La Prusse et l’agitation allemande

La Prusse et l’agitation allemande
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 22 (p. 210-227).
LA PRUSSE
ET
L’AGITATION ALLEMANDE



Nous adressons ces pages aux publicistes de l’Allemagne, c’est-à-dire aux écrivains de la presse, aux députés des chambres, aux professeurs des universités, à tous les esprits élevés qui, par la plume ou par la parole, peuvent exercer une action, à quelque degré que ce soit, sur les sentimens publics. Les intrigues de l’Autriche et les déclamations de ses agens embrouillent à plaisir une question posée par la politique et l’histoire avec une précision lumineuse. Il n’est que trop facile de réveiller les défiances et de rallumer les vieilles haines des peuples germaniques; nous voudrions rappeler l’Allemagne à elle-même. Que ceux qui veulent la tromper pour l’asservir un jour exploitent perfidement les généreuses passions d’un autre âge, c’est le rôle qui leur convient; nous croyons mieux servir les intérêts de l’Allemagne en faisant appel à sa raison, à sa justice, en invoquant la dignité intellectuelle et morale d’une grande race.

Un poète allemand de ce siècle, dans un accès de colère, a prononcé un jour ces injurieuses paroles : « Les Allemands, depuis 1813, font grand bruit de leur patriotisme ; ils le vantent et l’étaient à tout propos. Savez-vous ce que c’est que le patriotisme des Allemands? C’est la haine de la France. Retranchez-en cette haine, il ne reste plus rien. » Ce jugement est faux, j’en atteste le travail d’idées accompli depuis quarante ans au sein des lettres germaniques. Le patriotisme allemand aujourd’hui n’est plus cette effervescence bizarre qui suivit le vigoureux élan de 1813 ; ce n’est plus cette haine de la France mêlée de superstitions teutoniques, de réminiscences du moyen âge, qui se déploya de 1815 à 1830, et servit à souhait la réaction de l’ancien régime. À cette Allemagne, dont le patriotisme semblait une fantaisie archéologique, à cette Allemagne si peu sûre d’elle-même, et qui avait besoin de haïr pour avoir conscience de son être, a succédé une Allemagne virile qui comprend son siècle et veut y jouer un rôle. Son patriotisme n’est composé ni de fantaisies archéologiques ni de haines surannées; ce qui en fait le fond, c’est un sentiment juste et fier de ce que vaut la race allemande, des principes qu’elle représente dans le monde, des services qu’elle peut rendre à la culture du genre humain. Or que fait l’Autriche en ce moment? Elle veut ramener l’Allemagne au patriotisme teutonique, sous le masque duquel une réaction funeste fit si bien son chemin après 1815. Pour moi, si les études que j’ai consacrées à l’Allemagne, si les sympathies que je lui ai témoignées au nom de l’esprit français avaient pu m’acquérir en ce pays quelque autorité morale, c’est maintenant surtout que je serais heureux d’en faire usage. Un grand danger menace l’Allemagne, non pas celui qu’elle imagine, et qui lui arrache des cris de fureur; le danger qui la menace, c’est l’asservissement à la politique autrichienne. L’Allemagne veut-elle encore s’appartenir? Désire-t-elle maintenir les conquêtes libérales qui lui ont coûté tant d’efforts? Ou bien préfère-t-elle être ramenée au régime que flagella pendant quinze ans la généreuse ironie de Louis Boerne? Toute la question est là.

Je ne sais s’il est temps encore de faire appel à la raison de nos voisins. Au moment où je trace ces lignes, l’agitation des états secondaires est devenue une sorte de fureur. Des publicistes dans les journaux, des députés à la tribune, des ministres dans les conseils des souverains, des souverains même dans les assemblées nationales, semblent rivaliser à qui poussera plus fort des hourras belliqueux. La Gazette d’Augsbourg publie par avance des proclamations de guerre et des bulletins de victoire. « Qu’attendons-nous? » s’écrie-t-elle, et déjà elle croit voir les armées allemandes sous les murs de Paris. De toutes parts il pleut des brochures d’où s’échappe un seul cri : Aux armes! La Prusse, qui avait résisté longtemps à ces passions tumultueuses, semble céder à son tour; elle prononce des paroles à double sens et mobilise une partie de la landwehr. Le temps presse : chaque jour, chaque heure, peut amener des complications irréparables. Adressons du moins, tant qu’un espoir nous reste, adressons une parole fraternelle aux esprits libéraux de l’Allemagne, et si cet appel doit être le dernier, qu’il ne laisse nulle place à l’équivoque, nul prétexte aux malentendus.

Nous ne discutons pas avec les journaux de l’Autriche, nous n’écrivons pas davantage pour leurs alliés d’Augsbourg, de Munich et de Francfort. A quoi bon une discussion, quand il y a un parti-pris? Pour les journaux inféodés à la cause autrichienne, la guerre avec la France est déjà commencée; ils ne raisonnent pas, ils se battent. Nous discutons avec les publicistes animés d’inspirations libérales, avec ceux qui, hostiles d’abord aux prétentions et aux intrigues de Vienne, paraissent se laisser entraîner aujourd’hui dans le mouvement teutonique. C’est là qu’est le danger, c’est là aussi que la controverse est possible. Si la Prusse, au lieu de maintenir son ascendant sur l’Allemagne, se laisse dominer par une agitation aveugle, c’en est fait de la paix du monde : une guerre toute locale va devenir une guerre européenne; une lutte très nettement définie va devenir une lutte confuse, sans raison, sans principes, une lutte funeste, dont les conséquences sont impossibles à prévoir, et au début de laquelle il faudra jeter le cri des révolutions : Jacta est alea ! Quand on songe à la responsabilité qui pèse en ce moment sur la Prusse, on ne comprendrait pas que toutes ces questions n’eussent pas été examinées avec soin par les défenseurs les plus autorisés du droit commun et de la civilisation libérale. Or voici un journal prussien, un recueil très sérieux, très dévoué aux principes du progrès, qui, depuis cinq mois, examine à la lumière du droit tous les incidens de la question italienne. Je parle du Messager de la Frontière (Grenzboten), recueil littéraire et politique publié à Leipzig, mais dirigé par des écrivains de la Prusse. Chaque semaine, depuis le commencement de l’année, on a vu paraître dans ce recueil un article sans signature, portant ce simple titre : De la Frontière de Prusse (Von der preussischen Grenze), et dans cette série de pages excellentes, les événemens, résumés d’une façon précise, étaient jugés avec une parfaite indépendance. L’auteur n’était pas dupe d’un enthousiasme aveugle : il savait très bien que les intérêts de l’Allemagne sont parfaitement distincts des intérêts de l’Autriche; il donnait à la Prusse les conseils les plus sages. A coup sûr, c’était une intelligence libérale, opposée aux réactions de toute sorte, attachée aux traditions les plus hardies du pays de Luther et de Frédéric; c’était un homme qui se rappelait les polémiques de Louis Boerne, et ne voulait pas que le patriotisme servît de manteau, comme en 1815, aux entreprises de l’absolutisme autrichien : eh bien ! dans les récens numéros du Messager de la Frontière, cet écrivain si clairvoyant et si ferme est tout à coup entraîné comme les autres. Lui aussi, il jette un cri de guerre, et après avoir si vivement adjuré la Prusse de résister à l’agitation allemande, il la presse aujourd’hui d’en prendre le commandement. Pourquoi cette volte-face? Je veux essayer de le savoir. Exposer les phases diverses qu’a traversées depuis cinq mois le Messager de la Frontière, c’est faire connaître en même temps l’attitude de la Prusse; discuter ces remarquables études, c’est répondre à tous les publicistes de l’Allemagne.

