La Prusse, la Cour et le Cabinet de Berlin dans la Question d’Orient

La Prusse, la Cour et le Cabinet de Berlin dans la Question d’Orient
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 912-960).
LA PRUSSE


LA COUR ET LE CABINET DE BERLIN


DANS LA QUESTION D’ORIENT.





La Revue a toujours suivi, on lui rendra cette justice, avec une attentive sympathie le mouvement littéraire et politique de l’Allemagne. Nous nous sommes constamment appliqués à maintenir et à resserrer les liens intellectuels qui unissent l’Allemagne à la France, et nous ne croyons point nous abuser sur la valeur du rôle que nous avons essayé de remplir à cet égard, en disant qu’on l’apprécie et qu’on nous en tient compte au-delà du Rhin.

La gravité de l’épreuve que traverse l’Europe devait attirer plus particulièrement depuis une année notre attention sur l’Allemagne, appelée à exercer dans la crise présente une action peut-être décisive. Le jour où la guerre éclata entre les puissances occidentales et la Russie, il fut en effet évident pour nous que le contre-coup s’en ferait inévitablement sentir à l’Allemagne. Toutes les questions d’équilibre européen se décident, depuis le XVIe siècle, en Allemagne et par l’Allemagne : c’est la conséquence de la position que le peuple allemand occupe en Europe et la raison de sa grandeur. A partir surtout du moment où l’Autriche a dessiné son attitude vis-à-vis de la Russie, la neutralité de la confédération germanique, à quelque point de vue que l’on se place, est devenue pratiquement impossible. Engagée contre la Russie, l’Autriche a besoin pour sa sécurité du concours moral et éventuellement du concours matériel de l’Allemagne. Si la confédération refuse son concours à l’Autriche, sa prétendue neutralité équivaut à l’instant à une hostilité véritable : hostilité contre l’Autriche, dont elle paralyse la liberté d’action; hostilité contre les puissances occidentales, dont elle inquiète et entrave le plus efficace allié. Ainsi, bon gré mal gré, par la force des choses, l’Allemagne est dans le débat, elle ne peut pas s’y soustraire : elle n’a que le choix de ses amis et de ses ennemis.

La position de la confédération germanique au centre du continent, avec une population compacte de soixante-dix millions d’âmes, ne lui permet point de rester en dehors des grandes questions européennes; mais la nature de sa constitution organique donne à son intervention des influences et des caractères bien différens, suivant qu’elle est unie ou divisée dans son propre sein. Formée d’une ligue d’états qui conservent, à travers un léger lien fédéral, la diversité de leurs intérêts et l’indépendance de leurs vues, l’Allemagne est une combinaison politique lente à mouvoir, difficile à réunir dans une même pensée, plus difficile encore à enflammer d’une même passion. Quand les membres de ce grand corps sont unis, il est incontestable que l’Allemagne apporte dans les affaires de l’Europe non-seulement une force décisive, mais une grande force modératrice. La complication des rouages et la multiplicité des frottemens font de cette machine un frein à toute politique impétueuse et téméraire. Quand au contraire l’Allemagne se divise, elle ajoute à la perturbation générale le chaos de son anarchie intérieure. Si l’Allemagne unie peut tout régulariser, l’Allemagne divisée embrouille tout. Si l’Allemagne unie peut conjurer toutes les crises, l’Allemagne divisée les envenime, les enchevêtre et les éternise. C’est alors qu’elle devient le foyer de ces vastes guerres qui embrasent l’Europe entière, et que pendant sept ans, dix ans, trente ans, elle leur livre son territoire pour champ de bataille.

De ces deux influences, l’une rassurante pour l’Europe et bienfaisante pour l’Allemagne, l’autre grosse de difficultés nouvelles et de périls futurs, quelle est celle que la confédération germanique se décidera enfin à exercer dans la guerre actuelle ? Certes, quand on compare les conséquences de l’une ou de l’autre alternative, on ne comprend pas que l’hésitation ait été possible, et qu’elle ait déjà duré si longtemps. L’union franche et active de la confédération avec la politique autrichienne et, par l’Autriche, avec les puissances occidentales ne pouvait avoir que deux résultats, ou rendre la paix à l’Europe sur-le-champ, ou circonscrire et abréger la guerre. S’il restait un dernier espoir d’amener l’empereur Nicolas à renoncer à sa funeste politique, c’était, comme l’Autriche l’a compris, l’adhésion prompte et ferme de l’Allemagne à la cause, soutenue par la France et l’Angleterre. L’Allemagne eût ainsi fourni un moyen honorable de réconciliation à l’empereur Nicolas, qui en présence de cette unanimité aurait pu, sans avoir l’air de céder aux deux puissances dont il lui a plu de faire ses adversaires, se rendre aux vœux formels de ceux qu’il a toujours affecté de regarder comme ses plus chers et plus intimes alliés. Si le cabinet de Pétersbourg au contraire fût demeuré inflexible et intraitable, au moins, grâce à l’union de l’Allemagne avec l’Occident, la lutte eût été localisée pendant toute sa durée sur les frontières de la Russie; on eût été sûr qu’elle ne se compliquerait pas d’accidens qui pussent en dénaturer l’objet et en éloigner la conclusion. L’Europe occidentale eût été enfin affermie dans cette heureuse confiance qui lui a permis jusqu’à présent de continuer, malgré la guerre, les plus actives et les plus fécondes entreprises de la paix. Quels étaient en Allemagne les hommes d’état qui auraient dû embrasser le plus vivement cette politique, dont les conséquences, si nettement tracées, étaient, soit de forcer la Russie à rendre la paix à l’Europe et d’épargner par là à l’empereur Nicolas les diminutions de puissance que la prolongation de la guerre lui infligera infailliblement, soit de mettre au moins la confédération et son territoire à l’abri d’une conflagration générale ? N’est-ce pas surtout ceux qui redoutent l’amoindrissement et l’abaissement de la Russie et ceux qui ont l’habitude de toujours placer le point de vue germanique au-dessus du point de vue européen ?

Ces questions, qui tiennent en suspens le public sérieux, nous ont depuis longtemps préoccupés. Nous avons eu à cœur de les éclaircir; nous avons voulu pénétrer au-delà des indications abstraites que présentent les documens diplomatiques, pour aller rechercher les intérêts particuliers, les mobiles secrets, les influences personnelles qui sont en jeu depuis un an dans les affaires germaniques. Les anciennes relations que la Revue possède avec l’Allemagne nous offraient de précieuses ressources pour l’accomplissement de cette tâche. Nous en avons profité : nous avons interrogé à Vienne, à Berlin, dans les autres centres d’action, des personnes bien placées pour suivre le fil des incidens qui ont signalé depuis un an les diverses phases de la politique allemande; des renseignemens spontanés nous sont aussi parvenus, et c’est le résultat de cette sorte d’enquête, c’est l’ensemble de ces informations que nous nous proposons aujourd’hui de dépouiller, de classer, de coordonner, en le reliant aux faits généraux déjà connus, aux documens diplomatiques déjà publiés, afin d’éclairer aussi complètement qu’il nous sera possible le sens de ces documens et la portée de ces faits.

C’est de Berlin et sur Berlin que nous sont venues les informations les plus nombreuses et les plus intéressantes. Cela tient à deux causes. La première est particulière au régime politique de la Prusse, au régime parlementaire. Grâce à l’agitation et à la lutte des partis, tout se sait et se redit à Berlin, et, chose curieuse, parmi ces partis, le moins réservé, celui qui livre avec le plus d’indiscrétion, on pourrait même dire avec forfanterie, ce que ses adversaires ont le plus d’intérêt à connaître, est le parti le mieux établi à la cour, le parti de la croix. La seconde raison est la place élevée que la Prusse occupe dans la confédération et l’attitude que son gouvernement a prise dans la question d’Orient. L’union de l’Allemagne et sa coopération avec les puissances occidentales dépendaient de la Prusse, et tout le monde sait que la politique du cabinet de Berlin a été la cause des indécisions et des lenteurs de l’Allemagne jusqu’à ce jour. La politique du cabinet de Berlin formera donc l’objet principal et l’unité de ce récit.


I.

On emploie à Pétersbourg un mot pittoresque pour désigner ces altérations systématiques de la vérité qui sont si fréquentes dans le monde officiel de Russie, dont le cabinet russe est si prodigue envers l’Europe, et dont l’empereur lui-même est souvent victime de la part de ses agens : cela s’appelle l’enguirlandage. Disons donc tout de suite, pour parler poliment, que la mission du prince Menchikof à Constantinople fut présentée à la Prusse comme aux autres puissances sous une trompeuse parure de guirlandes. Dans le principe, le cabinet russe n’avait fait aucune communication au cabinet de Berlin relativement à la mission Menchikof. Plus tard, quand les affaires allaient se gâter à Constantinople, M. de Manteuffel écrivit à M. de Nesselrode pour lui exprimer ses inquiétudes et le prier de détourner de l’Europe les dangers dont les prétentions russes la menaçaient. Le chancelier prit la chose sur le ton léger, et, tout en rassurant le ministre prussien, lui répondit que cette question devait être regardée par l’Europe comme une de ces affaires domestiques que l’on débat en famille, et dont on poursuit la solution à sa convenance et au moment que l’on croit opportun. Lorsque le prince Menchikof eut présenté sa sommation à la Porte : « Que ferez-vous, demandait-on au ministre de Russie à Berlin, si votre ultimatum est rejeté ? — Mais rien, » répliquait nonchalamment M. de Budberg. Dans la suite, le gouvernement prussien s’est plaint plus d’une fois d’avoir été trompé à cette époque, et grossièrement trompé par la cour de Pétersbourg.

