne souillaient plus mot ; la Gazette de la Croix mettait une sourdine à ses haineuses attaques. À Francfort, il ne fut plus question de neutralité armée. La débandade s’était jetée dans les rangs des confédérés. On ne conférait plus ni à Wurtzbourg ni à Bamberg ; on restait insensible aux mots d’ordre de Pétersbourg, les regards se retournaient vers Paris.
M. de Pfordten s’était laissé devancer aux Tuileries par M. de Bismarck, M. de Dalwigk et M. de Beust, qui, plus avisés, avaient entrevu et escompté la prise de Sébastopol ; il partit à son tour pour Paris. Il fut traité avec la considération due au ministre qui dirigeait la politique de la Bavière, la vieille alliée et protégée du premier empire. Son amour-propre fut largement satisfait, ses correspondances s’en ressentirent. Partout il faisait l’éloge de Napoléon III, il croyait à la solidité de son trône, à sa sagesse, à sa modération. Il ne faisait en cela que traduire le sentiment de tous ceux qui approchaient l’empereur. « Les événemens de la guerre, disait le baron Nothomb, en sortant des Tuileries, ont grandi l’homme dans d’énormes proportions. Il est aujourd’hui l’Empereur pour ses adversaires les plus intraitables, pour ceux qui lui prodiguaient l’injure. »
Le baron de Pfordten, tout Allemand qu’il fût, ne voyait pas sans contentement la France en possession d’un gouvernement fort, conservateur. S’il ne rêvait pas le retour de la Confédération du Rhin, du moins il se flattait que Napoléon III, fidèle aux traditions de la politique française et solidement assis sur son trône, ne permettrait ni à la Prusse ni à l’Autriche de molester les cours allemandes et à plus forte raison de porter atteinte à leur autonomie. Que n’a-t-il vu juste ! Il recueillit cependant, dans son audience, quelques paroles troublantes. L’empereur ne lui avait pas caché que, si au printemps la paix n’était pas conclue, les puissances occidentales continueraient la guerre avec une nouvelle vigueur et de nouveaux alliés, et qu’elles s’efforceraient d’en agrandir le théâtre en faisant appel aux nationalités en Italie et surtout en Pologne, comme dernier moyen de faire sortir l’Autriche de sa neutralité. Il avait même ajouté qu’il pourrait bien arriver que la lutte n’eût plus pour base le droit européen, mais l’intérêt égoïste des puissances.
Ces avertissemens, indirectement données à l’Allemagne, avaient vivement frappé le ministre bavarois. Il en était encore impressionné quelques semaines plus tard, lorsque, après son retour de Paris, il vint voir M. d« Moustier à Berlin. C’était le seul point noir, qui était resté dans son esprit de l’entretien qu’il avait eu aux Tuileries. Sur tout le reste, l’empereur s’était expliqué sans passion, sans amertume, avec une admirable sérénité. Il s’était déclaré prêt à conclure la paix immédiatement, quelles que fussent les intentions de l’Angleterre : il n’attendait qu’une démarche de la Russie, directe ou indirecte, peu lui importait, pourvu qu’elle ne se présentât pas sous la forme d’une médiation. Le lieu des négociations lui étaient indifférent; l’Angleterre refusant Vienne, il croyait que Paris serait le centre qui conviendrait le mieux , mais il était prêt à accepter toute autre ville, fût-ce une ville allemande. Il n’exigeait de la Russie ni cession de territoire, ni humiliation d’aucun genre. Il maintenait les quatre points de garantie sanctionnés par la conférence de Vienne, et il était disposé à substituer au principe de la limitation celui de la neutralisation, ce qui mettrait la Russie, dans la Mer-Noire, sur un pied de parfaite égalité avec toutes les puissances.
M. de Pforden avait trouvé ces conditions si modérées, si équitables, qu’il s’était empressé de les signaler et de les recommander chaleureusement à M. de Nesselrode. Peut-être cet empressement n’était-il pas exempt d’arrière-pensées ambitieuses. Le rôle d’intermédiaire le tentait : qui sait s’il ne rêvait pas celui de médiateur? Il fut réveillé désagréablement par des circulaires du cabinet de Vienne et du cabinet de Berlin qui l’invitaient collectivement à participer, comme un simple confédéré, à une démarche pacifique de la Confédération germanique auprès de la cour de Pétersbourg. Il répondit avec humeur, fort de l’accueil qu’il avait trouvé aux Tuileries, que déjà il avait écrit au chancelier russe. M. de Beust fut, plus heureux : il n’essaya pas d’intervenir au lendemain de la chute de Sébastopol, il attendit son heure. Il s’était rendu à Paris au mois d’octobre, et, dès que les chances de la paix s’accentuèrent, son envoyé, M. de Seebach, le gendre de M. de Nesselrode, partit à toute vapeur pour Pétersbourg, une branche d’olivier à la main. Il y arriva à point Nommé ; il fut éloquent et persuasif. S’il avait dépendu de lui, l’alliance eût été à jamais indissolublement scellée. M. de Beust était de ceux qui s’affirment à propos; ses admirateurs l’appelaient un « géant dans un entre-sol, » ses détracteurs, en Allemagne, l’appelaient un « touche-à-tout. « Il vint à Berlin plaider la cause de la Confédération, dont il espérait être le représentant aux conférences de la paix; mais, s’apercevant de l’inanité de ses efforts, il déclina pour Dresde, — dont il n’était pas question, — l’honneur d’être le siège des délibérations. « Nous étions tout disposés, disait-il à M. de Moustier, à offrir l’hospitalité à un congrès de souverains, mais il ne saurait nous agréer d’être la loge de portier de leurs représentans. »
La chute de Sébastopol, par une ironie du sort, coïncidait avec la fête de l’empereur Alexandre. Le prince Gortchakof reçut la confirmation du désastre au moment où il sortait de l’hôtel de l’ambassade, en gala avec le personnel de sa mission, pour se rendre au Te Deum qu’on allait chanter en l’honneur de son souverain. L’envoyé du tsar, si robuste dans sa foi, si vaillant dans ses luttes, entra pâle, défait, comme brisé par la douleur, dans la chapelle grecque, où l’attendaient la colonie russe, les généraux et les dignitaires de la cour d’Autriche. Les sanglots se mêlèrent aux actions de grâce. On oublia le tsar devant le deuil de la patrie. — Les diplomates français ont célébré, au mois d’août 1870, sous le coup de terrifians revers, comme les diplomates russes au mois de septembre 1855, une fête nationale qui ne devait plus avoir de retours. Ils ont médité, comme eux, sur la fragilité des choses d’ici-bas; ils ont vu, à travers l’encens des autels, un souverain précipité du faîte de la puissance dans un sanglant abîme.
L’occupation de la Crimée, conséquence forcée de la prise de Sébastopol, constituait le point de départ d’une situation nouvelle dégagée des obscurités et des aléas du passé. Les alliés pouvaient désormais, l’honneur militaire étant largement satisfait, formuler sans arrière-pensées et sans réticences les conditions de la paix. Napoléon III était tout disposé à arrêter les hostilités et à tendre la main à l’empereur Alexandre ; mais l’Angleterre n’entendait déposer les armes qu’après avoir saigné la Russie à blanc, ruiné son commerce et ses finances. C’était plus que ne comportait l’intérêt de la France. Tout allait dépendre de l’attitude du tsar. Une grande modération de langage avait succédé, à Pétersbourg, à une vivacité et à une jactance dont l’écho à peine affaibli arrivait naguère à Berlin. Le ton de la diplomatie russe allait baissant d’heure en heure. « Nous sommes condamnés par les événemens à rester muets, disait spirituellement le prince Gortchakof, mais nous ne sommes pas forcés d’être sourds. » C’était une invite.
Le parti de la guerre, cependant, ne désarmait pas ; il dissimulait l’état des choses, il exagérait ses ressources ; à l’entendre, on était en mesure, par l’abondance des munitions et des approvisionnemens, de prolonger la lutte des années encore. Les alliés savaient à quoi s’en tenir. Les routes qui conduisaient de la Russie méridionale à Pérékop étaient encombrées de chevaux morts de chariots brisés, de canons abandonnés. Les levées d’hommes qui s’étaient succédé coup sur coup dans tous les gouvernemens les réquisitions pour le transport des troupes, la suspension des transactions, menaçaient d’épuiser l’empire. Tout indiquait d’ailleurs que le cabinet de Pétersbourg, qui n’avait pas trouvé d’alliés avant ses défaites, verrait immanquablement, si la lutte devait se prolonger, augmenter le nombre de ses adversaires. Les partisans de la guerre ne trouvaient plus à qui faire partager leurs illusions.
Le prince Gortchakof avait changé de tactique : il évitait de blesser les susceptibilités du cabinet de Vienne, il s’effaçait dans une apparente indifférence, affectant une absolue confiance dans les assurances qu’il avait recueillies après notre échec militaire du 18 juin. Ses entretiens avec le comte de Buol ne roulaient plus que sur des généralités; il se disait partisan de la paix, sans que cependant un mot sortit de sa bouche qui aurait pu donner la mesure exacte des sacrifices que son gouvernement était résigné à faire. Il se flattait que l’Autriche, désintéressée par d’habiles concessions, persisterait à payer ses alliés de bonnes parole et laisserait la Russie maîtresse de ses résolutions. Il se méprenait sur les nécessites qui s’imposaient à la politique autrichienne. Tandis que plonge dans une profonde quiétude, il se croisait les bras, déjà le comte de Buol, dans de mystérieux pourparlers s’entendait avec M. de Bourqueney sur la rédaction d’un ultimatum et sur les conséquences de son rejet. Le traité qu’ils élaboraient dans des entrevues nocturnes posait les conditions de la paix ; il entraînait, en cas de refus, de plein droit, la rupture des rapports diplomatiques entre Vienne et Pétersbourg. Une seule difficulté importante il est vrai, restait à résoudre : il s’agissait de savoir si la rupture des relations diplomatiques aurait comme corollaire une déclaration de guerre immédiate. Le comte de Buol hésitait à franchir ce dernier fossé, bien que, par un refus, il eût à redouter une entente directe entre la France et la Russie, et le soulèvement des nationalités slaves et italiennes.
