La Prusse et la nouvelle Allemagne

La Prusse et la nouvelle Allemagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 491-506).
LA PRUSSE
ET
LA NOUVELLE ALLEMAGNE
LETTRE A M. A. FORCADE[1].

Monsieur,

J’ai sous les yeux votre chronique du mois dernier. Le sujet principal en est la dernière guerre allemande et la transformation de l’Allemagne. Dans quelle mesure ces grands événemens répondent-ils aux intérêts de l’Europe en général et à ceux de la France en particulier ? Telle est la question que vous posez. Le résultat de vos réflexions est conditionnel. Avec une haute intelligence et une pleine impartialité, vous reconnaissez le droit du peuple allemand de se donner une nouvelle constitution qui lui assure l’unité ; mais vous vous demandez si l’agrandissement actuel de la Prusse porte réellement en soi un tel caractère, s’il est vraiment un produit de la volonté nationale et du progrès historique, ou s’il n’est au contraire que l’œuvre fortuite d’une ambition dynastique et personnelle. Ce qui, dans le premier cas, serait justifié et bienfaisant, devrait être considéré, dans le second cas, comme inquiétant, comme périlleux peut-être pour la France et pour l’Europe. « La victoire de la Prusse, dites-vous, pose le problème de la façon la plus nette et la plus redoutable. »

En prenant la liberté de vous adresser quelques remarques, ce n’est pas une réfutation que j’ai en vue, c’est une simple explication. Je ne prendrais pas sur moi de critiquer un jugement français sur des intérêts français ; mais quand le jugement dépend de la question de savoir si certaines aspirations se réalisent sur le sol germanique, vous permettez à un observateur allemand de prendre la parole pour donner sur les affaires de son pays quelques éclaircissemens consciencieux.

Et d’abord de quoi s’agit-il ? Quel est le but que s’efforcent d’atteindre la Prusse et ses adhérens allemands ? Les traités de Nikolsburg et de Prague donnent à ces questions une réponse précise. La Prusse reconnaît l’intégrité du territoire autrichien, en échange de quoi l’Autriche lui reconnaît le droit de régir l’Allemagne du nord, soit par la voie d’annexion soit par une constitution fédérale, et de chercher à constituer par des traités particuliers avec l’Allemagne du midi une union nationale ayant des liens plus lâches. Un pareil résultat diffère essentiellement des systèmes qui avaient été proposés depuis 1848 par les libéraux pour la réforme de la confédération germanique. il n’a rien à faire avec les souvenirs romantiques à la gloire des anciens empereurs, avec les plans radicaux du parti démocratique de 1848, avec l’empire aux 70 millions rêvé par les partisans de l’Autriche. De tout cela, il n’est aujourd’hui nullement question. On est devenu plus modeste, plus pratique, plus prudent. On a appris qu’il ne suffit pas, pour constituer un grand empire, de rédiger une série de paragraphes de constitution fort innocens. On a vu, précisément par l’exemple de l’Autriche, qu’un grand amas d’élémens disparates et contradictoires ne garantit ni la force ni la sécurité. On ne songe plus qu’à s’affermir ; on fortifie le pouvoir de l’état, dirigeant de telle sorte qu’il puisse en toute occasion étouffer une malveillance rebelle. On n’attire dans le nouvel état fédératif que des princes sur la bonne volonté desquels on puisse compter. Les états plus éloignés du sud ne restent attachés au nord que par le Zollverein et par des traités conformes au droit des gens. Après avoir élevé souvent des protestations dédaigneuses contre la cupidité de la Prusse, ils en sont dès aujourd’hui à craindre qu’on ne les annexe pas ; mais on laisse à l’avenir ces soins-là, on ne fait qu’unir ce qui semble prêt à rester uni. Ainsi s’offrent à la Prusse nouvelle d’abord un territoire continu de près de 24.millions d’habitans, puis les territoires, de la confédération de l’Allemagne du nord, avec 5 millions, indépendamment des états membres du Zollverein dans l’Allemagne méridionale, qui représentent environ 9 millions. Ces derniers ne peuvent pas encore être comptés au nombre des élémens de la puissance militaire de la Prusse ; mais on voit qu’alors même que l’avenir apporterait une alliance plus intime avec eux, le chiffre total ne monterait pas au-delà de 38 millions, chiffre qui représente la population de la France, entièrement centralisée. Qu’un tel chiffre atteint par l’Allemagne ait paru aux yeux des hommes d’état français constituer un danger pour leur pays, c’est à quoi ne m’avait pas préparé tout l’orgueil national dont je suis capable. Leur sentiment national à eux-mêmes se serait-il abaissé jusqu’à leur faire voir un péril dans le voisinage d’un peuple égalant en nombre leur nation ? ou bien serait-il si maladroitement surexcité que la saine vigueur d’un peuple voisin leur parût inconciliable avec l’honneur de leur pays ?

Il est vrai qu’ils ne se placent pas à ce point de vue. Leurs motifs sont plus sérieux et plus graves. Ils invoquent avant tout les précédens historiques dont l’interprétation ne leur semble pas favorable au nouvel ordre de choses en Allemagne. Ils rappellent la politique traditionnelle par laquelle la France a depuis trois siècles édifié son indépendance et sa grandeur, et ils remarquent avec beaucoup de raison que la « pensée immuable » de cette politique a été de s’opposer à l’ambition de la maison de Habsbourg. Depuis les guerres de François Ier contre Charles-Quint, la France a tout fait, disent-ils, pour empêcher l’Autriche d’étendre sa domination sur toute l’Allemagne, et elle s’est bien trouvée pour elle-même de cette politique. Conséquemment ne serait-il pas imprudent de laisser aujourd’hui la Prusse étendre à son tour une pareille domination ?