Pendant le mois de janvier, au moment où la question italienne vient d’être posée devant l’Europe, où une subite émotion agite le monde, où les organes sérieux de l’opinion viennent en aide à la diplomatie pour écarter le fléau de la guerre et obtenir pacifiquement, s’il est possible, l’affranchissement de l’Italie, ces grands intérêts ne réussissent pas à troubler l’indifférence du publiciste prussien. « Pour nous, s’écrie-t-il le 21 janvier, il n’y a qu’une seule question, la question du Slesvig-Holstein; en présence d’un intérêt comme celui-là, tout autre intérêt est secondaire. » Et huit jours plus tard il ajoutait: « C’est l’Autriche, aidée de la Russie, qui nous a imposé le traité d’Olmütz, par lequel le Slesvig-Holstein a été livré au Danemark, et la Hesse-Cassel à M. Hassenpflug. Si l’Autriche espère aujourd’hui que la Prusse, dans la question italienne, voudra bien consentir à être l’aveugle instrument de sa politique, c’est tout au moins une grande naïveté. Que l’Autriche nous prouve d’abord par des faits ses sympathies allemandes, qu’elle défende avec la Prusse les droits des duchés allemands contre le Danemark, qu’elle cesse de combattre la Prusse en Allemagne par toute sorte de petites intrigues, alors il pourra se former entre la Prusse et l’Autriche une alliance fructueuse pour toutes les deux, alliance qui ne sera pas restreinte aux affaires de la confédération, mais qui s’étendra aussi à la politique extérieure. » On ne sait pas assez en France combien cette question du Slesvig-Holstein tient au cœur de l’Allemagne du nord. Voilà, je crois, un témoignage assez énergique de la passion qui la transporte. On vient d’entendre un écrivain libéral : au moment même où il défend ce qu’il croit être le droit, il s’engage à soutenir sur un autre point la violation du droit : « Aidez-nous à délivrer le Slesvig, nous vous aiderons à opprimer l’Italie. »

Si ardente qu’elle soit, cette passion germanique, elle n’empêche pas le publiciste prussien de voir clair, quand il le veut bien, dans la question italienne. Un phénomène étrange, révélé par cette discussion avec une naïveté parfaite, c’est que deux inspirations absolument opposées se disputent le cœur des Allemands du nord, tantôt une colère furieuse, aveugle, prête aux dernières iniquités, tantôt un viril sentiment du droit et de la justice. Ces deux passions se mêlent, s’entre-croisent, luttent ensemble dans le plus singulier des conflits. Laquelle des deux l’emportera? Il n’est pas facile de le deviner, quand on s’en tient aux premières pages. La colère qui anime ces curieux articles est réveillée sans cesse et de la façon la plus amère par le souvenir des humiliations que la Prusse a subies depuis dix ans, humiliations que l’auteur impute à tout le monde, à l’Autriche d’abord, à la Russie, à la France, même aux traités de 1815, au congrès de Vienne, qui a fait à la monarchie de Frédéric le Grand une position si dépendante, au pacte fédéral, qui l’a rendue presque impuissante au dedans et au dehors. Voilà des ressentimens bien tumultueux, et quand on voit l’organe de l’opinion libérale en Prusse demander si ardemment que le pacte fédéral soit déchiré, la Prusse agrandie, l’Allemagne entière reconstituée sur d’autres bases, il est permis de craindre que des passions tout à fait étrangères à la question italienne ne viennent compliquer encore les difficultés pendantes et n’empêchent la justice de se faire jour. D’un autre côté, le sentiment du droit se réveille çà et là chez le publiciste avec une vivace énergie ; l’auteur se rappelle par instans qu’il s’agit de l’indépendance du peuple italien, et bien qu’il laisse entrevoir le désir d’utiliser la guerre en faisant payer cher à l’Autriche l’alliance de la Prusse et l’appui efficace de l’Allemagne, il est manifeste pourtant que l’idée de faire cause commune avec les oppresseurs de l’Italie révolte son âme loyale. Encore une fois, lequel de ces deux sentimens triomphera de l’autre? Qui l’emportera, de la colère ou de la justice? Le résumé de cette discussion va nous l’apprendre. L’auteur écrit au jour le jour, sous le coup des événemens, sous la pression des sentimens qui agitent son pays. Avec son mélange de vérités et d’erreurs, avec ses inspirations loyales et ses contradictions fiévreuses, ce programme des esprits libéraux éclaire plus vivement que toutes les notes diplomatiques la véritable situation de la Prusse et les conséquences nécessaires du parti qu’elle va prendre.