Il faut rendre cette justice à la prévoyance de M. de Manteuffel, qu’il s’inquiéta dès le début des suites de cette affaire d’Orient, et à la confiante bonne foi du roi de Prusse, que, séduit par l’enguirlandage, il refusa longtemps de croire à la gravité des événemens qui approchaient, et ne voulut point s’en préoccuper; mais avant d’exposer la marche suivie d’abord par le gouvernement prussien, essayons de nous rendre compte de la situation où cette grande crise européenne allait surprendre la Prusse.

A considérer la Prusse dans son développement intérieur et dans ses relations avec l’Europe, rien, au commencement de 1853, n’enchaînait sa liberté d’action, et ne semblait pouvoir l’empêcher de jouer son rôle et de remplir son devoir de grande puissance. Au dedans, elle n’était point menacée par des factions révolutionnaires et des déchiremens de races : elle trouvait un aliment paisible à sa vie politique dans les institutions représentatives dont elle fait l’apprentissage, et poursuivait ses rapides progrès matériels sous la direction éclairée d’une administration savante et habile. Au dehors, elle n’avait aucun de ces liens qui pèsent sur l’indépendance des gouvernemens; comme ses hommes d’état le rappellent souvent avec une légitime fierté, elle avait traversé et dominé les orages de 1848, sans avoir besoin de secours extérieurs et sans contracter d’obligations de reconnaissance envers aucune puissance étrangère. La Prusse ne doit rien à personne; cependant, malgré la netteté et la liberté de sa situation extérieure, la Prusse, nous le savons, n’en est pas contente. Quand elle montre sur la carte les profondes échancrures qui creusent ses flancs, elle se plaint d’avoir la taille trop fine. De là un fonds d’inquiétude qui se trahit dans toute sa politique étrangère, et qui met ses hommes d’état de mauvaise humeur un peu contre tout le monde. La Prusse se trouve mal faite, et elle en accuse tour à tour la Russie, l’Autriche et la France; mais, quel que soit le jugement que l’on Porte sur ces dispositions de la politique prussienne, ne semble-t-il pas qu’elles dussent plutôt l’engager à intervenir activement et à saisir sa chance dans une crise qui allait remettre tant de choses en question ?

Ressentiment contre la Russie, jalousie traditionnelle vis-à-vis de l’Autriche, défiance vague à l’endroit de la France, tels étaient à l’origine du conflit turco-russe les sentimens prussiens à l’égard des grandes puissances continentales. Des trois, celle que la Prusse avait le moins de raisons d’aimer était certainement la Russie. C’était la Russie que la Prusse avait constamment trouvée sur son chemin en 1849 et en 1850, dans la politique allemande et dans l’affaire de la succession danoise, et qui l’avait forcée à subir de dures humihations : plaies encore toutes saignantes. Du côté de l’Autriche, une chose consolait au moins l’amour-propre prussien, c’était la pensée que le cabinet de Vienne avait abdiqué toute indépendance vis-à-vis de la Russie et affaiblissait par là son crédit en Europe. Quant à la France, on la craignait par souvenir; quelques hommes haineux et passionnés s’efforçaient de raviver le mouvement national de 1813, devenu un radotage de vieillard, en attribuant au gouvernement français des desseins d’agrandissement vers le Rhin, sous le masque de sa politique orientale.

Il y avait en effet en Prusse un parti ouvertement russe et anti-français, le parti de la croix. Ce parti, qui joue un si grand rôle à Berlin depuis 1848, a pour base en religion le piétisme, dans la politique intérieure l’intérêt féodal, dans la politique étrangère l’alliance russe. C’est le résumé et l’exagération de toutes les idées et de tous les intérêts réactionnaires. On a bien eu raison de dire de lui qu’il est petit, mais puissant. Impopulaire dans le pays, dont il blesse tous les instincts, il répare cette défaveur par son activité, son audace, sa violence et surtout par les hautes influences dont disposent ses chefs. Il compense largement par son crédit à la cour la répulsion qu’il inspire au peuple prussien. Le lien et l’organe de ce parti est la Nouvelle Gazette de Prusse, la Kreuz-Zeitung, la Gazette de la Croix, qui lui a donné son nom. Ce journal, fondé en 1848, avait défendu avec une extrême énergie les idées conservatrices contre les entraînemens révolutionnaires, et s’était acquis par là des amitiés et des concours considérables. Le président de Gerlach, un des meneurs les plus fougueux du parti piétiste et féodal et frère du général de Gerlach, aide de camp du roi, était son collaborateur habituel; M. de Bismark, représentant de la Prusse à Francfort, y avait écrit, en 1848. On dit que de hauts personnages ont plusieurs fois aidé par de fortes libéralités l’existence de la Gazette de la Croix. Un fait qui s’est passé au mois de juillet de l’année dernière donnera une idée de la puissance de ce journal dans son parti. La Gazette avait attaqué vivement M. de Manteuffel; le ministre se plaignit au roi, et le roi exigea que l’on fît cesser la polémique du journal contre le président du conseil. Le rédacteur en chef de la Gazette, M. Wagner, choqué de la pression qu’on voulait exercer sur lui, donna sa démission. Grand émoi dans le parti. Un ministre, M. de Westphalen, et le chef du cabinet du roi, M. Niebuhr, se rendent en personne auprès de M. Wagner pour le supplier, et il se fit prier, de reprendre la direction du journal. Peu de temps après, une souscription recueillie dans le parti dota M Wagner d’une somme considérable, et on le fit entrer dans la seconde chambre. On voit de quels appuis est entouré le journal qui défend à Berlin l’alliance russe comme le premier dogme de la foi conservatrice, et qui prétendait sans cesse, au commencement de 1853, qu’en intervenant dans les affaires de Constantinople, le, but secret de la France était la conquête de la Belgique. La Russie avait d’ailleurs à Berlin deux agens qui n’étaient pas hommes à laisser dormir les moyens d’influence que leur fournissait la ferveur moscovite du parti de la croix. L’un était le ministre russe, M. de Budberg, l’autre le général de Benkendorf, attaché à la légation pour les affaires militaires. M. de Budberg est un des représentans achevés de la diplomatie russe hautaine et impérieuse. Il affectait les allures vives et cassantes; il ne tarissait pas d’exagérations sur la puissance de son maître; il s’efforçait d’éblouir par son ostentation et son mouvement de courriers, de bateaux à vapeur, de convois spéciaux lancés à toute vitesse sur les chemins de fer; il prenait enfin le ton et les airs de supériorité du ministre d’une puissance prépondérante. Dédaigneux pour M. de Manteuffel, toutes ses sympathies et ses caresses étaient pour le parti de la croix. Il s’y était noué des relations dans le plus intime entourage du roi, qui ne lui laissaient ignorer aucun des mouvemens les plus secrets de la cour de Potsdam, et qui lui permettaient d’arriver à l’oreille de Frédéric-Guillaume IV en passant par-dessus son ministre. Le général de Gerlach était son ami le plus actif et son plus utile auxiliaire. Il est plus d’une fois arrivé que, par l’intermédiaire du général de Gerlach, des communications du cabinet de Saint-Pétersbourg ont été placées sous les yeux du roi avant d’avoir été portées à la connaissance du président du conseil. L’envoyé militaire de la Russie, le général Benkendorf, neveu de la princesse de Lieven si connue à Paris, avait une attitude plus digne et plus considérée. Il était chargé d’agir sur les chefs de l’armée et d’entretenir la popularité de l’empereur Nicolas parmi les officiers des corps privilégiés. On sait tout ce que l’empereur Nicolas a mis de calcul, de persévérance et d’art à s’attacher les états-majors des armées allemandes. Pluies de décorations, distinctions flatteuses, prévenances touchantes, gracieuses familiarités, l’empereur Nicolas, dans ses fréquentes tournées en Allemagne, a prodigué toutes ses séductions personnelles, et l’on sait qu’elles sont grandes, pour gagner les cœurs des généraux autrichiens et prussiens. La tâche des envoyés militaires de la Russie auprès des cours germaniques est de cultiver les semences laissées par l’action personnelle de leur souverain dans les rangs élevés des armées allemandes, La situation du comte de Benkendorf dans la société de Berlin, ses amitiés, son adresse, s’adaptaient merveilleusement à ce rôle. De tous côtés donc la politique russe avait de fortes positions à Berlin. La Kreuz-Zeitung lui donnait la majorité de la noblesse, et parmi les esprits spéculatifs tous les théoriciens de l’école ultra-conservatrice. Elle avait des intelligences dans le ministère, où le parti de la croix était représenté par M. de Westphalen, et jusqu’auprès du président du conseil parle directeur des affaires étrangères, M. de Lecoq. L’aristocratie militaire lui était favorable : le comte de Dohna, le général Wrangel, le commandant de la cavalerie de la garde, le général Groeben, lui étaient dévoués. Elle était établie au cercle intime de la cour dans la personne du grand-chambellan, le comte de Stolberg, du général de Gerlach, de M. Niebuhr. Enfin par l’un des frères du roi, le prince Charles de Prusse, et par les deux fils de ce prince, qui étaient ses partisans déclarés, elle arrivait à la famille royale et aux degrés du trône.