La prudence commandait à l’Autriche de ne pas poser de casus belli tant qu’elle ne se serait pas assuré le concours certain de l’Allemagne. et ne serait pas fixée par de sérieuses garanties sur le développement que-prendrait la guerre et sur les conséquences qu’aurait a victoire. Solidement retranchée à Cracovie et dans es Carpathes, et certaine de n’être pas attaquée par la Russie elle nous proposait une sommation européenne : elle parlait d’étendre le blocus dans la Baltique aux ports prussiens pour arrêter la contrebande de guerre et forcer la main à la cour de Potsdam. Sauf l’engagement d’une entrée en campagne immédiate, elle nous donnait toutes les satisfactions; elle s’appliquait à conjurer les équivoques en prévoyant toutes les hypothèses. « Je ne veux pas, disait le comte de Buol, retomber dans les malentendu. . »
La diplomatie a beau jeu lorsqu’elle s’appuie sur la victoire. C’est sous l’impression profonde de la prise de Sébastopol que M. de Bourqueney traitait avec l’Autriche. Chaque nouveau succès remporté par nos armes se traduisait aussitôt à Vienne en démonstrations sympathiques pour les alliés. Si l’amour des causes vaincues n’était pas la plus rare des vertus, on eût été scandalisé en voyant les admirateurs les plus passionnés de la Russie s’attaquer sans transition à sa politique et à ses combinaisons stratégiques.
M. de Buol, avant de présenter sa sommation au cabinet de Pétersbourg, s’était adressé au cabinet de Berlin d’abord, à Francfort ensuite, pour la faire appuyer par la Confédération germanique. L’Allemagne n’avait plus lieu d’être inquiète ; Sébastopol était pris, la Russie était à bout de forces, et Napoléon III, à qui on prêtait des arrière-pensées de conquête, ne demandait qu’à conclure la paix ; l’assentiment de la Diète à la demande autrichienne ne paraissait pas douteux. Mais ce n’était pas le compte du délégué prussien. Les cours secondaires allaient lui échapper ; il était menacé de perdre le fruit de trois années de luttes et d’habiletés ; il voyait l’Autriche reprendre son ascendant en Allemagne, et c’est ce qu’il voulait empêcher à tout prix. Il se remit en campagne, raviva les rivalités et les jalousies; il se rendit à Stuttgart et à Munich pour conférer avec le roi Guillaume et le roi Maximilien.
Au lieu d’user de son influence pour amener la Confédération germanique à peser de tout son poids sur les déterminations de la cour de Pétersbourg, il s’appliqua à enlever à l’Autriche l’appoint qui eût suffi pour hâter et assurer la conclusion de la paix. Déjà on parlait d’une nouvelle conférence de Bamberg, qui, cette fois, se tiendrait à Francfort, sous la surveillance, sinon sous la présidence du plénipotentiaire du roi Frédéric-Guillaume. Interpellé par lord Bloomfield sur les démarches de M. de Bismarck, M. de Manteuffel répondit qu’il n’avait été chargé d’aucune mission politique, et que, s’il était allé à Stuttgart et à Munich, c’était uniquement pour régler des questions monétaires. Ce n’était pas ce qu’écrivaient à leurs gouvernemens les agens français et anglais accrédités auprès des cours de Bavière et de Wurtemberg.
L’empereur François-Joseph n’était pas resté inactif. Pour conjurer l’action délétère du cabinet de Berlin, il avait écrit de sa main des lettres instantes au roi Maximilien et au roi Guillaume. Le concours de ces deux souverains était précieux, souvent prépondérant, dans les luttes engagées à la Diète. Mais leurs perplexités étaient grandes : ils redoutaient d’être entraînés dans des complications par l’Autriche, et il leur répugnait de se placer sous la coupe de la Prusse.
Lo roi Maximilien, à l’encontre de son père Louis Ier, qui protégeait les peintres et Lola Montés, et de son fils Louis II, qui protégeait Wagner et les musiciens, attirait dans sa capitale les savans et les philosophes. Le roi Guillaume, lui, était un politique avisé ; il avait les qualités et les défauts du Souabe : la ruse et la bonhomie. Il eût marqué sur un trône moins exigu; réduit à un rôle secondaire, il prit l’existence en philosophe, se consacra au bonheur d’une artiste dramatique, et pour jeter un peu de poésie dans sa vie bourgeoise, il construisit, aux portes de sa capitale, un petit palais mystérieux sur le modèle de l’Alhambra, avec des peintures qui traduisaient les souvenirs les i)lus risqués de la mythologie[9].
La coalition de Bamberg, malgré les efforts de M. de Bismarck pour la galvaniser, ne battait plus que d’une aile. Elle cherchait à esquiver les responsabilités qu’elle avait encourues. La discorde était au camp d’Agramant. On s’était juré de ne jamais agir séparément et de toujours se concerter, et déjà M. de Beust et M. de Pfordten, grisés et gonflés par l’accueil qu’ils avaient trouvé à Paris, ne cédaient plus qu’à leurs intérêts personnels. L’un voulait s’affirmer dans les négociations européennes comme représentant de la Diète ; le second cherchait à imposer à ses collègues la volonté prédominante de la Bavière ; il réclamait, pour un prince de sa maison, le commandement des contingens fédéraux. Tous évitaient de s’engager et de se compromettre. Ils leurraient le cabinet de Vienne et celui de Berlin, ils attendaient les événemens de la guerre pour prendre couleur. Beaucoup étaient convaincus que la sommation autrichienne n’était qu’un coup d’épée donné dans l’eau, que le comte de Nesselrode y répondrait par des contre-propositions. « Pour contraindre la Russie à l’acceptation de l’ultimatum, disait le ministre de Saxe à Berlin, il faudrait qu’il lui fût présenté sur la pointe d’une baïonnette, et l’Autriche n’est pas assez résolue pour recourir à ce moyen extrême; c’est tout au plus si elle enverra, au cabinet de Pétersbourg, une carte avec un P. P.-C. pour lui signifier poliment la rupture des relations diplomatiques. » Il disait aussi, sans illusions sur l’importance que se donnaient les ministres dirigeans des cours allemandes : « Nous sommes, pour l’Autriche et la Prusse, des moyens et non un but, des zéros à ajouter à leurs unités[10]. »
L’Allemagne, sous des influences rivales, laissait encore une fois échapper l’occasion qui s’offrait à elle de faciliter et de hâter, par son intervention, la conclusion de la paix.
L’Autriche perdit patience ; ulcérée par l’action paralysante que, de propos délibéré, la Prusse exerçait sur ses confédérés allemands, elle ne lui ménagea plus l’expression de son mécontentement. Le comte de Buol adressa au comte Esterhazy des notes empreintes d’aigreur, avec l’ordre d’en laisser copie au baron de Manteuffel. Il appelait l’attention du cabinet de Berlin sur son isolement en Europe; il lui donnait à entendre que la France et l’Angleterre procéderaient à des mesures rigoureuses dans la Baltique, et que, si le gouvernement du roi ne s’appropriait pas les propositions envoyées à Pétersbourg sous forme d’ultimatum, il serait exclu de la paix.
M. de Manteuffel était un phlegmatique, il ne se laissa pas émouvoir. Il ne se souciait pas de servir d’instrument à la politique autrichienne et de tirer à son profit les marrons du feu. Il entendait agir seul, pour son compte, et réserver à sa cour les bénéfices du crédit dont elle disposait toujours à Pétersbourg. « Sans cesse on nous menace de l’isolement, disait avec humeur M. Balan, le directeur politique, et cependant, dès que surgit un événement important, on s’adresse à la Prusse, on réclame sa coopération, on lui présente des notes ou des traités à signer : on ferait mieux de nous laisser tranquilles. » Cette boutade s’inspirait des sophismes qu’un professeur de talent, converti à l’orthodoxie féodale et piétiste, le docteur Stahl, développait devant la chambre des seigneurs : « On prétend, disait-il, que la Prusse ne joue pas le rôle d’une grande puissance ; mais si toute l’Europe veut faire la guerre à la Russie et que la Prusse l’en empêche, sera-ce l’œuvre d’une petite puissance ? La Prusse a beau ne pas être représentée à la conférence de Vienne, la paix ne sera pas moins son œuvre. »
Ce n’était l’avis ni du roi, qui ne se consolait pas d’être exclu des délibérations, ni celui du prince de Prusse, qui rêvait une politique nette et résolue, ni celui de M. de Manteuffel, qui croyait bien servir la cause de son pays et de l’Europe en marchant de son mieux, autant que son maître s’y prêtait, d’accord avec les puissances occidentales.
Lord Bloomheld se présenta à son tour chez le président du conseil ; il venait après le comte Esterhazy, avec plus d’autorité, se plaindre de la contrebande de guerre qui se pratiquait pour ainsi dire ouvertement à Memel, à Dantzig, à Stettin et sur toutes les frontières orientales. S’il ne prononça pas le mot de blocus, il dit que la France et l’Angleterre procéderaient au printemps à des opérations navales imposantes dans la Baltique ; il ajouta sèchement « que la politique qui avait pu être bonne en 1855 ne le serait plus en 1856. » L’avertissement était si significatif.
Les paroles de lord Bloomfield n’étaient que le très pâle reflet des menaces que proférait la presse anglaise. L’organe de lord Palmer>ton, le Morning Post, s’attaquait à la personne du roi : il taxait sa politique de cauteleuse, de déshonorante ; « mais tout cela, ajoutait-il, aura une fin ; il sera contraint par la force à sortir de sa neutralité. L’Angleterre a maintenant une flotte comme on n’en a jamais vu, et la France a une armée prête à se porter où le besoin l’exigera. Il est plus facile de s’emparer de Berlin que de Moscou. Nous donnerons à la Prusse une leçon dont elle se souviendra. Une puissance de second ordre qui ne sait pas tenir son rang mérite un châtiment. »
Le gouvernement prussien ne pouvait rester indifférent devant de pareilles attaques : il ordonna des mesures militaires, et le président du conseil demanda à la commission des finances de la chambre des crédits pour parer dans la Baltique à toutes les éventualités.
Le ministre, aussitôt lord Bloomfield sorti de son cabinet, vint quelque peu troublé à la légation de France. M. de Moustier l’accueillit avec sa cordialité habituelle. Sans contredire son collègue d’Angleterre, il s’appliqua à atténuer la vivacité de son langage. il démontra à M. de Manteuffel que l’heure était venue pour la Prusse de s’affirmer : qu’une démarche énergique faite à Pétersbourg, loin d’irriter l’empereur Alexandre, lui faciliterait sa tâche, qu’elle lui fournirait un puissant argument pour contenir les passions belliqueuses. Il l’engagea instamment à ne pas laisser échapper l’occasion qui, pour la dernière fois sans doute, s’offrait à lui de rendre service à l’Europe.
La crise touchait à son terme. Le langage du comte Esterhazy, surtout celui de lord Bloomfield, avaient produit leur effet ; le roi en était vivement impressionné. Il voyait la Prusse isolée, bloquée, exclue de la paix ; il ne se consolait pas d’avoir écouté les conseillers qui lui avaient prêché l’abstention et de s’être exposé aux ressentimens de l’Angleterre. Le moment psychologique était arrivé : le ministre saisit l’occasion au vol pour ébranler les derniers scrupules de son maître et faire triompher l’intervention. Le roi prit une résolution héroïque : il écrivit une lettre instante à l’empereur Alexandre et donna l’ordre à son envoyé de déclarer officiellement au comte de Nesselrode que, si la Russie rejetait les préliminaires de la paix formulés par l’Autriche, il se verrait dans la douloureuse obligation de quitter Pétersbourg.
