La Prusse et l’Allemagne en 1869
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 257-296).
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LA
PRUSSE ET L’ALLEMAGNE

I.

LA PAIX DE PRAGUE ET SES CONSÉQUENCES.



I.

On assure qu’il n’y a plus de Pyrénées ; mais on n’a pas supprimé le Rhin. Cette frontière subsistera longtemps encore : non que la France et l’Allemagne se fassent un point d’honneur de demeurer absolument étrangères l’une à l’autre ; une telle prétention, toujours vaine, toujours déplacée, serait plus vaine encore et plus déplacée dans le siècle de la vapeur et de l’électricité. Une femme d’esprit disait : « Au XIXe siècle, la patrie est un wagon de chemin de fer. » Dieu soit loué, il n’en est pas ainsi, on n’a point aboli la patrie. Nous avons tous la nôtre, grande ou petite, et ce ne sont pas les petites qu’on aime le moins ; mais nous avons tous aussi une patrie commune, qui est la civilisation. Français ou Belge, Hollandais, Allemand ou Suisse, quiconque ne se sent pas Européen n’est pas de son siècle. Il semble qu’à cet égard l’Allemagne ait rétrogradé, qu’elle soit inférieure à son passé. Ses grands penseurs d’autrefois étaient les esprits les plus ouverts, les plus magnifiquement hospitaliers, les plus cosmopolites qui furent jamais. Peu leur importait d’où leur venait la vérité ; ils l’aspiraient dans tous les vents. Ils avaient découvert un moyen bien simple de sauver leur dignité : ils donnaient plus encore qu’ils ne recevaient. Les temps ont changé. Aujourd’hui l’Allemagne a moins de complaisance pour ce qui lui vient du dehors ; elle se défend contre les importations. Fière de sa supériorité scientifique et universitaire, elle aspire, en politique aussi, à ne relever que d’elle-même.

L’Allemagne, quoi qu’elle en dise, a beaucoup appris de Napoléon Ier ; elle a fait sous ce terrible maître un cours élémentaire de démocratie et de droit civil moderne. Plus tard et pendant plus de trente années, elle a été l’écolière de la tribune française. Elle regardait, elle écoutait, elle profitait. C’est de la France qu’elle a appris ce qu’elle ne sait encore qu’à moitié, l’égalité devant la loi, le gouvernement représentatif, le contrôle des assemblées, la publicité des comptes de l’état, la souveraineté de l’opinion. Les événemens qui ont suivi la révolution de février, les terribles épreuves qu’a traversées la France, la longue éclipse qu’ont subie ses libertés, ont singulièrement amoindri au-delà du Rhin le prestige dont jouissait l’école politique française. Dans cette réaction, il entre une part de vérité, beaucoup d’injustice aussi et une grande méconnaissance des situations et des causes qui les ont produites. C’est une idée répandue parmi les libéraux d’outre-Rhin que la révolution française est une entreprise manquée, que les espérances de 89 ont fait banqueroute et ne s’en relèveront pas, que, de tous les peuples de l’Europe, les Français sont peut-être le plus inapte à la liberté, que leurs leçons et leurs exemples ne sont bons à méditer que pour se préserver de leurs fautes et pour faire autrement qu’eux. À cette hautaine censure des erreurs d’autrui, les libéraux allemands joignent une prétention peut-être exagérée à l’originalité politique ; ils estiment que l’Allemagne est assez riche pour ne rien emprunter à personne, qu’elle doit tout tirer de son fonds, qu’elle est appelée à se créer de toutes pièces des institutions qui ne ressemblent à rien de ce qui se voit ailleurs. Son jour est à la fin venu ; c’est à elle qu’il appartient de découvrir la vraie justice, la vraie liberté, de fonder l’état-modèle. Voilà du moins ce qui se dit au nord du Mein, et assurément on ne peut que louer ce désir d’être soi ; mais tout excès est un défaut, et il y a quelque danger dans cette prétention à ne rien faire comme les autres. C’est se condamner à des mécomptes ou à des injustices. Un homme d’état belge disait un jour à des libéraux prussiens en quête de la meilleure constitution allemande possible : « Vous bâtissez Chalcédoine en ayant Byzance sous les yeux. Faites une traduction libre de la constitution belge, et étendez à toute la Prusse les codes qui régissent la province du Rhin. » On lui répondit que ces codes étaient d’origine française, que d’autre part la Belgique, c’était encore la France, et que les Allemands entendaient faire du neuf. Un peu plus tard, l’un des anciens ministres de la justice en Prusse disait dans un moment d’épanchement : « J’avais dans mes cartons un projet de code d’instruction criminelle ; mais, quand nous avons achevé notre nouveau code pénal, nous avons trouvé qu’il ressemblait beaucoup au code français. Cette découverte a chagriné le roi, qui m’a dit : Ne nous présentez pas autre chose. » Et pour citer un exemple plus récent, le congrès des jurisconsultes allemands assemblé à Heidelberg s’est prononcé à l’unanimité moins une voix en faveur du mariage civil obligatoire. À lire l’exposé des motifs, il est impossible de se douter que le mariage civil est de provenance française ; un tel aveu serait compromettant. La marchandise est bonne ; en lui ôtant son estampille, elle aura cours.

Après tout, cette nouvelle espèce de gallophobie est bien innocente au prix de celle d’autrefois ; elle se peut concilier avec de bonnes relations internationales. C’est une chose convenue en Allemagne que Paris n’est plus le marché des idées ; mais les idées ne sont pas tout : Paris reste, aux yeux des Allemands, une capitale européenne, un merveilleux caravansérail, une ville unique où la vie a une liberté et un charme qu’elle n’a pas ailleurs, la seconde patrie de l’Allemand, disent-ils, et ils ne se font pas scrupule d’en faire venir leurs modes et leurs pièces de théâtre. Quant aux démocrates, aux révolutionnaires à tous crins, c’est une autre affaire. Ce qu’ils attendent, ce qu’ils espèrent de Paris, comme les Israélites espéraient la manne du ciel, c’est une bonne petite révolution qui leur sera expédiée un matin par le télégraphe et qu’ils se chargeront de faire courir des Alpes souabes jusqu’au bord de la Pregel. « Tant que Paris ne bougera pas, nous disait l’un d’eux, il n’y aura rien à faire ici. Les Français n’ont plus grand’chose à nous apprendre ; mais ils ont gardé l’initiative révolutionnaire, et eux seuls s’entendent à faire trembler la terre. » Les radicaux allemands se persuadent à tort ou à raison que les forges de Lemnos sont restées à Paris, et ils ne croient qu’aux tonnerres que fabrique le dieu Vulcain en personne.

Si les crises qu’a traversées la France ont diminué à l’étranger son crédit politique, il est permis de penser qu’elles n’ont pas été inutiles à son éducation. Elle a appris à se défier d’elle-même, et la défiance est le commencement de la sagesse. La France, grâce à Dieu, a fait d’assez grandes choses dans ce monde pour qu’elle puisse sans inconvénient reconnaître publiquement ses torts, laver son linge sale à la face du ciel et de l’Europe ; on ne prendra jamais ses modesties pour des aveux d’impuissance. Il n’en coûte guère à un fils de famille qui a fait avec des actions d’éclat d’assez grandes sottises de confesser tout haut ses désordres et ses repentirs ; il sait bien que tel homme honnête et rangé dont personne n’a jamais parlé lui enviera secrètement ses erreurs retentissantes, ses éclatans péchés, peccata splendida. Il est des pénitences où l’amour-propre trouve son compte. Ne se croyant plus infaillible, la France libérale est devenue plus curieuse de ce qui se passe hors de ses frontières ; elle ne pense plus déroger en s’informant, en questionnant, en consultant, et la curiosité est presque le couronnement de la sagesse. Elle étudie l’Angleterre, elle étudie l’Amérique, non sans profit. Elle ne demanderait pas mieux que d’étudier l’Allemagne ; mais il y a dans le tempérament germanique des bizarreries et des complications qui tiennent sa bonne volonté en échec, et il se passera du temps avant que la France sache l’allemand et l’Allemagne.

Il est certain que l’Allemagne, pour diverses raisons, est difficile à connaître. D’abord c’est avec la Suisse le seul pays où l’esprit local, si puissant autrefois, subsiste dans toute sa force. Si l’on entend par capitale une ville petite ou grande où se concentre comme dans un foyer l’esprit général d’une société grande ou petite, l’Allemagne est le seul pays qui ait plusieurs capitales ; elle en a presque autant que de villes. Un poète s’est demandé dans une chanson célèbre quelle était la patrie de l’Allemand ; il aurait dû répondre : la rue où il est né. L’Allemand est homme de clocher, et longtemps encore le bourgeois primera en lui le citoyen. C’est précisément pour cela qu’il est cosmopolite, qu’il se résout facilement aux lointaines émigrations. Une fois sorti de l’ombre de ses murailles natales, peu lui importe où il va. Que le Francfortois s’établisse à Berlin ou au Brésil, il n’y sera pas chez lui. Telle cigogne badoise ou bavaroise s’en va passer ses hivers en Égypte ; ne détruisez pas le nid qu’elle s’est construit au sommet du clocher qu’elle aime ; ce nid pour elle, c’est l’Allemagne, et, si elle ne le retrouve pas, elle se croira toujours en Égypte. Dernièrement un journaliste prussien de méchante humeur reprochait aux bourgeois de Hambourg le peu d’enthousiasme que leur inspire la grande cause de l’unité nationale ; il ajoutait, non sans quelque dépit, que pour le Hambourgeois il n’y a que deux choses, Hambourg et le monde. À ce compte, toutes les villes allemandes sont des Hambourg : grand embarras pour l’étranger qui veut connaître l’esprit allemand. Où ira-t-il l’étudier ? À Francfort, à Dresde, à Munich ou à Stuttgart ?

À cette difficulté s’en joint une autre. On a dit que, sur trois Français, il y a toujours un caporal et deux soldats, et que, prenez au hasard trois Allemands, vous serez en présence de trois opinions, même de quatre, parce que l’un des trois en a une de rechange. Ce n’est pas à dire qu’il y ait en Allemagne plus d’originalité d’esprit ou d’indépendance de caractère qu’en France ; mais l’action personnelle de l’homme sur l’homme y est moins forte, le talent de se communiquer ou de s’imposer y est plus rare. Celui des trois Français qui passe caporal est celui qui sait parler, et, bien qu’on parle beaucoup en Allemagne, la parole n’y a pas de ces effets décisifs qui emportent toutes les résistances. Les Allemands se laissent discipliner par l’homme qui tient d’une paire d’épaulettes le droit de leur commander ; mais ils se plient difficilement à la discipline des partis. Les chefs ont peine à compter sur leur monde, qui n’accepte leur autorité que sous bénéfice d’inventaire ; souvent, au moment où ils sonnent la charge, chacun tire de son côté. Aussi est-il malaisé de savoir ce que veulent les partis allemands ; ils se fractionnent, se morcèlent à l’infini : où l’on pensait ne trouver qu’un programme, on en trouve dix ; le texte primitif et commun disparaît sous la diversité des commentaires. De même qu’il est à la fois cosmopolite et homme de clocher, l’Allemand unit l’esprit de détail à l’esprit de système ; telle vérité particulière qui l’a frappé lui est plus chère que la vie, il y voit le monde entier. N’est-ce pas l’Allemagne qui a inventé ce proverbe, que souvent les arbres empêchent d’apercevoir la forêt ? Ajoutons que le Français ne veut pas toujours la même chose, mais qu’il ne veut d’habitude qu’une chose à la fois. L’irrésolution de l’Allemand provient le plus souvent de ce qu’il a peine à rien sacrifier ; il examine en conscience le pour et le contre de chaque question ; la thèse lui plaît, l’antithèse a du bon. Ne lui demandez pas de choisir ; sa langue est souple, elle a des complaisances que n’a pas le français ; il saura trouver une formule qui dira tout, et qui mettra son cerveau en paix avec sa conscience. Cet Allemand qui voulait à la fois la liberté absolue de la presse et la censure, quiconque a voyagé au-delà du Rhin l’a connu. Il en est plus d’un parmi ses compatriotes qui se flatte de concilier la centralisation avec la pleine autonomie des communes, le militarisme avec le régime parlementaire, qui est à la fois conservateur et radical, et vit dans les contradictions comme le poisson dans l’eau ; il n’est pas bien convaincu que, pour faire une omelette, il soit nécessaire de casser les œufs.

Non, le Rhin n’est pas une frontière fictive. Il sépare deux peuples qui sont d’autant plus appelés à agir l’un sur l’autre qu’ils se ressemblent moins : l’un, race vive, communicative, électrique, dont le souverain légitime est le discours écrit ou parlé, et où l’on voit par instans une grande passion commune se répandre de proche en proche comme une contagion et enflammer toutes les âmes ; l’autre, race lente et réfléchie, qui raisonne ses impressions, creuse ses passions et les refroidit en les expliquant, compromet ses espérances à force de les discuter, se défie de ce qui semble évident, où chacun tient à }}

avoir sur toute chose son propre avis et se donne quelquefois le luxe d’en avoir deux ; l’un, amoureux des idées claires, qui sont quelquefois des idées étroites ; l’autre, visant au complet et se payant souvent d’idées confuses qui le mènent où il ne veut pas aller ; l’un enfin, pays de la méthode, de l’éloquence, des chansons et des folies passionnées ; l’autre, pays des systèmes, de la critique audacieuse, des longues patiences et des folies froides. Français et Allemands, les deux peuples causent l’un avec l’autre par-dessus le Rhin ; mais ils ne se comprennent pas toujours, et dès que les amours-propres s’en mêlent, ils ne se comprennent plus du tout.