Ce raisonnement repose, si je ne me trompe, sur une confusion de choses très diverses, confusion souvent commise, il est vrai, en Allemagne même par d’excellens patriotes. On croit, parce que Charles-Quint, entre autres dignités, possédait celle de souverain allemand, qu’on peut considérer en lui le type et le représentant de la nationalité allemande au même titre que François Ier, par exemple, l’était de la nationalité française. Rien ne répond moins à la réalité. Charles-Quint était empereur romain, roi d’Espagne, souverain de Naples, de Milan, d’Amérique. Il était, à la vérité, de famille germanique et duc de l’Autriche allemande ; mais sa langue maternelle n’était pas l’allemand : c’était le français ; ses idées n’étaient pas allemandes, mais espagnoles ; ses ministres dirigeans n’étaient pas Allemands, mais Bourguignons, Espagnols, Italiens ; puis, quand il pensa le temps venu d’être le maître, non pas seulement de nom, mais de fait, c’est avec une armée hispano-italienne qu’il soumit les pays allemands. En un mot, il fut le représentant suprême non pas certes de l’unité nationale, mais de cette domination universelle théocratique du moyen âge, de cet imperium urbis et orbis qui faisait de ceux qui en étaient revêtus les ennemis de la liberté des individus et des peuples dans toutes les parties du monde au même titre. Envers les rois de France mettant obstacle a ce système pour défendre la liberté de la patrie, les Allemands non moins que les Français ont été reconnaissans, et cette politique a profité justement à la France, qui représentait ainsi le droit naturel et réel de l’indépendance nationale contre un despotisme mystique et une ambition universelle. Aussi longtemps que la France a observé cette ligne de conduite, elle s’est glorieusement accrue ; mais lorsque ses souverains, comme il est arrivé sous Louis XIV et Napoléon Ier, ont pour leur propre compte aspiré à la domination universelle, ils ont attiré sur leurs peuples, à la suite de brillans triomphes, les catastrophes de Malplaquet et de la Bérézina. Le principe de l’indépendance nationale contre la doctrine de la conquête universelle, voilà la vraie politique traditionnelle de la France, la politique pratique et glorieuse. Est-ce donc aujourd’hui, quand ce principe est plus énergiquement que jamais affirmé par son gouvernement, est-ce aujourd’hui que la France voudrait empêcher la nationalité allemande de se constituer ? Est-ce aujourd’hui qu’elle méconnaîtrait le droit d’une nation de régler ses propres destinées, et qu’elle voudrait reculer ainsi, par une sorte de suicide, jusqu’à imiter Louis XIV ?

Il est vrai que l’empereur François-Joseph d’Autriche n’est pas aussi fort que son puissant ancêtre Charles-Quint, il s’en faut de beaucoup : Frédéric II et Napoléon Ier, les armes de la France en 1859 et les armes prussiennes en 1866 y ont mis bon ordre ; mais la tradition politique de l’empereur d’Autriche actuel n’est pas autre que celle des empereurs d’Autriche du moyen âge. Comme la vieille maison de Habsbourg, la moderne Autriche est la négation vivante du droit national. A l’intérieur, elle a un pied sur la Bohême slave et l’autre pied sur les Magyars hongrois ; au dehors, elle a cherché depuis les traités de 1815 à courber sous sa domination d’une main l’Italie, de l’autre main l’Allemagne, et l’on était à Vienne si naïvement pénétré de la conviction de ce droit éternel au despotisme, que toute tentative de réforme y était considérée comme un attentat public contre lequel on n’imaginait que l’anéantissement par la proscription. Lorsqu’en 1850 la Prusse souhaita d’améliorer la constitution allemande, le ministre prince Schwarzenberg s’écriait à Vienne : « Il faut avilir la Prusse pour la démolir. » Lorsqu’en 1859 Napoléon III rappela l’indépendance que les traités assuraient à l’Italie centrale, ce fut encore un ministre autrichien qui déclara que le but réel de la guerre de la part de l’Autriche était le renversement de Napoléon III et le rétablissement de Henri V. « C’est ce que nous voulons, disait-il, ni plus, ni moins. » Il n’a manqué qu’une chose, comme on sait bien, la force suffisante, pour exécuter cette furieuse sentence ; mais la ferme volonté ne manquait pas de traiter Prusse et France au XIXe siècle comme Charles-Quint avait traité au XVIe les protestans allemands et le roi François Ier. En vain les temps sont changés : la voix de la liberté et du droit parle aujourd’hui dans tous les cœurs, la force du sentiment national est vivante dans toute l’Europe, tout s’est renouvelé ; seule, la politique des hommes d’état de Vienne est restée immuable.