Cet étroit réseau d’influences parviendrait-il à envelopper la raison du roi et à entraîner sa volonté ? Là était la question. Lorsqu’un souverain a l’activité d’esprit et l’expansion de caractère qui distinguent le roi Frédéric-Guillaume IV, il a le privilège (c’est quelquefois un inconvénient) de ne pouvoir se soustraire au jugement de ses contemporains. Le roi de Prusse, pendant les quinze années de son règne, a trop vécu en dehors et a remué trop de choses pour que les traits de sa physionomie aient pu échapper au regard des observateurs les plus éloignés de lui; mais, lorsqu’on tient à concilier le respect avec la vérité, on est à l’aise pour dire sa pensée sur ce prince. Ses intentions sont si honnêtes, sa conscience est si religieuse, qu’il est impossible de mêler à la critique de ceux de ses actes qu’on ne peut approuver aucun mauvais sentiment contre sa personne. Nous ne ferions que répéter ce que tout le monde sait en rappelant les qualités nombreuses, brillantes, aimables qui ornent l’esprit et l’âme de Frédéric-Guillaume. Ce prince a été pourtant souvent méconnu, et l’on a trop oublié qu’en lui les rares imperfections du souverain tiennent étroitement aux vertus et aux mérites de l’homme. Esprit vif et curieux, instruit et métaphysicien comme un Berlinois, épris de poésie et d’art, si on lui attribue une certaine indécision de jugement, elle ne vient que de la surabondance de ses idées. S’il est imbu des doctrines monarchiques par le sentiment même de sa haute vocation, s’il est amoureux du gothique et des formes féodales par romantisme littéraire, on doit avouer qu’il a bien compris le rôle naturel de son pays dans la confédération germanique, en donnant des institutions libérales à la Prusse. Si l’on est parfois tenté de déplorer l’abus que font de sa faveur quelques-uns des hommes qui l’approchent, il faut reconnaître que son âme ouverte et généreuse n’est que trop accessible à l’amitié. Parmi ces prétendus amis, il en est qui l’accusent d’avoir laissé échapper les occasions que les circonstances ont plus d’une fois offertes à son ambition; n’est-ce pas dire qu’on pourrait appliquer à Frédéric-Guillaume ce mot d’un homme d’esprit sur un autre souverain : «Sa conscience lui veut du mal ? » Et sait-on beaucoup d’éloges qui soient préférables à un tel blâme ? Nous sommes donc disposés à tenir grand compte de la position particulière et délicate où se trouvait le roi de Prusse vis-à-vis du tsar. Certes, quand on repasse l’histoire de ces dernières années, il semble, au premier aspect, que l’empereur Nicolas a peu de titres à l’affection du roi Frédéric-Guillaume. L’empereur de Russie a montré en maintes circonstances qu’il n’aime pas la Prusse : ce vieux fonds de libéralisme et d’aspirations progressives qui est le génie même de la nation prussienne inspire au tsar une défiance et une répugnance naturelles. Le roi, qui, on peut le dire à sa louange, est si éminemment Prussien par tant de côtés, a eu souvent à subir les effets de cette antipathie de son beau-frère pour la Prusse. L’empereur de Russie avait fréquemment à la bouche, en parlant de Frédéric-Guillaume, les mots de poète, d’idéologue, de révolutionnaire. Le roi de Prusse a un trop juste amour-propre pour n’avoir pas été souvent piqué de la façon dont on le traitait à Pétersbourg, et pour n’avoir pas ressenti les humiliations dont le tsar a quelquefois abreuvé sa politique. Cependant deux sentimens qui honorent la bonté de son âme lui ont toujours fait oublier ses griefs contre l’empereur de Russie. Le roi aime sincèrement son peuple; la seule perspective des sacrifices qu’une lutte inégale imposerait à ses sujets l’effraie et lui donne la patience d’endurer les procédés blessans du cabinet de Pétersbourg. Le cœur de Frédéric-Guillaume ressent aussi avec une vive délicatesse l’influence des affections de famille : l’impératrice de Russie est sa sœur; la pensée d’affliger, par une rupture avec son beau-frère, une sœur tendrement aimée lui est insupportable. Nous ne citerons qu’un trait pour donner une idée des mille petits liens intimes que ces affections de famille ont créés entre la cour de Potsdam et celle de Pétersbourg. Frédéric-Guillaume aime peu la chasse, et ses détracteurs ne l’accuseront jamais d’être un Nemrod. Croirait-on pourtant que chaque année, le 2 janvier, par les temps même les plus affreux, Frédéric-Guillaume fait une partie de chasse dans le lieu où, ce jour-là, le roi son père, étant aussi à la chasse, reçut la nouvelle de l’avènement de l’empereur Nicolas ? Voilà vingt-neuf ans que cet anniversaire est invariablement célébré avec la même exactitude religieuse. Une sollicitude pour les intérêts de ses peuples s’exagérant parfois jusqu’à la crainte, l’affection du sang fortifiée par une longue habitude de déférence et toujours prête à s’émouvoir, avaient donc ordinairement dominé les relations de Frédéric-Guillaume avec l’empereur Nicolas. D’autres mobiles compliqués allaient sans doute agir sur lui pendant l’affaire d’Orient. De certaines défiances à l’égard de la France activement soufflées au roi par les amis de la Russie, l’exemple de l’Angleterre dont il aime la reine, la conduite de l’Autriche, dont il est jaloux, devaient sans doute exercer sur lui des influences diverses; mais, comme au début le roi de Prusse ne croyait pas à la gravité de la question d’Orient, on pouvait présumer qu’il y verrait une de ces occasions faciles où il aime à constater sans trop de périls son indépendance vis-à-vis de Pétersbourg, et où il n’appréhende même pas d’engager contre son beau-frère quelques escarmouches diplomatiques.

Le premier ministre du roi de Prusse, le baron de Manteuffel, était l’homme le plus capable de donner une impulsion droite à la politique prussienne, s’il était au pouvoir de quelqu’un de fixer entièrement l’esprit de Frédéric-Guillaume, ou peut-être si, chez M. de Manteuffel lui-même, la fermeté des résolutions correspondait à la rectitude du jugement. M. de Manteuffel est un homme éclairé, sensé, positif. Il a contenu le mouvement démocratique de 1848, et il résiste aux exagérations réactionnaires du parti de la croix, qui ne voit en lui qu’un bourgeois, un bureaucrate. Sa modération et sa prudence ont rendu à son pays les plus grands services dans les affaires de 1849 et de 1850, et ont conjuré la guerre qui fut au moment d’éclater entre l’Autriche et la Prusse. Sa capacité administrative et ses lumières lui auraient donné une place élevée parmi les hommes d’état économistes, si, comme on aurait pu le croire il y a quelques années, les questions économiques fussent restées la préoccupation principale de la politique européenne. Par son intelligence les intérêts de notre temps et par ses tendances progressives, M. de Manteuffel appartient à la cause des idées occidentales; mais si la modération et la prudence lui ont souvent réussi, ses amis ont pu se plaindre qu’il les ait quelquefois poussées jusqu’à l’inconsistance et à la faiblesse. M. de Manteuffel a la volonté paresseuse; il n’aime pas à aller au-devant des difficultés, ce qui n’est pas toujours un défaut, et il aime mieux les tourner que les résoudre, ce qui n’est pas toujours un mérite. Aussi, que l’on doive l’attribuer soit à ce pli de son caractère, soit à la complexité des choses en Prusse, M. de Manteuffel n’avait de position nette et décidée ni devant les chambres prussiennes, ni dans le cabinet qu’il préside, ni vis-à-vis du roi. Une des prétentions de M. de Manteuffel dans sa politique parlementaire est de n’adopter la solidarité d’aucun parti; les majorités qui votent ses mesures sont le résultat de l’accord accidentel de telle et telle fraction des chambres sur les propositions du gouvernement. De là ce qu’on appellerait chez nous une politique de bascule; mais il faut dire, à l’honneur du bon esprit de M. de Manteuffel, que cette politique lui a plus souvent obtenu le concours du parti libéral que celui du parti de la croix. Malgré cette tendance, M. de Manteuffel, que ce dernier parti attaque souvent, et qui est loin lui-même d’en aimer les hommes et les doctrines, compte avec lui, et lui a cédé dans le cabinet deux places occupées par MM. de Westphalen et de Raumer. De même auprès du roi l’influence de M. de Manteuffel n’est pas entière. Le roi sent qu’il a besoin de ses services; mais le premier ministre n’a ni ce tour d’esprit romantique qui serait peut-être nécessaire pour gagner tout à fait l’imagination du roi, ni l’énergie qu’il faudrait pour éloigner de ce prince un entourage dont il déplore la malfaisante puissance. Lorsqu’il s’agissait pour M. de Manteuffel de vaincre les inspirations fâcheuses de la cour, sa ressource ordinaire était d’offrir sa démission. Ce moyen réussissait dans les premiers temps : le roi prenait les mains de son ministre, l’embrassait, versait des larmes, l’appelait son ami, et le conjurait de ne pas l’abandonner. Malheureusement M. de Manteuffel a trop abusé de cette péripétie, et le roi, avec tout le monde, a fini par s’apercevoir qu’après tout le président du conseil tient peut-être un peu plus à la conservation du pouvoir qu’au triomphe immédiat et complet de ses idées. Cependant lorsque les complications orientales éclatèrent, comme les difficultés n’apparaissaient que dans un lointain où elles pouvaient encore s’évaporer, comme elles ne réclamaient pas des résolutions soudaines et hardies, comme elles ne mettaient encore en jeu que la raison de M. de Manteuffel, le président du conseil les envisagea et les apprécia avec toute la droiture naturelle de son jugement. Il s’unit aux sages esprits de l’Europe pour regretter et condamner les injustifiables extrémités de la politique russe contre la Turquie.