Dès le début de l’agitation allemande du centre et du sud-ouest, dès la première explosion de ces fureurs qui soulevaient contre nous la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, les grands et petits duchés, et les enchaînaient sans conditions à la politique autrichienne, le rédacteur du Messager de la Frontière, au nom du patriotisme et du bon sens, oppose une résistance très vive à ces mouvemens aveugles du vieux teutonisme. Il ne craint pas d’attaquer le parti libéral et démocratique. Vers la fin du mois de février, M. de Lerchenfeld, chef de l’opposition dans la chambre des députés de la Bavière, avait demandé au gouvernement d’interdire l’exportation des chevaux; la proposition, assez insignifiante en elle-même, était surtout une matière à discours dirigés contre la France, un prétexte à manifestations teutoniques. La manifestation eut lieu, les discours ne manquèrent pas, et celui de M. de Lerchenfeld, pour n’en citer qu’un seul, fut applaudi comme un acte de haute politique et un chef-d’œuvre d’éloquence. Le publiciste prussien fut d’un autre avis. Voici comment il s’exprime dans le Messager de la Frontière, la mercuriale est bonne à répéter : « Nous avons lu avec une véritable stupéfaction le discours de M. de Lerchenfeld. D’abord, il est vrai, l’orateur parle de la possibilité d’éviter la guerre, si l’Allemagne entière déclare énergiquement et résolument le parti qu’elle prendra le jour où la paix sera rompue; mais bientôt voici venir des fantaisies dans le ton de la chanson du Rhin de M. Becker. La guerre, s’écrie-t-il, est inévitable, et plus elle sera longue et sanglante, plus aussi ses résultats seront grands et assurés. L’Allemagne en sortira aussi forte au dehors que puissamment unie au dedans. Certes, ce sera une guerre sanglante, et selon toute vraisemblance l’Allemagne sera seule à la soutenir. Qu’importe? elle sera seule aussi à faire la paix, et elle ne déposera pas les armes que l’ennemi ne soit complètement humilié et mis dans l’impuissance de troubler désormais la paix de l’Europe. » Voilà de grosses paroles, plus ridicules qu’effrayantes. Ce chef de l’opposition bavaroise ne s’aperçoit-il pas qu’il fait des emprunts à la fameuse proclamation du duc de Brunswick en 1792? Si ces menaces signifient quelque chose, elles signifient sans doute le démembrement de la France. Cette conformité de la proclamation du duc de Brunswick et de la harangue de M. de Lerchenfeld n’a pas échappé au Messager de la Frontière. Laissons répondre l’écrivain prussien ; ses paroles en telle matière auront plus d’autorité que les nôtres. « Lorsque le poète George Herwegh sommait le roi de Prusse de conduire son peuple à la guerre n’importe contre qui, contre la Russie ou contre la France, on se disait : C’est un jeune fou, un cerveau brûlé, et de plus un lyrique allemand; mais qui parle ici? Un homme d’état, le chef d’un puissant parti, au milieu des applaudissemens d’un corps politique, et ces paroles qui n’ont pas pour excuse la fièvre d’un moment, ces paroles méditées, réfléchies, il les jette avec un accent auprès duquel les lyriques fantaisies guerrières de George Herwegh ne paraissent plus que des soupirs modestes. Nous ne voulons pas y méconnaître au fond une inspiration noble; mais n’était-il pas possible de l’exprimer sans prendre le ton du manifeste de Brunswick? La pensée de ce discours est tellement monstrueuse (ungeheuerlich), qu’on a besoin de quelque temps de réflexion pour s’en rendre compte. Ainsi donc il nous faut entreprendre une guerre avec la France, une guerre longue, une guerre sanglante, et ne pas la terminer avant que notre adversaire n’ait été complètement abattu et réduit à l’impuissance de nuire! » M. de Lerchenfeld n’est pas sans doute aussi furieux qu’il voudrait le paraître ; il croit que ces manifestations de l’enthousiasme germanique, ces cris de colère et de haine contre la France nous donneront à réfléchir, et pourront bien empêcher la guerre d’éclater. Voilà pour quel motif l’orateur des libéraux de Munich grossit sa voix de la sorte, et c’est à cela que répond le Messager de la Frontière, lorsqu’il ajoute : « Si nous voulons loyalement le maintien de la paix, le plus mauvais de tous les moyens serait de déclarer avec fracas que l’Autriche, en toute circonstance, pour une cause juste ou une cause inique, peut compter sur notre concours. Une déclaration de cette nature aurait précisément pour effet de rendre la guerre inévitable, car l’Autriche, pour mieux nous enchaîner à elle, aurait intérêt à rejeter les propositions de la diplomatie, même les plus raisonnables. Non-seulement alors l’Allemagne serait coupable d’avoir consolidé un état de choses qui ne peut pas durer, mais elle tomberait elle-même au rang de simple province autrichienne, et assumerait en quelque sorte une charge de vassalité, sans avoir le droit d’exercer jamais aucune influence sur la politique de la maison de Habsbourg. »

Ces paroles étaient écrites au commencement du mois de mars; six semaines après, l’Autriche, ne tenant aucun compte des offres de la France, de l’intervention de la Russie, de la médiation de l’Angleterre, jetait le signal de la guerre en adressant au Piémont une sommation injurieuse. La conduite du cabinet de Vienne n’a-t-elle pas donné pleinement raison au publiciste prussien? Certes, la justesse de l’argumentation que je viens de citer a été vérifiée par les faits d’une manière assez éclatante : pendant les mois de mars et d’avril, l’agitation allemande s’était accrue de jour en jour, et l’Autriche s’était hâtée de la mettre à profit, afin de s’attacher décidément cette Allemagne des états secondaires qui flotte toujours entre les Habsbourg et les Hohenzollern. Sans doute, d’autres motifs encore ont décidé l’empereur François-Joseph à brusquer ainsi les choses; il faut bien cependant prendre note de celui-là. L’Allemagne est tourmentée du besoin d’agir; elle demande à cor et à cri un chef qui lui fasse jouer un rôle en Europe; même des publicistes libéraux, M. Kolb et M. Hermann Orges de la Gazette d’Augsbourg, celui-ci sujet du Wurtemberg, celui-là ancien officier prussien, se sont dévoués de cœur à l’Autriche, parce que de toutes les puissances allemandes l’Autriche leur paraît la mieux préparée à représenter l’Allemagne sur la scène du monde. En assumant la responsabilité de l’agression contre le Piémont et la France, l’empereur François-Joseph flattait donc les secrètes passions, les passions les plus vives des états secondaires de l’Allemagne, et enlevait pour longtemps ces états à l’influence prussienne.

L’écrivain dont je résume les études, et avec lui sans doute plus d’un publiciste de l’Allemagne du nord, avaient pourtant redoublé d’efforts pour calmer l’agitation des états secondaires. Le Messager de la Frontière emploie toutes les armes, la raison et la raillerie; il s’adresse tour à tour aux sentimens et aux intérêts; il rappelle aux Allemands les droits de la nation italienne, la sainteté de la cause qu’elle défend, les sympathies que toute âme généreuse lui doit, et il ne craint pas de souhaiter, dans l’intérêt même de l’Autriche, qu’elle renonce à dominer la péninsule. Remarquez pourtant la modération de l’écrivain : il faut certes que les passions allemandes aient été bien vives pour que des vérités si éclatantes aient dû être exprimées avec tant de ménagemens. « Jusqu’à présent, dit-il, quand il était question des Italiens, de leurs aspirations vers la liberté et l’indépendance, on pouvait blâmer l’imprudence de leurs désirs, on ne leur refusait pas du moins une sympathie cordiale. Aujourd’hui ce sentiment national, avec lequel on sympathisait naguère, est devenu tout à coup une prétention souverainement ridicule. Ce peuple qui, pendant des siècles, que dis-je? pendant un millier d’années, a été le maître de la culture européenne, on nous le peint comme un troupeau de lazzaroni, de danseurs de ballets, de Savoyards montrant des marmottes, et, si cette exaltation officielle se prolonge encore quelque temps, on verra bientôt dans le comte de Cavour un galérien échappé, un scélérat qui déjà, dans le sein de sa mère, avait commis plusieurs péchés mortels, et qui depuis lors n’a cessé d’étonner le monde par des forfaits sans nom. Quant à nous, nous ne pouvons changer si vite de sentimens et de convictions. Nous trouvons très faciles à comprendre les efforts que tentent les Italiens pour fonder un état libre et leur penchant à profiter de toutes les circonstances favorables pour atteindre ce but, et si le comte de Cavour semble jouer en ce moment un jeu téméraire, la postérité dira peut-être que ce fut un homme d’état résolu. On se moque des Italiens, ces enfans, dit-on, conduits à la lisière par des jésuites et des moines; mais ces jésuites et ces moines, qui donc les a combattus depuis des années, si ce n’est la Sardaigne? qui donc les a défendus, si ce n’est l’Autriche? Nous trouvons en outre qu’il n’y a pas le moindre intérêt pour l’Allemagne à ce que l’Autriche conserve l’hégémonie en Toscane, à Modène, dans les états de l’église, etc., et qu’il y en a un très grand au contraire à voir cesser cette hégémonie, qui nous entraîne perpétuellement dans les complications les plus funestes. Osons-le dire : ce qui pourrait arriver de plus heureux à l’Autriche, ce serait d’être déchargée de ce fardeau; alors enfin elle pourrait penser peu à peu à mettre ses finances en règle. Au surplus, pour ce dernier point, cela ne regarde que l’Autriche... » Cela ne regarde que l’Autriche! Cela regardait aussi, convenez-en, et la Toscane, et Modène, et surtout la Lombardie et la Vénétie; mais on ne s’est pas mépris sur la pensée de l’écrivain : que l’Autriche garde ou ne garde pas l’espèce de direction supérieure qu’elle s’est arrogée sur les états italiens, l’Allemagne ne doit pas s’en soucier. Voilà ce que dit le Messager de la Frontière. Tout à l’heure il en dira plus encore, lorsque, voyant la guerre sur le point d’éclater, il s’écriera : « Si nous devons être engagés dans la formidable lutte qui s’annonce, que ce soit pour un intérêt allemand. Quant à donner notre sang et notre or pour maintenir les gouvernemens italiens tels qu’ils sont constitués à présent, nous ne le voulons pas, non, ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais. »