En France, tout le monde à peu près sait ce qu’il en a coûté à l’Italie d’avoir été soumise à la domination de l’Autriche, et la grande majorité des Français a salué avec une réelle sympathie l’émancipation italienne. L’oppression que subissait l’Allemagne n’a pas paru si dure ; aux yeux de l’étranger du moins, les conséquences n’ont pas apparu là aussi évidentes qu’au pied de l’Apennin. Le protestantisme avait été préservé dans toute une moitié de la nation ; le progrès de la Prusse opposait à l’ambition des Habsbourg de fortes barrières ; une importante littérature nationale s’était élevée à laquelle l’Autriche ne prenait aucune part, mais qu’elle était impuissante à étouffer. Et pourtant, si l’Autriche n’était plus assez puissante pour opérer une conquête immédiate de l’Allemagne, elle possédait assez de force encore pour empêcher son développement national et pour assurer de la sorte à ses propres tendances une influence dominatrice. L’Autriche n’a pas procédé chez nous en conquérante, comme en Italie, mais elle s’est réglée sur l’ancienne maxime divide et impera. Elle a su semer dans Berlin la défiance entre le roi et le peuple, et si, trente années durant, le parti réactionnaire a eu la haute main à la cour de Prusse, ç’a été son ouvrage. C’est elle qui a garanti à nos petits princes leur souveraine toute puissance à l’égard de leurs sujets en les affranchissant de leurs obligations nationales. De la sorte elle était sûre de leur parfaite soumission dans toutes les affaires allemandes. C’était là, à vrai dire, toute la signification pratique des traités de 1815, et vous imaginez donc aisément quels échos la parole d’Auxerre : « je déteste les traités de 1815 » a dû rencontrer sur le sol allemand. Combien de fois n’a-t-on pas entendu Français et Anglais déclarer que, pour eux, la constitution fédérale allemande était un inintelligible chaos ! Il est naturel en effet que l’inintelligent soit inintelligible. Que diriez-vous à Paris d’une constitution qui donnerait en France au marquis de Carabas ou au roi d’Yvetot le droit d’empêcher tout changement légal, qui concéderait au maire de Bordeaux ou au préfet de Lyon la puissance d’arrêter tout changement dans le tarif des douanes, qui reconnaîtrait aux rois de Belgique et d’Espagne le pouvoir de rendre impossible l’établissement d’une nouvelle forteresse ? Nous n’avions pas moins, nous autres Allemands, de trente rois d’Yvetot à qui, sous la protection de l’Autriche, la constitution fédérale assurait ces monstrueux pouvoirs. Oui, jusqu’aux changemens des dernières, années, les rois de Danemark et de Hollande, en leur qualité de souverains du Holstein et du Limbourg, avaient le droits de s’opposer par leur veto à tout progrès national. Il est vrai que, si Prusse et Autriche étaient d’accord sur un point, ces petites cours ou ces cours étrangères n’osaient faire en général aucune opposition ; mais un tel accord, étant donnée la politique de l’Autriche, ne pouvait se réaliser que si la Prusse, abandonnant la cause de la patrie, s’était jointe à l’Autriche. Un Français, pour trouver dans l’histoire de son pays des phénomènes analogues, doit remonter jusqu’en plein XVe siècle. Rappelez-vous Louis XI, et Charles le Téméraire. Supposez que le duc de Bourgogne soit sorti vainqueur de sa lutte contre les Suisses, qu’il ait transmis tous ses états, y compris Bourgogne et Lorraine, à son gendre Maximilien d’Autriche, et qu’à celui-ci Charles-Quint ait succédé avec toute cette puissance : si vous vous représentez la situation faite à François Ier par de telles suppositions, vous avez à peu près l’image de la situation de la Prusse dans la confédération allemande présidée par l’Autriche. La nation française aurait-elle supporté pendant cinquante années de telles conditions ?

Eh bien ! la nation allemande a eu cette patience, peut-être parce qu’elle a le sang plus calme que la nation française, mais surtout, il faut le dire, parce que malheureusement elle était accoutumée depuis des siècles à un état de démembrement et d’anarchie, parce que la longue existence de ces petites cours germaniques avait développé une multitude d’intérêts égoïstes dans le sens du vieux système. — Quand la nation allemande demandait la liberté de la presse, on lui déclarait que l’Autriche ne pourrait pas la supporter, et en bons confédérés que nous étions, il nous fallait y renoncer nous-mêmes. S’agissait-il d’une réforme de l’armée fédérale (de cette même armée fédérale qui a récemment cueilli les tristes lauriers du prince Charles de Bavière et du prince Alexandre de Hesse), on opposait la maxime que dans aucun cas la réforme ne devait porter atteinte à la souveraineté des trente roitelets, car l’Autriche n’avait-elle pas besoin, pour son influence, que ces souverains-là restassent indépendans ? La nation saluait-elle avec enthousiasme les premiers commencemens d’une flotte allemande dans la Baltique et dans la Mer du Nord, l’Autriche et la diète se hâtaient de faire vendre à l’encan les bâtimens de cette jeune marine qui n’avait pas deux années de vie, mais dont le développement aurait pu profiter en quelque chose à la Prusse, cette rivale détestée. Quand les chemins de fer apportèrent aux relations européennes une extension imprévue, — sur tous les points de l’Allemagne les frontières des petits états ou les caprices des petits princes créèrent d’innombrables obstacles. Ici on voulait que la voie eût une largeur différente de celle des voisins, et on rendait ainsi le transit des wagons impossible ; là il fallait qu’une voie ferrée fît un long détour pour ne pas couper le parc du château princier, ou bien, plusieurs états construisant en commun, chacun d’eux rejetait le papier-monnaie de l’autre ; certains petits princes refusaient, eux, tout consentement, et il fallait que la voie ferrée s’arrêtât à leur frontière. Pendant près d’un demi-siècle, Nassau et Darmstadt imposèrent la navigation du Rhin, Mecklenbourg et Hanovre celle de l’Elbe ; toutes les réclamations de la Prusse, de la France, de la Hollande, restèrent inutiles : la constitution fédérale ne donnait aucun moyen d’imposer des bornes à l’avidité fiscale de ces petits états. La France, pendant la nuit du 4 août 1789, s’est débarrassée de ses douanes intérieures ; mais chez nous l’Autriche, sur ce terrain comme sur les autres, a défendu la cause du morcellement et de l’isolement et il a fallu, pour atteindre le but, que la Prusse luttât sans interruption pendant dix ans. Le traité de commerce avec la France a été retardé de plus de deux années, au grand détriment de notre population industrielle et commerçante, parce que l’Autriche, comme naguère dans la question de la liberté de la presse, déclara qu’elle ne pourrait supporter l’abaissement des tarifs. Les petits souverains appuyèrent son dire, et il fallut que l’Allemagne restât sous le joug de l’ancien système. Vint ensuite notre traité de commerce avec l’Italie : il eut un sort semblable, car l’Autriche fit à peu près un casus belli d’une pensée quelconque de relations commerciales avec ces Italiens qui s’étaient permis de chasser de Florence et de Modène deux archiducs !