Toutes les chances d’un retour de fortune, même lointain, avaient disparu pour la Russie. Ses armées avaient, il est vrai, remporté d’éclatans succès en Asie; elles s’étaient emparées de Kars, mais elles avaient échoué à Silistria, perdu les batailles de l’Aima, d’Inkermann, de la Tchernaïa; Sébastopol n’était plus qu’un débris fumant, Bomarsund était tombé, Sveaborg détruit, et les alliés, par l’occupation de Pérékop, allaient être maîtres de la Crimée. La paix s’imposait à la sagesse du gouvernement, malgré l’exaltation du sentiment national et des passions religieuses. Les patriotes rappelaient avec orgueil les souvenirs de 1813 et l’incendie de Moscou, mais les temps et les conditions de la lutte n’étaient plus les mêmes.
Le roi Frédéric-Guillaume était nerveux et agité ; ses regards étaient anxieusement tournés vers Pétersbourg. La crainte d’avoir irrité son neveu et l’idée d’être exposé au rappel de son ambassadeur le troublaient profondément. Sa joie ne fut que plus vive lorsque, le 15 Janvier, il apprit que le chancelier avait informé l’envoyé d’Autriche que la Russie acceptait sans réserves les conditions de la paix, et que ses menaces de rompre les relations diplomatiques n’avaient provoqué aucune colère.
Contre son attente, sa dépêche avait fait merveille. Si elle n’était pas la cause de la paix, elle en était du moins le prétexte. La menace du roi de passer dans le camp ennemi était arrivée à point nommé pour vaincre les dernières hésitations et colorer la capitulation. C’est chez l’impératrice, disait-on, que cette suprême détermination avait été prise, après de vifs débats avec le grand-duc Constantin, le partisan de la guerre à outrance dans les conseils de la couronne. Déjà le grand-duc s’était opposé à l’envoi des contre-propositions qu’en tacticien habile le comte de Nesselrode aurait voulu opposer aux demandes des alliés. Il avait invoqué, pour motiver sa résistance, l’honneur du drapeau, qui, cependant, par l’héroïque défense de Sébastopol et par la prise de Kars, était hors de toute atteinte. Le drapeau ne saurait être en cause lorsque, trahies par la fortune, les armées ont vaillamment combattu, «Il ne suffit pas de tuer le soldat russe, disait Napoléon, il faut encore le renverser. »
M. de Moustier avait donné à M. de Manteuffel un sage conseil ; la Prusse s’était réhabilitée aux yeux de l’Europe à bon compte, en enfonçant une porte largement entre-bâillée, et, par cet acte de vigueur, elle avait du même coup rendu un signalé service à l’empereur Alexandre.
Le roi ne perdit pas une minute pour télégraphier la grande nouvelle à la reine Victoria : « La Russie a accepté, disait-il. Je m’empresse de vous transmettre cette nouvelle, précurseur de la paix, certain que Votre Majesté se joindra à moi pour en rendre grâce au Tout-Puissant. Je vous prie de me garder le secret. » Malgré la rudesse de ses procédés, l’Angleterre restait toujours chère à son cœur ; plus elle le malmenait, plus vite il revenait à elle. Autant il avait coûté à Frédéric-Guillaume de menacer la Russie, autant il se félicitait aujourd’hui de l’avoir fait.
Le prince de Prusse partagea la satisfaction de son frère, mais sa joie était voilée par le souvenir des défaillances dont il avait été le spectateur attristé. Il avait eu trop et trop tôt raison. Le prince Charles, au contraire, était exaspéré : il ne voyait que la Russie abaissée, la France grandie, il oubliait la Prusse. Le parti de la Croix n’était pas moins consterné d’un dénoûment qui donnait à tout ce qu’il avait dit et fait, depuis le commencement de la guerre, un si rude et si éclatant démenti.
Les coalisés de Bamberg, qu’on appelait à Berlin dédaigneusement les Bambergeois, étaient joués. La diplomatie prussienne leur arait prêché la prudence et l’abstention, et le cabinet de Berlin, sans les prévenir, avait frappé le coup décisif. Son délégué à la Diète se non ail désavoué par l’événement ; son rôle devenait épineux.
M. de Beust se plaignit amèrement. Il reprochait à la Prusse de lui avoir soufflé le mérite des concessions Alites par la Russie. Il prétendait qu’elle s’était subrepticement glissée dans la brèche que lui seul avait ouverte.
On célébrait, le 20 janvier 1856, au palais des Linden, qu’habite encore aujourd’hui l’empereur d’Allemagne, les fiançailles de la fille du prince de Prusse avec le grand-duc de Bade. M. de Moustier étant retenu à la légation par une nouvelle douloureuse, la mort de sa mère ; j’eus l’honneur de le représenter au cercle que, suivant l’étiquette, tenait la princesse Louise.
La princesse n’avait que seize ans ; elle débutait à la cour par une épreuve troublante : elle s’en tira avec une aisance et une simplicité parfaites. Elle eut un mot aimable pour tous les membres du corps diplomatique. Elle me parla de l’empereur avec tact, de la perle qui empêchait le marquis de Moustier de lui apporter ses félicitations avec émotion. La princesse était la grâce personnifiée, comme son frère était l’image de la force et de la beauté viriles. Les fiançailles du prince royal suivirent de près celles de sa sœur; il épousait, au désenchantement de M. de Gerlach et de son parti, une princesse du plus haut mérite, la fille de la reine Victoria, dont il était épris. Puisse-t-il recouvrer la santé et régner en paix! c’est le vœu de l’Europe, au seuil de l’année nouvelle.
Le congrès allait s’ouvrir à Paris, et la Prusse en était encore à se demander si elle y serait représentée. Elle invoquait son titre de grande puissance, mais on ne traite de la paix que lorsqu’on a fait la guerre, ou tout au moins accepté l’éventualité d’y participer. Il n’y a pas de droits sans devoirs corrélatifs.
« A quel titre, disait le Times, la Prusse siégerait-elle dans les conférences? Ce n’est ni comme notre alliée, ni comme celle de la Russie, car elle désavoue ces deux caractères. Ce n’est pas non plus comme grande puissance, car elle a absolument abdiqué les honneurs et les devoirs attachés à ce haut rang. Elle s’est médiatisée, et dans les conférences il n’y a pas de places pour les subterfuges. »
Le prince Albert, dans ses correspondances, n’admettait pas qu’un gouvernement pût intervenir dans les délibérations des grandes puissances sans risquer d’enjeu, se réserver les bénéfices et laisser aux autres les sacrifices ; et la reine écrivait à lord Clarendon[11] a qu’admettre la Prusse au congrès serait abaisser l’Angleterre et prouver qu’elle envisage avec indifférence l’immoralité politique. »
L’Angleterre est souvent déplaisante dans ses relations internationales, mais jamais elle ne s’était révélée plus hargneuse qu’avec la Prusse pendant la guerre d’Orient.
Le roi affectait l’indifférence, mais au fond il éprouvait un vif dépit de n’être pas convoqué. Il voyait les jours s’écouler sans lui apporter l’invitation qu’il n’avait jamais cessé d’espérer. Le ministre n’était pas moins impatient. Il s’était flatté que sa démarche à Pétersbourg serait un titre suffisant pour son admission. L’Angleterre et l’Autriche ne l’entendaient pas ainsi ; leurs ressentimens n’étaient pas tombés : elles ne pardonnaient pas à la Prusse les déceptions que leur valait le dénoûment de la guerre; l’une aurait voulu porter à la Russie des coups mortels, la seconde avait rêvé un agrandissement sur le Danube et un rôle prépondérant dans les Balkans. C’est à son attitude équivoque, à l’appui moral qu’elle avait prêté à la Russie, à ses agissemens en Allemagne et à la contrebande de guerre pratiquée sur ses frontières orientales, qu’elles attribuaient leurs déconvenues. Aussi lui tenaient-elles la dragée haute; elles demandaient au cabinet de Berlin, comme condition préalable de son admission, l’engagement contractuel de s’assimiler les préliminaires et de les détendre militairement si les négociations étaient rompues. Mais ni le roi ni le ministre ne voulaient faire dépendre leur admission d’un marché qui les eût, à la dernière heure, irrémédiablement compromis avec la Russie.
M. de Manteuffel s’adressa au marquis de Moustier; il le savait conciliant, désireux de maintenir intactes et cordiales les relations entre les deux pays. « Le président du conseil m’a fait clairement entendre, écrivait notre envoyé, que le roi compte sur la magnanimité de l’empereur, et qu’il ne veut à aucun prix paraître au congrès par la grâce de M. de Buol ou sous son patronage. Vous n’aurez pas à regretter le service que vous nous rendrez, m’a-t-il dit, Vous n’aurez qu’à vous louer de nous en nous admettant. C’est sur vous seuls que nous comptons : l’Angleterre nous garde rancune, l’Autriche nous jalouse et la Russie ne souhaite pas de nous voir à Paris ; elle espère que le mécontentement que nous causera notre exclusion nous livrera à elle. Je m’en suis bien aperçu dans mes entretiens avec le comte Orlof : tout en m’offrant ses bons offices, il n’a pas cessé de me répéter que notre altitude était pleine de dignité, qu’il nous engageait à y persévérer et à repousser toutes les avances qui pourraient nous être faites. »
M. de Bismarck, pas plus que son ministre, ne se faisait d’illusions sur la sincérité du cabinet de Pétersbourg. « Je partage votre opinion, écrivait-il le 15 février, que les efforts de la Russie pour obtenir notre admission au congrès ne sont pas sérieux ; elle exploite notre élimination; notre irritation d’être exclus la servira mieux que notre présence. »
le marquis de Moustier, en apostillant auprès de son gouvernement la demande et les promesses de M. de Manteuffel, disait en terminant : « Les sentimens du roi à notre égard se sont, en effet, dans ces derniers temps, modifiés d’une manière sensible, et l’empereur jugera s’il ne nous serait pas utile d’encourager des dispositions qui iraient peut-être, avec le temps, plus loin que tout ce qui s’est passé depuis deux ans ne pourrait le faire supposer. »
c’est vers la France que se retournaient les regards du roi de Prusse, de son ministre des affaires étrangères, et tardivement aussi ceux de son délégué à la Diète de Francfort.