Au surplus, il n’est pas besoin aujourd’hui d’être Français pour avoir de la peine à comprendre l’Allemagne. Il lui est difficile à elle-même de savoir bien nettement ce qu’elle est et ce qu’elle veut, et la faute en est moins au génie de la nation qu’aux circonstances. Depuis longtemps, les Allemands sont travaillés du désir de se donner une organisation plus forte, qui se prête au développement de leur puissance politique. Il ne leur suffit plus de jouer un rôle considérable dans l’histoire de la civilisation, d’être une des grandes races de ce monde, la plus féconde de toutes, l’une des plus riches en grands esprits et en aptitudes diverses. Ils envient à leurs voisins de l’est et de l’ouest leur constitution unitaire et les facilités qu’elle donne pour la politique active ; ils désirent devenir un peuple, dire leur mot, peut-être un mot décisif, dans toutes les questions que l’Europe peut avoir à résoudre. La confédération germanique, qui a été enterrée en 1866 et dont personne au-delà du Rhin n’oserait porter publiquement le deuil, laissait peu de chose à désirer au point de vue de la sécurité de l’Allemagne. C’était une institution défensive d’une incontestable efficacité. La nation allemande avait deux puissans tuteurs, qui se trouvaient toujours d’accord quand il fallait défendre leur pupille contre les convoitises de l’étranger et contre toute ingérence indiscrète dans ses affaires. Cela s’est bien vu en 1849. En revanche, s’agissait-il de faire quelque chose, de se réunir pour quelque entreprise commune ; les jalousies intestines, le désaccord des intérêts et des conseils, de fatales rivalités, donnaient libre jeu aux intrigues étrangères et réduisaient l’Allemagne à l’impuissance. Il y a bien paru en 1850. L’Allemagne était en sûreté chez elle ; mais les fêtes de l’amour-propre lui étaient refusées, et elle a fini par mépriser son bonheur. Il lui faut de la gloire, de la gloire sonnante et trébuchante, bien qu’elle puisse se convaincre par l’exemple de ses voisins que la gloire se paie, et que souvent elle se paie très cher.

Il serait inutile de raisonner sur ce point avec les Allemands. Ils sont unanimes à déclarer qu’ils entendent être forts et contraindre le monde à compter avec eux. Qu’on ne s’avise pas de leur contester le droit d’avoir des fantaisies, de régler à leur guise leurs grandes et petites affaires ; ils prieraient les donneurs d’avis de passer leur chemin. Ils s’appartiennent ; s’il leur plaît de resserrer les nœuds de leur antique alliance, de se constituer en corps de peuple, sur tous les arrangemens qu’il leur convient de prendre ils n’ont à s’expliquer avec personne. Voilà une volonté claire et précise. En apparence, rien de plus simple ; en réalité, rien de plus compliqué : c’est un problème de hautes mathématiques, et les Allemands le savent bien. Si chères en effet que leur soient leurs ambitions et ces rêves de grandeur politique qu’ils caressent, ils ne sont pas hommes à leur tout sacrifier. Ils veulent l’unité ; mais ils sont très attachés à leur particularisme, qui est un souvenir, une coutume, une tradition, une garantie de bonheur. Souabes et Bavarois ne seraient pas fâchés de peser dans la balance des destinées de l’Europe de tout le poids d’une grande Allemagne unie ; ils désirent aussi rester Souabes et Bavarois ; l’unité qui assimile et qui nivelle n’est pas leur fait ; ils veulent être unis en demeurant indépendans. Première difficulté à résoudre. D’autre part, les Allemands veulent être forts ; mais par leur tempérament, par leurs habitudes d’esprit, ils sont l’un des peuples les plus sérieusement libéraux qui soient au monde. Le plaisir d’être grands et de faire peur ne pourrait leur tenir lieu de tout ; après un étourdissement passager, leur conscience protesterait contre leur gloire, et l’Allemand ne peut être heureux longtemps quand sa conscience ne l’est pas. Être forts sans cesser d’être libres, autre difficulté.

En 1866, quand on se fut remis de la surprise causée par l’éclatante et imprévue victoire de Sadowa, les libéraux allemands s’abandonnèrent à un mouvement de joie et d’espérance. L’Autriche venait d’être évincée de l’Allemagne, et l’Allemagne se voyait délivrée de ce dualisme qui avait pendant un demi-siècle paralysé ses forces et tenu ses rêves en échec. On ne fut pas longtemps à s’apercevoir que rien n’était résolu, qu’on n’avait fait que changer de crainte et de péril, que ce dualisme tant décrié était un préservatif contre l’absorption des petits états par les grands, que la Prusse, débarrassée de sa rivale, avait désormais les bras libres, et que ses bras ressemblaient à des serres, que le gouvernement et les partis prussiens ne prenaient véritablement au sérieux que la grandeur de la Prusse, qu’ils entendaient par l’unité de l’Allemagne la conquête de l’Allemagne, et qu’ils exploitaient l’idée allemande au profit de l’idée prussienne. Il se fit aussitôt un partage dans les esprits. Parmi les libéraux du sud, le plus grand nombre dirent et disent encore : « Nous voulons être Allemands ; à aucun prix, nous ne voulons devenir Prussiens. Berlin nous trompe ; il entend faire de nous les instrumens de son insatiable ambition ; il nous déplaît d’être dupes. Et qu’est-ce que Berlin ? C’est le gouvernement militaire, c’est la bureaucratie, c’est l’impôt, toutes choses antipathiques au génie allemand. Ce que nous aimons, nous, c’est l’économie, c’est la liberté, c’est sentir nos coudes à l’aise. Un gouvernement libre, discret, facile dans ses allures, qui ne met personne à la gêne et coûte peu, voilà ce qui nous convient. Ajournons l’unité de l’Allemagne, et Dieu nous garde de travailler pour le roi de Prusse ! Qu’on ne nous reproche pas notre particularisme souabe ou bavarois ; — le grand obstacle à l’unité, c’est le particularisme prussien. Nous attendrons patiemment que les circonstances aient changé, que Berlin se soit amendé et nous offre des conditions compatibles avec notre indépendance et nos franchises. Qu’on ne nous reproche pas non plus de faire le jeu de l’étranger. Le gouvernement prussien n’est-il pas un étranger pour nous ? Provisoirement nous resterons ce que nous sommes. Si on essaie de nous prendre, nous crierons, et si l’Europe accourt, ce ne sera pas notre faute. »

D’autres au contraire dirent et disent encore : « Sans doute la situation n’est pas bonne. Nous aussi, nous avions rêvé autre chose ; mais il faut prendre le temps comme il vient et le vent comme il souffle. Nous voulons deux choses, l’unité et la liberté. Commençons par l’unité. Le déplaisir qu’en aura la France nous consolera du plaisir que nous ferons au roi de Prusse. Qu’on ne nous accuse pas d’être Prussiens et de faire bon marché de nos libertés ; nous ferons la conquête morale de la Prusse, nous la convertirons à l’Allemagne et au libéralisme. La transition sera dure, nous pâtirons ; un avenir prochain nous dédommagera de nos peines. L’essentiel est de commencer par prouver à l’étranger qu’une Allemagne unie est en état d’imposer au monde ses volontés. Que s’il nous représente que nous paierons notre grandeur par notre servitude, nous lui répondrons que les verges prussiennes sont après tout des verges allemandes, et que, s’il nous plaît d’être battus, ce sont nos affaires et non les siennes. »

Telle est la situation des partis allemands ; voilà ce que disent ceux qu’on appelle les nationaux, ceux qu’on appelle les particularistes. Ces derniers veulent l’unité comme les premiers ; mais ils l’ajournent, parce que la liberté leur est plus chère encore. Les premiers, à part quelques niais, redoutent la Prusse comme les seconds, et savent que, sous couleur de faire leurs affaires, elle ne s’occupe que de faire les siennes ; mais ils en prennent leur parti en réservant l’avenir : ils traverseront le désert, ils ont foi dans la terre promise. En attendant, cette querelle n’est pas près de finir. Comme le disait le grand Frédéric à propos de sa confédération des princes allemands, ce n’est pas une affaire de quinze jours de mettre tant de têtes sous un chapeau, — d’autant plus que ce chapeau est un casque.


II.

Si la logique gouvernait les affaires de ce monde, il n’y aurait plus pour le moment de question allemande. Nous disons pour le moment, tout est provisoire en politique ; mais c’est quelque chose pour la paix du monde qu’un provisoire qu’on renonce à discuter, et qui a par là quelque chance de durer : c’est une sûreté qu’une ambition qui se déclare satisfaite, et qui, sans se refuser d’avance aux occasions que l’avenir lui réserve, renonce à les faire naître. La fortune, qui est aveugle, n’a pas de passions, partant point d’impatience ; si on la laissait faire, les peuples seraient assurés de longs intervalles de repos que l’inquiétude des ambitions réussit à troubler et à raccourcir.

Les murailles du Palais-Bourbon n’ont pas oublié les accens pathétiques de M. Rouher révélant à la France les anxiétés qui avaient assailli son gouvernement au lendemain de Sadowa. Déconcerté par l’événement, se trouvant aux prises avec une situation qui répondait si peu à son attente, qu’allait faire le cabinet des Tuileries ? Quelle conduite lui conseillaient ses intérêts ? La main sur la garde de son épée, la France se contenterait-elle de parlementer avec le vainqueur pour modérer ses convoitises, ou, jetant le fourreau, allait-elle tenter de dicter ses conditions et de réclamer sa part dans les dépouilles ? Grave question que la nécessité a résolue tout autant que la sagesse. Ces perplexités qui troublaient le sommeil des hommes d’état français, la Prusse n’a pu en être exempte. Elle avait créé l’événement, qu’allait-elle en faire ? Cette éclatante victoire qu’elle devait à l’audace heureuse d’un grand politique, au patriotisme de ses peuples, au courage et à l’admirable discipline de ses armées, et, pour tout dire, à la complicité des circonstances et aux complaisances de la fortune, quel parti en allait-elle tirer ? Décision d’une importance extrême, de laquelle dépendaient les destinées de l’Allemagne et de l’Europe. Pour qui et pour quoi s’était battu l’heureux vainqueur ? Qu’avait-il en tête ? Une reconstitution de l’Allemagne conforme aux intérêts et aux vœux nationaux, ou l’agrandissement de la Prusse ? Était-il le champion de l’idée allemande ou avait-il entendu faire une guerre de conquête et d’annexions ? Je ne sais s’il hésita ; mais il ne fut pas long à prendre son parti, et l’Allemagne put se convaincre que depuis Frédéric II la royauté prussienne n’a pas changé d’humeur, qu’elle encourage les rêveries d’autrui parce que cela peut servir, que pour son compte elle rêve peu, que, selon le mot de Voltaire, elle a un héroïsme avisé et va droit au solide.

Le grand Frédéric, qui faisait toutes ses affaires lui-même, n’a jamais craint les responsabilités. S’agissait-il de prendre la Silésie, il ne se mettait guère en peine d’établir son droit ; il lui suffisait d’expliquer aux contemporains et à la postérité que la monarchie laissée par Frédéric Ier à ses descendans était une espèce d’hermaphrodite, tenant plus de l’électoral que du royaume, qu’il y avait de la gloire à décider cet être, et que ce sentiment fut sûrement l’un de ceux qui fortifièrent le roi dans les grandes entreprises où tant de motifs l’engageaient. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent d’habitude en Prusse. « En 1804, dit M. Thiers dans son Histoire de l’Empire, la Prusse avait un roi fort jeune, fort sage, qui mettait beaucoup de prix à passer pour honnête, qui l’était en effet, mais qui aimait infiniment les acquisitions de territoire… On possédait un singulier moyen pour tout expliquer d’une manière honorable. Les actes équivoques étaient attribués à M. d’Haugwitz, qui se laissait immoler de bonne grâce à la réputation de son roi. » En 1866, il y avait aussi à Berlin un roi profondément honnête, dont l’honnêteté, assure-t-on, -allait jusqu’au scrupule ; ce roi avait un ministre qui était un grand oseur, que les scrupules n’incommodaient point, un bien autre homme assurément que M. d’Haugwitz, et ce ministre finit par vaincre les hésitations de son maître et par lui forcer la main. C’est ainsi que parle la légende.

Si les Prussiens avaient été vaincus à Sadowa et que le général Benedek fût entré à Berlin, l’opinion publique se serait apitoyée sur l’infortuné souverain victime, en dépit de sa conscience, des coupables témérités d’un nouvel Albéroni. Cependant cela n’eût pas été tout à fait juste. Les rois de Prusse, comme le disait Saint-Simon, sont de tous les princes de l’Europe les plus attentifs à leur agrandissement, et ce n’est pas sur le trône des Hohenzollern qu’il faut chercher le type du conquérant malgré lui. La fortune ne leur pourra jamais reprocher de s’être refusés aux occasions qu’elle leur offrait ; elle les a toujours trouvés prêts et attentifs : aussi les a-t-elle toujours gâtés, et ce n’est que justice ; si elle les aime, ils le lui rendent bien. Frédéric II faisait profession d’adorer sa sacrée majesté le hasard, — sentiment vraiment prussien, bien que le langage ne le fût pas. Les successeurs du grand Frédéric, comme ses devanciers, n’ont jamais distingué la Fortune de la Providence. Race étrange, très appliquée à ses devoirs, dévouée au bien de l’état, lui sacrifiant ses fantaisies et ses plaisirs, un peu raide d’allures et très souple d’esprit, d’une raison courte, mais exacte et saine, à l’âme droite, au cœur pieux, aux mains prenantes, et dont la devise est sans doute : ora et labora, prie, travaille et prends. Où trouver ailleurs cette bizarre combinaison d’un esprit froidement positif, qu’aucune rêverie ne vient jamais distraire de ses calculs, avec un mysticisme qui voit Dieu partout, mais surtout dans les affaires prussiennes, et qui n’entreprend rien sans le mettre de part ? Croire à sa mission est une manière vraiment royale de se débarrasser de ses scrupules, et c’est faire tort, pensons-nous, au roi Guillaume Ier que de prétendre que M. de Bismarck ait eu de la peine à lui faire goûter ses plans ou à le réconcilier avec ses moyens, avec cette alliance révolutionnaire sans laquelle on ne pouvait rien, avec laquelle on pouvait tout. Le roi était prêt, et d’avance ses principes s’étaient résignés. Cette armée qui a fait merveille en Bohême, c’était lui qui l’avait créée dans la prévision de quelque conjoncture favorable, et il a pu dire après la victoire, non sans une certaine complaisance : « Décidément l’instrument était bon. Il est facile de faire de bonne politique quand on a 500, 000 hommes comme ceux-là derrière soi. »