Telle fut l’impression que produisit sur M. de Manteuffel l’ultimatum du prince Menchikof. Il en fit part, comme nous l’avons rapporté ailleurs[1], aux ministres d’Angleterre et de France. Le roi de Prusse trouva même bon que son ministre ne laissât point ignorer à la Russie que l’on désapprouvait sa conduite. M. de Manteuffel se mit donc en devoir d’écrire dans ce sens d’abord à Pétersbourg, ensuite à Paris et à Londres. M. de Budberg essaya de prévenir cette démarche par l’intimidation. En apprenant de la bouche du ministre le blâme que l’on allait envoyer à Pétersbourg : « Prenez garde, s’écria-t-il avec vivacité, de faire quelque chose qui puisse blesser l’empereur, car il n’entend pas raison sur cette question. » M. de Manteuffel répondit avec sang-froid et à propos qu’il serait fâché d’indisposer le moins du monde l’empereur, mais qu’il n’était point son ministre, et qu’il devait avant tout faire les affaires de son souverain et de son pays. Voilà comment tout d’abord on essayait de faire sentir le joug à la Prusse. M. de Manteuffel connaissait sans doute par expérience la violence de l’empereur Nicolas, dont les progrès se sont accrus avec les années; mais la façon blessante dont M. de Budberg essayait de traduire, en la devançant, l’irritation de son maître, n’était guère de nature à changer la manière de voir de M. de Manteuffel : aussi le ministre prussien laissa-t-il espérer le concours de la Prusse aux mesures de médiation diplomatique auxquelles la France et l’Angleterre préparaient déjà l’Allemagne.

Quoique dans ce temps-là deux nuances de l’opinion prussienne fussent hostiles à la France ou défavorables à son gouvernement, l’une que nous avons déjà fait connaître, celle du parti de la croix, l’autre, celle du parti libéral, cependant la conduite de la diplomatie russe à Constantinople, l’invasion des principautés, le premier manifeste de l’empereur Nicolas, produisirent bientôt dans tous les rangs du parti libéral un mouvement contraire à la Russie. Parmi les diverses sections du parti libéral en Prusse, la plus importante par la valeur des hommes qui sont à sa tête et par son influence dans les chambres est celle que l’on appelle le parti constitutionnel modéré, ou, d’après le nom de l’un de ses chefs, le parti Bethmann-Hollweg. L’héritier présomptif, le prince Guillaume de Prusse, frère du roi, passe pour partager les idées que ce parti représente dans le parlement prussien, et M. de Manteuffel, vers le temps dont nous parlons, paraissait disposé à s’allier avec ses principaux membres. Le parti Bethmann-Hollweg se déclara hautement contre la Russie. Ses vues sur le rôle qui convenait à la Prusse dans la crise européenne laquelle on touchait étaient développées dans la Feuille hebdomadaire de Prusse, son organe habituel. Il n’est pas sans intérêt de les reproduire ici pour montrer les préoccupations particulières qui s’unissaient alors chez les meilleurs esprits prussiens aux idées anti-russes, préoccupations dont plus tard nous retrouverons souvent les traces. Voici comment on peut les résumer.

«La Prusse doit-elle s’unir à la France et à l’Angleterre ? Non, parce que la Prusse retirera de la défaite de la Russie autant d’avantages que si elle s’était mêlée de la querelle, et qu’elle évitera les dangers que lui ferait courir le triomphe de cette puissance. Pourrait-on citer l’exemple du cabinet de Londres pour engager celui de Berlin à contracter une alliance étroite avec la France ? Non, parce que cette alliance peut-être si dangereuse, il serait moins facile à la Prusse qu’à l’Angleterre de s’en retirer; et d’ailleurs si cette dernière se voit forcée de recourir à la France, c’est la conséquence de la fausse politique qu’elle a suivie à l’égard de l’Allemagne et de la Prusse en 1848 et 1849. Que faut-il donc faire dans les circonstances actuelles ? Doit-on protester contre la violation des traités, donner à la Turquie opprimée son appui moral, refuser son concours aux injustes prétentions de l’empereur Nicolas ? Oui. Ce que nous devons surtout, c’est profiter de la circonstance pour nous soustraire aux liens dont la Russie et l’Autriche ont enchaîné la Prusse depuis 1850, sous prétexte d’une étroite alliance. Le pouvons-nous à l’égard de Russie ? Oui, car cette puissance est tellement isolée en ce moment qu’elle est matériellement et moralement impuissante contre la Prusse, et qu’elle doit au contraire trembler de voir le cabinet de Berlin s’unir à la France et à l’Angleterre. Dès que la Prusse ne se laissera plus aveugler par le spectre de la révolution, dont la Russie ne s’inquiète guère lorsqu’il s’agit de ses intérêts, elle pourra faire reconnaître son indépendance et forcer sa voisine à rendre hommage à sa position de grande puissance. Il est important à ce point de vue que la Russie ne triomphe pas dans ses injustes prétentions. D’un autre côté, la Prusse peut-elle s’affranchir de la dépendance de l’Autriche ? Encore plus facilement. Cette puissance se montre aux yeux de l’Europe paralysée, sans influence et contrainte de sacrifier ses sympathies et ses intérêts. Sa faiblesse éclate trop pour que la Prusse n’en profite pas et ne secoue pas le joug cruel auquel elle a dû se soumettre en 1850. Quelles seront les conséquences de ce double affranchissement de la Prusse ? Il lui permettra d’être ce qu’elle est en droit et en réalité, non une cinquième roue à un carrosse, mais le cœur et la force de l’Allemagne. Forte et indépendante, elle pourra tendre une main secourable à l’Autriche, rétablir avec elle l’ancienne union des états germaniques appuyée sur l’Angleterre, et résister ainsi aux dangers dont l’est les menace aujourd’hui, et l’ouest peut-être dans l’avenir. »

On trouve réunis dans ce point de vue, celui qui était cependant le moins défavorable à la France, les mobiles complexes de la politique prussienne, même dans son expression la plus intelligente et la plus indépendante. Avant tout, antipathie décidée contre la Russie; au fond, prédilection marquée pour l’Angleterre, regardée comme l’alliée naturelle de l’Allemagne et particulièrement de la Prusse; défiance inquiète à l’égard de la France, et ici nous devons mentionner un des motifs les plus caractéristiques de cette défiance, lequel reparaîtra plus d’une fois dans la suite de ces transactions. Les Allemands et surtout les Prussiens ont une crainte vague de nous voir unis un jour avec les Russes; ils se refusent à croire à la sincérité et à la durée de notre antagonisme contre la Russie. La possibilité d’une entente secrète entre Pétersbourg et Paris et l’illusion d’un vaste projet de conquête que nous pourrions exécuter à l’aide de cette alliance sont un des cauchemars qui troublent leurs rêves. Les diplomates russes ont fréquemment pris soin, au reste, de les entretenir dans cette appréhension par des insinuations mystérieuses et des ménagemens affectés envers la France et ses ministres. La rivalité de l’Autriche achève enfin ce tableau des perplexités prussiennes. Or, dans les commencemens de la guerre d’Orient, la jalousie de l’Autriche inspirait à Berlin des prédictions que la fermeté de l’empereur François-Joseph et de ses ministres a promptement démenties. Quelques hommes d’état prussiens assuraient d’un air railleur et avec une pitié dédaigneuse que l’Autriche subirait le joug de la reconnaissance vis-à-vis de la Russie, et n’oserait pas se joindre aux puissances occidentales. Quand ils parlaient de l’occupation des principautés par les Russes, « sans doute, disaient-ils, il y a là en jeu des intérêts allemands; mais, cela regarde bien plus l’Autriche que nous : nous ne sommes pas limitrophes. » Et ils ne cachaient pas une sorte de joie maligne à savourer d’avance l’atteinte et l’humiliation que l’occupation des principautés passivement soufferte allait, suivant eux, porter à la puissance autrichienne.