« L’exclusion de la Prusse n’est nullement décidée, écrivait M. de Manteuffel à M. de Bismarck, qui semblait désespérer de son admission ; la France espère triompher de la résistance obstinée de l’Angleterre. » — « Je m’attends, en effet, répondait le délégué du roi à la date du 13 février, à trouver chez la France plutôt que chez l’Autriche le désir de s’entendre avec nous pour sauvegarder notre position européenne. » Il écrivait aussi, désenchanté de la politique fédérale : « Lorsque le moment sera venu où les états confédérés se sépareront de nous, il sera nécessaire d’accentuer nos relations européennes plus que nos relations allemandes. »
M. de Bismarck, tout en ressentant les déboires que son attitude à Francfort valait pour une bonne part à la Prusse, s’efforçait de les prendre avec philosophie. Il engageait son gouvernement à ne pas perdre le sang-froid : « Une menace sans sanction, disait-il, n’est qu’une manifestation de mauvaise humeur, révélant l’incommodité d’une situation irrémédiable. Montrer de l’irritation sans pouvoir en faire cesser la cause, soit de gré à gré ou de force, est plus fâcheux pour un état que pour un particulier. D’ailleurs, nous n’avons pas lieu jusqu’à présent d’être mécontens de notre sort. »
Que serait-il arrivé cependant si la France, au lieu de prendre les choses avec cette largeur de vues et cette générosité qui sont le fond de son caractère et de sa politique, avait épousé les griefs de l’Angleterre et de l’Autriche? La Prusse, abandonnée par les petites cours allemandes, n’aurait eu d’autre alternative que de se jeter dans les bras de la Russie épuisée, en face de l’alliance consolidée de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche, et fortifiée par l’accession du Piémont et de la Suède.
Le prince de Prusse avec ses amis, et le baron de Manteuffel dans la mesure de son tempérament, seuls étaient dans la vérité pendant la guerre de Crimée; ils voulaient que la Prusse s’affirmât comme grande puissance ; ils rêvaient pour elle le rôle d’arbitre: ils sentaient qu’elle ne serait quelque chose en Allemagne qu’en étant beaucoup en Europe. M. de Bismarck ne fut pas le dernier à le comprendre. On le verra par le programme qu’après le Congrès de Paris il soumit à son gouvernement. Ce sont des pages qui resteront comme un témoignage impérissable de la justesse de ses prévisions et de la hauteur de ses conceptions.
Le marquis de Moustier, dans le moment où il s’efforçait de faciliter à la Prusse sa rentrée dans le concert européen, dut quitter son poste pour le règlement d’affaires de famille urgentes. Il partit en me confiant l’intérim. Je me retrouvais de nouveau chargé d’affaires; M. de Manteuffel me facilita la tâche, cette fois encore. Je constatai que lord Bloomfield, qui cependant, de tous les membres du corps diplomatique, était le plus poli et le plus aimable, ne cessait d’être amer dans ses entretiens avec le président du conseil. « Votre politique, lui dirait-il, conduira la Prusse infailliblement à un complet isolement en Europe. — Nous ne sommes pas aussi isolés que vous le croyez, lui répondait M. de Manteuffel. — Vous avez raison, répliquait le ministre d’Angleterre, j’oubliais que vous étiez les satellites des Russes. »
Les sarcasmes de la diplomatie anglaise n’étaient plus de saison après la virile intervention du roi auprès de son neveu. Le cabinet de Berlin s’était émancipé; il n’était plus le satellite de la Russie. Il l’avait menacée de rappeler son ambassadeur si elle devait repousser les conditions de la paix formulées par la conférence de Vienne. Sa démarche, il est vrai, n’avait pas provoqué la rupture qu’il redoutait. La cour de Pétersbourg s’était montrée accommodante. « Je crois savoir de bonne source, écrivais-je, que le roi a reçu de son neveu une réponse fort affectueuse aux lettres qu’il lui a écrites pour le conjurer d’accepter purement et simplement les propositions autrichiennes. L’empereur Alexandre, loin de formuler les reproches auxquels on s’attendait, a rendu justice aux intentions de Sa Majesté. Il prétend n’avoir cédé qu’à ses instances, qu’il savait inspirées par les meilleures intentions et une sincère amitié. S’il regrette que la force des circonstances lui ait imposé une démarche aussi pressante, il n’oubliera pas les services que la Prusse a rendus à son pays par son attitude sympathique. »
La paix paraissait certaine ; déjà les plénipotentiaires partaient pour Paris. Le comte de Buol fit escale à Francfort, sous le prétexte de voir sa sœur, la baronne de Vrintz, mais, en réalité, pour s’affirmer au siège de la Diète. Le prestige de l’Autriche en Allemagne était grand à cette époque, surtout dans la vieille ville impériale, où les empereurs s’étaient fait couronner. C’était vers Vienne et non vers Berlin que se reportaient les sympathies des gouvernemens et des populations méridionales. La présence du ministre de François-Joseph à Francfort fut un événement; elle donna lieu aussi à un incident diplomatique. Les ministres des affaires étrangères et les ambassadeurs ne sont pas tenus aux premières visites, mais ils font précéder leurs réceptions par l’envoi de cartes. Le comte de Buol négligea de se prêter à cet usage, soit oubli, soit hauteur ; il fit prévenir les délégués à la Diète, y compris le délégué prussien, par le président de l’assemblée fédérale, le comte de Rechberg, qu’il serait charmé de les voir. M. de Bismarck ne répondit pas à cet appel, il le trouvait discourtois ; il n’admettait pas que le représentant de la Prusse pût être confondu avec la plèbe fédérale.
C’est chez lui un parti-pris de ne rien laisser passer aux diplomates autrichiens. C’est ainsi qu’un jour, le comte de Thun l’ayant reçu dans son cabinet sans cesser de fumer, il tira un cigare de sa poche et l’alluma sans façon. « M. de Montessuy vient de me dire, écrivait-il à M. de Manteuffel, qu’il a vu tout le troupeau fédéral rangé dans la rue sous la conduite de M. de Rechberg, prêt à se précipiter chez M. de Buol. Je me félicite de ne pas me trouver dans le troupeau. Je n’admets pas qu’on confonde le ministre délégué de Prusse avec la masse des deorum minorum gentium. » Le comte de Buol fit amende honorable; il remit une carte à l’hôtel de la légation de Prusse et fit ses excuses à M. de Bismarck, qu’il rencontra le soir sur un terrain neutre : « Vous pouvez compter, lui dit-il, qu’à Paris je ne négligerai rien pour vous faire admettre au congrès. » C’était le trait du Parthe. « Je ne voudrais être, disait l’envoyé prussien dans une de ses dépêches, qu’une heure dans ma vie le grand homme que le comte de Buol croit être tous les jours, et ma gloire serait établie à jamais devant Dieu et les hommes ! »
Le congrès s’ouvrit à Paris le 25 février; tout indiquait qu’il consacrerait la paix. La diplomatie française, par son habileté et sa modération, avait su aplanir toutes les difficultés. L’empereur avait triomphé des dernières résistances du cabinet de Pétersbourg en ménageant son orgueil et sa dignité. Jamais pays maltraité par le sort des armes ne s’était trouvé, comme la Russie en 1856, en face d’un vainqueur plus clément, plus désireux d’atténuer les conséquences de la défaite. « Quand on lit le traité de Paris, disait un jour M. de Bourqueney à M. de Beust, on se demande quel est le vainqueur[12]. »
Napoléon III, au faîte de la puissance, s’inspirait de la sagesse de Louis XII; il oubliait les injures faites au prince-président. Dès son avènement au pouvoir, ses regards s’étaient portés vers Pétersbourg. Il avait sollicité le bon vouloir de la Russie, il lui avait offert son alliance. Ses avances avaient été accueillies courtoisement, mais on lui avait opposé des réserves, on l’avait traité quelque peu en parvenu. L’empereur Nicolas, se posant en protecteur, était allé jusqu’à donner au prince Louis-Napoléon l’étrange conseil de ne pas changer la forme de son gouvernement. Souverain absolu, il lui avait fait dire de rester dans la république et de se garder d’une restauration impériale[13]. Peut-être espérait-il, en entravant le retour à la monarchie, comme plus tard M. de Bismarck, nous rendre les alliances plus difficiles. Il avait besoin du spectre révolutionnaire pour maintenir sous sa coupe les dynasties dont il s’était constitué le protecteur. Ses immixtions dans nos affaires intérieures avaient éveillé à Paris de légitimes susceptibilités; il en était résulté des froissemens et des malentendus qui ne firent que s’aggraver après la proclamation de l’empire. Il est permis d’affirmer que les destinées de l’Europe eussent suivi un cours bien différent, si la politique russe, dégagée d’arrière-pensées, moins soucieuse des traités de 1815 et des théories de la légitimité, avait facilité la tâche à l’élu du suffrage universel. Rien ne divisait la France et la Russie. tout les rapprochait, leurs intérêts et leurs sympathies. Elles ont été victimes, l’une et l’autre, des idées préconçues de l’empereur Nicolas. La faute qu’il commit en 1852 a été la cause primordiale de la guerre de Crimée et de la guerre de 1870.
L’anarchie morale régnait à Berlin ; les passions politiques étaient déchaînées. Les partis s’attaquaient à armes déloyales, sans que le roi eût la force ni la volonté de les contenir. On tramait la chute de M. de Manteuffel et celle de M. de Hinkeldey; ils étaient poursuivis à la fois par les féodaux et par les libéraux. Les premiers s’attaquaient plus particulièrement au président de la police : ils ne lui pardonnaient pas de les avoir surveillés de trop près. Son crime apparent était d’avoir exigé, pour les supérieurs des constables, avec l’assentiment de sa majesté, le salut militaire, et d’avoir fait arrêter en plein Jockey-Club, où les officiers jouaient un jeu d’enfer à «leur dam et ruine, » deux personnages équivoques. Le roi ayant pris la défense du chef de la police, M. de Hinkeldey devint le point de mire des aversions; il fut mis au ban de la société, accablé d’avanies: on voulait le forcer à se démettre ou à se battre. Des officiers exaltés tirèrent au sort à qui le provoquerait. M. de Rochow, un lieutenant de la landwehr, membre de la chambre des seigneurs, fut désigné. Le prétexte ne se fit pas attendre. « Nous n’avons pas invité d’agent de police, » dit M. de Rochow à M. de Hinkeldey, qui était venu en uniforme à un carrousel organisé par les officiers de la garde. Le lendemain, à huit heures du matin, M. de Hinkeldey tombait d’une balle, à Charlottenbourg, mortellement frappé au cœur, à quelques pas de la résidence royale ; il laissait sans fortune sept enfans et une femme enceinte. « Quel coup de foudre ! » écrivait M. de Bismarck ; il aurait pu ajouter : « Quelle révélation ! » Cette fin tragique, compliquée du suicide de M. Raumer, était en effet l’indice d’un grave état de choses : il révélait l’affaiblissement du pouvoir royal et le violent antagonisme des castes.