Vous accorderez assurément, monsieur, qu’un tel état de choses, pour une grande nation civilisée, devenait intolérable. Il y fallait, n’est-ce pas ? remédier à tout prix, sous peine de conserver au milieu même de l’Europe une cause perpétuelle de trouble. L’histoire de la confédération germanique n’est que l’histoire d’une perpétuelle maladie, avec une suite de convulsions et de crises violentes ou cachées. A peine la constitution fédérale est-elle fondée, en 1815, commence le malaise intérieur, et les libéraux d’alors invoquent déjà l’unité allemande. En 1819, le prince de Metternich, en suscitant le fantôme d’une prétendue révolution démocratique, réussit à gagner le roi de Prusse au système conservateur de la cour de Vienne, et ainsi, appuyé sur la Prusse elle-même, il triomphe de nos unitaires. La même chose se reproduisit en 1833, car, en dépit de toutes les mesures de police, un profond mécontentement survivait dans la nation, et la secousse de juillet 1830 avait suffi pour provoquer de violentes convulsions dans une moitié de l’Allemagne. Encore une fois la Prusse se laissa entraîner, effrayée qu’elle était par les tendances républicaines des chefs du mouvement, à faire cause commune avec Vienne et Francfort ; mais à peine Frédéric-Guillaume IV était-il monté sur le trône, en 1840, que la situation changea. Malgré ses tendances conservatrices et féodales, ce prince intelligent comprit tout d’abord qu’il fallait changer l’état des choses, si l’on voulait éviter la ruine et de la Prusse et de l’Allemagne. Ses projets de réforme, qui marquaient des intentions bonnes et modérées, furent accueillis à Vienne avec une mauvaise humeur mal déguisée, et, avant qu’il eût réussi à secouer l’apathie du vieux prince de Metternich, l’orage de 1848 éclata. Il n’y avait d’ailleurs en Allemagne aucun des fermens qui d’ordinaire enfantent les grandes révolutions, point de famine dans les campagnes, point de dénis de justice envers les populations, point d’oppression religieuse ; mais partout on s’élevait contre l’insuffisance de la constitution fédérale, et de partout, avec une rare unanimité, le mot d’ordre fut d’invoquer un parlement germanique. On sait comment la tentative échoua. Le parlement, emporté par son zèle démocratique et doctrinaire, ne sut pas s’entendre avec le roi de Prusse. Frédéric-Guillaume refusa la couronne impériale et fit ensuite l’essai d’un système modéré de réforme ; mais pendant ce temps l’Autriche avait subjugué les rebelles de Vienne et de Hongrie : elle posta son armée sur la frontière hongroise et arracha au roi de Prusse, ami de la paix, une renonciation à tout changement de la constitution fédérale. Ce n’étaient que quelques instans de répit dans une situation intolérable. Le désaccord des deux puissances éclata dès 1854 à l’occasion de la guerre de Crimée ; l’ébranlement de la guerre d’Italie de 1859 suscita le National Verein, qui commença tout aussitôt une vive agitation en faveur du nouveau parlement et de l’hégémonie prussienne. En 1861, M. de Beust, le ministre de Saxe, alla jusqu’à dire que la constitution fédérale, telle qu’elle avait subsisté jusque-là, était hors d’usage. En 1862, l’empereur François-Joseph alla plus loin, en déclarant devant la réunion de princes qui siégeait à Francfort que c’était le chaos. Malheureusement les offres étaient de telle nature que le ministre de Bade, M. de Roggenbach, dit officiellement que cela s’appelait « donner à la nation une pierre au lieu de pain. » Une réunion des députés allemands, aussi bien que le ministre de Prusse, M. de Bismark, déclinèrent en même temps d’une manière décisive le projet de réforme impériale. Lorsque dans les mêmes années la Prusse offrit de son côté une organisation meilleure de l’armée fédérale avec la convocation d’un parlement, le dédain recommença comme en 1850 à Vienne et à Francfort, à Munich et à Dresde ; dès l’année 1863, l’irritation était à son comble, et le débat qui survint à propos du Slesvig-Holstein fut non pas la cause, mais l’occasion fortuite de l’explosion qui suivit.

Vous voyez que pendant cinquante années la question allemande n’a pas cessé un moment de s’affirmer. Lorsqu’aujourd’hui on parle d’arbitraire et d’ambition dans la manière de traiter cette grande affaire, l’histoire répond que l’arbitraire et l’ambition datent de 1815, et ont alors imposé à l’Allemagne un état de choses impossible ; la destruction de cet état de choses n’a été l’œuvre ni du hasard ni de convoitises individuelles ; c’est un résultat de nécessités nationales. L’intérêt bien entendu des nations voisines de l’Allemagne et de l’Europe entière est de voir disparaître un tel foyer de perpétuel malaise et de révolution.