Mais cette guerre toute locale, tout italienne, cette guerre qui ne regarde pas l’Allemagne, comme le reconnaît avec tant de bon sens et de loyauté le publiciste prussien, n’y a-t-il pas une puissance qui est tenue de s’y intéresser? Si le conflit éclate, la France est-elle libre de ne pas y prendre part? Peut-elle souffrir que les états italiens, dominés déjà par l’Autriche, deviennent de plus en plus ses vassaux? L’écrivain prussien n’est pas de cet avis. Sa haine de la France reparaît ici sous la forme la plus vive. Par instans, à la vérité, il semble que ses accusations ne s’adressent pas à la France elle-même; c’est au chef de l’état qu’il s’attaque, et le nom seul de Napoléon, réveillant tant de souvenirs douloureux pour l’Allemagne, fait éclater dans le cœur du publiciste toutes les colères de 1813. Il y a là une polémique dont le simple exposé, on le comprend sans peine, nous serait absolument impossible. Je remarque seulement que, dans les alternatives de son émotion, l’auteur se réfute lui-même d’une semaine à l’autre. Après avoir rejeté sur un seul homme en Europe la responsabilité de la guerre, il est forcé de convenir, quelques jours plus tard, que les autres familles souveraines de notre pays ont adopté aussi la cause embrassée par l’empereur des Français. Il rappelle que le duc de Chartres a pris du service dans l’armée sarde, et que le comte de Chambord, aussitôt la guerre déclarée, a quitté le sol autrichien. C’est donc la France qui est en cause, c’est la politique de la France qu’il faut justifier ou combattre; quel que fût le gouvernement de notre pays, un jour ou l’autre, les accroissemens continuels et la marche ténébreuse de l’Autriche en Italie eussent forcé la France à tirer l’épée. Le Messager de la Frontière, qui se contredit ainsi lui-même et nous fournit les moyens de le réfuter, n’est pas frappé de ce raisonnement. Il persiste à attaquer la France, à lui attribuer des pensées de derrière, comme dit Pascal, une politique intéressée, ambitieuse, perfide, le dessein manifeste d’affaiblir l’Allemagne et de se jeter sur la Prusse après avoir frappé l’Autriche. Il semble, à l’entendre, que cette guerre soit pour nous sans motifs, si elle ne cache pas une intention bien arrêtée de conquérir les provinces du Rhin. Sur ce point encore, c’est à notre adversaire qu’il faut demander la réfutation de ses paroles ; qui a mieux exposé les causes d’où est sortie pour nous, pour le Piémont, pour l’Italie tout entière, la nécessité d’une lutte décisive? Écoutez cette page lumineuse ; je l’emprunte à un passage de cette polémique où l’auteur, ne s’occupant plus de nous, compare la situation si différente de la Prusse et de l’Autriche, et développe les raisons pour lesquelles l’Allemagne doit désirer la révision des traités de 1815. Il ne plaide plus contre la France, il traite un point d’histoire contemporaine, et la vérité, qu’il repoussait tout à l’heure, s’échappe enfin de ses lèvres.

« L’Autriche doit au congrès de Vienne une position très brillante, mais périlleuse. Non-seulement son territoire s’est arrondi, mais ce territoire, tel qu’il a été constitué par les traités, lui fournit l’occasion d’étendre et de développer son influence dans tous les sens, en Italie, en Orient, en Allemagne. « Toujours disposée à soutenir les princes italiens contre les révoltes de leurs sujets, l’Autriche, par ce patronage, possède en réalité l’hégémonie dans la péninsule. Voilà le bénéfice, voici maintenant le péril; cette position brillante en Italie lui attire l’hostilité de la France, et l’engage, beaucoup plus qu’il ne serait désirable pour son intérêt, dans les réseaux de l’ultramontanisme.

« Sa position, du côté du midi et de l’orient, lui donne aussi le patronage de la Turquie, et lui promet, si une occasion favorable se présente, la proie la plus riche, la Bosnie, la Servie, la Moldavie, la Valachie. Est-il un autre état européen qui possède dans son voisinage l’espérance d’un pareil accroissement? Mais en revanche cette position si belle lui suscite un rival redoutable, et ce rival peut se promettre, dans le cas d’un grand conflit, de détacher de la monarchie autrichienne maintes parties importantes. La Galicie, la Bohême, l’Illyrie, la Hongrie elle-même, toutes ces provinces, qui n’appartiennent pas organiquement à l’Autriche, ont bien des liens secrets qui les rattachent à la Russie.

« La France et la Russie sont donc les ennemis naturels de l’Autriche, et si un traité d’alliance n’existe pas encore entre ces deux puissances, c’est que l’Autriche s’est toujours empressée d’abandonner sa résistance aux projets ambitieux de la Russie chaque fois que cette résistance pouvait amener une lutte. N’est-ce pas ce qui s’est passé en 1829? Aujourd’hui la situation a changé.