L’indignation fut grande dans les classes éclairées. Depuis 1848, pareille agitation ne s’était manifestée ; on ouvrit une souscription à la Bourse ; la Gazette nationale et la Gazette populaire furent saisies.
Le parti féodal ne désarma point. Ses haines étaient implacables. Exalté et prédominant, il oubliait toute prudence. Dans un dîner qui eut lieu le soir du drame, on but à la santé du champion des privilèges de la noblesse et de l’armée.
Le roi, consterné, n’écouta que son cœur : « Je perds, disait-il, le seul serviteur qui ait su me défendre. « Il se rendit à la maison mortuaire en grande pompe, dans une voiture de deuil, attelée de six chevaux, et huit carrosses de la cour suivirent le cortège. Tous les princes, sauf le prince de Prusse, qui était parti pour Coblentz, durent assister aux funérailles.
C’est dans ces dramatiques circonstances qu’arriva à Berlin, expédié de Paris, un courrier porteur de l’invitation officielle de participer aux délibérations du congrès que la France, au nom des plénipotentiaires, adressait à la Prusse.
M. de Manteuffel, avant la réunion du congrès, avait prié M. de Moustier de faire appel aux sentimens chevaleresques de l’empereur, et sa demande n’était pas restée en souffrance. Le cabinet des Tuileries avait tenu compte des scrupules qu’éprouvait le roi à ne pas signer préalablement, comme l’exigeait lord Clarendon et comme le demandait l’Autriche, un traité d’un caractère hostile pour la Russie, au moment où l’empereur Alexandre venait de se rendre à ses exhortations. Napoléon III avait triomphé des exigences vindicatives de l’Angleterre et du secret mauvais vouloir de l’Autriche. C’est à la France seule que la Prusse devait de n’être pas descendue au rang de seconde puissance. Étrange contraste et poignant souvenir ! Quinze ans plus tard, le 2 septembre, à Domrémy, dans une chaumière abandonnée, non loin du champ de bataille de Sedan, Napoléon III, trahi par la fortune, faisait à son tour appel à la magnanimité de la Prusse. Ce fut en vain. « Le croiriez-vous? disait le comte de Bismarck au baron Nothomb lorsque, triomphant, il revint à Berlin, il a fait appel à notre générosité ! » L’invitation formulée au nom des plénipotentiaires[14] était sèche. Il semblait que la Prusse n’apparaîtrait au congrès qu’en qualité de Signataire du traité du 13 juillet 1841, et que son rôle se réduirait à sanctionner les modifications apportées à la convention sans sa participation. Le comte Walewski eut l’attention délicate et spontanée de relever le cabinet de Berlin d’un acte disgracieux, blessant pour son amour-propre. Il joignit à l’invitation une dépêche confidentielle, atténuante et explicative[15]. La Prusse était délivrée de légitimes anxiétés; elle allait enfin entrer au congrès, non par un humiliant couloir, uniquement pour sanctionner la convention des détroits, en sa qualité de signataire, mais la porte ouverte à deux battans, comme grande puissance, pour participer à la conclusion de la paix. Elle ne ménagea pas à l’empereur et à son représentant l’expression de sa reconnaissance. « M. de Manteuffel, écrivait M. de Moustier au comte Walewski, a été particulièrement sensible à l’attention que vous avez eue de m’adresser une dépêche explicative et à la confiance que je lui ai témoigné en la lui faisant connaître confidentiellement. Quoique peu expansif d’habitude, le ministre m’a témoigné une chaleureuse reconnaissance pour l’invitation, en y ajoutant beaucoup de remercîmens pour vous et pour moi. Quelques instans avant, le colonel de Manteuffel était revenu de Vienne, très peu satisfait du langage qu’on lui avait tenu lors de son départ et qui lui avait laissé l’impression que la Prusse ne serait pas admise au congrès. Le comte de Hatzfeld avait écrit de son côté au ministre que lord Clarendon était arrivé à Paris de fort mauvaise humeur et particulièrement monté contre la Prusse. Le président du conseil a donc été très agréablement surpris en apprenant que toutes les difficultés étaient levées et que la chose était faite grâce à nous. Je lui engagé à partir le plus tôt possible, et c’était également son désir, mais la gravité des affaires intérieures, compliquée par la fin tragique du président de la police, exigent l’ajournement de son départ; il partira demain au soir, s’il le peut. »
La situation intérieure était en effet critique. La mort de M. de Hinkeldey avait mis les passions en présence; l’irritation publique avait peine à se calmer, et le langage des officiers et de l’aristocratie était devenu provocant; ils parlaient sans retenue de la présence du roi et des princes au service funèbre. Le roi n’osait pas sévir, mais il voulait congédier M. de Westphalen, le ministre de l’intérieur, qui n’avait pas su prévenir la funeste rencontre.
L’impression causée par le duel n’était pas encore calmée que surgissait un nouvel incident. M. de Manteuffel, le jour même où il partait pour Paris, était victime d’une machination. Le parti libéral tramait sa chute, et, pour le renverser plus sûrement, il avait fait distribuer un pamphlet qui ravivait une affaire fâcheuse pour lui qu’on croyait depuis des mois entièrement étouffée. Ce coup, perfidement porté contre le premier ministre au moment de son départ, lorsqu’il ne pouvait plus se défendre, fut jugé sévèrement. On l’attribuait à M. d’Usedom, dont j’ai crayonné le portrait ailleurs. Il se flattait qu’en soulevant l’opinion contre le premier ministre, il le remplacerait auprès du roi, qu’il avait séduit par le charme de sa personne et les tendances romantiques de son esprit. Autant M. d’Usedom était courtois, délicat dans les rapports privés, autant il était passionné en politique. Il poursuivait M. de Manteuffel avec acharnement, en 1856, pour avoir fait surveiller trop intimement ses adversaires, et en 1867, à Florence, oublieux de sa vertueuse indignation, il entrait en marché avec Mazzini pour se procurer la copie d’un traité imaginaire entre la France et l’Italie, qu’il croyait déposé aux archives du palais Pitti; il complotait même la chute de Victor-Emmanuel, si, dans l’éventualité d’une guerre, il devait se constituer l’allié de Napoléon III[16].
Le factum de M. d’Usedom et de ses amis fit long feu. Le moment était mal choisi. Le président du conseil venait d’assurer à la Prusse son entrée au congrès, et, depuis la mort de M. de Hinkeldey, il était devenu au roi plus indispensable que jamais. La demande d’interpellation que ses adversaires avaient déposée à la chambre, dans l’espoir de le renverser, fut enterrée dans une commission, et le roi lui donna un témoignage éclatant d’estime en lui conférant l’Aigle-Noir, la plus haute de ses récompenses.
M. de Manteuffel arriva à Paris le 15 mars. Ses débuts ne furent pas exempts d’amertume; il subit de longues attentes et dut faire antichambre. Plus d’une fois il se demanda s’il ne brusquerait pas le dénoûment et ne retournerait pas à Berlin. Il fallut l’intervention de l’empereur et du comte Walewski pour vaincre le mauvais vouloir obstiné des ministres anglais, entretenu sourdement, disait on, par les plénipotentiaires autrichiens. M. de Manteuffel fut récompensé de sa patience, les préventions tombèrent devant sa simplicité ; il fit la conquête de ses collègues, et surtout celle du comte de Cavour, qui l’étonna par la hardiesse de ses conceptions. L’empereur le combla de prévenances, et les dames de la cour, en l’absence de l’impératrice, se mirent en frais pour lui, bien qu’il fût modeste et réservé dans ses allures.
Au milieu des fêtes du congrès expirait, après une mortelle agonie, dans une modeste demeure, aveugle, abandonné, le poète qui, aux chants d’amour, mêlait les sarcasmes amers et les sombres visions, qui se riait de tout, de ses souffrances et de son trépas, L’Allemagne ne le pleura pas, elle n’emporta pas ses dépouilles, et, bien que radieux, il siège dans l’Olympe, entre Goethe et Schiller, elle ne réclamera jamais ses cendres[17]. Henri Heine a persiflé ses travers, révélé ses rancunes, ses convoitises ; il a prédit à la France, qu’il aimait et qui ne l’a pas écouté, qu’un jour, victime de séculaires ressentimens, elle expierait le sang de Conradin de Hohenstauffen. Il était né en Allemagne, mais il n’était pas ne Allemand. « Je suis un rossignol, disait-il, niché dans la perruque de Voltaire. »
Le ministre prussien, à son retour de Paris, s’arrêta à Francfort pour communiquer ses impressions à M. de Bismarck et concerter avec lui le programme d’une nouvelle politique. Il ne suivit pas l’exemple du comte de Buol : il prodigua les cartes de visites, il en envoya même aux simples chargés d’affaires. Sa première politesse fut pour le ministre de France ; il rendit hommage à la courtoisie de l’empereur : « c’est grâce à lui, disait-il, que le congrès ne me laisse plus que d’agréables souvenirs. » Le soir, au théâtre, il fit intentionnellement, avec son envoyé, une longue halte dans la loge de M. de Montessuy ; il tenait à montrer que la Prusse avait abjuré toute prévention contre la France. En revanche, il ne rechercha pas le comte de Rechberg, le président de la Diète. Ils échangèrent des cartes, sans avoir la malchance de se rencontrer. Ils n’auraient eu que des choses déplaisantes à se dire : ils préférèrent jouer à cache-cache.
« Il faut faire peau neuve, » disait M. de Bismarck, et il prêchait d’exemple en jetant aux orties le froc de la sainte-alliance. Les choses ayant mieux tourné qu’il ne l’espérait au mois de février, par l’admission inattendue de la Prusse au congrès, il se félicitait d’avoir prêché l’abstention à l’Allemagne et su paralyser l’Autriche. Il démontrait à son gouvernement, pour colorer ses déconvenues, que son alliance était recherchée aujourd’hui par tout le monde : par l’Angleterre, qui avait besoin d’un contrepoids à la France ; par la Russie, qui avait hâte de sortir de son isolement ; par l’Autriche, qui tenait à se faire garantir ses possessions italiennes, et par la France elle-même, qui avait intérêt à empêcher cette garantie. Il engageait son ministre à ne pas se prononcer, à entretenir les meilleurs rapports avec tout le monde, et à laisser entrevoir à tous les cabinets la possibilité d’une alliance. « Voyons-les venir, écrivait Frédéric II à Podewils; rien ne nous convient mieux que de recevoir des propositions de tous côtés et de choisir. Les lettres de Russie me font grand plaisir; celles de Paris nous sont favorables, profitons en attendant des conjectures, et leurrons-les tous ensemble. »
Passant à la politique germanique, le délégué fédéral, après de pénibles expériences, traçait de la Confédération un affligeant tableau. Il faisait ressortir la fragilité de son existence et démontrait qu’au premier choc elle se dissoudrait : c’est pour ce moment que la Prusse devait se ménager. En attendant, le plénipotentiaire du roi recommandait de soulever la question des duchés de l’Elbe. Sa recette était simple : faire une querelle d’Allemand au Danemark, adresser des notes acerbes au cabinet de Copenhague, lui reprocher de manquer à ses engagemens, provoquer des répliques, et porter la question, rendue brûlante par la polémique des journaux, à Londres et à Paris.