Ce n’est pas vous, monsieur, qui dédaignez et comptez pour rien ces vœux de l’Allemagne. Après avoir exprimé, il est vrai, quelques doutes, vous acceptez finalement comme conciliable avec les intérêts de la France l’achèvement de l’unité allemande, mais cela sous une expresse condition. « Nous voulons croire, dites-vous, à la modération qu’on prête à la Prusse ; nous estimons le peuple prussien, et nous assisterons sans chagrin à sa fortune, s’il consolide par une franche liberté intérieure les conquêtes qu’il doit aux armes ; mais si son succès n’était que le succès d’une dynastie et d’une cour, si ses ressources accrues ne devaient être que l’instrument d’un pouvoir arbitraire, on serait bien obligé de se tenir en défiance et en éveil. » Rien de plus juste que votre réserve ; tout dépend de cette question, si la nouvelle Allemagne veut s’abandonner à l’ambition des armes ou se livrer aux travaux de la paix, si elle est le commode instrument d’un souverain qui veut conquérir ou bien le sol fécond de la liberté. Cependant vous avez, ce me semble, répondu vous-même à cette question quand vous avez dit : « Derrière le gouvernement prussien, et quelles que soient les défectuosités constitutionnelles de ce gouvernement, il y a un vrai peuple moderne. On sent bien là une nation fécondée par les travaux intellectuels et par les travaux matériels d’une industrie avancée, assouplie à une savante discipline militaire, et sachant appliquer jusqu’à son armement quelque chose de la précision scientifique. Il faut rendre justice à cette armée recrutée de soldats qui savent lire, et dont le plus grand nombre venait à peine de quitter les travaux de la vie civile. » Il est impossible, monsieur, de mieux exprimer que vous ne l’avez fait dans ces lignes ce qui est la réalité ; mais il me paraît que voilà notre question résolue. Oui, dans le fait, le peuple prussien est un peuple « vraiment moderne ; » or l’esprit moderne n’est-il pas dans son essence l’ennemi déclaré de l’esprit de guerre et de conquête ? L’esprit moderne n’a-t-il pas horreur des sacrifices et des calamités infinies qu’entraîne toute guerre ; n’ayant pas pour but l’unique défense nationale ? Cet esprit moderne n’est pas autrement fait en Allemagne que partout ailleurs ; au contraire le cours de notre histoire le montre s’appliquant chez nous avec une double intensité aux travaux de l’intelligence et de la paix. Notre unité nationale a eu pour première ennemie la passion des conquêtes, qui a entraîné les revers de nos anciens empereurs. Le premier pas vers le réveil de notre conscience nationale a été non point un sanglant triomphe de guerre, mais bien la création d’une grande littérature moderne. Ce que nos empereurs ont détruit, nos poètes et nos philosophes ont commencé de le réédifier, et ce travail du siècle précédent, ce siècle-ci l’a continué par d’analogues tendances. Pendant que la diète fédérale semblait éterniser notre morcellement, le progrès d’une jeune industrie rapprochait toujours plus intimement nos provinces. Notre littérature avait marqué la première étape sur la voie de notre unité nationale ; pour seconde étape, nous avons eu le Zollverein. A mesure que sur ce terrain le parti politique des unitaires allemands se constituait avec plus de solidité, ce même parti se débarrassait plus franchement de toutes les tendances de notre moyen âge. Ceux qui réclament pour eux-mêmes le droit de l’unité nationale ne peuvent avoir dans la pensée de disputer ce même droit aux autres. N’avons-nous pas été accusés et honnis par les partisans de l’Autriche pour avoir salué avec sympathie la délivrance de la Lombardie et souhaité l’alliance naturelle entre l’Italie et l’Allemagne ? Or le gouvernement prussien, qui a désormais pris en main les efforts du parti unitaire, ne montre pas d’autres intentions que celles que je viens de dire. En dépit de sa complète victoire, il n’a pas convoité une seule parcelle du territoire autrichien. Les territoires polonais qu’il a acquis pendant le dernier siècle lui paraissent un enrichissement fort douteux ; il est loin de souhaiter un accroissement de ses possessions slaves. S’il a mis fin avec une grande décision à la domination danoise dans les duchés de l’Elbe, il ne s’en est pas moins montré fort disposé, dans le traité de Nikolsburg, à rendre au Danemark, s’il le souhaite, les districts de la frontière nord du Slesvig dont les habitans parlent danois. La nation allemande ne demande rien aux autres nations, elle veut seulement avoir la libre disposition de ses propres affaires. Elle décline les réclamations étrangères au moment où elle fait plier sous la loi du bien public ses petits souverains, et elle a le droit d’agir ainsi, parce qu’elle sait bien que le développement de son bien-être ne fait de tort à aucun de ses voisins. Ce ne sera pas un dommage pour la France si désormais nul épisode intérieur de l’histoire d’Allemagne ne donne la tentation à quelque futur hôte des Tuileries de « brûler le Palatinat ; » mais ce sera un grand profit, même pour la France, si l’achèvement de notre réforme intérieure nous met en état de faire monter notre importation française de 200 à 400 ou 600 millions. Sans doute notre unité nous rendra plus forts et plus propres à la guerre qu’auparavant, mais elle servira en même temps les plus graves intérêts du commerce, de l’industrie, de la civilisation, et détournera les esprits des voies de la guerre vers celles de la paix et de la liberté. La devise d’Olivier Cromwell est celle de l’Allemagne d’aujourd’hui : pax quœritur bello.

Jetez un regard sur les institutions par lesquelles l’Allemagne a préparé ses guerres ; chaque détail vous révélera cette pensée, que la paix est le but de l’existence nationale, et que la guerre n’est justifiable que comme un inévitable moyen assurer la paix. La constitution militaire de la Prusse repose sur ces deux principes : que tout citoyen doit le service de la landwehr et que tout citoyen doit venir aux écoles. Parmi les 600,000 hommes qui en ce moment sont sous les armes, il y en a à peine 20,000 qui n’ont pas reçu l’instruction des écoles primaires ; tous les autres en savent assez pour lire chaque jour, en temps de paix, leur journal, — pour s’enquérir, s’ils sont cultivateurs, des services que rend la chimie à l’agriculture, — pour suivre chaque semaine dans les villes, s’ils sont artisans, des entretiens scientifiques. Environ 80,000 de ces soldats, — abstraction faite des officiers et sous-officiers, — ont suivi les études des gymnases, des universités ou des écoles polytechniques. Ces hommes appartiennent à toutes les professions : ils sont fonctionnaires, savans, médecins, commerçans, fabricans ; la mobilisation de l’armée les arrache d’un coup à leur activité féconde pour les jeter au milieu des dangers. Chacun d’eux est prêt à exposer sa vie pour la défense de la patrie ; mais chacun d’eux aspire au moment de la paix et est fort exempt, je vous assure, de tout accès d’ambition militaire. Sur le pied de paix, la troupe de ligne compte 200,000 jeunes gens de vingt à trente ans, qui font dans les régimens une école de trois années, après lesquelles ils rentrent dans la vie civile suffisamment exercés en vue de nécessités nouvelles, mais aussi très pénétrés du souhait de ne se voir éloignés du champ, de la fabrique ou du cabinet par aucun semblable appel ; 12,000 soldats tout au plus dans toute l’armée se vouent par profession a cette carrière, tandis que, si je ne me trompe, ce chiffre est dix fois plus fort en France.