Ce n’était pas assez d’avoir 500, 000 hommes, il en fallait un de plus, l’un de ces hommes indispensables qui possèdent, comme disait Gil Blas, l’outil universel. Il fallait au roi Guillaume un ministre qui fût à la fois de la race des habiles et des audacieux, assez habile pour créer l’occasion désirée, assez audacieux pour prendre froidement la mesure des difficultés et pour communiquer sa confiance. À défaut de scrupules, le roi avait des inquiétudes, et il lui était permis d’en avoir au moment d’engager une si grosse partie. Quelles n’eussent pas été les conséquences d’un échec ! Et pour qui la défaite est-elle plus à redouter que pour un roi de Prusse, que pour le maître d’un état fait de pièces rapportées, et qui offre d’avance pour ainsi dire une proie facile aux fantaisies d’un vainqueur irrité, lequel peut le démembrer sans le détruire ? Otez à la Prusse la Silésie, Posen ou la province rhénane, vous n’aurez pas détruit la Prusse ; mais vous aurez supprimé la royauté prussienne et l’une des cinq grandes puissances de l’Europe. Le roi Guillaume n’avait pas besoin qu’on stimulât son ambition, il avait besoin qu’on le délivrât de ses anxiétés, et c’est à quoi son ministre s’employa avec autant de persévérance que de succès. Il sut lui prouver que la partie n’était pas aussi aventureuse qu’il le semblait, qu’on avait bien des as dans son jeu ; il lui fit voir de l’autre côté du Rhin la France se prêtant bénévolement à cette alliance vraiment providentielle qu’il se proposait de conclure avec l’Italie, avec cette jeune royauté que l’empereur Napoléon III a tenue sur les fonts du baptême ; soufflant sur les brouillards du Mein, il lui découvrit les infirmités cachées de cette apparente coalition germanique qu’on avait à combattre, les impuissances secrètes de l’Autriche et les pieds d’argile du colosse, le néant politique et militaire des états du sud, le défaut de cohésion de l’ennemi, la faiblesse du commandement, l’incertitude des conseils, le décousu et les lenteurs de l’exécution, le désaccord inévitable de volontés qui n’étaient que des nolontés, et qu’avec un peu d’audace on aurait bientôt à sa merci. Oser et faire vite, à ce prix était le succès. Il suffisait de frapper un grand coup, et le fantôme de l’Allemagne coalisée se dissipait comme une vapeur ; un seul coup d’épée, c’en était assez pour mettre fin, comme Renaud, à tous les enchantemens, et pour se frayer au travers d’une forêt pleine de menaces un grand chemin au bout duquel on apercevait Vienne et ses portes ouvertes.

La force apparente de l’ennemi n’était pas la seule chose qui alarmât le roi Guillaume. Jamais souverain, il faut en convenir, n’assuma sur sa tête une responsabilité plus redoutable que celui qui en 1866, contre la volonté expresse de son peuple et de son parlement, précipita la Prusse dans une guerre que les uns traitaient d’insensée, les autres de criminelle. Si l’événement n’avait pas répondu aux espérances, si cette guerre, voulue par deux hommes et condamnée par toute une nation, avait conduit à une issue fatale, ou si l’on n’avait été seulement qu’à demi victorieux, que serait-on devenu ? La royauté prussienne eût été condamnée à se présenter devant son parlement dans l’attitude d’un pénitent, à faire amende honorable et à battre sa coulpe, à dire tout haut en se frappant la poitrine : « Je me suis trompée, et c’est vous, petites gens, juges et assesseurs, professeurs et fabricans, c’est vous qui aviez raison. » Que devenait son prestige, et la majesté du droit divin, et l’infaillibilité de cette providence particulière dont on s’était réclamé, et dont les oracles se seraient trouvés menteurs ? S’humilier devant l’Autriche, passe encore : de couronne à couronne, l’honneur est sauf ; mais s’humilier devant une chambre ! De tels abaissemens sont mortels au cœur d’un Hohenzollern. Aussi bien n’était-ce pas donner des armes à la révolution endormie, mais toujours vivante, car on ne persuadera pas au roi Guillaume que la révolution soit morte. Ce spectre rouge qu’il a vu se dresser un jour sur les barricades de Berlin, qu’il a combattu et vaincu dans le Palatinat et dans le grand-duché de Bade, hante quelquefois encore son imagination, sujette aux effaremens. M. de Bismarck dut conjurer ce spectre. Sa tête, très lucide et très poméranienne, n’a jamais cru aux fantômes ; mais ceux qui y croient ne souffrent pas qu’on en plaisante, et le plus sûr moyen de les guérir de leurs terreurs, c’est de commencer par leur donner raison. Certainement le sceptique ministre de sa majesté Guillaume Ier représenta à son maître qu’il était à bout de ressources dans sa lutte sempiternelle avec le parlement, que le conflit suscité par la nouvelle loi militaire s’envenimait de session en session, qu’il était insupportable d’avoir à s’aboucher avec des gens de rien ou de peu, qui disaient non quand on leur disait oui, et d’en recevoir des pierres quand on leur demandait du pain, que sans doute on ne cédait pas et qu’il ne pouvait être question de céder, mais qu’à la longue la couronne compromettait sa dignité dans ce conflit sans cesse renaissant, que, danger pour danger, il y en avait moins à oser qu’à ne rien faire, qu’il fallait étouffer par une entreprise heureuse les aigres contradictions qu’on essuyait chaque année, et qui trouvaient peut-être quelque écho dans le pays, qu’il importait de prouver ipso facto que la loi sur l’armée était bonne et de fermer les bouches libérales avec un peu de cette gloire militaire qui est le meilleur des bâillons, bref que, plutôt que de s’exposer à rencontrer un jour le spectre rouge dans les rues de Berlin, il était mieux entendu de l’aller tuer en Bohême, au son des tambours et des fanfares, et de l’enterrer sous une litière de drapeaux autrichiens.

On assure qu’un soir M. de Bismarck crut avoir ville gagnée et rentra chez lui en disant : « L’affaire est dans le sac. » Le lendemain lui réservait une surprise. En quelques heures, on lui avait défait son ouvrage. Le roi avait employé la nuit à causer avec sa conscience, sa conscience d’autrefois, conscience droite, bien disante et persuasive, qu’il a longtemps consultée, dont il a fini par mépriser les avis parce qu’elle a le grand tort d’être une conscience constitutionnelle et presque parlementaire, peut-être aussi parce qu’ayant toujours raison dans les choses essentielles, elle s’est quelquefois trompée sur les détails. Dans les grandes crises, dans les heures troubles, la fibre s’amollit, on se défend mal contre ses souvenirs, et on se prend à écouter tous les conseils, surtout ceux qu’on avait autrefois l’habitude d’écouter. Revirement complet ! En arrivant au palais, M. de Bismarck trouva un roi qui ne voulait plus entendre à rien, et qui, dit-on, l’interpella très vivement, lui reprocha de le perdre, de conduire la monarchie aux abîmes. L’entraînant dans l’embrasure d’une fenêtre et lui montrant du doigt la statue du grand Frédéric : « On renversera cette statue, lui dit-il, et on la remplacera par un échafaud ! » Le geste acheva la pensée. M. de Bismarck est un grand musicien, et son répertoire est riche. Il ne perdit pas son temps à raisonner, à disputer. Il ne dit qu’un mot, dont l’effet fut magique : « Sire, répliqua-t-il avec un merveilleux sang-froid, si telle est la situation, n’est-il pas plus digne de vous et de moi de mourir sur un champ de bataille, l’épée à la main ? » Il y a dans tout roi de Prusse un soldat. Quelques jours plus tard, le Rubicon fut franchi.

La victoire dépassa tout ce qu’on avait osé espérer, — victoire bien méritée, si on considère non-seulement la vaillance de l’armée, mais les combinaisons politiques de M. de Bismarck, la justesse et la fermeté de son coup d’œil, la vigueur de son action, la rapidité qu’il sut imprimer à toutes ses mesures. Comme les neutres, comme les vaincus, les vainqueurs furent surpris par le caractère décisif de l’événement. Un mois avait suffi, et on tenait l’Autriche et l’Allemagne à sa discrétion. Quel usage allait-on faire de la victoire ? Il est permis de supposer que M. de Bismarck entrevit toutes les chances possibles. Diverses combinaisons durent se présenter à cet esprit si inventif et si fertile. Cet homme à la volonté de fer n’est pas un homme de parti-pris. Il a l’imagination souple, il sait se retourner.

« Il vous est impossible, nous disait un jour un conservateur libéral prussien en arpentant avec nous l’une des avenues du Thiergarten, il vous est impossible, à vous autres Velches, Français ou Romans, de comprendre notre premier. Un tel homme n’a pu naître qu’en Prusse, il n’a pu croître et grandir que sur le pavé de Berlin. Il y a en lui du Bursche d’université, du Junker, du lieutenant de la garde, du diplomate, du despote et du révolutionnaire, tout cela assaisonné d’une sorte de fantaisie ironique qui fait de lui un artiste et presque un poète. Aristocrate, il l’est jusque dans la moelle des os, non qu’il ait des préjugés ou le respect des traditions, mais par tempérament, par le goût et le talent de commander, par son immense mépris de la phrase libérale. Le fond de son âme est le scepticisme ; il ne croit qu’à la bêtise humaine, et il n’a jamais pris de sa vie les vessies pour des lanternes ; il les crève sans pitié. Hélas ! il ne respecte pas davantage nos pauvres petites lanternes libérales, il souffle malicieusement sur ces lumignons fumeux ; avec cela, radical dans l’âme, radical par sa méthode, par son peu de répugnance pour les moyens violens et sommaires, par son goût de trancher dans le vif… Non, continuait notre interlocuteur, cet aristocrate sceptique et radical n’est pas un type commun ; ce n’est pas un homme complet, je le veux bien, mais c’est un homme très compliqué. On admire beaucoup son audace, on admire aussi sa géniale et méphistophélique insolence, et soyez sûr que la Prusse s’est réjouie plus d’une fois d’être représentée dans ce monde par un insolent : elle sentait encore sur sa joue la rougeur du soufflet d’Olmutz ; mais l’insolence de M. de Bismarck n’est point raideur d’esprit étroit ni morgue de doctrinaire ; c’est un procédé, un moyen de gouvernement. Rien ne lui est plus antipathique que le doctrinarisme, et en ceci il est vraiment Prussien ; c’est le propre de la politique prussienne de faire fi des idées comme des sentimens, des doctrines comme des traditions ; c’est par essence une politique de la main libre, qui est toujours prête à jouer tous les jeux possibles, sans jamais engager l’avenir. À cet égard, M. de Bismarck est le modèle accompli de l’homme d’état prussien. Jamais homme ne fut plus affranchi de toute pédanterie et de toute pruderie conservatrice ; il est prêt, s’il le faut, à lier partie avec la révolution ; il se sent de force à lui faire tirer les marrons du feu et à les croquer à sa barbe. Ce qui n’est qu’à lui, c’est l’étonnante liberté et la merveilleuse franchise de son langage. Il méprise les petites dissimulations, il a inventé une nouvelle espèce de diplomatie, qui consiste à gagner en montrant son jeu. Il parle, il parle beaucoup, il instruit de ses projets l’univers, qui n’en croit rien. Il dit : Tel jour je ferai ceci, et il le fait. À l’époque où la révolution tenait le haut du pavé, M. de Bismarck, alors simple député de la droite, entre un soir dans une Kneipe où se réunissaient les coryphées du radicalisme. Notre homme s’assied, se fait apporter une chope de bière, allume son cigare et prend un journal. Cependant on tenait autour de lui des propos malsonnans et séditieux. Il interrompt sa lecture, regarde entre les deux yeux le plus échauffé de ces discoureurs d’estaminet, et lui dit froidement : « Monsieur, si vous n’avez pas vidé la place quand j’aurai vidé ma chope, je vous la casserai sur la tête. » Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Et tandis que les habitués interdits se consultaient du regard : « Garçon, qu’est-ce que je vous dois pour le verre que je viens de casser sur la tête de monsieur ? » Telle fut toujours la manière de faire de notre grand homme. Il n’a jamais cassé de verres ni de vitres sans avoir d’avance averti tout son monde. Aussi refusa-t-on longtemps de le prendre au sérieux ; on le traitait de hâbleur, de brise-raison ; à Paris, on le comparait au brochet, qui met les poissons en mouvement, et on se disait : C’est nous qui pécherons. — Il a fallu, je pense, en rabattre. C’est souvent un grand moyen de domination pour un homme d’état que de posséder les qualités les plus opposées au tempérament de la nation qu’il gouverne. Quels services n’a pas rendus à M. de Bismarck, dans un pays taciturne, compassé, gourmé et boutonné comme la Prusse, ce merveilleux abandon qui le caractérise, cette suprême désinvolture de conduite et de langage où se révèle la parfaite liberté de cet esprit abondant en idées, riche en combinaisons, qui, sûr de son but, est toujours prêt à changer de route, ne s’asservit à aucun système, saisit l’occasion au vol, vit au jour le jour, et pour ainsi dire invente au fur et à mesure ses moyens, — grand virtuose dont la carrière politique est une perpétuelle improvisation !… Soyez sûr, nous dit notre interlocuteur par manière de conclusion, soyez sûr qu’à Kœniggrætz notre premier portait dans sa tête bien des plans. Sa vive imagination avait entrevu les différens partis qu’on pouvait tirer de la victoire, et, si on l’avait laissé faire, peut-être les événemens eussent-ils changé de face ; mais une volonté plus forte que la sienne a décidé de tout. Une indiscrétion autrichienne nous a appris que l’idée qui a triomphé à Nikolsbourg était l’idée du roi, car le roi avait son idée, et il n’en avait qu’une, et cette idée était de prendre, de prendre beaucoup, de prendre tout ce qu’il était possible de prendre… »

Sur un point, il n’y avait pas à hésiter : l’Autriche devait sortir de l’Allemagne. C’était le premier fruit de la victoire, et c’est pour cela proprement qu’on avait fait la guerre. Par l’éviction de l’Autriche, on atteignait deux buts : on donnait satisfaction tout à la fois aux intérêts de la grandeur prussienne et au sentiment national de l’Allemagne, lasse du dualisme et de ses tiraillemens. Il est vrai qu’elle a depuis changé d’avis, sans qu’on puisse l’accuser de versatilité. L’Autriche, dirigée par un homme supérieur, s’est appliquée à se rendre regrettable, et elle y a réussi ; mais alors l’esprit de réaction qui dominait dans ses conseils, le concordat, les louvoiemens d’une politique qui dans la question danoise tour à tour rendait la main à M. de Bismarck, entrait dans son jeu et par de brusques retours de pudeur ou d’effroi affectait de défendre contre lui la dignité de la diète de Francfort, toutes ces tergiversations, toutes ces inconséquences, avaient discrédité l’Autriche dans l’esprit des libéraux allemands, et ils étaient disposés à voir dans le triomphe de la Prusse un événement heureux et pour l’unité et pour la liberté de l’Allemagne. Quels que puissent être les torts de son gouvernement, Berlin est Berlin, c’est-à-dire un foyer de lumières et de haute culture, l’une des capitales de la pensée libre, et, comme on dit sur les bords de la Sprée, la ville de l’intelligence.