Tels étaient les conseils que donnait M. de Bismarck après la guerre de Crimée, et que le marquis de Moustier signalait, dans leurs grandes lignes, à son gouvernement dès le mois de juin 1856.
L’empereur savait le jeu qu’allait jouer la Prusse; il ne tenait qu’à lui de le faire avorter en restant plus fidèle que jamais aux vieilles traditions de la politique française. Mais à quoi servent les avertissemens à ceux que le destin a marqués pour la perte des empires !
Napoléon III se sentait irrésistiblement entraîné vers l’Italie, qu’il voulait affranchir, et vers la Prusse, qu’il tenait à rendre plus homogène dans le nord de l’Allemagne. Il semblait fasciné par elles, comme le voyageur qui, au bord d’un précipice, subit les mystérieuses attractions de l’abîme. Dès son avènement au pouvoir, il envoyait son familier, M. de Persigny, à Berlin, pour lier partie avec la politique prussienne, sans se rendre, compte des préventions que son nom et sa personne inspiraient alors à la cour de Potsdam. Ses avances trouvèrent peu d’échos : mais il n’était pas de ceux qui se laissent rebuter par l’insuccès. Ses idées étaient tenaces ; il les reprit, au début des complications orientales, avec le duc de Saxe-Cobourg, et en 1854, lorsque le prince Antoine de Hohenzollern, de funeste mémoire, vint aux Tuileries, chargé d’expliquer et de justifier l’attitude équivoque de son roi, il s’épancha avec une liberté de langage dont restent confondus ceux qui croient à la prudence et à la sagesse des souverains. « Il souhaitait, disait-il, une Prusse forte, mieux délimitée, avec de bonnes frontières géographiques et militaires; dl espérait qu’elle saisirait l’occasion pour s’arrondir et se caser en Allemagne à sa convenance ; l’Autriche se dédommagerait dans les Principautés danubiennes, et les princes allemands dépossédés trouveraient des compensations en Pologne. « Il poussait la sollicitude pour les ambitions prussiennes jusqu’à demander à son interlocuteur si, à Berlin, on ne préférerait pas le Hanovre à la Saxe[18].
L’empereur croyait à une étroite communauté de sentimens et d’intérêts entre la France et la Prusse, comme y croyait au siècle dernier, à une heure critique de notre histoire, avec une inébranlable obstination, un ministre de Louis XV. Le marquis d’Argenson ne voyait que l’alliance prussienne, alors que tout lui commandait de saisir la main que, par une chance heureuse, lui tendait l’Autriche, au moment où Frédéric II, après les échecs du prince de Conti en Allemagne, nous sacrifiait à l’Angleterre. La trahison du roi de Prusse était manifeste, criante, tous nos agens la constataient, et M. d’Argenson, comme frappé de cécité, persistait à croire à sa bonne foi et à sa fidélité. Le duc de Broglie, dans ses dernières études diplomatiques, a fait ressortir d’une façon saisissante et avec une haute impartialité l’aveuglement de ce ministre, bien que son nom soit étroitement associé à celui de sa famille.
Les entretiens que l’empereur eut pendant la guerre de Crimée avec le duc de Saxe-Cobourg et le prince de Hohenzollern expliquent la phrase si surprenante du manifeste impérial du 10 juin 1866 : « Nous aurions désiré pour la Prusse plus d’homogénéité et de force dans le Nord. » Ils montrent aussi combien peu d’éloquence et d’habileté M. de Bismarck eut à dépenser, à Biarritz, pour gagner Napoléon III à ses desseins : il prêchait un converti.
M. de Bismarck inaugura sa nouvelle politique par un grand dîner en l’honneur du comte de Montessuy, le successeur de M. de Tallenay. Il y mettait un empressement significatif. On remarqua que le ministre de France était fêté à la légation de Prusse avant de l’être au palais de la Diète. Les démonstrations des diplomates ne sont pas toujours sincères, mais, pour les écrits perspicaces, elles trahissent toujours les tendances des gouvernemens qu’ils représentent.
Les avances que nous faisait M. de Bismarck au sortir de cette crise, qui lui laissait plus d’un enseignement, n’avaient rien d’étonnant; il subissait l’attraction du succès. Ses préventions contre l’empereur, si vives jusqu’à la veille de la prise de Sébastopol, à en juger par ses épanchemens officiels, étaient tombées. S’il n’allait pas jusqu’à l’appeler, comme le vieux prince de Metternich, « la raison cristallisée, » il reconnaissait cependant que c’était quelqu’un avec qui il faudrait sérieusement compter, et dépenser, pour le gagner, suivant les instructions de Frédéric II à ses agens, « beaucoup de paroles veloutées. »
« Les idées se succèdent et souvent se détruisent, » a dit Voltaire ; M. de Bismarck rompait résolument au lendemain du congrès de Paris avec les idées qu’il avait apportées à Francfort. En face de la rapide transformation que la guerre de Crimée venait d’opérer en Europe, il développait dans un long mémoire adressé au roi, avec une merveilleuse sagacité, sous la date du 26 avril 1856, tout un plan nouveau de conduite. Il reconnaissait que l’axe de la politique s’était déplacé et qu’une évolution radicale s’imposait à la diplomatie prussienne.
« En attendant les événemens futurs, disait-il en s’appuyant sur les impressions rapportées de Paris par M. de Manteuffel, tous, grands et petits, recherchent l’amitié de la France, et l’empereur Napoléon, quelque neuves et quelque étroites que soient les bases de sa dynastie, a le choix des alliances. » Il prévoyait, avant tout, un rapprochement intime entre la France et la Russie. « Les efforts persistans d’Orlof n’ont pas encore fait tomber la poire de l’arbre ; mais quand elle sera mûre, elle tombera d’elle-même, et les Russes seront là en temps utile pour la recevoir dans leur casquette. » Cependant, l’alliance éventuelle des deux empereurs ne le troublait pas outre mesure; il comptait s’arranger de façon à s’y trouver en tiers, « il voulait y sauter à pieds joints. » Sa quiétude eût été complète s’il avait pu pressentir le rôle que nous jouerions dans
[19] l’insurrection polonaise de 1863. Mais pouvait-il, malgré sa perspicacité, deviner que Napoléon III, après l’entrevue de Stuttgart, s’aliénerait de gaîté de cœur, et à jamais, l’empereur Alexandre, qui pendant la guerre d’Italie lui avait rendu de signalés services !
« L’Angleterre, disait M. de Bismarck, n’attache pas moins de prix à la conservation de ses bons rapports avec la France, et le mariage des deux puissances occidentales, tout en ayant donné lieu à des scènes de lune rousse, ne se rompra pas de sitôt. Pour toutes deux, une rupture serait l’éventualité la plus coûteuse et la plus redoutable. La guerre a mis la flotte française hors de page, et, en cas de lutte, il faudrait que l’Angleterre éparpillât ses forces, car elle aurait à compter en même temps avec l’Amérique et la Russie. Aussi dissimule-t-elle son dépit au sujet de la paix française. Napoléon III, il est vrai, est pour le moment tenu en échec par l’état de ses finances ; mais, s’il prévoyait une rupture avec l’Angleterre, il monterait dès à présent le sentiment national contre la perfide Albion, de telle sorte que les tentatives des ministres anglais pour susciter des troubles en France glisseraient sur lui comme l’eau sur les plumes du canard.
« Il n’est pas admissible que Louis-Napoléon fasse la guerre pour la guerre elle-même et qu’il soit poussé par un besoin de conquête; il n’est pas conquérant. S’il avait besoin de la guerre, j’imagine qu’il aurait en réserve une question pouvant lui servir en tout temps de prétexte à querelle, ni trop futile ni trop injuste. La question italienne lui conviendrait. L’ambition de la Sardaigne, les souvenirs bonapartistes et muratistes, l’orgueil corse, tout cela offrirait au fils aîné de l’église romaine bien des facilités. La haine contre l’Autriche et les princes en Italie lui aplanirait les voies, tandis qu’en Allemagne il n’aurait aucun appui à attendre de notre démocratie rapace et lâche, et qu’il ne pourrait compter sur les princes que s’il était le plus fort. »
Dans la seconde partie de son exposé, M. de Bismarck abordait et discutait à fond la question des alliances à poursuivre :
« Il va se former des groupes politiques, disait-il. Un rapprochement entre la France et la Russie est naturel ; par leur situation géographique, elles sont, parmi les grandes puissances et par leurs visées politiques, celles qui renferment le moins d’élémens hostiles; elles n’ont pas d’intérêts qui se trouvent nécessairement en collision. Jusqu’à présent, l’hostilité de l’empereur Nicolas contre les d’Orléans a tenu les deux pays éloignés; mais la guerre qui vient de se terminer a été faite sans haine; elle a plus servi aux besoins intérieurs de la France qu’à ses besoins extérieurs. Les d’Orléans ont disparu, l’empereur Nicolas est mort, la sainte-alliance rompue; je ne vois plus rien qui puisse neutraliser la force qui attire les deux états l’un vers l’autre, et les amabilités qu’ils échangent sont plutôt une preuve de la sympathie existante qu’un moyen de la faire naître... Si une alliance franco-russe, avec des visées belliqueuses, venait à se conclure, nous ne pourrions pas être au nombre de ses adversaires, parce que, j’en suis convaincu, nous succomberions.