Voilà par quelle organisation l’armée prussienne atteint ce degré de capacité intellectuelle que vous lui reconnaissez. Il est bien clair toutefois qu’une pareille institution demande aux citoyens de terribles sacrifices. Avec une telle armée, on peut, dans un moment donné, accomplir l’incroyable ; mais ce qu’on n’obtiendrait à aucun prix d’elle, ce serait l’état de guerre en permanence, tel que le créerait une passion de conquête toute dynastique. Chez nous, la mobilisation est un fléau qui frappe sur chaque ferme, sur chaque bureau, sur chaque foyer ; il n’y a pas une seule branche de l’administration publique ni de l’industrie qui ne soit atteinte par l’appel de la landwehr. Le pays, croyez le bien, ne peut s’imposer de tels sacrifices que dans les crises suprêmes ; notre constitution militaire est incomparable pour la solide défense et pour l’énergique offensive de peu de durée ; elle est complètement incapable de servir une politique de guerre et de conquête durable. Vous recommandez au gouvernement français l’adoption de notre système militaire : je puis vous certifier qu’une telle mesure serait accueillie par l’Allemagne avec la plus grande joie, comme un gage de paix et de sécurité. Rien n’est plus répandu à l’étranger que cette maxime, que la Prusse est éminemment un état militaire. La maxime est vraie, si on entend par là que la Prusse impose à ses citoyens les plus durs sacrifices en vue de la défense du pays ; mais elle serait entièrement fausse, si on voulait dire par là que ses institutions, comme par exemple les institutions suédoises du XVIIe siècle, sont calculées en vue d’un état de guerre offensif ou permanent. Bien plus, l’histoire de notre jeune patrie montre que depuis sa création, les provinces qui la composent ont traversé des périodes de paix comme aucune époque antérieure n’en avait connu. — Le vrai fondateur de la monarchie prussienne et de son organisation militaire a été le roi Frédéric-Guillaume Ier. Il a régné de 1714 à 1740, et pendant ce long règne il a été à peine trois ans en campagne. Son successeur, le grand-Frédéric, pendant un règne de quarante-six ans, agrandit l’état par l’acquisition de trois provinces, et cependant pour onze années de guerre il a compté trente-cinq années de paix. Les deux monarques suivans, contemporains de la révolution française et du premier empire, ont, pendant cette période de bouleversement, de 1792 à 1815, porté des armes sept années. Puis vient une période de paix d’un demi-siècle, interrompue quelques mois par des petites guerres contre le Danemark en 1848 et 1864, ainsi que par la répression de l’émeute de Bade en 1849. Somme toute, vingt-cinq années de guerre en cent cinquante ans ! examinez l’histoire de la France, de la Russie, de l’Autriche : à compter depuis 1714, vous avez atteint ce chiffre avant 1789. L’état qui a su agrandir son territoire plus rapidement que tous ses autres voisins s’est montré aussi le plus disposé vers la paix entre toutes les grandes puissances de l’Europe. Le motif de ce phénomène frappant est le même qui, encore aujourd’hui, explique les résultats de la politique prussienne. L’histoire de Prusse n’est qu’en apparence une série de conquêtes dynastiques ; elle n’est autre chose en réalité que l’édification lente, normale, essentiellement défensive, de la nationalité allemande. Et ce caractère, elle continuera de le conserver. Passionnée de guerre et indomptable, elle le sera partout où il s’agira de conserver l’intégrité du sol ou de repousser des ingérences étrangères ; mais en l’absence de tout trouble extérieur elle n’aura d’aspirations que pour le travail créateur de la paix. Plus elle avancera vers l’entier accomplissement de son œuvre tout allemande, plus elle s’inspirera des tendances libérales, plus elle s’affranchira de la centralisation administrative.

Dès à présent, l’état prussien contient incomparablement plus d’élémens de self-government que l’étranger ne le saurait croire en voyant cette organisation militaire. Les villes sont administrées par des autorités issues de l’élection ; l’action du gouvernement y est limitée à un contrôle qui a principalement pour objet de protéger les contribuables contre des dépenses exagérées de la part de l’administration communale. Les fonctionnaires placés à la tête des cercles, et dont la compétence répond à celle des sous-préfets en France, sont choisis par les propriétaires fonciers de chaque cercle et proposés à la nomination du roi. Nulle affaire importante n’est par eux décidée sans l’avis d’une assemblée de notables des villes et des campagnes. Plusieurs cercles forment une province, dans laquelle une assemblée annuelle des grands et petits propriétaires fonciers a, sous sa direction immédiate, plusieurs branches de l’administration publique, et doit être consultée pour l’introduction des lois intéressant la circonscription. Si vous ajoutez qu’en aucun pays de l’Europe les fonctionnaires ecclésiastiques de toute confession ne jouissent d’une plus grande autonomie qu’en Prusse, que toutes les universités du pays sont par quelques côtés des corporations et s’administrent en partie elles-mêmes, que le roi ne nomme au grade d’officier, ni dans les troupes de ligne ni dans la landwehr, un candidat non accepté par le corps des officiers, ses futurs collègues, — vous reconnaîtrez d’innombrables germes d’une entière indépendance politique, quelque imparfaitement que la vie parlementaire se soit développée dans ce même pays. Ces germes se sont accrus à mesure que l’état a grandi. Le gouvernement a toujours su ménager le caractère particulier des provinces annexées, toute en sauvegardant la part de centralisation nécessaire. C’est un monarque aussi absolu que Frédéric II qui a conservé en grande partie et même développé dans la Silésie et la Frise orientale des institutions devenues chères aux populations. Le comte de Bismark est aujourd’hui occupé à régler sur les mêmes principes les rapports du Hanovre, de la Hesse, de Nassau avec la couronne prussienne. On doit espérer que de mêmes causes produiront de mêmes effets, et que les acquisitions de Guillaume Ier s’unifieront avec l’état aussi facilement et aussi vite que les conquêtes de Frédéric II.