Le cabinet de Berlin n’aurait pas été probablement bien fâché de pouvoir couvrir sous cette paralysie trop tôt annoncée de l’Autriche sa propre inaction. Regarder les événemens, se tirer d’affaire avec de bonnes paroles et ne se compromettre dans aucun acte, telle est sans doute l’attitude qu’il eût préférée, et dont il eût aimé à rejeter sur l’Autriche la responsabilité et la déconsidération; mais dès que les principautés eurent été envahies par les Russes, l’Autriche inquiète, donnant aux puissances occidentales des assurances qui dépassaient celles de la Prusse, vint troubler les illusions du cabinet de Berlin, et appela elle-même à Vienne, par la réunion de la conférence, l’action concertée des quatre puissances. Le seul fait de la constitution de la conférence était un acte menaçant pour la politique russe; on en comprenait la gravité à Berlin. Une maladresse de M. de Budberg vint heureusement au secours du gouvernement prussien. C’était une des tactiques habituelles et assez puériles du ministre russe, pour agir sur le roi et M. de Manteuffel, que de faire valoir sans cesse aux dépens de la Prusse l’exemple de l’Autriche. M. de Manteuffel et ses collègues étaient déjà fort blessés de la façon dont M. de Budberg s’exprimait tout haut et partout sur la satisfaction que causait à l’empereur Nicolas l’attitude de la cour de Vienne. « Sa conduite en toute cette affaire et ses procédés à notre égard, disait-il à qui voulait l’entendre, sont au-dessus de tout éloge. » Quand les ministres prussiens apprirent un peu à l’improviste que l’Autriche se rangeait du côté de Paris et de Londres, ils s’empressèrent donc de prendre malicieusement au mot M. de Budberg; ils entrèrent dans la conférence et s’unirent à l’Autriche pour tenir comme elle vis-à-vis de Pétersbourg « une conduite au-dessus de tout éloge. »

La participation de son gouvernement à la conférence de Vienne rendit M. de Manteuffel plus hardi. Il gémit de l’avortement de la note de Vienne et du rejet des modifications turques par la Russie Pressenti sur l’idée de donner une garantie européenne à l’indépendance et à l’intégrité de la Turquie, il se montra disposé à entrer, quand le moment serait venu, dans un arrangement semblable. Le principe de l’action collective des quatre puissances dans les affaires de Turquie avait été posé par la réunion de la conférence de Vienne; M. de Manteuffel en acceptait les conséquences diplomatiques. Ce principe si contraire aux traditions et aux prétentions de la politique russe en Orient excita promptement les défiances du cabinet de Pétersbourg. L’empereur Nicolas en voulait au cabinet de Vienne du rôle qu’il avait pris dans la conférence; son irritation portait principalement contre M. de Buol, auquel il attribuait tous les torts qu’il imputait à l’Autriche; elle épargnait encore l’empereur François-Joseph. Le tsar, sentant le péril que son influence courait en Allemagne, essaya de la ressaisir par son action personnelle sur les souverains d’Autriche et de Prusse, et se rendit aux revues d’Olmütz.

Ce voyage d’Olmütz était une épreuve critique pour la politique des grandes cours allemandes. Il était évident que l’empereur Nicolas voulait, par la réunion des trois souverains du Nord, raffermir la triple alliance et en montrer le prestige et la menace à l’Europe occidentale. La visite du roi de Prusse à Olmütz eût servi ce dessein. Frédéric-Guillaume IV avait été invité; suivant les conseils de M. de Manteuffel, il s’excusa. La Prusse fut représentée à Olmütz par le prince Guillaume, frère du roi et héritier présomptif, dont la présence était naturellement motivée par l’inspection des contingens fédéraux, et que sa discrétion et sa fermeté connue mettaient plus à même que le roi de tenir bon contre l’empereur Nicolas. Le péril ne fut qu’ajourné. Le tsar voulut reprendre à Varsovie la tentative infructueuse d’Olmütz. Tout à coup on apprit à Berlin le brusque départ de Frédéric-Guillaume pour Varsovie, où devait aussi se rendre l’empereur d’Autriche. Les hommes du parti de la croix, les adversaires de M. de Manteuffel, ne voulurent voir d’abord dans ce coup de théâtre qu’une espièglerie. Le roi, disaient les Gerlachs et leurs amis, profitait de l’absence de son prudent ministre pour lui échapper et s’amuser de sa surprise. Cette explication, qui ménageait si peu le roi pour aller piquer M. de Manteuffel, n’était point exacte. Voici la vérité : M. de Munster, qui remplit à Pétersbourg, comme envoyé militaire de la Prusse, les mêmes fonctions que M. de Benkendorf à Berlin, et qui avait accompagné l’empereur Nicolas en Allemagne, était venu deux fois à Potsdam pour inviter le roi de Prusse à la réunion de Varsovie. Deux fois Frédéric-Guillaume avait refusé; il ne crut pas pouvoir résister à une troisième invitation, encore plus pressante. Il partit accompagné seulement de deux officiers d’ordonnance, n’emmenant avec lui ni ministres ni aucune des personnes de sa cour connues pour leurs prédilections russes. La visite de Varsovie fut rendue au roi de Prusse, à Potsdam, par l’empereur de Russie. En somme, malgré ces trois voyages d’Olmütz, de Varsovie et de Potsdam, malgré le fracas de ces allées et venues de têtes couronnées, l’empereur Nicolas ne rapporta point d’Allemagne ce qu’il y était venu chercher. L’empereur d’Autriche avait subordonné ses promesses aux engagemens pris par le tsar de ne pas franchir le Danube et de ne pas incorporer les principautés à la Russie. Le roi de Prusse, auquel le tsar demandait au moins sa coopération en Pologne dans le cas d’une insurrection, ne voulut contracter aucun engagement. L’assaut avait été rude à Potsdam contre M. de Manteuffel; mais le premier ministre et le roi demeurèrent inébranlables sur le terrain de la neutralité. Ils virent partir l’empereur Nicolas en n’ayant rien aliéné de leur liberté d’action au profit de la Russie.

Ceci se passait dans les premiers jours d’octobre 1853, sous le coup de la déclaration de guerre de la Porte à la Russie. Ce fut en ce moment que, sur les interrogations de M. de Buol, M. de Nesselrode déclara que son cabinet était prêt à rentrer dans les négociations, si la Porte proposait des préliminaires de paix. Le chancelier de Russie autorisait M. de Buol à instruire Constantinople de ces propositions. Au lieu de transporter directement cette communication à la Porte, on sait que M. de Buol s’en servit comme d’un moyen de faire revivre la conférence de Vienne, de maintenir le débat sous le contrôle concerté des quatre puissances, et de conserver la position arbitrale prise par les grands cabinets entre la Turquie et la Russie. Cette hardie manœuvre diplomatique étonna le gouvernement prussien, dont on réclamait la signature au protocole du 5 décembre. Que faire ? La Prusse ne voulait pas aller seule en avant du côté de la Russie; son parti à cet égard était bien pris. Pouvait-elle rester seule en arrière ? Mais alors c’était abandonner son rang de grande puissance, c’était s’exclure soi-même de toute participation aux grandes affaires de l’Europe. Une pensée calmait les scrupules du roi : si le protocole de la conférence devait contrarier son beau-frère, ce n’était pas la Prusse qui avait pris dans cette affaire l’initiative. M. de Manteuffel ne se dissimulait pas que l’empereur Nicolas allait éprouver un violent chagrin ; mais franchement est-ce que l’intervention si sage de la conférence n’était pas de nature à arrêter la Russie sur une pente fatale, et ne servait pas les intérêts bien entendus de l’empereur ? La nouvelle de la signature de l’acte du 5 décembre produisit à Berlin une vive sensation. Où l’on en fut surtout décontenancé, ce fut parmi les représentans des cours secondaires d’Allemagne, dans ce petit monde affairé, curieux, important et bourdonnant, qui s’agite autour des grandes cours germaniques, corps diplomatique des états secondaires, qui jusque-là pensait suivre en chœur la politique autrichienne et croyait garder le ton et la mesure en appuyant de ses mouvemens, de sa voix, de ses vœux, de ses prophéties, la politique russe, ne comprenait plus rien à la situation, et se demandait avec confusion et anxiété où allaient donc les quatre puissances. On dit que le roi de Prusse, lorsqu’il eut donné son consentement à M. de Manteuffel, ne put cacher son émotion, tant une résolution dont il comprenait la nécessité et devant laquelle il ne reculait pas lui coûtait à prendre. On ajoute que, pour en atténuer l’effet à Pétersbourg, il se hâta d’écrire à l’empereur Nicolas une lettre remplie de considérations religieuses et de pieux conseils.