« Du temps du prince de Schwartzenberg, ajoutait M. de Bismarck, on parlait beaucoup d’une triple alliance entre la Russie, la France et l’Autriche. La haine que la Russie porte aujourd’hui à l’Autriche et l’influence que l’empereur Napoléon entend exercer dans la péninsule forceront le cabinet de Vienne à se pourvoir ailleurs. »
Une alliance entre l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Confédération germanique est-elle possible et souhaitable? M. de Bismarck ne l’admettait pas, et, en tout cas, il n’y voyait que des inconvéniens pour son pays. Alors même que l’Angleterre serait victorieuse sur toutes les mers, l’Allemagne, placée entre la France et la Russie, n’en aurait pas moins sur ses épaules tout le fardeau de la lutte. Il n’avait d’ailleurs aucune confiance dans la fidélité des cours allemandes: « Je puis affirmer qu’en cas de danger, disait-il, aucun des princes confédérés ne se ferait scrupule de manquer à ses engagemens. Les ministres dirigeans de Bavière, de Wurtemberg, de Bade, de Darmstadt et de Nassau m’ont fait voir jusqu’à l’évidence qu’ils considéraient comme un devoir de briser leurs liens fédéraux, si l’intérêt ou la sécurité de leurs souverains étaient menacés. Ils sont convaincus que l’empereur Napoléon et l’empereur Alexandre ne les abandonneraient pas. Ils se rappellent qu’en 1813 et en 1814 ils n’ont rien perdu, et que la confédération du Rhin avait du bon, qu’elle leur assurait le pot-au-feu, leur permettait de rendre leurs sujets heureux, chacun à sa façon, qu’on ne leur demandait que de fournir des contingens ; pour le reste, leur servitude n’avait que des agrémens. »
Mais quels seraient dorénavant les rapports entre la Prusse et l’Autriche? C’était le côté brûlant du mémoire. « l’Allemagne est trop étroite pour nous deux, disait l’envoyé du roi ; nous labourons dans le même champ contesté. Les dangers les plus pressans, en 1813 et en 1849, n’ont pas pu consolider nos liens. Depuis mille ans, le dualisme germanique s’est toujours manifesté par des guerres intestines profondes ; depuis Charles-Quint, la question s’est posée de siècle en siècle, et elle se posera encore dans ce siècle-ci, quand viendra le moment où il n’y aura plus moyen de régler l’heure sur le cadran de notre évolution historique. Nous aurons donc, dans un avenir prochain, à défendre notre existence contre l’Autriche, et il ne dépend pas de nous de prévenir cette collision ; la marche des choses en Allemagne, ne comporte plus d’autre issue. Pour garder toutes les portes ouvertes, il suffit, pour le moment, de faire des avances à Louis-Napoléon qui ne nous engagent à rien, et de nous défendre contre toute tentative qui aurait pour but de nous mettre à la remorque de l’Autriche. »
Abattre l’Autriche et leurrer la France, tel était le dernier mot de la consultation que le délégué à la Diète de Francfort donnait à son souverain. C’était la politique, moins l’emploi des moyens, que déjà, en 1851, après Olmütz, le comte de Pourtalès recommandait à ses amis. Le succès devait plus tard inspirer à M. de Bismarck des conceptions plus vastes. Il ne lui suffisait plus, après 1866, d’avoir exclu l’Autriche de la Confédération germanique et d’avoir violé le traité de Prague, l’œuvre de notre médiation; il entendait frapper successivement et isolément, par d’habiles manœuvres, suivant la tactique de Frédéric II et de Napoléon Ier, toutes les grandes puissances militaires qui entourent l’Allemagne. Que la France subisse de nouvelles atteintes, et la Russie, pour avoir laissé détruire tout contrepoids en Europe, succombera à son tour. Ce sera le dernier acte du drame qui scellera à jamais la suprématie allemande, et assurera une renommée immortelle à celui qui l’a conçu et l’aura exécuté.
Il fallut dix ans, des souverains sans virilité sur les trônes principaux d’Allemagne, des ministres incapables à Vienne, une politique chimérique à Paris, une série d’événemens extraordinaires, des fautes sans nombre, imprévues, comme les accidens qui surgissent inopinément dans le cours des maladies, pour permettre à la Prusse « de résoudre la question du dualisme germanique posée depuis Charles-Quint de siècle en siècle, et de régler l’heure sur le cadran de son évolution historique. » Il a fallu la guerre de 1859, la violation du traité de Zurich, l’ingratitude de l’Italie-, l’insurrection de la Pologne en 1863, les rancunes de l’empereur Alexandre et de son ministre, la guerre du Mexique, la convention du 15 septembre 1864, qui souleva la question de Rome au lieu de la résoudre, le démembrement du Danemark toléré par le gouvernement français et le gouvernement anglais, divisés par de mesquines rivalités, l’aveuglement de l’Autriche en signant la convention de Gastein, l’imprévoyance de notre diplomatie au mois de juin 1866, nos défaillances morales et militaires au. mois de juillet, nos revendications tardives de Mayence et du Palatinat au mois d’août, et, pour compléter le tout, la maladie de l’empereur aux heures décisives, la division dans ses conseils et le réveil légitime mais intempestif d’une opposition intransigeante en France, toutes choses que le génie politique le plus affiné ne pouvait prévoir ni provoquer, pour que M. de Bismarck, porté par une fortune sans précédens, que n’ont connue ni Richelieu, ni Mazarin, ni Frédéric II, pût réaliser la première partie de son programme, celle qu’il a, non sans fierté, livrée à la publicité, comme un témoignage de son audace et de son habileté.
La conclusion de la paix fut saluée avec joie à Berlin. Le roi fit chanter immédiatement, à huit heures du soir, un Te Deum à Charlottenbourg, devant toute la cour. Il rappela, avec le plaisir que lui causaient les rapprochemens historiques, que le 30 mars était l’anniversaire du Te Deum que Frédéric le Grand fit chanter au sortir de la guerre de Sept ans. Il détestait la guerre : « Je suis fou de paix, » disait-il à notre ministre.
Dans un grand dîner donné par le baron de Budberg, le général de Gerlach s’approcha du marquis de Moustier, le sourire sur les lèvres et la main tendue. Déconcerté par une exquise mais glaciale politesse, il se rabattit sur le ministre d’Angleterre. « Vous allez occuper ici, lui dit-il, une haute situation ; vous devenez, par le mariage du prince royal, un ambassadeur de famille. Je m’en félicite, car j’ai toujours aimé l’Angleterre. — Vous aimez l’Angleterre de 1813, lui répondit lord Bloomfield, et c’est l’Angleterre alliée à la France qu’il faut aimer aujourd’hui. »
La Russie avait déconcerté en Allemagne ses adhérons les plus zélés par l’aveu de son impuissance à continuer la lutte et par son empressement à se rapprocher de la France. Notre politique primait toutes les influences rivales ; nous avions de notre côté la force et la modération.
La transformation à Berlin était complète. « Je ne veux pas exagérer la portée de ce changement, écrivait M. de Moustier, ni attacher trop d’importance au langage que j’entends ; mais quand on a pu étudier, d’aussi près que moi, les préjugés contre la France et son gouvernement qui dominaient la cour, on ne peut s’empêcher d’être frappé du revirement dont les premiers symptômes se manifestent sous la pression des événemens et de notre prestige. »
Le roi eut à cœur de remercier l’empereur, et son représentant, M. de Moustier, méritait ce témoignage de haute faveur. En serviteur fidèle et vigilant, épris de la vérité, il avait signalé au jour le jour, dans ses correspondances, les fluctuations de la politique prussienne, mais toujours il avait amorti et coloré ce qu’elle avait d’irritant et d’équivoque ; jamais dans ses relations avec la cour et le premier ministre, souvent difficiles, il ne s’était départi d’une sympathique courtoisie.
Le roi fut gai et enjoué. « j’ai hâte, dit-il, de vous remercier personnellement, et de vous parler de la manière charmante dont l’empereur m’a adressé l’invitation. Il est impossible d’y mettre une grâce plus parfaite dans la forme; je tiens à ce qu’il sache bien combien j’en suis touché. Je sais que cela ne s’est pas fait sans difficulté, aussi lui en sais-je doublement gré. » Il se plaignit, en revanche, de l’orgueil, du manque de politesse et d’éducation des hommes d’état anglais : « Ce n’est pas la bonne et charmante reine que j’accuse, disait-il, elle est la première à en souffrir. » Il n’oublia pas le prince impérial ; il voyait dans sa naissance un gage certain d’absolue sécurité pour la France et pour l’Europe. Son érudition était vaste ; le passé n’avait guère de secrets pour lui, mais il n’avait pas, comme son conseiller de Francfort, la vision de l’avenir.
La légation de France était à ce moment recherchée et fêtée ; elle représentait un souverain puissant qui tenait dans ses mains les destinées de l’Europe ; on lui savait gré de son attitude pendant la guerre et surtout de ce qu’elle avait fait pour assurer à la Prusse son admission au congrès. M. de Manteuffel, toujours bienveillant pour moi, m’envoya son portrait gravé, rehaussé par quelques lignes autographes, et lorsqu’à la fin de 1856, un avancement de carrière m’éloigna de Berlin, où j’avais passé cinq années, le roi, sur sa demande, me conféra dans son ordre, l’Aigle-Rouge, la classe réservée aux premiers secrétaires.
La paix fut signée le 30 mars, jour anniversaire de l’entrée des armées coalisées à Paris. Les puissances qui, en 1814, étaient venues affirmer les défaites de la France dans sa capitale, s’y trouvaient réunies en 1850 pour y consacrer le triomphe de sa politique et de ses armes. Napoléon Ier avait maintes fois soumis l’Europe, il ne l’avait jamais persuadée ; il avait cinq fois battu la coalition, il ne l’avait jamais dissoute. Napoléon III avait le bonheur de remporter dans les esprits les victoires que son oncle n’avait pu gagner décisives sur les champs de batailles; il avait fait plus que vaincre l’Europe, il l’avait convaincue.
Pour arriver à une si haute fortune, il avait eu à son service tous les élémens qui permettent aux souverains la poursuite de grands desseins : une diplomatie sagace, vigilante, une marine expérimentée, une armée aguerrie, rompue aux fatigues, et l’élite des hommes de guerre formés sur la terre d’Afrique; il ne manquait à cette pléiade de vaillans capitaines que le général de Lamoricière, le général Changarnier et le duc d’Aumale, qui, épris de son métier, étranger à la politique, expiait alors dans l’exil son origine, comme il expie aujourd’hui, victime d’une démocratie ombrageuse, privé de son épée, sa renommée militaire et son ardent patriotisme. La fortune comblait l’empereur; elle lui donnait à l’heure même où le congrès, arrivé au terme de ses travaux, paraphait les protocoles du traité de paix, un berceau entouré d’une auréole de gloire. Confiant en son étoile, fier de présider l’Europe, il rêvait de grandes destinées pour ce fils qui, ne au son de joyeuses fanfares, semblait être un don manifeste de la Providence et qui devait, hélas ! être un jour la victime expiatoire de ses erreurs. « Les acclamations unanimes, disait-il devant les chambres, qui entourent son berceau, ne m’empêchent pas de réfléchir sur la destinée de ceux qui sont nés et dans le même lieu et dans des circonstances analogues. Si j’espère que son sort sera plus heureux, c’est que, confiant dans la Providence, je ne puis douter de sa protection en la voyant relever, par un concours de circonstances extraordinaires, tout ce qui lui avait plu d’abattre, il y a quarante ans, comme si elle avait voulu vieillir par le malheur une nouvelle dynastie sortie des rangs du peuple; mais elle dit aussi qu’il ne faut jamais abuser des faveurs de la fortune. »
La saine raison l’illuminait alors. Bientôt elle l’abandonna. Il se laissa griser par le succès et par l’encens qui de toutes parts s’élevait vers son trône. L’ivresse voile le regard, altère la claire perception de la réalité; elle fait oublier à ceux qui gouvernent les leçons du passé.