Tout cela cependant, je le sais, ne répond pas encore à la principale objection, au reproche mille fois répété dans toute l’Europe que le ministère Bismark s’est montré depuis son premier jour l’adversaire le plus brutal des droits parlementaires et du système constitutionnel. Comment croire, ajoute-t-on, qu’il puisse sortir de là pour toute l’Allemagne une autre unité que celle d’un commun asservissement ? Lorsque le comte de Bismark mit sur le tapis la question allemande, tout le monde dit : Cela finira, comme le ministère Manteuffel a commencé, par une honteuse soumission à l’Autriche. — Quand il proposa le parlement allemand, l’opinion publique déclara qu’on n’y songeait pas sérieusement ; quand il proposa en vue de ce parlement le suffrage universel, on parla d’un ridicule tour de bateleur ; quand enfin la guerre commença sérieusement, il n’y eut qu’une voix dans le parti libéral pour dire que, si la Prusse était victorieuse, c’en était fait de la constitution et de la liberté, et que le triomphe sur l’Autriche amènerait à l’intérieur le coup d’état et le gouvernement du sabre. Cependant, comme vous le voyez, le contraire de ces jugemens et de ces prophéties s’est réalisé. C’était sérieusement qu’on parlait de réforme fédérale, de parlement allemand et de suffrage universel. Le roi, qui avant la guerre refusait obstinément toute concession à l’opposition libérale, a songé, au retour d’une suite de victoires sans exemple dans l’histoire de la Prusse, non pas au coup d’état, mais à la conciliation. Il a reconnu l’illégalité de l’état de choses antérieur, il a demandé au parlement un bill d’indemnité, il a promis la présentation du budget en temps légal. Le motif de cette conduite, qui a surpris beaucoup d’esprits et qui fait honneur à l’intelligence politique et au caractère du roi, c’est que, pour tout homme d’état prussien sans exception, la question de l’unité allemande est incontestablement une école de libéralisme. Il s’agit de la limitation ou de l’anéantissement de trente souverainetés dont chacune, aux yeux des légitimistes, est aussi inattaquable que celle des Hohenzollern. Il s’agit de trente cours ayant une autorité de droit divin et une nombreuse parenté princière, toute une suite de nobles hauts et bas dont les relations ont du poids à Berlin tout aussi bien qu’en aucun autre lieu d’Europe. Quiconque veut établir l’unité allemande ou seulement une fédération de l’Allemagne du nord ne peut faire autrement que de pratiquer à chaque pas une brèche dans toute cette parenté princière ou nobiliaire. Au point de vue féodal et légitimiste, il n’y a point de possibilité pour une telle réforme : elle ne peut être réalisée que par un homme d’état qui regarde la souveraineté non comme un bien de famille, mais comme une fonction publique, laquelle, comme toute autre, doit se régler sur les nécessités nationales. Rien donc de plus naturel que la sympathie du parti féodal et légitimiste en Prusse pour les petits souverains et la vieille constitution fédérale, rien de plus explicable que son penchant continuel vers l’Autriche. Ce fut ce parti qui trois fois en cinquante ans, en 1819, en 1834, en 1850, exploita la répugnance qu’inspiraient au gouvernement prussien les idées révolutionnaires pour retenir la Prusse dans la dépendance devienne et de Francfort.

C’est ce même parti qui est aujourd’hui mécontent au plus haut degré du puissant essor que la Prusse vient de prendre sous la conduite du comte de Bismark. Il maudit l’alliance avec celui qu’il appelle « le roi-voleur, » Victor-Emmanuel ; il pleure et gémit sur ce qu’il nomme la guerre fratricide contre les régimens tchèques et magyars de l’empereur d’Autriche ; il fait tous ses efforts pour ramener sur leurs trônes le pieux roi de Hanovre, l’austère électeur de Hesse, le chevaleresque duc de Nassau. Les relations de ce parti atteignent aux sphères les plus élevées ; il a des représentans dans le ministère ; la chambre des seigneurs est presque toute à lui, et le roi aussi bien que le comte de Bismark, qui représentent en face de ce parti les intérêts non douteux de l’état prussien et de la nation allemande, se trouvent plus fortement entravés par cette résistance silencieuse, mais incessante, que par leurs dissentimens avec le parti du progrès. Dans l’état de choses actuel, la cause de la liberté politique et parlementaire en Prusse et la politique allemande du comte de Bismark sont solidaires. Et ce singulier phénomène reparaît dans les territoires annexés ou alliés : les masses libérales de la population bourgeoise et industrielle se prononcent pour l’unité et pour l’alliance avec la Prusse ; les fonctionnaires, les nobles, les boutiquiers des petites résidences sont pour le rétablissement des anciens souverains et détestent la Prusse. Ainsi se dessine la position de notre gouvernement, avec des lignes très précises, sinon très simples. Comme les partisans de l’ancien ordre de choses sont très forts dans certains territoires isolés, il faudra que ça et là le gouvernement procède par des mesures énergiques. Quant au parti prussien, comme il est décidément libéral, le gouvernement devra regarder de plus en plus les institutions libérales comme le but de ses efforts. Un tel but n’est pas facile à atteindre ; il l’est d’autant moins que les libéraux n’ont pas oublié les anciens malentendus, et qu’ils sont encore bien éloignés d’une pleine réconciliation avec le ministère, qui cependant ne peut éviter une rupture ouverte avec l’ancien parti conservateur. Quel sera le résultat final, et qui osera le prédire ? Une chose est sûre, c’est que ceux qui mettent obstacle aux efforts tout allemands du comte de Bismark rendent service non pas à la cause de la liberté et de la constitution parlementaire, mais bien aux partis féodaux et légitimistes en Allemagne et en Europe. Vous, monsieur, qui vous déclarez réconcilié avec l’unité allemande, si le gouvernement prussien se voue loyalement à la cause de la liberté intérieure, vous devez, je pense, retourner la phrase. — Faites-vous des vœux pour la liberté intérieure en Prusse ? Demandez au gouvernement prussien de ne pas faiblir dans la cause allemande. Si le ministère Bismark, ce qu’à Dieu ne plaise, devait échouer dans cette question, il n’y aurait pas le moindre doute sur ce qui suivrait. Ce ne serait pas le parti du progrès ni les anciens libéraux qui hériteraient du ministère ; on aurait une réaction comme en 1850. Les admirateurs des petites cours, les adorateurs de l’Autriche prendraient le gouvernail. C’en serait fait des bons rapports entre l’Allemagne, la France et l’Italie, car ni en France ni en Italie il n’y a de dynasties légitimes aux yeux de ce parti. Une telle issue, ce me semble, ne serait favorable ni à la cause de la paix ni à celle de la liberté.