Plusieurs faits qui furent à cette époque connus du monde politique à Berlin laissent voir ce qui se passait alors dans l’esprit de Frédéric-Guillaume IV. Le roi commençait évidemment à comprendre la gravité de la crise. Quand il considérait toutes les difficultés qui s’accumulaient sur l’avenir de l’Europe, quand il mesurait celles qui allaient s’imposer à la Prusse, il ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à l’auteur de tout ce trouble, et de condamner les prétentions de l’empereur Nicolas, origine de tout le mal. Il sentait bien en même temps que la question d’Orient ne pouvait être résolue que dans le sens où marchait la conférence de Vienne ; il voyait que chercher à contester les principes soutenus par la France et l’Angleterre et formulés dans les protocoles, ce serait manquer à la justice, au droit européen, aux intérêts de la Prusse, et appeler sur son gouvernement des dangers plus redoutables que ceux qu’il avait à craindre d’une résistance à la Russie. Malheureusement le roi de Prusse est si impressionnable, que, voyant et sentant les choses isolément et successivement, il lui est difficile de les embrasser dans leur ensemble, de les coordonner suivant leur importance, et d’en tirer une résultante fixe qui soit la règle invariable de sa conduite. De là les perplexités qui font quelquefois hésiter son jugement, souffrir sa conscience et vaciller sa politique. Ainsi les conclusions auxquelles l’amenait l’appréciation des prétentions russes étaient balancées dans son esprit, s’il faut en croire les indiscrétions du parti de la croix, par d’autres considérations ou erronées, ou secondaires, ou intempestives. Il blâmait, par exemple, l’empereur de Russie violant les traités contre la Turquie; mais aussitôt, entrant dans un ordre d’idées différent, il ne voyait plus que le côté religieux de la question d’Orient. Alors il s’éprenait contre la présence du mahométisme en Europe d’une ferveur de croisé, et tandis qu’il faisait signer par son ministre à Vienne des actes publics qui le liaient lui-même à la conservation de l’intégrité et de l’indépendance de la Turquie, il ordonnait à Berlin des prières pour « les chrétiens qui ont le malheur de vivre sous le joug des infidèles. » Une autre fois il se laissait persuader par les hommes du parti de la croix qu’une alliance avec la France serait la ruine du protestantisme en Allemagne, et de nouveaux scrupules l’entretenaient dans de nouvelles hésitations. Il fallait défendre le roi contre ces surprises si activement exploitées par les partisans de la Russie. Des hommes importans dans le parti Bethmann-Hollweg, et qui se rapprochaient chaque jour davantage du gouvernement, tentèrent avec succès cette œuvre délicate. Ils présentèrent au roi un mémoire qui exposait si nettement et si logiquement les intérêts de la Prusse dans la question d’Orient, que ce prince en fut frappé, et, avec cette droiture qui le Porte naturellement vers la vérité lorsqu’on ne la lui cache point, en adopta les conclusions comme les véritables bases de sa politique. Frédéric-Guillaume en effet, dans les actes publics de son gouvernement, suivit d’abord fermement cette direction ; il mit sans objection la signature de la Prusse au bas du protocole du 13 janvier. Pendant ce temps, l’influence de M. de Manteuffel sur son souverain s’était fortifiée, et le premier ministre avait imprimé un caractère de plus en plus décidé à sa politique en s’alliant étroitement au parti Bethmann-Hollweg. Le gendre de M. Bethmann-Hollweg, M. de Pourtalès, autrefois ministre de Prusse à Constantinople, avait été chargé, vers la fin de décembre, d’une mission à Londres pour s’enquérir des véritables dispositions du gouvernement britannique. Il était revenu à Berlin très satisfait de son voyage et avec l’espoir que la Prusse suivrait une politique indépendante de la Russie. M. de Manteuffel, à son retour, l’avait même associé à ses travaux, en le plaçant à la tête de la division politique des affaires étrangères, d’où il avait éloigné un membre du parti de la croix dévoué à la Russie, M. de Lecoq.

Pour le roi, la politique de la Prusse se résumait alors en un mot : neutralité. Ce mot, à l’époque où il fut pour la première fois prononcé par l’Autriche et par la Prusse, n’avait rien de malsonnant pour la France et l’Angleterre. C’était au mois d’octobre, lorsque la guerre venait d’être déclarée par la Porte à la Russie. Les puissances occidentales gardaient encore alors la même attitude médiatrice que l’Autriche et la Prusse. De la part des puissances allemandes, les anciennes et intimes alliées du tsar, la déclaration de neutralité n’avait donc et ne pouvait encore avoir qu’une seule signification pratique : elle était un avertissement donné à la Russie; elle lui disait : « La guerre existe pour vous et par vous; si elle se prolonge par votre faute, si par votre obstination vous rendez stériles les efforts que nous allons tenter à Vienne pour rétablir la paix à des conditions honorables pour vous et rassurantes pour l’Europe, soyez prévenu que, quels que soient les développemens ultérieurs que cette guerre puisse prendre, vous ne devez pas compter sur notre coopération ; nous ne serons pas avec vous. » Or, tandis que l’Autriche et la Prusse signifiaient ainsi leur refus de concours militaire à la Russie, elles nous prêtaient leur concours moral au sein de la conférence, où elles proclamaient et consacraient dans les protocoles les mêmes principes que nous, où elles condamnaient avec nous les prétentions russes comme attentatoires à l’indépendance et à l’intégrité de l’empire ottoman. A vrai dire, le mot de neutralité était un terme impropre pour caractériser cette phase où entrait la politique allemande, et cette phase nous était complètement favorable. Le roi de Prusse se rendait-il parfaitement compte de cette interprétation de la neutralité qui, à Vienne, était franchement avouée par les ministres de l’empereur François-Joseph ? Nous n’oserions l’affirmer. Un incident qu’il faut mentionner ici, car on en retrouvera plus tard les suites dans les affaires d’Allemagne, indiquerait que le roi Frédéric-Guillaume ne voulait pas aller aussi vite, sinon aussi loin que le cabinet de Vienne. L’Autriche, au mois d’octobre, avait pensé à porter sa déclaration de neutralité à la diète de Francfort en l’accompagnant de garanties puisées dans les assurances du cabinet de Pétersbourg relativement au maintien de l’intégrité de l’empire ottoman. C’était prendre possession d’un principe d’ordre au sein de la diète, c’était une occasion et un moyen d’engager la confédération germanique dans le développement naturel de la politique loyalement adoptée par l’Autriche. Les difficultés qui se sont plus tard élevées dans la confédération, et qui entravent encore l’action de l’Autriche, montrent la justesse de la pensée du cabinet de Vienne : on eût probablement gagné beaucoup de temps, si cette pensée avait été réalisé en 1853; mais elle avorta par l’opposition du gouvernement prussien M. de Manteuffel consulté avait paru accepter le projet de M. de Buol. Lorsqu’au mois d’octobre M. de Prokesch, ministre d’Autriche à Francfort et président de la diète, voulut, en passant à Berlin, combiner la déclaration de neutralité avec M. de Manteuffel, le ministre prussien refusa. Une des raisons données alors par M. de Manteuffel à l’appui de son refus mérite d’être signalée : il pensait qu’il y aurait plus d’un inconvénient à introduire dans la diète des questions qui ne la regardent pas, et auxquelles elle devait, suivant lui, rester étrangère. L’argument est curieux de la part du gouvernement que l’on a vu plus tard exciter les susceptibilités des états secondaires et diriger leur opposition contre la politique orientale de l’Autriche. La conduite du cabinet de Berlin en cette circonstance fut, si l’on en croit les Autrichiens, entachée d’ambiguïté; on s’est plaint dans le temps à Vienne que le ministre prussien se soit fait un mérite de son refus auprès de M. de Budberg, comme ayant paralysé une démarche hostile à la Russie, et auprès de la France et de l’Angleterre, comme ayant empêché l’Autriche de séparer l’Allemagne des puissances maritimes et de lui créer une situation intermédiaire entre la Russie et l’Occident.

Au surplus, le sens pratique de la neutralité allemande était bien celui que nous avons défini; elle était, pour emprunter un mot au vocabulaire subtil de la diplomatie germanique, unilatérale ; elle n’était inquiétante que pour la Russie. La preuve, c’est que la Russie sentit la première la nécessité d’interroger les puissances allemandes sur le sens de leur neutralité, et voulut la faire interpréter à son profit par des actes catégoriques. Ce fut l’objet de la mission qui conduisit le comte Orlof à Vienne à la fin de janvier 1854.

Le comte Orlof portait au cabinet autrichien un projet de protocole et une lettre explicative de M. de Nesselrode. Le même protocole et le même commentaire furent présentés simultanément au roi de Prusse et à M. de Manteuffel par M. de Budberg.

La pensée du protocole que la Russie proposait à la signature de la Prusse et de l’Autriche était d’établir une union plus intime des trois puissances en présence des dangers qui menaçaient la paix du monde, et une entente sur la ligne de conduite que les trois cours auraient à suivre tant entre elles que vis-à-vis des puissances occidentales. Voici les points stipulés dans ce projet de protocole : 1° la guerre éclatant entre la Russie d’une part et la France et l’Angleterre de l’autre, les deux puissances allemandes devaient s’engager à observer la plus stricte neutralité, et déclarer, dans le cas où les puissances occidentales voudraient exercer sur elles une pression quelconque, qu’elles étaient prêtes à défendre leur neutralité les armes à la main contre ceux qui ne voudraient pas la respecter; 2° les trois puissances devaient regarder toute attaque de la France et de l’Angleterre dirigée contre le territoire de la Prusse, de l’Autriche ou de tout autre état de la confédération, comme une attaque à leur propre territoire, et être prêtes à porter assistance à la puissance attaquée selon que l’exigeraient les circonstances et les rapports des commissaires militaires; 3° l’empereur de Russie renouvelait l’assurance de son désir de terminer la guerre aussitôt que l’honneur et les intérêts de son empire le lui permettraient. Dans l’espoir que le cours des événemens changerait la situation des choses en Orient, l’empereur de Russie prenait l’engagement de ne rien conclure avec les puissances maritimes sans s’être préalablement entendu à ce sujet avec ses alliés.