« Tournons-nous du troisième côté : l’influence de l’Autriche en Allemagne a singulièrement grandi depuis dix années. Depuis le traité d’Olmütz, l’Autriche possède en réalité l’hégémonie des princes allemands, la Prusse seule exceptée, comme elle possède l’hégémonie des princes italiens. » Voilà, en quelques lignes, une assez vive peinture de la situation de l’Autriche en Europe. Je ne sais si jamais sa force et sa faiblesse, les avantages et les périls de son rôle ont été exposés avec plus de finesse et de précision. Le mot hégémonie, qui revient si souvent dans cette discussion et qui a cours depuis longtemps dans la langue politique de l’Allemagne, est une expression grecque qui signifie le commandement, la suprématie. Dans une réunion d’états indépendans l’un de l’autre, mais associés par des intérêts communs, l’hégémonie appartient à celui qui dirige cette association, qui en est l’âme et le bras. Dire que l’hégémonie italienne appartient aux Habsbourg, c’est dire que les souverains de la péninsule ne sont ou n’étaient que les lieutenans de l’empereur d’Autriche. Or, si le publiciste du Messager de la Frontière reconnaît que l’Autriche était parvenue à posséder l’hégémonie dans la péninsule, comment peut-il soutenir en même temps que la guerre actuelle est sans motifs, et cache de secrets desseins contre l’Allemagne? Quoi! il proclame que l’adversaire naturel, nécessaire, de la domination de l’Autriche en Italie, c’est la France; il proclame que cette domination existe, que l’Autriche, par des alliances secrètes, est sortie de ses frontières, qu’elle a violé le pacte européen pour s’emparer d’une hégémonie qui ne saurait lui appartenir; il proclame tout cela, et il ne veut pas que la France se sente menacée! Voilà certes une contradiction étrange. La contradiction est double, si l’on remarque l’attitude de l’écrivain dans ce débat. Ce publiciste qui semble nous reprocher des inquiétudes sans motifs, il est irrité lui-même de voir que depuis une dizaine d’années l’hégémonie allemande appartient à l’Autriche; il proteste contre cette usurpation, il y signale une violation des traités de 1815, de ces traités qui ont fait une part trop belle à l’Autriche, une part trop petite à la Prusse; il proteste, et il s’étonne que la France, placée vis-à-vis de la dominatrice de l’Italie comme la Prusse vis-à-vis de la dominatrice de l’Allemagne, ait enfin tiré l’épée pour mettre un terme à cette usurpation et affranchir l’Italie du joug des Habsbourg!

Oublions les contradictions de l’écrivain allemand et prenons acte de ses aveux. On voit que nous avons déjà fait bien du chemin avec le publiciste du Messager de la Frontière. Il a établi d’abord, dans sa réponse à M. de Lerchenfeld, que les états allemands ne seraient plus que des provinces autrichiennes, s’ils soutenaient les yeux fermés la politique extérieure de l’Autriche; il a reconnu ensuite que cette politique était mauvaise, et il a défendu les droits de la nation italienne; il a déclaré avec force que, si l’Allemagne prenait part à cette lutte, il fallait que ce fût pour défendre un intérêt allemand et non pour soutenir les iniquités sous lesquelles gémissait l’Italie; enfin il a reconnu (dans les principes qu’il pose, sinon dans les conséquences qu’il en tire), il a reconnu que la France était naturellement intéressée et nécessairement obligée à détruire l’illégitime domination des Habsbourg dans la péninsule. Telle est, débarrassée de ses accessoires, la polémique d’un recueil sérieux, vraiment germanique et vraiment libéral. Ne sommes-nous pas bien près d’être d’accord? Non; rappelez-vous les propositions que l’auteur a formulées au début : « Pour nous, il n’y a qu’une seule question, la question du Slesvig-Holstein. En présence d’un intérêt comme celui-là, tout autre intérêt est secondaire... Que l’Autriche défende avec la Prusse les droits des duchés allemands contre le Danemark, alors il pourra se former entre la Prusse et l’Autriche une alliance fructueuse pour toutes les deux... » Lorsque je résumais ces singulières pages de l’écrivain prussien par ces mots : « Aidez-nous à délivrer le Slesvig, nous vous aiderons à opprimer l’Italie, » je ne disais rien de trop assurément. Cette préoccupation des affaires du Slesvig va reparaître au moment où l’on s’y attend le moins et déranger tous les sages raisonnemens du publiciste. Que lui importent les contradictions? Écrivain loyal et libéral, que lui font désormais les principes de justice et de liberté? Lorsque ces ressentimens de la question danoise se réveillent au cœur des Allemands du nord, on dirait qu’une sorte d’ivresse les aveugle. Si vous ne tenez pas compte de cette irritation que leur cause une plaie toujours ouverte, il vous sera impossible de comprendre l’aspect inattendu que va prendre le débat.

L’auteur disait à la Prusse : Résistez à l’agitation des états secondaires. Ne vous jetez pas follement entre les bras de l’Autriche. Que la Bavière et la Saxe, le Hanovre et le Wurtemberg deviennent les vassaux de la maison de Habsbourg, c’est déjà un assez grand malheur pour l’Allemagne. Restez Indépendante, maintenez les traditions de la Prusse! Point de guerre en Italie! point de guerre illibérale! Qu’y a-t-il de commun entre l’Autriche et nous sur le terrain de la péninsule? — Mais citons quelques-unes de ses paroles :

« Aucun état n’a autant sujet que la Prusse d’être mécontent du congrès de Vienne, aucun n’a autant de motifs pour désirer la réforme radicale de l’œuvre que ce congrès a produite. Le congrès de Vienne a donné à la Prusse une forme qui est une véritable monstruosité. Cet état, qui, par les souvenirs de son histoire et aussi par la reconnaissance formelle des autres états, est une grande puissance européenne, est moins en mesure de mouvoir ses membres que ne le sont le Hanovre ou le Mecklembourg. Nul lien, nulle cohésion entre les provinces qui composent son territoire : la mer lui a été fermée de tous côtés; elle ne peut pas même avoir une politique commerciale conçue et suivie régulièrement sans le bon vouloir de ses voisins, et si, à titre de grande puissance européenne, elle a le droit souverain de déclarer la guerre, elle ne peut pas même la faire contre le Danemark ou la Suisse. Le congrès de Vienne l’a mise dans la nécessité de chercher autour de soi les moyens de s’arrondir, et une conséquence de cette situation, c’est que les états secondaires et les petits états de l’Allemagne la surveillent tous avec défiance, — défiance très justifiée, il faut bien le dire, puisque la Prusse, dans la situation où l’a placée le congrès de Vienne, doit nécessairement concevoir les désirs qui font ombrage aux princes allemands. Une autre conséquence également obligée, c’est que cette défiance qu’éprouvent les princes allemands les pousse à faire cause commune avec l’Autriche.