Évincer l’Autriche de l’Allemagne, c’était le premier pas. Cela fait, on avait devant soi deux systèmes de conduite, deux politiques, l’une difficile peut-être, mais généreuse, visant à résoudre la question allemande, à réorganiser l’Allemagne sous l’hégémonie prussienne, l’autre plus facile, d’un profit plus évident, plus palpable, mais conduisant peut-être à des résultats moins durables, une politique d’agrandissement et de conquête. On pouvait choisir entre les annexions et la présidence d’une nouvelle confédération germanique embrassant l’Allemagne, et toute l’Allemagne, reconstituée sous les auspices de la Prusse, car prétendre concilier les deux choses, il n’y avait pas d’apparence. Toute vraie confédération demande un certain équilibre de forces entre les états qui la composent ; telle qu’elle était avant 1866, la grandeur de la Prusse était déjà un obstacle et un danger pour une organisation fédérative de l’Allemagne. L’agrandir encore, c’était témoigner clairement, pour nous servir de l’expression d’un grand diplomate prussien d’autrefois, que sous le nom d’alliance on affectait l’empire, et que par empire on entendait l’absorption. Depuis que la Prusse a pris le Hanovre, les états secondaires savent ce qui les attend, et c’est pour cela que l’unité de l’Allemagne n’est pas encore un fait accompli, que la Bavière et le Wurtemberg s’affermissent d’année en année dans ce qu’on appelle à Berlin leur particularisme. Le cyclope fit sans doute à Ulysse une faveur singulière en lui promettant qu’il serait mangé le dernier ; mais c’est la fantaisie de certaines gens de tenir à n’être pas mangés du tout. C’est aussi la fantaisie des Bavarois et des Souabes.

L’Europe eût été bien étonnée si à Nikolsbourg la Prusse avait tenu le langage que voici : « Nous ne réclamons pour prix de notre victoire que le droit de régler les affaires d’Allemagne avec le concours et l’assentiment des Allemands. Hormis les provinces que nous avons conquises sur le Danemark, et qui sont nécessaires à notre marine, à notre légitime influence dans la Baltique, nous ne réclamons pas un pouce de terrain. Nous avons pris les armes pour tirer l’Allemagne et nous-mêmes d’une situation fausse qui devenait intolérable. Le premier devoir d’un état est de vivre, et l’Autriche s’appliquait à nous rendre la vie impossible. Nous n’avons rien entrepris, rien essayé, sans la trouver sur notre chemin ; elle prenait à tâche de nous isoler et de nous annuler. Cependant, par la force même des choses, il y avait une conspiration latente entre le nom prussien et toute l’Allemagne libérale. En 1849, nous avons refusé la couronne impériale que nous offrait la révolution. Nous avons été payés de nos ménagemens par nos humiliations de 1850. Il s’est trouvé plus tard que l’Autriche, menacée dans ses possessions italiennes, a eu besoin de nous. Elle nous a requis de venir à son aide ; nous lui avons répondu qu’en notre qualité de confédérés nous n’étions point tenus de lui garantir ses possessions non allemandes, mais que nous étions prêts à entrer en arrangement avec elle, à lui offrir notre alliance, si elle voulait signer avec nous une convention. Et que lui demandions-nous pour prix de nos services ? Le partage de la présidence et l’union étroite avec les petits états qui sont chez nous ou dans notre banlieue, et dont il nous importe d’être sûrs pour avoir la liberté de nos mouvemens. L’Autriche n’a voulu entendre à rien ; elle a mieux aimé perdre l’Italie que renoncer à sa prépotence dans la confédération germanique, qu’elle a tenté plus tard, au congrès de Francfort, de réorganiser sans nous et contre nous. Il ne nous restait plus qu’à abdiquer ; mais l’abnégation est une vertu de moines, non de politiques. Les armes ont décidé ; désormais nous serons chez nous en Allemagne. Nous n’entendons pas néanmoins y régner en maîtres absolus, nous n’aspirons qu’à l’hégémonie, à laquelle nous avons droit par ce que nous sommes et par ce que nous avons fait. Nous prouverons que les Prussiens sont des Allemands, comme nous avons prouvé, en refusant de nous agrandir, que nous n’affections pas la tyrannie. Nous savons que dans toute l’Allemagne règnent deux sentimens également forts, également légitimes, le sentiment national et un attachement traditionnel au self-government. Nous savons aussi par l’exemple de la petite Suisse, qui depuis la réforme de son pacte se compose de cantons souverains très libres chez eux et cependant très étroitement unis, qu’il est possible de créer une constitution fédérative où le pouvoir central ait une force réelle sans entreprendre sur la souveraineté des états. Nous allons chercher avec les gouvernemens nos confédérés cette forme politique qui convient à l’Allemagne, et nous nous occuperons avec eux de faire la part de notre légitime influence, celle de l’indépendance des états et celle de la liberté des peuples, après quoi nous soumettrons notre projet à un parlement national. »

Si le cabinet de Berlin, par impossible, avait tenu ce langage, et qu’il se fût empressé de donner des gages de ses dispositions pacifiques et de son libéralisme, la Prusse, forte de son désintéressement, du prestige moral qu’elle en eût recueilli et du concours unanime de l’Allemagne, aurait eu ce grand avantage de pouvoir prendre tous les arrangemens que lui dictaient ses convenances sans avoir à traiter avec un tiers. Elle eût représenté très courtoisement à la France que le règlement des affaires allemandes était une question purement intérieure, que, renonçant à toute acquisition de territoire qui aurait pu compromettre l’équilibre européen, elle avait le droit de réformer la constitution de l’Allemagne avec le concours et selon les vœux des Allemands. Il n’eût pas été impossible, pensons-nous, de persuader le cabinet des Tuileries. Un homme d’état allemand d’un esprit fin et sagace, et qui déplore les fautes commises à Nikolsbourg, nous disait un jour : « L’empereur Napoléon est un homme moderne qui parle napoléonien, et il goûte toutes les idées modernes moyennant qu’on lui traduise dans sa langue celles qui lui pourraient être désagréables. » N’était-ce pas faire un usage vraiment moderne de la guerre que de se servir de la victoire la plus décisive qui ait été remportée depuis les temps de Marengo et d’Austerlitz, non pour accroître son territoire, mais pour étendre et fortifier son influence ? Cela peut très bien se traduire en napoléonien ; cela s’appelle combattre pour une idée, mettre son épée au service d’une grande cause nationale et de la souveraineté des peuples. Il est vrai qu’un accroissement d’influence n’est pas un résultat aussi net qu’une annexion ou une conquête, et c’est un proverbe allemand que le chasseur ne peut fonder sa cuisine que sur le lièvre qu’il rapporte sur son dos ; mais au XIXe siècle le gouvernement d’influence tend de plus en plus à se substituer au gouvernement d’autorité : c’est le fond de ce qu’on appelle la politique constitutionnelle et parlementaire, qui finira par renouveler la politique internationale. Il était plus aisé du temps de Pascal de trouver des moines que des raisons ; aujourd’hui, dans certains pays, la raison la plus facile à trouver, c’est un caporal et quatre hommes. Toutefois le caporalisme a peu d’avenir ; commander ne suffit plus, il faut persuader. Sans doute persuader est une fatigue, et la Prusse aurait eu besoin, pour gouverner une Allemagne fédérative et libre, de beaucoup de talent et d’habileté. Serait-ce donc un si grand malheur ? Un prince qui a prouvé qu’il savait son métier de soldat, et qui prouvera peut-être un jour qu’il sait son métier de roi, disait : « Je ne crois en politique qu’aux choses difficiles. » Ajoutons qu’il n’y a de durable que ce qui est modéré. Dans l’état actuel de l’Europe, toute domination avide et intempérante est sûre de rencontrer à son troisième pas une ligue d’intérêts coalisés contre elle. Il n’est pas moins vrai qu’on ne refait pas son tempérament, que les hommes qui ont voulu la guerre de 1866 et qui l’ont conduite avec tant de succès auraient dû faire violence à leur nature, s’ils avaient employé à la reconstruction d’une Allemagne libre l’épée qui avait vaincu à Sadowa. C’eût été vraiment un miracle de la grâce.

Puisque la Prusse était résolue à prendre, elle avait un autre système à suivre, et il est regrettable pour la paix et la tranquillité de l’Europe qu’elle ne l’ait pas pratiqué jusqu’au bout avec cet esprit de conséquence où les intérêts comme la logique trouvent leur compte. Quand on ne suit pas une politique généreuse, c’est quelque chose du moins d’adopter une politique franche. « Nous avons fait la guerre, aurait pu dire la Prusse aux Allemands, parce que nous n’étions pas contens du lot qui nous a été attribué par les traités de Vienne. Nous avons été sacrifiés en 1815. D’abord nous sommes trop petits pour le personnage que nous sommes appelés à jouer dans ce monde. L’étendue de notre territoire ne répond pas à notre importance politique, à ce rôle de grande puissance dont nous ne saurions décliner les charges et les devoirs sans que l’équilibre européen en souffrît. De là une tension de forces qui nous fatigue. D’autre part, les traités nous ont fait une configuration malheureuse ; nous avons des enclaves, des étranglemens de territoire très gênans. Nous userons du droit de la guerre pour nous arrondir, nous refaire et nous compléter. Outre le Slesvig-Holstein, nous garderons le Hanovre, la Hesse électorale, Nassau, Francfort. Ce résultat nous suffit ; nous nous garderons de former avec vous une confédération illusoire. Outre que nous sommes trop grands, nous ne pouvons faire ménage ensemble, nous vous ressemblons trop peu politiquement et socialement. Il sera mieux pour tout le monde que vous formiez entre vous une confédération nouvelle où vous réglerez vos affaires intérieures comme vous l’entendrez. Seulement nous ne voulons pas vous devenir étrangers ; nous vous sommes nécessaires, et vous nous êtes nécessaires ; vous êtes nos alliés naturels, et nous sommes vos protecteurs naturels. Nous conclurons avec vous des traités commerciaux et militaires qui sauvegarderont les intérêts économiques de l’Allemagne et sa sûreté. » Il eût été plus difficile peut-être de faire agréer à l’Allemagne et à l’Europe cet arrangement, qui trompait les espérances des uns, donnait prise aux défiances des autres. Cependant la franchise est toujours rassurante, et cette solution eût été moins dangereuse que l’équivoque instrument de paix qui a été ébauché à Nikolsbourg, mis au net à Prague.

Le 17 août 1866, c’est-à-dire peu de jours avant que le traité de Prague fût définitivement signé et paraphé, le roi Guillaume Ier recevait une députation hanovrienne composée du ministre d’état, du vice-président de la haute cour d’appel et d’un conseiller du trésor. Ces messieurs venaient tenter un dernier effort pour sauver l’indépendance de leur pays. Ils assurèrent au roi que depuis les derniers événemens l’immense majorité de leurs compatriotes ne faisait plus difficulté de reconnaître la suprématie de la Prusse en Allemagne, que les Hanovriens se prêteraient de bon cœur à tous les sacrifices que la nouvelle confédération pourrait imposer à leurs droits de souveraineté, mais qu’ils étaient profondément attachés à la maison de leurs princes, qu’au surplus, si le possesseur actuel de la couronne de Hanovre ne paraissait pas offrir à la Prusse des garanties suffisantes, il était prêt à abdiquer en faveur de son successeur légitime. La réponse du roi est empreinte de cette bonhomie fourrée de finesse dont Guillaume Ier se sert pour donner de la grâce à ses refus, un air d’abandon cordial et paternel à ses partis-pris. Il déclara qu’il n’avait garde d’en vouloir aux Hanovriens de l’attachement qu’ils témoignaient à leurs princes, qu’il les en estimait davantage, et leur savait gré de leur démarche, qu’il en prenait occasion de leur exposer les motifs qui l’avaient conduit, contrairement à ses intentions primitives et après bien des combats intérieurs, à former le dessein, « maintenant irrévocable, » de faire des annexions. Il n’avait jamais eu en vue que le bien de l’Allemagne et de la Prusse, et n’avait jamais songé à faire que des conquêtes morales : si à l’âge de soixante-dix ans il en venait à désirer davantage, on devait s’en prendre aux circonstances, aux agressions incessantes de ses prétendus alliés. « L’Autriche, continua-t-il, a voulu la guerre pour s’assurer la domination de l’Allemagne. Or nous ne saurions renoncer à notre influence en Allemagne sans compromettre notre existence elle-même. C’est pour nous une question de vie ou de mort. Il fallait deux choses pour que je me décidasse à la lutte : 1° la conviction que notre cause était juste, que nous pouvions compter sur la protection du Très-Haut et de cette main toute-puissante qui dispose du sort des batailles ; 2° la certitude que l’instrument de la guerre, l’armée prussienne, était bon. Que l’instrument fût bon, je ne pouvais en douter, ayant consacré toute ma vie au perfectionnement de notre armée. Que notre cause fût juste, cela me paraissait démontré, parce que notre existence même était en jeu, et c’est ainsi que je me décidai, le cœur gros (schweren und schwersten Herzens), à une lutte décisive, dont je remettais l’issue à Dieu. » Le roi ajouta que les résultats de cette lutte avaient dépassé toutes ses prévisions, qu’il ne s’en était guère vu de pareils dans l’histoire, et qu’il y reconnaissait une faveur visible de la Providence, sans laquelle l’armée la mieux dressée ne saurait accomplir de tels prodiges. Il conclut en disant que, la Providence ayant parlé, il ne pouvait que remercier la députation de sa franchise, mais qu’il devait à son peuple un dédommagement, à son armée une garantie contre le retour des périls dont elle venait de sortir si glorieusement, et que l’annexion du Hanovre était un fait accompli.