L’empereur ne s’apercevait pas que déjà sa suprématie, si rapidement conquise, les souvenirs attachés à son nom, étaient pour les cours qui le félicitaient un sujet de crainte et d’envie ; il ne soupçonnait pas que la Prusse et le Piémont, les deux puissances que couvait sa politique chimérique et dont il se constituait le parrain, seraient la cause et les instrumens de sa perte. Au lieu de les contenir et de s’en servir comme appoint, il donnait sans se prémunir, par d’inviolables garanties, le branle à leurs convoitises. Que n’a-t-il médité l’histoire de la maison de Savoie et de la maison de Hohenzollern, et surtout le précepte de Machiavel : « Qui aide son voisin travaille à sa propre perte. » Chi e cagione che uno diventi potente rovina.
Que n’a-t-il renoncé à des idées préconçues et résisté aux entraînemens d’une opinion faussée, qui, plus généreuse que réfléchie, ne songeait qu’à l’émancipation fallacieuse des peuples ! Mais, impatient de réaliser les rêves de sa jeunesse, imbu des idées napoléoniennes, il n’eut pas conscience de la situation que lui assurait en Europe la guerre d’Orient et de l’action que sa politique autoritaire lui donnait sur les gouvernemens. Plus cosmopolite de tendances que Français, il se refusa à comprendre le rôle qui lui incombait. Les vieilles alliances étaient rompues, et l’Europe profondément divisée cherchait des voies nouvelles. Une diplomatie prévoyante, avisée, se serait insensiblement dégagée d’une solidarité étroite, compromettante, avec les aspirations unitaires et révolutionnaires. La France, il est vrai, avait puisé une grande force dans l’idée des nationalités, tant qu’elle s’était trouvée aux prises avec la sainte-alliance. Mais l’axe de la politique s’étant déplacé à notre profit, notre ligne de conduite semblait toute tracée. Nous n’avions qu’à nous substituer eu quelque sorte au cabinet de Saint-Pétersbourg, dont l’influence, depuis 1815, était prépondérante, rassurer les dynasties, nous constituer leur protecteur, tout en restant fidèles aux principes de 1789. « Soyons nobles, disait un ministre de Louis XV à ceux qui loi demandaient de sacrifier l’intérêt français à l’intérêt autrichien, mais ne soyons pas dupes; soyons généraux, mais songeons avant tout à notre propre grandeur et à la sécurité du royaume[20].» Frédéric II prétendait que les souverains devaient avoir le cœur froid et la tête chaude. Napoléon III, malheureusement, subordonnait la raison d’état aux élans de son âme généreuse. « Les peuples, disait-il aux membres du congrès, ne doivent pas être égoïstes; l’égoïsme des nations n’est pas moins antisocial que celui des individus.» Et cependant la vigilance et l’égoïsme s’imposaient d’autant plus à notre politique que, par une coïncidence rare dans l’histoire, le hasard avait placé, du même coup et dans les mêmes conditions nationales, sur les trônes de Prusse et de Piémont, deux souverains éminens, pénétrés des traditions de leurs maisons, et qu’il avait mis dans leurs conseils deux ministres possédant Il l’outil universel, » dévorés par la flamme sacrée du patriotisme, aussi ambitieux que peu scrupuleux.
Sans doute l’Europe, malgré notre sagesse, ne serait pas restée immobile; elle eût subi des transformations; des influences rivales se seraient exercées à modifier l’équilibre des forces; le comte de Cavour et le prince de Bismarck, que l’histoire célèbre aujourd’hui à notre confusion, se seraient efforcés de nous entraîner, de contrecarrer l’action légitime e notre politique, d’abuser de notre confiance; mais, avec un tel programme, nettement tracé et invariablement poursuivi, leur ambition bridée et surveillée se serait usée dans d’infructueux efforts; la France, il est permis de l’affirmer, n’eût pas perdu le rang que la guerre de Crimée lui avait si brillamment assuré.
G. ROTHAN.
- ↑ Voyez la Revue du 1er novembre et du 15 décembre.
- ↑ M. de Bourqueney avait compté au nombre des rédacteurs du Journal des Débats.
- ↑ M. Renan, Etudes d’histoire israélite.
- ↑ Le prince Gortchakof, qui de Stuttgart avait été envoyé en mission extraordinaire à Vienne, ne fut nommé ministre auprès du gouvernement autrichien qu’après la rupture des conférences.
- ↑ « Je me trouvais au cercle, le 10 novembre 1854 au soir, lorsqu’un diplomate prussien, le baron de Rosenberg, qui sortait de la légation de Russie, vint dire que M. de Budberg avait affirmé triomphalement à ses invités qu’à l’heure où il parlait, le plateau de la Crimée était balayé et les alliés jetés à la mer. — La nouvelle était fausse. Le lendemain arrivait la dépêche du maréchal Canrobert, qui changeait la victoire en défaite. »
- ↑ Journal de la Reine. — « N’est-il pas étrange que moi, petite-fille de George III, je danse dans la salle de Waterloo avec l’empereur Napoléon, le neveu du grand ennemi de l’Angleterre et aujourd’hui mon plus intime allié, alors qu’il y a huit ans à peine, il vivait dans ce pays exilé, malheureux ! » — On avait eu la délicate attention de sortir de la salle tous les trophées rappelant nos défaites, jusqu’au portrait de Wellington.
- ↑ Journal de la Reine. — « On m’a présenté M. de Bismarck ; il est Russe, Kreutz-Zeitung. Je lui ai dit que Paris était beau ; il m’a répondu : encore plus beau que Pétersbourg. »
- ↑ « Vers la fin de sa vie, le roi fut sujet à des emportemens ; il n’était plus capable de retenir sa colère. Après chaque accès se produisait une réaction. Il était pris de faiblesse, son corps s’affaissait ; il portait la main à son front mouillé de sueur et son visage avait une expression d’irrémédiable abattement » (Mémoires du duc Ernest de Saxe-Cobourg.)
- ↑ L’empereur le mit en joie en lui faisant hommage, après l’entrevue de Stuttgart, d’une peinture hardie, la Léda de Galimard, qui avait fait sensation au Salon de 1856.
- ↑ Le comte de Hoenthal, était de tous les ministres allemands accrédités à Berlin le plus spirituel et le mieux disposé pour la France ; c’est à Paris qu’il avait débuté dans la carrière diplomatique. Il tenait grande maison; il avait épousé la comtesse de Bergen, la veuve morganatique du vieil électeur de Hesse, que la révolution de 1830 avait chassé de ses états. Il possédait de grands domaines en Bohème et en Saxe; j’ai vu dans sa terre de Knauthain, traversée par l’Elster, l’endroit où le prince Poniatowski s’est noyé après la bataille de Leipzig.
- ↑ Lettre de la reine, 25 mars 1856.
- ↑ Mémoires du comte de Beust.
- ↑ Lettre particulière du général de Castelbajac, ministre de France à Pétersbourg à M. Thouvenel, directeur politique au ministère des affaires étrangères, 29 février 1852. — « M. de Nesselrode est plein de confiance en ce qui vient directement de nous, mais il est parfois rejeté dans la méfiance par les rapports de Paris. Les correspondances de M. de Kisselef, cependant, ne sont pas malveillantes pour le prince-président, mais elles se ressentent de ses relations sociales; il a de la peine à se dégager des passions des vieux politiques qu’on était habitué à considérer comme les oracles de l’opinion. L’empereur Nicolas est moins accessible à ces préventions; son cœur noble et généreux, son caractère franc et énergique, ses idées élevées et sincèrement chrétiennes, le rendent sympathique à tout ce qui est grand et utile à l’ordre social. Il admire, c’est le mot, le prince Louis-Napoléon ; il le considère comme le sauveur de la France et le restaurateur de l’ordre social en Europe. Mais il croit, lui souverain absolu, que la république est encore pour longtemps la plus forte digue à opposer au flot démagogique ; et quand il dit : « Restez dans la république forte et conservatrice et gardez-vous de l’empire, » c’est loyalement le conseil d’un ami qui signale le danger et veut vous en éloigner. »
- ↑ Le comte Walewski au marquis de Moustier. — « Dans sa réunion de ce jour, 10 mars, le congrès a décidé que la Prusse, signataire de la Convention du 13 juillet 1841, serait invitée à participer à ses travaux. J’ai l’honneur de vous adresser un extrait du protocole dont je vous prie de donner communication au gouvernement prussien. La démarche que vous êtes chargé de faire constituera l’invitation que le congrès a résolu d’adresser à la Prusse. »
- ↑ Dépêche confidentielle, 10 mas 1856. — « L’extrait du protocole pourrait être interprété dans un sens restrictif et donner lieu à penser que la Prusse est exclusivement invitée à conclure l’acte destiné à remplacer la convention des détroits. Bien que nous n’ayons pas mission de nous en expliquer, je crois devoir toutefois ne pas vous laisser ignorer que telle n’est nullement l’intention, qu’il sera remis aux représentans de la Prusse immédiatement copie de tous les protocoles des séances qui auront précédé leur arrivée, et qu’ils seront naturellement appelés à signer le traité de paix. Je vous autorise à fixer confidentiellement le baron de Manteuffel sur le sens de la décision prise par le Congrès. »
- ↑ La France et sa politique extérieure en 1867, page 32.
- ↑ Il est enterré au cimetière Montparnasse.
- ↑ Geffken, Zur Geschichte des orientalischen Kriegs 1853-1856. Les renseignemens donné par l’auteur sur ces entretiens méritent créances, car il était lié avec le duc de Saxe-Cobourg et en étroites relations avec le prince de Hohenzollern. Le docteur Geffken a représenté jadis les villes hanséatiques à Berlin et à Londres. Adversaire passionné et militant de M. de Bismarck, dont il réprouvait la politique violente et anti-libérale, il dut quitter le service après Sadowa. Dans des articles, qui ont fait sensation en Allemagne, il a prévu, dès l’origine du Kulturkampf, que le prince de Bismarck serait forcé d’aller à Canossa.
- ↑ Correspondance diplomatique de M. de Bismarck, traduite et précédée d’une introduction par M. Funck-Brentano.
- ↑ M. Frédéric Masson, le Cardinal de Bernis.