« Qu’a fait l’Autriche pour atténuer cette situation de la Prusse ? La Prusse n’avait qu’un moyen de s’arrondir, de devenir un tout, sans empiéter sur ses voisins, et ce moyen, pour le dire sans détour, c’était l’union projetée en 1849 ; l’Autriche a fait échouer ce projet. Victorieuse aux conférences d’Olmütz, l’Autriche a contraint la Prusse à donner un démenti à tout son passé, à rétablir la réaction dans la Hesse-Cassel et l’autorité danoise dans le Slesvig-Holstein. Cette politique, l’Autriche l’a poursuivie avec une ténacité inexorable ; dans les dernières années particulièrement, elle a travaillé de plus en plus à s’emparer de l’hégémonie en Allemagne et à faire descendre la Prusse au rang de puissance secondaire.

« Et l’Autriche espère après cela que pour l’amour des traités de Vienne la Prusse va prodiguer son sang et son or afin d’assurer sa domination en Italie ! Oser demander que la Prusse, sans exercer aucune action sur la politique extérieure de l’Autriche, vienne seulement, comme un valet, comme un porte-queue (Schlepptraieger), partager les périls de l’empire des Habsbourg, une telle pensée est aussi absurde que cette phrase tant de fois répétée aujourd’hui : défendre l’Allemagne sur les rires du Pô. »

Voilà ce que répétait sans cesse le hardi publiciste, et à voir la force et la gravité de son langage, on devinait bien qu’il était l’organe de tout un parti. Comment dire la surprise que j’éprouvai lorsque, dans une récente livraison du Messager de la Frontière, je le vis subitement changer de langage et commencer son bulletin par ces mots : « Une crise sérieuse et décisive a éclaté dans la politique de la Prusse. Après les déclarations du ministère et des différens partis, une guerre de la Prusse contre la France nous paraît inévitable, guerre prochaine, guerre à mort. Nous avons lutté de toute notre énergie pour empêcher ce résultat ; aujourd’hui nous renonçons à notre opposition. Regarder encore en arrière, soit à droite, soit à gauche, après tout ce qui s’est passé, ce serait de la part de la Prusse le plus funeste aveuglement. Son seul devoir désormais, et il faut qu’elle y emploie toutes ses forces, c’est de donner à cette guerre, qu’elle ne peut plus éviter, une issue favorable aux intérêts prussiens[1]. »

Quel est le sens de ces paroles ? et que s’est-il donc passé ? En deux mots, le voici : l’agitation des états secondaires, que les écrivains de l’Allemagne du nord avaient essayé de contenir, avait pris des proportions effrayantes ; le patriotisme teutonique triomphait du patriotisme libéral. C’est alors que le patriotisme libéral a renoncé tout à coup à ses principes. Le publiciste du Messager de la Frontière (et encore une fois, si nous le citons seul parmi tant d’autres, c’est qu’il a exprimé plus nettement que personne les pensées secrètes, les émotions, les contradictions de l’esprit public en Prusse depuis le premier jour de la crise), le publiciste, dis-je, effrayé de voir la Prusse demeurer isolée en Allemagne, lui conseille de faire une volte-face soudaine, et de marcher elle-même à la tête du mouvement, puisqu’elle est impuissante à l’arrêter. La guerre est injuste, qu’importe? Il ne s’agit plus de justice., il s’agit pour la Prusse de ne pas déchoir en Allemagne. L’Autriche a su attacher à sa cause la Bavière et la Saxe, le Hanovre et le Wurtemberg, les grands-duchés, les principautés, les villes libres; la Prusse reste seule, la Prusse n’a donc plus de choix, il faut qu’elle se batte contre la France, afin de reconquérir en Allemagne l’influence que lui a enlevée l’Autriche. Et que la Prusse ne songe pas à prendre la direction du mouvement afin de le contenir et de l’apaiser; non, elle est obligée d’épouser les passions teutoniques, elle est tenue d’imprimer un nouvel élan aux fureurs nationales; sans cela, on verra trop bien qu’elle est traînée à la remorque par les états secondaires, entraînés eux-mêmes par l’Autriche, et dès lors sa position n’aura pas changé; elle sera toujours réduite à un rôle inférieur. Le Messager de la Frontière le dit expressément : « La Prusse est obligée de prendre le commandement de l’agitation allemande, si elle veut garder et fortifier sa place en Allemagne. Le sentiment (lisez : la passion aveugle et furieuse), le sentiment, dans les circonstances présentes, est un agent d’une valeur énorme, et puisque la Prusse se décide à marcher avec le sentiment général, elle ne doit pas le suivre, elle doit le précéder et le conduire. » Voilà l’explication des paroles que nous citions tout à l’heure : « Le seul devoir de la Prusse est de donner à cette guerre, qu’il lui est impossible d’éviter, une issue favorable aux intérêts prussiens. » C’est-à-dire : la politique de la Prusse est de servir énergiquement les passions des états secondaires, puisque c’est le seul moyen de reprendre la suprématie au sein de la confédération germanique. En d’autres termes, la Prusse n’en veut pas à la France, et c’est en haine de l’Autriche qu’elle s’apprête à soutenir la cause de l’Autriche. O franchise du libéralisme prussien ! ô loyauté de la vieille Allemagne !

Les faits les plus récens sont d’accord avec cette argumentation de la presse prussienne. Le gouvernement du prince-régent vient de mobiliser trois corps d’armée de la landwehr. Cette mesure est grave, si l’on songe que la landwehr, composée de citoyens, ne peut être mobilisée pour rester longtemps l’arme au bras, et qu’on ne l’enlève à ses foyers que pour la conduire au feu. Aussi la joie a-t-elle été vive en Allemagne; les états secondaires en ont poussé un cri de triomphe. La circulaire du prince Gortchakof, où les devoirs de l’Allemagne sont tracés d’une main si précise et si ferme, a-t-elle été l’occasion de cette mesure menaçante? Est-ce pour répondre aux conseils un peu altiers du ministre russe que le gouvernement prussien a voulu faire preuve d’audace? On l’a dit, je ne le pense pas. La circulaire russe n’a pas été la cause, mais l’occasion de cet appel aux armes ; si ce prétexte eût manqué, la Prusse en eût trouvé un autre. Seulement l’occasion était bonne pour parler vivement à l’imagination belliqueuse de l’Allemagne du midi. Lorsque l’Autriche, au mois d’avril, adressa au Piémont l’impérieuse sommation de désarmer, cette brusque déclaration de guerre, par cela même qu’elle irrita toute une partie de l’Europe, parut à l’Allemagne des états secondaires un signe de force et d’audace, et l’Allemagne, dans son besoin d’agir, fut comme transportée d’enthousiasme. Aujourd’hui la Prusse prend sa revanche ; en menaçant la France et en bravant la Russie, elle veut à son tour faire acte de hardiesse et retrouver son prestige. On se rappelle qu’après sa sommation l’Autriche ne se hâta point d’ouvrir les hostilités ; nous espérons que la Prusse hésitera de même, et que nos victoires prochaines en Vénétie assureront d’une manière irrévocable l’indépendance de la nation italienne avant que de nouvelles complications puissent surgir. Quoi qu’il en soit, le point que nous voulons prouver nous semble désormais en pleine lumière ; la conduite du gouvernement prussien est conforme au revirement d’opinion qui s’est fait d’une manière si soudaine dans une partie de la presse ; c’est pour flatter les passions des états secondaires, c’est pour mériter les remerciemens du teutonisme, c’est pour cesser d’être isolée au sein de la confédération germanique, que la Prusse, foyer de libéralisme et de lumières, veut s’opposer à cette généreuse lutte de l’Italie et de la France contre l’étouffante domination des Habsbourg.