Il est difficile de relire ce discours sans sourire depuis qu’une dépêche fameuse, dont la publication a soulevé des tempêtes à Berlin, nous a révélé que le roi Guillaume voulait avant tout et par-dessus tout des annexions. Cependant il est bon d’être équitable envers les rois comme envers les particuliers. Le roi Guillaume pourrait alléguer pour sa justification qu’il n’a point fait de propos délibéré, comme Frédéric II, la guerre à l’Autriche pour s’arrondir, que lorsqu’il travaillait à perfectionner l’instrument, il n’avait en vue que des conquêtes morales ; mais, que l’occasion se présentant, il a fait la guerre, et que, du moment qu’il faisait la guerre, les conquêtes morales ne lui suffisaient plus. Il lui aurait semblé dur de s’être dérangé pour si peu ; il est allé droit au solide. On prétend même qu’il eut grand’peine à s’arrêter, que ce n’était pas assez des provinces de l’Elbe, du Hanovre, du Nassau, de Cassel, pour satisfaire les appétits de sa verte et vaillante vieillesse, qu’après Sadowa il désirait frapper un second coup qui lui permît de s’étendre encore du côté de la Bohême ou de la Silésie autrichienne. M. de Bismarck, qui dit tout, doit avoir dit un jour à quelqu’un : « Il est fort heureux que la France nous ait empêchés d’entrer à Vienne. Tout le monde autour de moi avait la tête en feu et des démangeaisons dans les jambes. Le roi ne pouvait se consoler de ne pas aller coucher à la Burg ; mais il n’entrait point dans mes plans de détruire l’Autriche. Je ne voulais pas faire un trou dans le midi de l’Europe[1]. » Si l’on renonçait à entrer à Vienne et à coucher à la Burg, que ne pouvait-on du moins prendre la Saxe ? On l’eût prise, si la France ne se fût trouvée là, car on avait dû se résigner à causer avec la France ; on demandait trop pour ne pas se mettre en règle avec elle, pour ne pas l’autoriser à dire son mot sur les affaires allemandes. L’éminent diplomate qui représentait la France était homme à soutenir cette conversation, et personne ne saurait lui contester l’honneur de s’être tiré à merveille du rôle difficile que lui imposaient les circonstances. Sadowa avait pris son gouvernement au dépourvu. Manquant d’instructions, s’efforçant en vain d’en obtenir, l’oreille collée à des fils télégraphiques qui se recueillaient et se taisaient, livré à lui-même et à ses propres inspirations, il avait vu grossir de jour en jour comme une marée montante le succès et la fortune des armes prussiennes, de jour en jour il était obligé de modifier ses calculs et la mesure de ses concessions. Tout d’abord il avait jugé suffisant d’accorder au vainqueur les provinces de l’Elbe, puis des bandes découpées au travers du Hanovre et de la Hesse pour assurer à la Prusse ce qu’on appelait la contiguïté territoriale. Après Kœniggrætz, il en était réduit à arrêter le vainqueur sur le Mein et à déclarer que, si on touchait à la Saxe, on aurait la guerre. Peut-être avec la Saxe eût-il sauvé autre chose encore sans l’incroyable précipitation de l’Autriche, qui soit cette hâte d’en finir qui est comme la fièvre du malheur, soit dépit de n’avoir pu obtenir cette médiation armée qu’elle sollicitait à Paris, substitua tout d’un coup à un entretien à trois un dialogue à deux, se mit à causer directement avec la Prusse derrière le dos du médiateur, et offrit la paix à cette triple condition, qu’elle ne perdrait elle-même que la Vénétie, que la Saxe serait respectée, et qu’on ne dépasserait pas le Mein. Le médiateur fut ainsi mis hors de jeu, et son habileté fut réduite au silence. Après tout la Saxe était intacte, et il pouvait se consoler en se disant que c’est la marque d’un grand artiste de faire d’un rôle ingrat un premier rôle, et de sauver à force de talent la faiblesse de la pièce qu’il est condamné à interpréter.

Certes la Prusse n’était pas à plaindre. Si elle n’avait pu satisfaire toutes ses convoitises, si elle avait dû lâcher Dresde et accepter la limite du Mein, elle ne laissait pas d’avoir beaucoup pris ; pour se dédommager de n’avoir pu prendre davantage encore, elle se rappela qu’elle faisait de la politique allemande, il lui ressouvint de ses principes, et elle s’empressa d’ajouter à ses annexions des conquêtes morales. Et d’abord elle conquit plus que moralement et le royaume de Saxe et les petits états situés au nord du Mein en les englobant dans une confédération où 24 millions de Prussiens se trouvent en présence de 6 millions d’Allemands non prussiens. Puis elle se hâta de prouver que le Mein était guéable : pour bien spécifier le sens qu’elle attachait à cet article IV du traité de Prague qui garantit aux états du sud « une existence internationale indépendante, » elle conclut avec Baden, avec le Wurtemberg, avec la Bavière, des traités secrets d’alliance offensive et défensive, et plus tard elle fit régler officiellement par le Reichstag la manière dont s’opérerait l’accession de ces états à la confédération du nord. En pareil cas, ce qu’on fait dire est encore plus important que ce qu’on dit. À tous les mécontens qui se plaignaient que la Prusse avait trahi la cause et les intérêts allemands, qu’elle n’avait pensé qu’à s’agrandir, que le résultat le plus net de la paix de Prague avait été d’admettre l’intervention de la France dans le règlement de la grande question nationale, de déchirer l’Allemagne en trois tronçons, de livrer les états du sud à eux-mêmes et aux influences étrangères, de détruire la confédération germanique sans la remplacer et de rétrograder de 1815 jusqu’en 1648, des traités de Vienne jusqu’à la paix de Westphalie, les journaux officieux de M. de Bismarck répondaient que ces mécontens se méprenaient, qu’il y paraîtrait bientôt, que la situation n’était que provisoire, que la Prusse n’avait renoncé à rien, qu’elle était plus allemande de cœur que jamais, qu’elle ne se résignerait jamais à n’avoir pris que la moitié de l’Allemagne, et que la confédération du nord ne tarderait pas à abriter dans son sein toutes les tribus dispersées et gémissantes d’Israël et de Juda. On avait beaucoup pris, on donnait à entendre qu’on escamoterait le reste. Depuis 1866, l’Europe vit dans l’attente de ce grand tour de gobelets : si habile que soit le prestidigitateur, la muscade n’a pas encore passé.


III.

Le bon sens européen a jugé dès la première heure que la paix de Prague était une paix fourrée et bâtarde, une solution ambiguë, grosse d’embarras, et qui ne résolvait rien. Ce qu’il faut reprocher à la Prusse, ce n’est pas Sadowa, c’est Nikolsbourg. Le roi Guillaume n’avait pas absolument tort quand il déclarait aux Hanovriens, dans un style emprunté à Darwin, que la guerre de 1866 avait été « un combat pour l’existence. » Le malheur est qu’après avoir vaincu on a fait une paix qui n’en est pas une. La fortune offrait à la Prusse une occasion unique de satisfaire à la fois l’Allemagne et elle-même, et il lui était facile de se concilier le concours des peuples, l’agrément de l’Europe, si elle eût témoigné de son esprit pacifique et de son respect pour les garanties constitutionnelles. Les appétits l’ont emporté sur les nobles ambitions, l’esprit militaire sur l’esprit moderne, la politique d’embrouillement sur la politique de franchise. Qui trompe-t-on ici ? comme dit Figaro. Il fallait choisir ou de s’agrandir et de rendre l’Allemagne à elle-même, ou de se mettre à la tête de l’Allemagne en renonçant à s’agrandir, car se dire Allemand, déclarer qu’on avait fait la guerre pour l’Allemagne, pour les intérêts de la grande patrie, et en même temps exercer sur les Allemands du Hanovre et de la Hesse le droit de conquête comme on l’eût fait sur des étrangers, la contradiction était trop flagrante, c’était démasquer trop ouvertement ses véritables visées. Et qu’on ne cite pas l’exemple du Piémont, lequel a conquis la péninsule sur l’étranger et sur des dynasties vassales et clientes de l’étranger, sans compter qu’il lui apportait toutes les libertés, sans compter qu’il a pour ainsi dire disparu dans sa victoire, et qu’il s’est anéanti volontairement au profit de cette Italie qu’il avait créée de son sang. — Si vous êtes des Allemands, pouvaient dire à la Prusse les Hanovriens et les Hessois, d’où vient que vous tenez si fort à faire de nous des Prussiens ? Si vous êtes nos protecteurs naturels, pourquoi nous prenez-vous ? Si nous sommes votre sang et votre famille, pourquoi commencez-vous par démarquer notre argenterie et notre linge pour y graver des aigles prussiennes ? — Si vous faites des conquêtes en Allemagne, pouvaient s’écrier de leur côté les Saxons, c’est qu’apparemment vous n’êtes pas des Allemands. Confessez-le franchement, et puisqu’on peut dire encore de vous ce que le marquis d’Argenson disait du grand Frédéric : il fait son pot à part, — ne vous mêlez pas de nos affaires, laissez les Allemands s’arranger entre eux, et de grâce respectez le pot des autres.

Les chasseurs ont depuis longtemps découvert qu’il est dangereux de courir deux lièvres à la fois. Prétendre concilier les annexions et les conquêtes morales, le bonheur de s’agrandir et cet ascendant que donne le désintéressement politique, qui est souvent le meilleur des calculs, vraiment c’est vouloir l’impossible. Aussi les vrais libéraux prussiens, élite d’esprits supérieurs et éclairés, très attachés à leur pays, mais qui ne laissent pas d’avoir la fibre allemande, ont-ils amèrement déploré les annexions. Ils ont senti que c’en était fait du prestige moral de la Prusse, que désormais il n’était plus possible de croire à sa mission allemande, que les espérances de l’Allemagne étaient indéfiniment ajournées. Au lendemain de Sadowa, le Mein n’était qu’un mince filet d’eau. Les battus du midi étaient disposés à prendre leur parti de leur défaite, qu’ils attribuaient à la faiblesse de leurs gouvernemens, à l’impéritie de leurs généraux ; ils se disaient qu’après tout les Prussiens étaient des Allemands, qu’ils venaient de prouver à l’Europe que les Allemands savent vouloir et agir. Aujourd’hui le Mein est un fleuve, et le particularisme a repris toute sa puissance à Munich et à Stuttgart. Bavarois et Souabes s’en tiennent au statu quo. Cette confédération du nord, où on les presse d’entrer, leur fait l’effet d’une ratière qu’on n’a pas même pris la peine d’amorcer. Les vents qui soufflent de Berlin n’apportent à leurs oreilles qu’un bruit de tambours et des airs de trompettes, les murmures de contribuables qu’on surcharge, le râle obstiné du Hanovre, qui ne peut se décider à mourir, par intervalles le sourd gémissement de la Saxe, qui, le cou pris dans un nœud coulant, cherche à se dégager et se plaint qu’on l’étrangle. Ces concerts n’ont rien qui les puisse ravir. Ils secouent la tête et se disent : On pourra nous prendre, nous ne nous donnerons pas.

Les libéraux prussiens, qui considèrent les annexions comme une faute, ont une autre raison encore de souhaiter que la Prusse pût rendre gorge. Depuis que la guerre de Crimée a brisé le faisceau des trois puissances du nord, il n’y avait plus en Europe d’alliance naturelle, nécessaire, permanente. Les atomes politiques flottaient en liberté, ils se rencontraient, s’accrochaient au passage, contractaient des unions éphémères, et bientôt se séparaient pour en former d’autres au gré du vent qui soufflait. La paix de Prague a mis fin à cet état de choses. Il y a désormais en Europe une alliance nécessaire et permanente, et cette alliance est dirigée contre les ambitions prussiennes. La France et l’Autriche interprètent de la même manière et au pied de la lettre l’article IV du traité de Prague, qui assure au midi de l’Allemagne une existence indépendante et internationale. Cet article les console en quelque mesure, l’une de sa déception, l’autre de sa défaite ; elles ont d’égales raisons de ne pas se le laisser escamoter. Pour la France, c’est une question de sûreté, et si elle doit à ses principes tant de fois proclamés de ménager beaucoup les sentimens nationaux de l’Allemagne, on ne peut lui demander de respecter les convoitises de la Prusse. Pour l’empire des Habsbourg, c’est une question d’existence. Que la Bavière devienne une province prussienne, et la Prusse, maîtresse du Danube, des routes et des portes de Vienne, revendiquera dès demain pour l’Allemagne les provinces allemandes de l’Autriche, désormais menacée d’une expropriation et de se voir réduite à je ne sais quel empire hongro-slave qui ne serait plus l’Autriche. Les cabinets de Vienne et de Paris sont aujourd’hui liés par de communs intérêts ; il n’est pas besoin d’écrire, il est à peine besoin de parler ; leur alliance est si naturelle, leur est tellement imposée par la situation, qu’il faudrait pour la rompre des conjonctures trop extraordinaires pour qu’on les puisse prévoir, ou un accès de démence que rien non plus ne fait présager. Il passe pour constant en Allemagne que la Prusse ne pourrait franchir le Mein sans trouver devant elle cette redoutable coalition. De là ce malaise dont toute l’Europe souffre, ces défiances réciproques, cette nécessité de s’armer jusqu’aux dents, les inquiétudes, les embarras d’une paix incertaine et morbide. Depuis 1866, une guerre est dans l’air ; par lassitude de la craindre, beaucoup de gens se prennent à la souhaiter, préférant le mal à la peur du mal et désirant, comme ils disent, qu’on en finisse. Heureusement cette guerre qui finirait tout est difficile à commencer, puisqu’on nous l’annonce de mois en mois depuis trois ans, et que les belligérans en sont encore à se regarder l’arme au pied.

Est-elle certaine, est-elle probable, cette grande mêlée qui serait peut-être aussi longue que celle de 1866 a été courte ? À qui appartient-il de la vouloir et de la commencer ? Il nous semble prouvé que ce droit de redoutable initiative n’appartient ni à l’Autriche ni à la France. Quels que puissent être leurs déplaisirs ou leurs rêves secrets, ces deux puissances sont dans la position de gens qui se défendent et à qui l’offensive est interdite. Elles sont condamnées à accepter les faits accomplis, à prendre pour base de leur politique la paix de Prague ; leur rôle consiste à la faire respecter des autres, à empêcher qu’on ne la viole ou qu’on ne l’étude à leurs dépens.