Heureusement notre avenir se présente aujourd’hui avec de meilleures apparences. A Berlin, les difficultés s’aplanissent ; la chambre des députés commence à subordonner aux intérêts de la cause allemande tous les autres vœux de la chambre haute, et le gouvernement montre, pour sa part, autant de modération que de fermeté. Il paraît indubitable que le parlement fédéral se réunira sous peu de mois. Sans doute on ne fera pas voter isolément les habitans du Hanovre, de la Hesse, du Holstein, sur leur union avec la Prusse ou bien sur la fédération de l’Allemagne du nord ; de même on ne permettra certes pas au roi de Saxe de rester le maître des troupes saxonnes, et d’entraver ainsi la constitution militaire de la confédération. Verrait-on là une violence ? Je ferais remarquer qu’il ne s’agit pas pour ces territoires d’une annexion à un pays étranger, ni de la création d’un nouvel état ; la seule question est d’organiser en vue des intérêts communs les relations des diverses provinces comprises dans les limites actuelles de l’Allemagne. Or il est bien naturel de ne laisser voter sur une pareille question que les représentans de la nation tout entière et non pas les provinces elles-mêmes. Il n’en est pas autrement en France ; ce ne sont pas les habitans d’un département qui peuvent disposer de sa condition politique, c’est le pouvoir législatif commun à tout le pays. Les Allemands du Hanovre et de la Hesse, du Holstein et de la Saxe auront à établir en commun avec les Allemands de la Prusse, dans une grande assemblée représentative, la future constitution nationale. On y verra se produire les doutes, les controverses, les haines politiques, les dissentimens des partis : tout cela ne manquera pas. Aux partisans des princes déchus, aux zélateurs des souverainetés locales se joindront les hommes qui, tout en admettant l’unité allemande, n’approuvent pas la forme sous laquelle elle se produit. Il faudra, de la part de nos gouvernans, beaucoup de patience, de sagesse et de fermeté pour atteindre en peu d’années au but ; mais, croyez-moi, ce but sera atteint parce qu’il faut qu’il en soit ainsi, ou bien que notre nation périsse. Toute dissidence sur les moyens se taira finalement devant l’évidente nécessité et devant la grandeur du but. Ce que nous devrons à l’ordre nouveau se résume en deux paroles : sécurité à l’égard de l’extérieur, libres rapports au dedans. Pour obtenir ces deux choses, il faut de grandes réformes dans toutes les parties de l’administration publique ; il faut dans tous les territoires allemands de nouvelles institutions militaires, de nouvelles lois civiles, de nouveaux règlemens douaniers et industriels. Ce sont là, des réformes presque aussi profondes que le fut la refoute de l’organisation française en 1789 ; mais une longue préparation les aura rendues plus faciles, et il est permis d’espérer que la régénération intérieure s’accomplira par la voie pacifique et parlementaire, maintenant que les armes ont fait leur œuvre en écartant l’Autriche, qui était l’obstacle absolu. Dans un cas seulement, une évolution plus rapide et toute violente serait à craindre : cette éventualité se réaliserait, si nous étions destinés à voir ce que la France a vu en 1791, l’ingérence étrangère venant ruiner notre œuvre intérieure. Ce que le peuple français subit alors fatalement, nous le subirions aussi : le sentiment national s’enflammerait dans toutes les parties de l’Allemagne, et les débats parlementaires dégénéreraient en convulsions révolutionnaires. Conservateurs et libéraux, unitaires et particularistes se réuniraient dans une lutte commune. En dépit de tous les dissentimens antérieurs, l’Allemagne du nord se joindrait à l’Allemagne du midi ; toutes les provinces en-deçà et au-delà du Mein se grouperaient sous la conduite de l’homme d’état qui les conduirait le plus vite et le plus sûrement contre l’assaillant du dehors. Tout petit souverain qui oserait alors se ranger du côté de l’étranger serait brisé avec la même patriotique fureur que mit le peuple français, en 1793, à broyer les amis et les soldats de la coalition, les prêtres de la Vendée, les émigrés de Coblentz. L’œuvre de l’unité allemande, œuvre de paix et de progrès par son essence même, œuvre d’opposition contre la politique toute de conquête des anciens empereurs germaniques, deviendrait, elle aussi, révolutionnaire et guerrière. L’Allemagne, au milieu du tumulte des armes, périrait sans nul doute ses libertés, et au lieu d’offrir une source de paix à l’Europe, elle lui deviendrait une occasion de périls. Puissent la claire vue des choses, la sagesse des gouvernemens et la modération des peuples nous préserver de telles calamités ! Pour ce qui est de nous, Allemands, nous plaçons au premier rang de nos vœux les rapports d’une sincère amitié avec la France, afin de substituer aux anciennes jalousies l’émulation dans la voie des lumières et de la production ; nous souhaitons une entente qui repose sur l’entière base d’un respect réciproque. Cela conquis, nul des deux grands pays ne troublera l’autre dans l’organisation de ses affaires intérieures, nul des deux n’inquiétera l’autre par d’égoïstes exigences à propos de son progrès national. Nos deux nations ont assez souvent montré qu’elles ne redoutant pas la guerre ; elles peuvent désormais déclarer sans crainte pour leur honneur qu’elles sont affamées de paix.


HENRI DE SYBEL.

Bonn, 5 septembre 1806.

  1. Les considérations récemment exposées par la Revue sur les événemens qui sont en train de transformer la constitution de l’Allemagne ont déterminé un ancien député prussien, M. Henri de Sybel, dont le mérite comme historien et publiciste est justement apprécié parmi nous, à nous adresser les pages que nous publions ici. C’est le caractère et la portée de la politique prussienne définis par un penseur et libéral prussien dont les opinions ont un grande poids en Allemagne. Ceux même qu’en France ne sont pas prêts à souscrire aux conclusions de M. de Sybel ne regretteront point de connaître les argumens politiques et historiques par lesquels un Allemand d’intelligence élevée explique et justifie le présent et l’avenir de la politique prussienne. Les esprits loyaux tiendront compte en tout cas à M. de Sybel, qui a consacré des études très distinguées à l’histoire de notre grande révolution, des sentiment de sympathie qu’il professe pour la France. Les idées de cet écrivain ne sont point d’ailleurs une inspiration de circonstance. Ancien adversaire de M. de Bismark, qu’il a virilement combattu pendant le conflit parlementaire, il avait exposé, il y a plusieurs années, dans un écrit sur l’Allemagne et l’empire allemand, des vues conformes à celles qu’il nous fait connaître aujourd’hui.