Quoi donc! la Prusse ne se sent pas assez forte pour rester seule quelque temps, seule avec le droit, avec les principes du libéralisme moderne, au milieu des peuples de l’Allemagne! elle n’a pas assez le sentiment du rôle qu’elle joue dans le monde pour maintenir jusqu’au bout sa politique! Elle veut reprendre la suprématie dans la confédération, et elle ne s’aperçoit pas qu’elle se met à la suite des petits états! C’est à M. de Beust en Saxe, à M. Von der Pfordten et M. de Lerchenfeld en Bavière, qu’il appartient de triompher aujourd’hui; pour nous, si nous étions Prussien, nous nous sentirions cruellement humilié, et malgré l’entraînement général nous continuerions de dire à notre pays : Ne soyons pas les vassaux de l’Autriche. L’Allemagne, qui nous abandonne en ce moment, nous reviendra bientôt plus confiante. Si nous cessons de représenter les principes libéraux en face de l’absolutisme autrichien, que sommes-nous désormais? C’est un étrange moyen de relever notre influence que de renoncer aux principes qui l’ont fondée.

Le prince Gortchakof, dans sa circulaire du 27 mai, a dit : « Notre désir, comme celui de la majorité des grandes puissances, est aujourd’hui de localiser la guerre, parce qu’elle a surgi de circonstances locales, et que c’est le seul moyen d’accélérer le retour de la paix. La marche que suivent quelques états de la confédération germanique tend, au contraire, à généraliser la lutte en lui donnant un caractère et des proportions qui échappent à toute prévision humaine, et qui, dans tous les cas, accumuleraient des ruines et feraient verser des torrens de sang. Nous pouvons d’autant moins comprendre cette tendance qu’indépendamment des garanties qu’offrent à l’Allemagne les déclarations positives du gouvernement français, acceptées par les grandes puissances, et la force même des choses, les états allemands s’écarteraient par là de la base fondamentale qui les relie entre eux. La confédération germanique est une combinaison purement et exclusivement défensive. C’est à ce titre qu’elle est entrée dans le droit public européen sur la base des traités auxquels la Russie a apposé sa signature. Or aucun acte hostile n’a été commis par la France vis-à-vis de la confédération, et aucun traité obligatoire n’existe pour celle-ci qui motiverait une attaque contre cette puissance. Si par conséquent la confédération se portait à des actes hostiles envers la France sur des données conjecturales, et contre lesquelles elle a obtenu plus d’une garantie, elle aurait faussé le but de son institution et méconnu l’esprit des traités qui ont consacré son existence. » Ces graves paroles, qui ont si fort irrité l’Allemagne, seront méditées sans doute par les hommes d’état. Le ministre de Saxe, M. de Beust, dans sa réponse du 15 juin à la circulaire du prince Gortchakof, essaie d’ébranler les principes établis par le diplomate russe. Il rappelle que la confédération germanique en 1854 a posé un cas de guerre analogue à celui qu’elle veut poser aujourd’hui, et, s’autorisant de ce précédent, contre lequel aucune grande puissance n’a protesté, il conclut de là que la confédération n’est pas, comme l’affirme le prince Gortchakof, une combinaison purement et exclusivement défensive. L’argumentation nous paraît faible, car un précédent ne fait pas loi, et parce que les grandes puissances, occupées d’intérêts plus urgens, auraient négligé une fois de rappeler l’Allemagne à l’exécution des traités, seraient-elles déchues de ce droit à tout jamais? Au reste, ce sont là questions à traiter entre diplomates.

Pour nous, ce n’est pas le droit européen que nous invoquons; les traités peuvent être abolis, d’anciennes conventions peuvent faire place à des conventions nouvelles. Nous invoquons ce qui ne change pas; nous faisons appel aux principes, au respect du droit éternel, à l’honneur de la Prusse et de l’Allemagne. Cette guerre européenne dont la Prusse ne craindrait pas d’assumer sur elle la responsabilité, quel est donc l’intérêt si pressant qui pourrait l’y pousser? Nous l’avons vu par les aveux de ses publicistes : la Prusse n’a pas d’autre intérêt que de disputer à l’Autriche la direction morale de la confédération germanique, et, si les circonstances le permettent, d’obtenir une modification des traités de 1815. Y aurait-il une guerre plus absurde et un imbroglio plus monstrueux? La Prusse voudrait réviser à son avantage les traités de 1815, et elle commencerait par les défendre en Italie! La Prusse voudrait combattre l’hégémonie allemande de l’Autriche, et elle prendrait les armes pour rétablir son hégémonie italienne! Que de contradictions! que d’erreurs! quel chaos!

Mais vous-mêmes, diront nos confrères d’outre-Rhin, vous qui parlez de nos contradictions, ignorez-vous les vôtres? Est-ce bien sincèrement que la France a pris en main la cause de la liberté et de l’indépendance italienne, la France qui n’a pas su maintenir sa liberté politique? — Cette objection ne nous embarrasse pas. Si la liberté a disparu dans nos agitations révolutionnaires, nous n’avons pas renoncé à l’espoir de la voir reparaître un jour. Cet espoir, la constitution le permet; d’après de solennelles promesses, l’édifice de l’état n’a pas encore son couronnement. En se montrant si sensible à tout ce qui intéresse la liberté dans le monde, la France acquiert des titres à une vie nouvelle. La liberté politique n’est pas un droit absolu ; on peut la gagner ou la perdre. Quand on ne l’a pas encore, il faut la conquérir sans cesse; quand on la possède, il faut la mériter toujours. Le peuple qui, ayant perdu ce patrimoine, ne chercherait pas à le recouvrer, serait un peuple déjà frappé de mort. La France, Dieu merci, n’en est pas là; l’énergique vitalité dont elle donne tant de preuves est une promesse pour l’avenir. En travaillant à la liberté de l’Italie, nous travaillons à la nôtre. Qu’y a-t-il donc là d’illogique? Au contraire, si la Prusse donnait le signal d’une conflagration européenne, cette guerre si faussement engagée deviendrait une source de calamités sans nombre : tous les rôles seraient bouleversés; les intérêts matériels étoufferaient les intérêts moraux, et l’on verrait de grandes nations, exaltées par la haine au lieu d’être soutenues par des principes, s’entrechoquer dans les ténèbres.