C’est une des vertus des Allemands de savoir profiter de leurs revers. Il n’est pas d’exemple dans l’histoire qu’un peuple ait fait un usage plus heureux de ses malheurs que ne l’ont fait la Prusse après Iéna, l’Autriche après Sadowa. Sa défaite a donné à l’Autriche M. de Beust et la liberté, et elle est à moitié consolée d’avoir été battue ; mais l’organisation nouvelle qu’elle a dû s’imposer, très favorable à son bien-être intérieur, l’est beaucoup moins à la liberté de ses mouvemens au dehors, et lui ôte cette facilité d’entreprendre qu’elle possédait autrefois et dont la Prusse a hérité. Un gouvernement libéral doit compter avec l’opinion publique ; le malheur du gouvernement autrichien est qu’il y a désormais dans l’empire deux opinions publiques, et qu’il doit se mettre en règle avec l’une et l’autre, s’attacher aux intérêts communs qui les peuvent concilier, ne rien essayer avant de les avoir accordées. Or l’opinion hongroise est d’avance hostile à tout ce que pourrait tenter le cabinet de Vienne pour défaire ce qui a été fait à Prague et pour reconquérir son ancienne situation en Allemagne. La Hongrie a le visage et les yeux tournés vers l’Orient, elle ne demande qu’à vivre en paix avec la Prusse ; tous ses ombrages et toutes ses défiances lui viennent de la Russie ; il n’y a de guerre populaire au-delà de la Leitha que celle qui pourrait enrichir l’Autriche de dépouilles russes, du moins la fortifier contre les intrigues panslavistes de Saint-Pétersbourg. M. de Beust est tenu d’observer dans tous ses agissemens une extrême circonspection ; on l’a accusé plus d’une fois, non sans aigreur, de nourrir des ressentimens, des rancunes, des idées de représailles et de revanche ; on lui a reproché l’activité un peu inquiète de sa plume, également habile aux coquetteries et aux picoteries ; on lui a fait un crime de ses démangeaisons d’écrire, et on a feint de croire que ses dépêches allaient tout brouiller, que la paix de l’Europe était à la merci d’une épigramme finement aiguisée. « M. de Beust, a dit quelqu’un, est un grand ministre doublé d’un journaliste qui finira par le compromettre. » Nous ne voyons pas que jusqu’ici le ministre ait à se plaindre du journaliste, et que cette plume si vaillante, qui eut toujours les honneurs de la guerre, ait gravement compromis la politique autrichienne. On se plaît à croire à Berlin que l’Autriche est une ruine, le rêve d’une ombre, comme dit Pindare. Il est naturel qu’elle saisisse toutes les occasions de se rappeler au souvenir de ses amis et de ses ennemis, de dire son mot dans les questions qui les intéressent, de leur faire connaître ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut point, et de prouver qu’elle existe, que le fantôme parle et marche. M. de Beust a déclaré dans une dépêche célèbre que désormais l’empire des Habsbourg ne prendrait pour règle de sa conduite ni ses souvenirs, ni ses regrets, ni même ses sentimens, qu’il ne consulterait en toute rencontre que les intérêts de sa sûreté et de son influence dans le monde. Souffrir que l’Inn devînt un fleuve prussien serait pour l’Autriche un renoncement à l’existence. Il lui est bien permis de prévoir que, pour accomplir son rêve, la Prusse sera obligée de nouer certaines intrigues, de rechercher certaine alliance, de signer certaines promesses, qui d’un coup mettraient d’accord Autrichiens et Hongrois, de telle sorte que des deux côtés de la Leitha tout le monde s’entendrait à vouloir la guerre. Sa politique n’est pas ce système d’indifférence auquel la voudraient condamner ses ennemis ; c’est une politique expectante. Elle ne peut qu’attendre l’occasion ; il ne dépend pas d’elle de la créer.

La France est-elle plus libre que l’Autriche de provoquer la guerre ? L’amour réfléchi de la paix est aujourd’hui une disposition dominante en France, témoin les dernières élections et les discours des candidats à leurs électeurs. On ne saurait nier cependant que, de toutes les guerres que pourrait faire la France, celle qui deviendrait le plus facilement populaire serait une campagne contre la Prusse. Autrefois un philosophe français affirmait, aux applaudissemens de son auditoire, que la France n’avait pas été vaincue à Waterloo ; c’est aujourd’hui la fantaisie de beaucoup de Français de prétendre qu’ils ont été vaincus à Sadowa. On ne saurait prendre plus franchement le contrepied de cette fameuse circulaire qui déclarait que la France voyait dans l’agrandissement de la Prusse l’accomplissement des destinées et de la philosophie de l’histoire. La vérité se trouve entre ces deux extrêmes ; c’est pousser d’un côté trop loin la rage d’avoir été battu, de l’autre la fureur d’être content de soi. La France n’a sujet ni de se couvrir la tête de cendres, ni de se féliciter d’une situation qu’elle n’a point voulue, qu’elle a subie, et dont les obscures conséquences se dérobent encore au calcul. On ne saurait nier que le gouvernement impérial s’est trompé dans ses pronostics, qu’avec toute l’Europe il s’est abusé sur la véritable force de la Prusse, que malgré certains avertissemens, malgré les inquiétudes du ministre qui occupait alors l’hôtel du quai d’Orsay et qui condamnait la politique expectante, il a voulu garder toute sa liberté d’action dans la prévision d’une guerre longue, indécise, qui promettait à la France les avantages d’un glorieux arbitrage, dont elle comptait s’acquitter avec une habile modération. Il est peu probable qu’à Biarritz M. de Bismarck ait rien promis, parce qu’il est peu probable qu’on lui ait rien demandé ; celui qui demande se lie comme celui qui accorde, et la politique impériale entendait se conserver libre de tout engagement. Comment ne pas songer à ce Memnon qui conçut un jour le projet insensé d’être parfaitement sage ? La parfaite sagesse des Tuileries avait compté sans les succès foudroyans de la Prusse. Ses calculs furent confondus, son jeu fut bouleversé, et l’arbitre qui attendait son heure dut se borner à enrayer le char triomphal du vainqueur. Il est regrettable que la France ait après coup réclamé à Berlin une compensation. Mécontent d’avoir servi malgré lui une politique qu’il blâmait et dont il avait prévu l’issue, M. Drouyn de Lhuys essayait d’en revenir à la sienne, à ce système d’arrangement gradué qu’il avait conseillé, et qui consistait à dire à la Prusse : Si vous prenez peu, nous ne demanderons rien ; si vous prenez beaucoup, nous réclamerons notre part, La Prusse avait assurément beaucoup pris ; mais on en était réduit à lui demander bien peu. Était-ce la peine de s’exposer à l’affront d’un refus ? M. Benedetti, qui avait si habilement rempli son rôle à Nikolsbourg, se voyait condamné à le gâter, et sans doute il lui en coûta beaucoup d’obéir. On assure que M. de Bismarck lui offrit avec une grâce parfaite Genève, un morceau de Belgique, ce qui lui attira cette réponse : Ces pays sont-ils donc à vous ? Sur quoi l’ambassadeur français partit pour Paris et s’en alla demander à son gouvernement s’il voulait la guerre et s’il était prêt, regrettant apparemment de n’avoir pu commencer par là.

La France, en 1866, n’était pas prête, et il lui est permis de le regretter ; mais du moment qu’elle ne voulait ni ne pouvait faire la guerre, il faut convenir qu’elle s’est tirée avec honneur des embarras où l’avaient engagée ses fausses prévisions. — « On est singulièrement injuste à Paris envers le gouvernement impérial, nous disait un homme d’état allemand que nous avons déjà cité. Après tout, la France n’a pas eu besoin de faire avancer un seul régiment sur le Rhin, et sa parole a eu assez d’autorité pour se faire écouter. Elle a arrêté la Prusse sur le Mein par un mot, elle a sauvé la Saxe par un mot, plus tard elle a ôté le Luxembourg à l’Allemagne par un mot. » Non, il ne peut être question en tout cela ni d’affront à venger ni de défaite à réparer ; il s’agit seulement d’un mécompte sur lequel on serait bien aise de ne pas rester, aujourd’hui qu’on est prêt. On s’imagine en Allemagne que le gouvernement impérial serait heureux de trouver dans quelque grande entreprise hors de ses frontières un dérivatif à ses difficultés intérieures, en sorte qu’après avoir rendu à la France la liberté de parler et d’écrire pour se faire pardonner les échecs de sa politique étrangère, il chercherait à engager une partie au dehors pour lui faire oublier qu’elle s’est mise en tête de se gouverner elle-même. Une conduite si incohérente, si décousue, si hasardeuse, nous paraît peu vraisemblable. L’empereur Napoléon est un esprit trop grave, trop réfléchi, pour ne pas se rendre compte des conséquences de ses actions. Ses ennemis croient remarquer dans sa conduite des indécisions et des tâtonnemens auxquels il n’avait point accoutumé l’Europe. Peut-être en faut-il chercher la raison dans l’importance qu’ont acquise récemment en France les questions de personnes, et qu’elles ne pouvaient avoir alors qu’une dictature qui croyait en elle-même se chargeait de vouloir et de décider pour tout le monde. Le jour où le pouvoir personnel abdique, le jour où le gouvernement d’influence est substitué au gouvernement d’autorité, il faut trouver des hommes, et l’empereur, comme tous les politiques à étoile qui ont beaucoup vécu avec leurs idées et cherché en eux-mêmes le secret du destin, tâtonne et se trompe souvent dans les questions de personnes, — on étudie mal ce qui semble indifférent ; — mais sur les choses il ne peut hésiter, et il est difficile de croire qu’il n’ait pas une vue nette de l’avenir qu’il est en train de préparer à son pays et à lui-même. En France, au XIXe siècle, le pouvoir personnel ne peut avoir qu’un temps ; l’empereur a voulu profiter du délai qui lui était accordé pour accomplir cinq ou six grandes entreprises qui devaient donner à son règne un caractère et en être en quelque sorte la signature. Il a réussi dans la plupart, les autres lui ont manqué dans la main, et l’échéance, hâtée par ses échecs, l’a surpris avant qu’il eût exécuté tout son programme. Toutefois il ne peut ignorer que les situations sont plus fortes que les volontés, et qu’en rendant à la France le régime parlementaire il s’ôte à lui-même le droit et le pouvoir de faire une guerre de fantaisie ou de revanche. Il n’y a plus de possible pour lui qu’une guerre de raison ou de conservation. Quel que soit son amour de la paix, que la France se sente atteinte dans sa sûreté et dans son honneur par une imprudente provocation ou par quelque entreprise sournoise ou violente contre quelqu’un de ces petits états qui sont la plus sûre garantie de son influence dans le monde, l’empereur pourra faire ce qu’il voudra, il aura le pays derrière lui. Ajoutons qu’il lui importe si fort que cette guerre soit heureuse et d’avoir toutes les chances pour lui, qu’il faudra que la provocation soit de nature à mettre l’opinion européenne de son côté. On voit que l’occasion qu’il lui est permis de rêver, il ne dépend pas de lui de la créer ; c’est à la Prusse qu’il appartient de la lui fournir.

Ce qui cause le malaise actuel, ce qui impose aux peuples les charges écrasantes de la paix armée, c’est qu’il y a en Europe une question ouverte, et c’est la Prusse qui la tient ouverte. La Prusse autrefois attendait ; sa politique dépendait de ce que feraient les autres. Aujourd’hui elle est en possession de les faire attendre ; elle tient dans sa main la paix et la guerre et les lendemains de l’Europe ; c’est à elle de vouloir et de décider, honneur dont elle a le droit d’être fière, et que personne ne lui enviera, si elle accepte la charge avec le privilège, et si elle a le sentiment sérieux de sa responsabilité.

La Prusse veut-elle la guerre ? Assurément elle a beaucoup de raisons de ne pas la vouloir. « Pour faire la guerre, disait Voltaire, il faut qu’il y ait prodigieusement à gagner, sans quoi on la fait en dupe. » Que rapporterait une nouvelle campagne à la Prusse ? Quelque confiance qu’elle puisse avoir en ses armées, on est trop avisé à Berlin pour ne pas envisager les mauvaises chances de cette formidable loterie qu’on appelle la guerre. La Prusse n’ignore pas que, si elle a dû avant tout ses succès à l’habileté de ses combinaisons, à la valeur de ses soldats, une part de la victoire revient à sa fortune, et s’il est permis de compter deux fois sur son courage ou sur son mérite, il est défendu de compter deux fois sur son bonheur. La Prusse n’a plus en face d’elle une Italie inachevée dont elle pouvait acheter l’alliance en lui offrant Venise, une Autriche obstinée à maintenir sa grande situation et en Italie et en Allemagne, et qui d’avance succombait sous le poids de ses prétentions, une France à qui la neutralité était commandée par ses embarras au Mexique, par ses affections italiennes, et qui attendait, l’épée au fourreau, les bras croisés, un improbable concours de circonstances qui lui permît de gagner sans avoir rien risqué. À cette heure, l’habile pêcheur de Berlin ne peut plus compter sur l’eau trouble pour faire bonne pêche. Les situations sont nettes, les conduites sont indiquées d’avance. Est-il sage d’affronter des intérêts coalisés qui savent ce qu’ils feront, pour s’annexer des populations froides ou hostiles, résignées tout au plus à se laisser prendre, mais décidées à ne pas se donner ?