La lettre autographe de M. de Nesselrode qui accompagnait ce projet de protocole est un curieux document. Le chancelier commençait par invoquer le souvenir de la triple alliance des cours du Nord, laquelle, disait-il, a été si longtemps la gardienne de l’Europe. En présence de la guerre actuelle, ajoutait-il, son souverain se croyait obligé de faire un appel sérieux à ses amis et à ses alliés. Leur intérêt mutuel exigeait qu’ils définissent la ligne de conduite qu’ils adopteraient en face des événemens. « La politique des puissances occidentales, reprenait M. de Nesselrode, n’a pris nul souci des intérêts de l’Allemagne. Telle ne sera pas la conduite de la Russie. Elle est décidée à supporter seule le poids de la guerre, et ne demandera à ses alliés ni appui ni sacrifice. Le salut des deux puissances allemandes et celui de la confédération dépendent de leur union. Unies, elles pourront arrêter le développement de la crise et peut-être en hâter la solution. » M. de Nesselrode passait ensuite en revue trois hypothèses au sujet de l’attitude que pourraient prendre les états allemands : alliance avec la Russie contre les puissances occidentales, union avec ces dernières contre la Russie, enfin stricte neutralité. Le cabinet de Pétersbourg retirait lui-même la première hypothèse : il ne prétendait pas à une alliance. Quant à la seconde, il la considérait comme impossible, à moins que les puissances allemandes ne cédassent aux menaces des puissances occidentales. « Elles se soumettraient alors à une nécessité outrageante, et iraient au-devant d’un avenir digne de commisération. La Russie, inattaquable chez elle, ne craint ni les invasions militaires ni l’esprit révolutionnaire. Si ses alliés l’abandonnaient, elle en prendrait note en se confiant à ses propres forces, et en s’arrangeant de manière à pouvoir se passer de leur concours à l’avenir. Mais l’empereur a confiance dans les sentimens et les dispositions connues de ses amis et alliés, et dans la valeur de leurs armées, qui sont unies depuis si longtemps aux siennes par l’identité de principes et le baptême du sang. » Le cabinet de Pétersbourg regardait donc la troisième hypothèse comme seule digne des cours allemandes, seule d’accord avec leurs véritables intérêts et comme également propre à réaliser les vœux de la Russie, en leur permettant de continuer à jouer le rôle de médiatrices; mais cette neutralité ne devait être ni indécise, ni flottante, ni expectante. Une semblable attitude serait sans nul doute considérée comme hostile par les parties belligérantes et principalement par la Russie. « L’attitude des puissances allemandes doit au contraire s’appuyer sur les principes qui, à travers de longues épreuves, ont maintenu l’ordre général et la paix du monde. » Elles devaient être prêtes à soutenir cette politique les armes à la main. Si l’une des deux puissances maritimes avait l’imprudence de risquer une attaque contre l’Allemagne, la ligne politique de l’autre pourrait bien ne pas rester la même; dans tous les cas, l’Allemagne pouvait compter que la Russie viendrait à son secours avec toutes ses forces.

L’empereur Nicolas enlevait par ces propositions leurs dernières illusions à ceux qui croyaient encore à ses intentions pacifiques. Il annonçait franchement qu’il voulait la guerre, et dans cette guerre il demandait à l’Allemagne, sous le faux nom de neutralité, une connivence réelle et un véritable traité d’alliance défensive. Ces propositions étaient en outre présentées sous une forme comminatoire. Le fond et la forme des ouvertures russes révoltèrent également le roi Frédéric-Guillaume. Les procédés de M. de Budberg fortifièrent encore ses répugnances et accrurent son irritation. M. de Budberg commit deux fautes : il eut recours à la ruse et à la menace; il voulut tromper et intimider. Il affirma au roi que l’adhésion du cabinet de Vienne au protocole russe était assurée; l’artifice était grossier, et M. de Budberg en avait lui-même déjoué d’avance l’effet, car il avait dit à ses amis de la cour, et le roi le savait, qu’il fallait l’emporter promptement à Berlin pour entraîner M. de Buol, dont on doutait. Il réclama le consentement du roi avec des argumens offensans; il s’emporta jusqu’à lui dire que c’était à l’empereur Nicolas qu’il devait la conservation de sa couronne. Le roi fut obligé de lui imposer silence et prononça un refus absolu. M. de Manteuffel déclina les ouvertures russes par deux dépêches adressées le 31 janvier à M. de Rochow, ministre de Prusse à Pétersbourg. Il y disait que le protocole du 5 décembre et les négociations qui en étaient la suite avaient créé entre les quatre puissances réunies dans la conférence de Vienne un lien dont la Prusse n’était plus libre de se délier. Le roi de Prusse devait donc attendre la réponse que ferait le cabinet de Pétersbourg aux travaux de la conférence; en aucun cas, il ne pouvait retirer sa coopération à l’œuvre qu’il avait commencée avec les autres puissances, de peur de sacrifier le fruit de leurs efforts. Proclamer une neutralité armée entre l’Autriche, la Prusse et la Russie eût été d’ailleurs se lier les mains en vue d’éventualités dont on ne pouvait prévoir la portée. M. de Manteuffel faisait en effet ressortir que, par le projet russe relatif à une triple alliance défensive sous une forme déguisée, on exigeait réellement de la Prusse le concours auquel on prétendait cependant renoncer. Le ministre prussien relevait enfin avec dignité l’insinuation menaçante de M. de Nesselrode sur les périls révolutionnaires qu’aurait courus l’Allemagne. Si la Russie n’avait pas à redouter l’esprit de révolution, la Prusse, disait M. de Manteuffel, avait montré qu’elle savait le comprimer chez elle sans assistance étrangère. Le roi écrivit en même temps à son beaufrère une lettre autographe pour annoncer et motiver son refus.

Le dépit que l’on ressentit à Pétersbourg de l’échec de cette tentative se conçoit facilement. La Prusse fut traitée un peu comme le bouc émissaire. La colère de l’empereur Nicolas contre le cabinet de Berlin se manifesta dans des minuties peu dignes peut-être de la gravité de la situation. Ainsi, quand il donna audience à M. de. Rochow, qui lui apportait la dernière lettre du roi, au lieu d’accueillir cet ambassadeur de famille avec son affabilité habituelle, il le reçut avec une pompe et une cérémonie glaciales. Il alla jusqu’à interdire de porter à Pétersbourg aucune décoration prussienne. La réponse du cabinet de Pétersbourg aux dernières dépêches de Berlin ne se fit pas attendre. L’amertume du langage y trahissait une irritation qui ne se contenait pas. M. de Nesselrode établissait que, si la Russie avait demandé aux puissances allemandes une neutralité mieux définie, c’était bien moins dans un intérêt russe que dans un intérêt germanique. Il attribuait l’échec de ce projet à l’inconcevable esprit d’hostilité qui régnait, disait-il, entre les cours de Vienne et de Berlin, malgré l’intérêt évident qu’au point de vue de l’indépendance de l’Allemagne et des idées de conservation sociale, elles avaient à rester unies, comme l’empereur le leur avait toujours conseillé. Elles auraient trouvé aussi dans leur union entre elles et avec la Russie l’avantage de rendre à l’organisation fédérale l’équilibre qui lui manque. Cette dernière insinuation mérite d’être remarquée, car on y voit poindre la pensée qui a dirigé depuis six mois la politique russe au sein de la confédération, la pensée de tenir en échec les grandes puissances allemandes, lorsqu’elles lui sont contraires, par ses moyens d’influence sur les cours secondaires. « Au surplus, ajoutait M. de Nesselrode, on avait rendu assez de services pour n’avoir pas dû s’attendre à tant d’ingratitude de la part des puissances allemandes, que la Russie abandonnait désormais à leur sort, et auxquelles elle n’avait plus rien à demander. » M. de Munster, M. de Rochow, qui passait pour le plus russe des diplomates prussiens, recevaient à Pétersbourg le premier choc de ces emportemens contre la Prusse ; ils étaient consternés. « M. de Manteuffel perd la Prusse ! » écrivait M. de Munster au général de Gerlach, qui allait le répétant partout.

Mais à Berlin toutes ces démonstrations produisirent un effet contraire à celui que la cour de Pétersbourg en attendait. Elles ne firent qu’augmenter le mécontentement de Frédéric-Guillaume et le confirmer dans sa nouvelle politique. Il était parfaitement d’accord avec son président du conseil. Dans l’opinion, les prétentions de l’empereur Nicolas exprimées à Vienne par le comte Orlof, à Berlin par M. de Budberg, excitèrent une réprobation universelle; les hommes du parti russe éprouvaient de l’embarras à les défendre. Les gouvernemens de France et d’Angleterre publiaient en ce moment les documens diplomatiques relatifs à la question d’Orient. Le public, éclairé enfin par la connaissance des faits, donna pleinement raison à la politique occidentale, à laquelle tous les hommes qui ont le sentiment de l’honneur et de la grandeur de l’Allemagne ambitionnaient de voir leur pays associé. Bien des gens osaient dire maintenant ce qu’ils n’auraient pas osé penser plusieurs mois avant. Dans les chambres, les libéraux modérés, les amis du prince de Prusse, s’étaient entièrement rapprochés du parti bureaucratique et conservateur dont M. de Manteuffel est le chef, sous l’influence de la nouvelle direction imprimée à la politique extérieure par le rejet des propositions russes. Ce parti, qui nous était autrefois hostile, revenait à la France grâce à notre union avec l’Angleterre. M. de Pourtalès, collaborateur de M. de Manteuffel aux affaires étrangères, repartait pour Londres, où il allait remplir une nouvelle mission de confiance. L’alliance occidentale avait ses partisans déclarés, et, chose plus extraordinaire, la fermeté de la politique autrichienne, le rôle indépendant et élevé que cette politique rendait à l’Allemagne, gagnaient à l’Autriche des sympathies prussiennes. Le parti de la croix, le parti russe, en butte aux défiances de l’opinion, semblait être devenu impuissant à la cour. La mort venait de lui enlever, dans la personne du comte de Stolberg, un de ses meilleurs appuis auprès de Frédéric-Guillaume. Le général de Gerlach, qui avait essayé de prêter son entremise à des communications directes de M. de Budberg au roi, s’était vu renvoyé par ce prince à M. de Manteuffel. Le roi traitait très froidement les amis de la Russie, et ne leur permettait plus de l’entretenir d’affaires. Le jeu de la diplomatie russe était compromis; décidément elle avait perdu à Berlin la première partie,


II.