Il est trop tard sans doute pour donner des conseils à l’Autriche; comment ne pas exprimer cependant une pensée qui se présente naturellement à l’esprit en face des dangers que le cabinet de Vienne d’abord et le cabinet de Berlin à sa suite vont peut-être attirer sur l’Allemagne? Il y avait un moyen héroïque et sûr de conjurer tous les périls : c’était de changer enfin de système et d’adopter une politique conforme à l’inspiration du XIXe siècle. Il fallait en premier lieu que l’Autriche osât renoncer résolument à ses possessions italiennes, qu’il lui est impossible de garder. Des Allemands même ont exprimé cet avis, qui est, on peut le dire, l’opinion de toutes les intelligences éclairées d’un bout de l’Europe à l’autre. En échange d’un pouvoir matériel toujours douteux, et dont le maintien lui coûtait tant d’efforts et d’argent, elle gagnait aux yeux du monde une puissance morale qui valait une armée. Ensuite elle devait donner à ses peuples la liberté politique, pour laquelle ils sont mûrs, et que les voix les plus graves, les plus autorisées, n’ont cessé de réclamer depuis la sévère éducation du pays pendant les crises de 1848. Non-seulement l’Autriche se relevait devant l’Europe libérale, mais elle s’assurait au sein de ses états un appui qui peut-être, dans les conditions présentes, ne lui sera pas toujours fidèle. Une savante étude, écrite par un noble Autrichien, et qu’on a lue ici même[2], nous a révélé de bien sérieux mécontentemens chez les différens peuples de la monarchie des Habsbourg. Aujourd’hui encore, nous lisons dans un journal dévoué aux intérêts autrichiens des détails très significatifs sur cette irritation des provinces. Le Journal national de Berlin, dans un article reproduit par la Gazette d’Augsbourg, nous apprend que l’agitation est extrême en Hongrie. « La colère contre les Allemands, — c’est un Allemand de Hongrie qui adresse ces renseignemens au Journal national, — la colère des Hongrois contre les Allemands est arrivée au dernier degré. Une expression de défi et de triomphe est manifeste sur tous les visages, et la fureur publique n’attend qu’un signal pour éclater. Il y a bien eu quelques corps francs qui se sont constitués en Hongrie à l’appel de l’empereur, mais à peu d’exceptions près ils sont composés d’Allemands qui ont saisi avec avidité cette occasion d’échapper à un entourage menaçant. Quiconque est en mesure de le faire s’empresse de fuir cette atmosphère orageuse. C’est en vain que les commandans des garnisons ont demandé des renforts aux Hongrois : « Tirez-vous d’affaire comme vous pourrez, leur a-t-on répondu, nous ne pouvons nous passer de nos troupes. » La pensée que l’Autriche a pu être amenée au bord d’un tel abîme excite chez tous les habitans allemands de la Hongrie des sentimens de rage et de désespoir (Wuth und Verzweijlung). On maudit le système suivi pendant de longues années, ce système établi par Metternich et consolidé par le comte Grünne, lequel, par sa toute-puissante influence, a rendu la moindre informe impossible[3]. » Ce qui se passe en Hongrie n’est pas un symptôme isolé. En Bohême, eu Galicie, à Vienne même, le mécontentement se manifeste sous maintes formes. Un souverain qui eut compris son époque et les devoirs du rang suprême n’eût pas attendu les jours mauvais pour inaugurer la politique victorieuse dont nous parlions tout à l’heure. C’est à la liberté, en définitive, que restera le dernier mot dans notre XIXe siècle. Lorsque l’oncle de l’empereur François-Joseph abdiqua en 1848 et laissa le trône à un jeune prince libre d’engagemens avec le passé, il semblait lui indiquer ce plan de conduite. Mais si une pareille transformation est trop audacieuse pour un fils des Habsbourg, si des traditions séculaires l’enchaînaient, si l’esprit personnel du souverain ne lui permettait pas ces résolutions suprêmes par lesquelles les empires, à de certains momens, sont tenus de se régénérer, pourquoi la Prusse n’aurait-elle pas ces inspirations hardies dont elle trouverait plus d’un exemple dans son histoire? Les publicistes de l’Allemagne du nord répètent sans cesse : « Que cette lutte, si elle éclate, ne serve que des intérêts allemands. » Nous disons, nous : « Puissent désormais les guerres, si elles doivent encore désoler l’Europe, servir avant tout la liberté! »

Malgré les entraînemens auxquels la Prusse semble près d’obéir, il est impossible qu’il ne reste pas encore dans ce noble pays un grand nombre. d’esprits dévoués aux idées de justice et d’indépendance nationale. Il est impossible que la cause de la liberté italienne y soit partout traitée avec dédain par des hommes qui invoquent sans cesse les souvenirs de 1813. L’écrivain même dont j’ai essayé de rectifier la polémique, au moment où il demande une guerre prochaine, une guerre à mort de la Prusse contre la France, s’écrie avec colère : « La réaction triomphe. C’est elle qui nous jette dans cette lutte pour nous empêcher de mener à bonne fin notre réforme constitutionnelle. » Pourquoi donc, s’il voit dans cette agitation funeste un triomphe des piétistes et des hobereaux de Berlin, pourquoi donc a-t-il cédé si promptement? Pourquoi le tiers-état, dont il est un des organes, renoncerait-il à maintenir son programme? Hommes du parti libéral, vrais enfans de l’Allemagne, non pas de cette Allemagne teutonique qui confond l’amour de la patrie avec la haine de la France, mais de cette Allemagne généreuse qui ne renie pas l’esprit de son siècle, c’est à vous de conjurer jusqu’au dernier jour les malheurs qui menacent la civilisation. Au patriotisme aveugle des états secondaires opposez le patriotisme viril de la Prusse. Donnez à votre pays des conseils qui n’auraient pas assez d’autorité sur nos lèvres. Que le pays de Frédéric le Grand ne se compromette pas dans une guerre sans principes; qu’il sache rester seul sous son drapeau : les peuples allemands reviendront un jour à lui et lui sauront gré d’avoir osé se séparer de l’Autriche. C’est au nom des intérêts de l’Allemagne que nous élevons ici la voix ; c’est aussi au nom de la liberté, qui n’aura jamais trop de représentans en Europe, et puisque la Prusse est un de ces représentans, dans le domaine des idées ses intérêts sont les nôtres. Qu’espère-t-elle gagner à une conflagration universelle? Je doute que sa puissance matérielle s’y accroisse; ce qui est certain, c’est qu’elle y perdrait son trésor moral, je veux dire ce dépôt d’idées, de traditions libérales, qui lui rendront un jour la prééminence dans la confédération germanique, et dont elle ne doit pas compte à l’Allemagne seulement, mais au monde.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Den Krieg, den es nicht mehr vermeiden kann, zu einem günstigen Ausgang zu führen.
  2. Voyez l’Autriche sous l’empereur François-Joseph, par M. G. de Muller, livraison du 1er mai 1858.
  3. Voyez la Gazette d’Augsbourg du 25 juin dernier.