La Prusse sent son isolement. Il lui faut une alliance. Où la trouvera-t-elle ? Est-elle sûre de la Russie, peu charmée de sa prétention à faire de la Baltique un lac prussien ? Que lui promettra-t-elle pour la gagner et que lui peut-elle promettre sans indisposer l’Angleterre ? Si, renonçant à lier partie avec Saint-Pétersbourg, la Prusse cherche à s’assurer la neutralité de l’Autriche, ne faudra-t-il pas s’entendre avec le cabinet de Vienne sur le vrai sens de la paix de Prague, s’engager à respecter en quelque mesure l’article IV et cette indépendance des états du sud qui permet à l’Autriche de respirer du côté de l’Allemagne ? Ces gouvernemens du sud eux-mêmes, ne faudra-t-il pas entrer en pourparlers avec eux pour s’assurer leur concours ? Depuis que la Prusse a fait ses annexions, les Allemands ne peuvent plus traiter avec elle sans lui demander des garanties, et on trouverait difficilement au sud du Mein un soi-disant prussophile qui consentît à entrer dans la confédération du nord sans conditions. Or il en coûterait beaucoup au cabinet de Berlin de négocier avec ces états secondaires qu’il traite dédaigneusement de non-valeurs politiques, et il est difficile de croire que M. de Bismarck consentît à réformer sa confédération du nord, chef-d’œuvre de sa politique, pour y fourrer ces libéraux souabes qui, selon le mot d’un conservateur prussien, rendraient la cuisine impossible. Qu’on ne dise pas que les états du sud se sont à jamais liés par les traités d’alliance qu’ils ont signés avec la Prusse au lendemain de Sadowa. Ces traités, par lesquels les parties contractantes se garantissent l’intégrité de leurs territoires, sont solidaires du traité de Prague, et dès qu’il y aura doute sur l’interprétation du traité de Prague, il y aura doute sur l’interprétation des traités d’alliance. En un mot, les états du sud ont gardé le droit de déterminer le casus fœderis. « C’est un droit qui ne fait pas question, » disait le 29 octobre 1867, à la chambre des députés de Stuttgart, le président du ministère wurtembergeois, M. de Varnbühler, et il ajoutait : « La Prusse nous a demandé si nous considérions l’affaire du Luxembourg comme un casus fœderis. Nous lui avons répondu que nous devions préalablement connaître et apprécier les circonstances. Cette réponse a été trouvée suffisante. » Sans doute, en pareille occurrence, l’embarras des gouvernemens du sud serait extrême. Ils auraient à s’inspirer d’une part du sentiment national, qui est très vif à Stuttgart et à Munich ; mais l’opinion du midi ne se prononce pas avec moins d’énergie sur la nécessité de demander des garanties à la Prusse, et les gouvernemens ne pourraient lui accorder leur concours sans marchander, sans lui faire leurs conditions. Dans cet embarras, on pousserait le temps avec l’épaule, on étudierait, on éplucherait la question, et de protocole en protocole on attendrait peut-être tout doucement que la fortune eût prononcé. Que si on se décidait sur un signe de cette capricieuse déesse à seconder la Prusse et qu’on l’aidât à vaincre, pourrait-elle prendre ce moment pour dépouiller ses alliés ? Guerre bien hasardeuse en vérité que celle où un échec remettrait tout en question, Sadowa, les annexions, la grandeur de la Prusse, et où d’autre part la victoire ne conduirait pas sûrement au but et condamnerait le vainqueur à des concessions qui corrompraient la douceur de son triomphe !

Somme toute, il est probable que le roi Guillaume et son ministre ne sont pas pressés de commettre les résultats acquis aux hasards d’une aventure. Le roi est dans un âge où le désir de conserver l’emporte d’ordinaire sur le désir d’acquérir, et il peut se flatter d’avoir fait assez pour sa grandeur et pour celle de son pays. M. de Bismarck de son côté est homme à jouir de sa gloire ; il ne recommencera une partie que si certains événemens liaient les bras à la France. Le grand tour d’escamotage s’est trouvé plus difficile qu’il ne l’avait d’abord pensé ; il est à croire qu’il en a pris son parti, et se soucie médiocrement de l’accession du midi, qui ajouterait aux embarras de son gouvernement. Les conservateurs prussiens ne s’en soucient pas plus que lui ; ils ont peur de la démocratie et des cerveaux brûlés du midi ; ils parlent avec une arrogance amère de cette lourde et épaisse Bavière ultramontaine, de ce Wurtemberg idéologue et démagogue, de la phrase et de l’incorrigible indiscipline du midi, die süddeutsche Zuchtlosigkeit. Il vaut mieux, suivant eux, laisser ces Souabes et ces Franconiens, qui demandent des garanties quand on aurait besoin de leur en demander, bouder chez eux jusqu’au moment où on pourra les tenir pieds et poings liés, les discipliner et les dresser. Il est vrai que Baden semble racheter par ses empressemens la mauvaise grâce et les méchans propos de ses voisins ; mais on sait très bien à Berlin ce qu’il y a sous ces empressemens, et que les vœux du pays y ont moins de part que certaines influences secrètes, que des attachemens de famille, les inquiétudes d’un gouvernement faible qui a peur de beaucoup de choses, et qui aspire à se faire médiatiser dans l’espérance d’être plus fort contre les menées des radicaux et des ultramontains. Faire la guerre pour Baden, pour accéder à certaines requêtes éplorées, vraiment ce n’est pas la peine. Et n’a-t-on pas chez soi assez d’occupations pour passer honnêtement le temps et ne se point ennuyer, des populations annexées à éduquer et à contenir, une constitution ecclésiastique à perfectionner, des synodes et des justices de paix à expérimenter, une marine à créer, des conversations à soutenir avec le parlement, des finances malades à guérir, un déficit à combler, des procès politiques à expédier, des journaux à saisir et de petits Francfortois à exporter ?

Le malheur de la situation est que le gouvernement prussien, fùt-il animé des sentimens les plus sages et les plus pacifiques, fût-il décidé à s’en tenir au statu quo, à laisser dormir indéfiniment la question du Mein, serait forcé de se garder le secret. Il est possible qu’il veuille résolument la paix et qu’il n’y ait en ce moment plus de question allemande ; mais il ne peut le dire. Il est des désirs qu’il ne peut ouvertement contrarier, il est des espérances qu’il ne peut décourager ; il lui est interdit de rassurer l’Europe, de la délivrer de ces visions de bataille, de ce cauchemar intermittent qui trouble ses digestions. Si puissant que soit un gouvernement, il est obligé dans un pays comme la Prusse de compter avec les partis, avec leur tenace obstination. Si M. de Bismarck venait dire un jour hardiment à la chambre prussienne : « Il est bon d’être conséquent avec soi-même et d’accepter la logique des situations. En 1866, nous avons profité de nos victoires pour agrandir la Prusse, et nous avons fait aux petits états du nord des conditions telles que les états du sud ont abjuré pour longtemps tout désir de faire ménage avec nous. Nous sommes contens de ce que nous avons fait, et peu nous importe ce qu’en pense l’Allemagne. Nous sommes Prussiens, nous faisons de la politique prussienne. Nous ne savons ce que nous réserve l’avenir ; mais rien ne presse, et dans l’intérêt de la paix de l’Europe nous nous déclarons satisfaits. Aussi bien la besogne ne nous manque pas : nous avons à digérer nos annexions, à mortifier et à mater les petits états nos confédérés pour les rendre mangeables, car il est écrit qu’un jour ou l’autre nous les avalerons ; mais l’Europe peut se rassurer, nous acceptons pleinement la paix de Prague et la limite du Mein… » Une telle déclaration soulèverait un tolle général, et la Gazette nationale pousserait des cris de fureur qui feraient voler en éclats toutes les vitres de la Wilhelmsstrasse.

Le parti national-libéral exerce par sa force numérique et par la considération dont jouissent ses chefs une véritable puissance. Après le roi, son ministre et la chambre des seigneurs, c’est en Prusse le quatrième pouvoir de l’état. En parti qui compte parmi ses coryphées des hommes tels que MM. de Forckenbeck, de Bennigsen, Miquel, Twesten, Lasker, de Bunsen, ne le cède à aucun autre en Europe pour l’honorabilité personnelle, pour les lumières et les talens ; il renferme des orateurs, des jurisconsultes, des administrateurs, nombre d’esprits distingués et de caractères au-dessus de tout soupçon. Ce qu’on peut reprocher aux nationaux-libéraux leur est à peine imputable ; c’est aux circonstances qu’il faut s’en prendre de leurs fautes. Il est fâcheux pour un parti qui soutenait une cause juste d’être battu par les événemens ; le malheur est plus grand encore quand il se prend à se repentir d’avoir eu raison et à se féliciter d’avoir été battu. Les Allemands sont en général plus incorruptibles à l’adversité qu’au bonheur. Ils ont prouvé dans les grandes crises de leur histoire qu’ils possèdent cette espérance infatigable dont les ailes, selon le mot du poète, croissent et grandissent à mesure que tout la trompe ; mais le succès les grise, et les dispose à absoudre toutes les habiletés. Comme le dormeur éveillé du conte arabe, qui, dans son ivresse d’avoir été calife une nuit durant, prenait en mépris sa cabane nue, sa pauvreté, son honnêteté, et, méconnaissant sa vieille mère, se mit à la rouer de coups, les Allemands, dans l’exaltation du succès, se mettent en colère contre leur vieille conscience, la traitent de haut en bas, la renvoient bien loin, lui reprochant de ne rien entendre aux affaires, et que, s’il ne tenait qu’à elle, on ne serait jamais calife. Elle saura bien les retrouver, on ne se débarrasse pas ainsi d’une conscience allemande ; mais, pendant qu’ils sont brouillés avec elle, ils ont le temps de commettre quelques légèretés, qu’ils racontent à l’univers d’un air cavalier et vainqueur. Les libéraux prussiens ont fait tout ce qui était en eux pour prévenir la guerre de 1866 ; ils ont rejeté coup sur coup, pendant plusieurs années, la nouvelle loi militaire, ils ont défendu avec autant d’éloquence que d’énergie les droits de la chambre contre la couronne et stigmatisé la politique illégale et criminelle qui conduisait leur pays à une guerre fratricide et l’entraînait à sa perte. Après Sadowa, il s’est trouvé que cette coupe amère qu’ils avaient voulu éloigner des lèvres de la Prusse était pleine d’un nectar délicieux, dont ils ont bu eux-mêmes à longs traits. Il n’est pas rare d’entendre un libéral berlinois dire avec complaisance, presque avec attendrissement : Notre Bismarck. L’homme qu’on voulait jadis traîner aux gémonies a su donner des ombrages à la France. Que ses péchés lui soient pardonnes !

Toutefois l’honneur du parti ne permettait pas aux nationaux-libéraux d’accorder à M. de Bismarck un témoignage d’absolue satisfaction. Ils se sont décidés à le blâmer, non de ce qu’il avait fait, mais de ce qu’il n’avait pas fait assez. Eux qui ne voulaient rien, ce qu’on leur donnait ne leur suffisait plus ; désormais ils demandaient tout. On a entendu dans la seconde chambre un député libéral tancer le ministère pour s’être trop hâté d’assurer aux petits états qui s’étaient rangés du côté de la Prusse la conservation de leur territoire et déclarer qu’il était vraiment déplorable qu’on n’eût pas incorporé dans la Prusse toute l’Allemagne du nord, y compris la Saxe. Un autre, recourant à des arguties byzantines pour concilier le droit de conquête avec le droit moderne, prétendait que la souveraineté des états secondaires était quelque chose de contraire à l’histoire, etwas unhistorisches, un abus imposé à l’Allemagne par Napoléon Ier, et qu’en prenant le Hanovre on faisait non pas une annexion, mais une réunion. Achever l’unité allemande en centralisant le nord et en conquérant le sud, voilà le mot d’ordre du parti. Les mêmes gens qui avaient repoussé le verre de gloire qu’on leur présentait en sont venus à vouloir défoncer le tonneau. Ce n’est pas qu’au milieu de leurs fumées ils oublient la liberté, leur ancien amour, mais ils savent que les circonstances lui sont peu favorables ; désespérant de son prochain triomphe, ils se distraient de leur chagrin par des rêves fiévreux de grandeur. Ils veulent commencer par l’unité, ils arriveront plus tard à se rendre libres, comme si l’épée avait jamais fondé la liberté, comme si l’épée ne gardait pas pour elle tout ce qu’elle prend, comme s’il était d’exemple dans l’histoire que des canons victorieux aient fait hommage de leurs conquêtes à un parlement. Il est vraiment curieux de voir l’organe principal du parti, la Gazette nationale, présenter un jour à ses lecteurs prussiens un tableau lugubre de la situation intérieure, déplorer l’absence des garanties constitutionnelles et prophétiser à la liberté une longue suite de jours sombres et douloureux, puis le lendemain, s’adressant aux Allemands du sud, censurer aigrement leur particularisme, leur peu de sentiment national, leur amitié pour l’étranger, leur reprocher de. ne s’être pas encore annexés à la Prusse. Ils pourraient répondre : Avant de nous inviter chez vous, faites de grâce que votre maison soit logeable.

Qui ne connaît le charmant conte des Deux Maîtresses ? L’auteur a voulu prouver qu’il est possible d’aimer deux femmes à la fois. Son héros, nommé Valentin, avait partagé son cœur entre une marquise et une bourgeoise, et tantôt son ton léger, son chapeau de travers, son air d’enfant prodigue, le faisaient prendre pour quelque talon rouge d’autrefois, tantôt on ne voyait plus en lui qu’un modeste étudiant de province se promenant son livre sous le bras. Cependant, dit l’histoire, il gardait dans ses bizarreries un reste de logique, et, s’il y avait en lui deux hommes, ils ne se confondaient pas. Les libéraux-nationaux sont comme ce Valentin, ils ont deux maîtresses, la liberté et la gloire, et ils les adorent l’une et l’autre. Aussi les appelle-t-on en Allemagne les hommes aux deux âmes, die Zweiseelenmänner.

Si le gouvernement prussien avait ses caisses pleines, il pourrait à la rigueur se soucier modérément des déplaisirs et des rancunes des nationaux-libéraux. C’est un axiome de la politique prussienne qu’un ministère qui a les mains garnies peut traiter sous jambe son parlement. Aujourd’hui le gouvernement a de fréquens besoins d’argent, et il ne peut s’en procurer sans l’agrément des hommes aux deux âmes. On sait qu’en Prusse la chambre n’a qu’un droit incomplet de voter l’impôt : à proprement parler, elle ne vote que le budget des dépenses, la constitution renfermant un article 109 qui déclare que tous les impôts, une fois consentis, continuent à être perçus indéfiniment ; mais s’agit-il d’en établir un nouveau, les nationaux-libéraux profitent de cette occasion pour dire : — Donnant, donnant. Nous vous voterons des fonds, si en retour vous nous accordez quelque chose, et par exemple la suppression de cet article 109, qui rend toutes nos libertés illusoires. Concédez-nous le droit absolu de budget, nous vous promettons d’être coulans. — Ce marché n’a guère de chances d’être accepté. Le roi, dit-on, a juré qu’on lui couperait plutôt la main droite que d’obtenir de lui la suppression de l’article 109. Comment serait-il disposé à renoncer à la moindre de ses prérogatives ? En 1866, il a eu raison contre tout le monde. Six semaines après Sadowa, quand la victoire ouvrait tous les cœurs à la conciliation, il répondait à la députation de la chambre chargée de lui remettre l’adresse qu’il avait dû gouverner pendant plusieurs années sans budget voté par le parlement, que ce qu’il avait fait alors, il avait dû le faire, et qu’il le referait le cas échéant. — Il est bon d’être tout à fait constitutionnel, et nous sommes ici très forts sur ce chapitre, disait un jour le roi Léopold. Le roi Guillaume est très constitutionnel aussi, il pratique avec une parfaite sincérité sa constitution telle qu’il l’entend, et il croirait manquer au premier de ses devoirs, s’il permettait que le droit divin cédât à ce qu’il appelle la pression parlementaire. — Les libéraux, comme on peut croire, n’ont pas meilleur jeu avec M. de Bismarck. Il n’est pas homme à redouter un conflit, bien qu’il ait déclaré un jour qu’il verrait avec regret le conflit devenir en Prusse une institution nationale et permanente. On raconte que, lorsqu’il était à Saint-Pétersbourg, il s’était amusé à apprivoiser un jeune ours, lequel avait ses entrées dans son salon, mais finissait toujours par grogner et prendre des privautés désagréables. Alors M. de Bismarck le saisissait à bras le corps, le secouait vigoureusement, le réduisait au silence et le mettait à la porte. « Voilà, disait-il en riant, comme il faut traiter les assemblées parlementaires. » Aujourd’hui encore, quand l’ours libéral grogne, il s’entend à le secouer, et quand son parlement sollicite des extensions de pouvoir, il lui oppose, non le droit divin, mais les droits du génie. « Le parlementarisme, dit-il, serait le règne du dilettantisme, et les dilettanti sont des bousilleurs qui gâtent les affaires. » Tel Paganini remettant à sa place un petit amateur de salon qui lui voudrait enseigner à tenir son archet… Entre le roi et son ministre, entre le droit divin et les droits du génie, les nationaux-libéraux se trouvent comme étranglés entre deux battans de porte. Alors ils se retournent d’un autre côté. Ils n’ignorent pas qu’il leur est impossible d’en finir de si tôt avec M. de Bismarck. Forcés de le subir, il désirent qu’il leur serve à quelque chose. Ils ont une confiance absolue dans son habileté diplomatique. Qu’il fasse mine de passer le Mein, et les cordons de la bourse se dénoueront comme par miracle.

Les conversations du gouvernement prussien et des nationaux- libéraux peuvent se résumer ainsi : Nous manquons d’argent, nous ne pouvons plus aller. Il faut que vous nous votiez de nouveaux impôts. — Ah ! permettez, nous ne croyons pas à votre disette d’argent. Vous voulez remplir vos caisses pour pouvoir vous passer de nous. — Examinez nos livres, vous verrez qu’il s’agit d’un déficit sérieux, permanent, tout ce qu’il y a de plus permanent. — Soit, nous vous voterons des fonds, si en retour vous nous accordez quelque chose. Il y a dans la constitution certain article… — Oh ! ne nous parlez pas de cet article 109, ce serait ouvrir la porte au parlementarisme. Que deviendraient le droit divin, les droits du génie ? Le dilettantisme perdrait la Prusse. — Fort bien, vous n’aurez pas un thaler. — En ce cas, nous serons forcés de faire des économies, et nous choisirons celles qui vous seront le plus désagréables. Les services publics en souffriront, nous dirons au pays que c’est votre faute. — Nous lui dirons, nous, que vous avez dans votre trésor 30 millions de thalers qui chôment et qui dorment. Que ne vous en servez-vous pour combler votre déficit ? — Impossible, ces 30 millions sont le fonds de réserve de la guerre. La Prusse n’est pas riche ; elle ne pourrait pas comme la France, lors de son dernier emprunt national, encaisser 100 millions de thalers en un jour. Nous serions les plus imprudens des hommes, si nous touchions à notre magot. Ne savez-vous pas que l’argent est le nerf de la guerre ? — Alors que ne faites-vous quelques réductions dans le budget de l’armée ? Sacrifiez quelques régimens de cavalerie. — Impossible encore. Dans l’état actuel de l’Europe… — Mais vous avez donc des projets ? s’écrient les nationaux-libéraux, dont l’œil s’allume. Faites-nous-en part, vous savez que cela nous intéresse. Vous disposez-vous par hasard à passer le Mein ? Nous sommes patriotes ; si vous l’êtes aussi, nous voterons tout ce qui vous fera plaisir… Ici le gouvernement fait la sourde oreille et interrompt la conversation ; mais une fois qu’ils ont touché ce bouton, les nationaux-libéraux ne sont pas gens à s’arrêter. Ils déclarent et répètent que passer le Mein est la chose la plus facile du monde, qu’on n’aura pas la guerre, que l’Europe laissera faire. Le gouvernement les laisse dire, il sait à quoi s’en tenir, et que, si les nationaux-libéraux étaient au pouvoir, ils seraient aussi réservés et aussi circonspects que lui. C’est le grand avantage du gouvernement parlementaire que non-seulement les ministres, mais l’opposition elle-même s’y sentent responsables. Une opposition qui sur un vote de majorité a chance d’arriver au pouvoir sait qu’on la mettra en demeure d’exécuter son programme, de faire ce qu’elle demandait aux autres de faire ; il en résulte qu’elle pèse ses paroles et ses censures, qu’elle s’abstient de demander l’impossible. Les libéraux-nationaux obtiendraient dix votes de majorité que cela ne changerait rien à la distribution des portefeuilles. « Ils peuvent chanter impunément tous les airs qui leur plaisent, nous disait un Berlinois ; si jamais ils arrivent au pouvoir, ce sera dans si longtemps qu’on ne se souviendra plus qu’ils ont demandé la lune. » Ce qui n’empêche pas qu’un parti composé d’hommes honorables et sérieux qui demande tous les jours la lune est inquiétant pour le repos de l’Europe, parce que la répétition est de toutes les formes de rhétorique la plus puissante, et qu’un gouvernement finit par s’user quand son rôle se réduit à un perpétuel refus. Les plus forts n’y tiendraient pas, et, comme le disait récemment au sénat M. Chasseloup-Laubat, c’est la transaction qui gouverne le monde raisonnable. Puisse-t-il ne s’en point faire en Prusse aux dépens de la paix !

Il est fâcheux que M. de Bismarck soit un homme compliqué, mais incomplet. Esprit supérieur, caractère fortement trempé, homme d’entreprise et incomparable diplomate, il ne possède pas les qualités qui font d’un grand ministre le modérateur des partis. Il a su se créer une éloquence qui n’est qu’à lui, éloquence laborieuse, qui cherche le mot, mais le trouve toujours heureux, juste et quelquefois charmant. Ses discours, pleins de verve, d’humour, d’idées originales et spécieuses, bien que souvent contradictoires, sont toujours des événemens, et il n’est pas de talent oratoire dont l’Europe soit plus curieuse que du sien ; mais il n’entend rien à cet art si délicat du maniement des assemblées. Soit hauteur, soit impatience nerveuse, il ne trouve pas ces habiles tempéramens qui concilient les dissidences, ou ces coups de partie qui étonnent et décomposent une majorité réfractaire. Il lui est plus facile de faire des complimens que des concessions, et sa méthode est d’emporter les hommes, comme les choses de haute lutte ; la résistance le rebute ou l’aigrit. « M. de Bismarck, disait un politique qui possède précisément tout ce qui manque au ministre prussien, est un homme d’une puissante imagination et d’un prodigieux caractère, qui n’est pas né homme d’état, qui l’est devenu par un concours singulier de circonstances, constances, qui a réussi et qui jouit de son succès. Il en faut plus, il en faut moins, ajoutait-il, pour faire un ministre. Le premier point est de n’être pas un sot, le second de ne pas craindre les détails. » C’est peu de chose qu’un détail, et quelquefois c’est tout ; la politique, comme la vie, en est faite. M. de Bismarck est un esprit jaillissant et bondissant, primesautier, riche en idées et en saillies ; mais sa carrière fut un peu décousue : il n’a point passé par les filières accoutumées, il n’a pas eu le temps ni les occasions d’acquérir la science, qu’il dédaigne un peu et à laquelle l’instinct ne supplée pas toujours. Il méprise les pédans, les doctrinaires et les petits hommes ; il méprise aussi les petites choses, et les petites choses se vengent.

Lorsque, alléguant des raisons de santé, il se fit relever provisoirement de la présidence du ministère prussien pour ne conserver que ses fonctions de chancelier de la confédération, ce grave événement fit beaucoup jaser Berlin. Les uns disaient tout simplement que M. de Bismarck était malade, et qu’il avait besoin de repos. D’autres prétendaient avec le Kladderadatsch que, lassé de sa malencontreuse campagne parlementaire de cette année, cet olympien jugeait à propos de quitter pour un temps l’arène poudreuse des pugilats oratoires et de rentrer dans son nuage, « où les flèches de Lasker et la lance de Twesten ne pouvaient l’atteindre. » Il voulait mettre sa gloire en sûreté, laissant à d’autres le détail épineux, et sachant bien, comme dit Voltaire, qu’en tout genre il n’y a que les choses principales qui restent dans la mémoire des hommes. D’autres enfin assuraient qu’il y avait des questions de personnes pendantes entre le roi Guillaume et son ministre, et que ce ne sont pas seulement les résistances et les refus de ses parlemens qui exercent une fâcheuse influence sur le système nerveux très irritable du chancelier de la confédération du nord. On affirmait que certaines destitutions désirées et demandées n’avaient pu être obtenues, et que M. de Bismarck était bien aise de laisser à quelques-uns de ses collègues la tâche ingrate de solliciter auprès du parlement prussien les accroissemens d’impôts qu’a refusés le parlement fédéral. Bien que le roi Guillaume se fasse un scrupule constitutionnel de renvoyer des ministres désagréables à la chambre et qu’il ait un attachement presque superstitieux pour tous les hommes qu’il a vus à ses côtés en 1866, il faut bien faire quelquefois de nécessité vertu, et ce qui se passe semblerait prouver que M. de Bismarck ne s’est point trompé dans ses calculs. Quoi qu’il en soit, si sa retraite se prolongeait longtemps encore, l’opinion publique s’inquiéterait, non qu’on puisse craindre qu’il s’ennuie dans ses grands bois de Varzin : il a tant de ressources dans l’esprit, qu’il s’accommode à merveille de la solitude ; il y a en lui un romantique à qui son cheval et ses sapins font compagnie ; mais, tant qu’il n’aura pas repris son poste à la barre du gouvernail, il y aura je ne sais quoi d’incohérent et d’anormal dans la politique prussienne. Quoi qu’on lui puisse reprocher, M. de Bismarck a le sentiment des situations et peu de goût pour les dangereuses folies. Plaise à Dieu qu’il n’ait jamais à s’occuper de se rendre nécessaire ! Tant de raisons militent pour le maintien de la paix, qu’elle a peu de risques à courir tant qu’il sera content de lui-même et de sa situation dans le monde. Plaise à Dieu qu’il n’en soit jamais réduit à frapper un grand coup pour raffermir sa fortune chancelante ou pour tirer la Prusse d’un nouveau conflit ! Cela pourrait venir, quelque invraisemblable que cela paraisse, surtout si par malheur les difficultés intérieures de l’Autriche et les embarras révolutionnaires de la France condamnaient un jour ces deux gouvernemens à l’inertie et à l’impuissance. Le Mein serait bientôt franchi, et, sauf une élite d’esprits très sages et très sensés, Berlin battrait des mains.

La situation intérieure de la Prusse, les passions un peu factices des partis, qui, privés de satisfactions au dedans, en cherchent au dehors, voilà le point noir, voilà ce qui menace la paix de l’Europe. En vérité, il n’y a d’impatiens que sur les bords de la Sprée et à Carlsruhe. Les Allemands ne craignent pas les longues échéances, ils sont assurés de ne pas changer d’idée en chemin, et n’est-il pas facile de prendre patience quand on aperçoit quelque chose devant soi ? Ce quelque chose dont on s’occupe d’avance et qui créerait à l’Allemagne une situation nouvelle, c’est l’avènement possible ou même probable du libéralisme sur le trône de Prusse dans la personne d’un prince ouvert aux idées modernes et plus Allemand que Prussien. Nous causions un jour de ce futur contingent avec l’un des grands politiques du midi ; nous lui demandions si l’inauguration d’un régime libéral en Prusse ne changerait pas la face des choses et ne ferait pas tomber d’un coup les résistances souabes et bavaroises. « Il faut d’abord, répondit-il, savoir si un prince royal ne change pas d’idée en arrivant sur le trône, secondement si on le croira, troisièmement s’il trouvera des hommes. De toute façon, il aura beaucoup à faire. » Ajoutons qu’il aura beaucoup à défaire, et qu’à Berlin défaire est malaisé. Quiconque observera de près le tempérament de la Prusse, ses traditions, ses institutions, l’esprit de son peuple, surtout ce que ses maîtres ont fait depuis 1866, se convaincra que la situation actuelle est un provisoire qu’il est difficile de faire durer, et qu’il n’est pas moins difficile de détruire.


VICTOR CHERBULIEZ.

  1. Ne serait-ce point M. de Bismarck qui a raconté l’anecdote que voici et qui nous semble piquante ? On était convenu à Nikolsbourg que l’Autriche et les états du sud rembourseraient à la Prusse la moitié des frais de la guerre. Le roi Guillaume consentait ; mais quand on lui présenta le projet de traité, il s’étonna, il se récria, déclarant qu’il avait entendu la chose autrement, que l’Autriche devait payer une moitié des frais et ses alliés l’autre moitié, à moins toutefois qu’elle ne préférât s’acquitter en nature, par quelque cession de territoire. M. de Bismarck eut besoin de deux heures de discussion pour faire entendre raison à cet auguste et opiniâtre étonnement.