Après l’affaire de Sinope, exécutée contrairement à la promesse de la Russie de ne point entreprendre d’opération offensive contre la Turquie tant que dureraient les négociations, la France et l’Angleterre, qui avaient leurs escadres au Bosphore, durent interdire à la flotte russe la navigation de la Mer-Noire. A la suite de la déclaration des puissances maritimes à ce sujet, la Russie rompit avec elles les relations diplomatiques. La France et l’Angleterre étaient donc entrées dans une situation plus tranchée vis-à-vis du cabinet de Pétérsbourg que celle où se trouvaient encore l’Autriche et la Prusse. L’attitude active et militante qu’allaient prendre les nations maritimes n’était cependant que la conséquence naturelle et nécessaire des principes proclamés en commun à Vienne par les quatre puissances. L’intégrité de l’empire ottoman, l’indépendance du sultan, la participation de la Turquie à la sécurité générale qui résulte de cette solidarité collective que l’on appelle l’équilibre européen, tels étaient les principes que nos escadres allaient protéger matériellement dans la Mer-Noire, et auxquels les puissances allemandes s’étaient moralement liées autant que nous dans la conférence. Si dans l’action il y avait maintenant entre elles et nous une différence, cette différence ne tenait qu’à des circonstances particulières et à des motifs accidentels. Sur le fond de la question, sur le point de départ, le caractère et la portée du conflit, il y avait au contraire entre elles et nous identité de principes et d’engagemens. Au moment où une différence accidentelle se produisait entre l’attitude des puissances maritimes et celle des puissances allemandes, il était donc important de fixer et de consacrer l’identité persistante des principes dans un acte solennel qui fût la récapitulation, le résumé, le couronnement des protocoles de Vienne. C’est ce que l’on se proposa dans un projet de convention dont nous avons parlé ailleurs<ref> Revue des Deux Mondes du 1er juin 1854. /ref> et dont les dispositions sont bien connues, car elles sont plus tard devenues le célèbre protocole du 9 avril. Ce projet de convention, concerté entre la France et l’Angleterre, fut communiqué vers le milieu de février à l’Autriche et à la Prusse. L’Autriche l’accueillit avec empressement, et demanda même à le renforcer. Nous allons voir le sort qu’il eut à Berlin.

Puisqu’un des principaux argumens du gouvernement prussien pour repousser les dernières propositions d’alliance de la Russie avait été justement la nature des engagemens qu’il avait contractés en s’unissant à la conférence de Vienne, il semblait tout simple qu’il s’associât à un acte qui confirmait ces engagemens sans y rien ajouter, et qui, avant que le canon ne fût tiré entre l’Occident et la Russie, présenterait, comme un avertissement suprême à l’empereur Nicolas, l’Europe unanime contre ses prétentions. L’adhésion de la Prusse eût donc été l’acte le plus naturel du monde. Chose étrange, ce projet de convention, qui paraissait la conséquence obligée de ses dernières résolutions, fut au contraire pour le gouvernement prussien le motif du plus brusque et du plus malheureux revirement.

D’abord le mot de convention effraya le roi. Une convention est un acte auquel les chefs des gouvernemens doivent apposer leur signature personnelle. Le roi de Prusse se croyait apparemment plus lié et plus compromis par sa signature que par celle de ses ministres agissant d’après ses instructions. « Ses dispositions, assurait-il, étaient toujours les mêmes. Son gouvernement marcherait dans le même sens que les autres puissances ; mais il ne voulait pas d’une pièce où il devrait apposer sa signature. » Il se trompa ensuite sur la portée de la convention. Il crut qu’on lui demandait, en sens inverse, l’équivalent de ce qu’il venait de refuser à la Russie. Il ne cessait, il est vrai, de donner tort à son beau-frère; mais les lettres de Pétersbourg lui faisaient un sombre tableau de l’humeur de l’empereur Nicolas, lui peignaient la douleur de sa propre sœur, l’impératrice, en des termes déchirans, et sa sensibilité émue, éveillant ses scrupules, lui reprochait de s’être déjà montré trop dur peut-être dans ses récens rapports avec la cour de Russie. Puis il paraissait frappé d’une idée fixe : il était persuadé que la Russie allait lui déclarer la guerre, que deux cent mille Russes étaient déjà en marche vers ses frontières. Paralysée sur le Danube par l’Autriche, la Russie, croyait-il, chercherait à relever ailleurs, par un coup d’éclat, le prestige de ses armes. La Prusse était à sa portée, c’est elle qui recevrait les premiers coups, car l’empereur passerait tout à l’Autriche, mais ne pardonnerait rien à la Prusse. Le parti russe à la cour s’attachait sans doute à entretenir le roi dans cette crainte chimérique : Frédéric-Guillaume était entouré de généraux qui exagéraient à dessein les forces de la Russie et diminuaient celles de la Prusse. Dans ce temps-là précisément, le tsar, qui défendait à Pétersbourg de porter les décorations prussiennes, répandait les grands cordons dans l’état-major de Berlin : il en envoyait au comte de Keller, grand-maréchal du palais, au général de Groeben, commandant de la cavalerie, et au général Mœllendorf, commandant de l’infanterie de la garde. De la terreur vis-à-vis de la Russie, le roi passait enfin à la défiance envers les puissances occidentales. Il prétendait que la convention était inutile, si elle n’ajoutait rien d’essentiel à ce qu’il avait déjà fait, qu’on ne voulait donc lui extorquer sa signature que pour le forcer à faire à son beau-frère une mortelle injure et l’entraîner fatalement à la guerre.

Le parti de la croix assurait également qu’un des principaux motifs de la résistance du roi de Prusse était sa répugnance à s’allier avec la France et la crainte de déchirer, par un pareil acte, le testament de son père, qui lui recommandait de rester uni à la Russie. Voici le passage du testament du vieux roi, dont on a tant parlé : «A toi, mon cher Frédéric, passe le gouvernement de l’état avec tout le poids de sa responsabilité.... Ne néglige pas, autant qu’il sera en ton pouvoir, la paix entre les puissances de l’Europe; mais avant tout tâche de maintenir la bonne intelligence entre la Prusse, la Russie et l’Autriche. Leur union est comme la pierre fondamentale de la grande alliance européenne. » Le roi Frédéric-Guillaume III écrivait ces lignes le 1er décembre 1827, treize ans avant sa mort. Il faut tenir compte de la date. On voit d’ailleurs que son conseil n’était pas impérieux et demeurait subordonné à la possibilité. Nous sommes, dans tous les cas, persuadés qu’aucune pensée hostile à la France ne s’y mêlait dans l’esprit de ce prince. Le père du roi actuel aimait la France. Il avait le goût de nos mœurs, de nos usages, de nos spectacles, de notre langue. Il était heureux lorsqu’il pouvait à son aise et avec raison louer ce qui se faisait chez nous, et lorsque nous lui fournissions pour ainsi dire la justification de ses préférences. Ses malheurs, qui l’ont rendu si intéressant aux yeux de ceux qui en ont été les instrumens, ne l’avaient rendu lui-même ni amer, ni injuste envers ceux par lesquels il avait souffert. Ennemi généreux, il demanda à Louis XVIII en 1815 le portrait de Napoléon qui était au corps législatif, et le fit placer dans le musée de Berlin, en face de la statue de César. Ceux d’entre nous qui connaissent les précieux témoignages qu’il a donnés de sa sympathie à la France après 1830 vénéreront toujours cette grave et douce figure. C’est par respect pour sa mémoire que nous protestons contre l’indigne abus qu’en ont voulu faire nos ennemis de Berlin. Non, ce n’est pas lui qui eût encouragé ni toléré la ridicule et sauvage aversion des hommes du parti de la croix contre la France.

Cependant, s’il faut dire toute notre pensée, quels que fussent les avantages de la convention projetée, dès qu’elle soulevait de tels orages dans l’esprit et dans la conscience du roi de Prusse, elle ne valait pas la peine qu’on en fît entre lui et nous une pierre d’achoppement. Les résultats de la convention eussent été de donner une sécurité à l’opinion européenne en lui montrant la persévérance de l’accord des puissances au début de la guerre dans laquelle deux d’entre elles allaient s’engager, d’avertir la Russie qu’il lui serait impossible de créer aux deux puissances allemandes une situation intermédiaire, et de lui enlever par là tout espoir d’obtenir désormais la sécurité qu’elle avait réclamée de ces puissances en leur envoyant les propositions présentées par le comte Orlof et par le baron de Budberg, enfin d’ouvrir peut-être les yeux à l’empereur Nicolas dans un moment où il pouvait encore s’arrêter honorablement, puisque la lutte n’était pas commencée. Mais, quelque intérêt qu’il y eût à obtenir ces résultats, il y avait un plus grand intérêt à ne pas jeter le roi de Prusse dans les bras du parti de la croix. Nous croyons que cette situation fut prudemment appréciée à Paris et que le gouvernement français s’abstint de pousser trop vivement le roi de Prusse sur la convention. Malheureusement la question prit un autre tour à Berlin; elle y devint le prétexte d’une lutte d’influences personnelles et de partis.

Nous avons déjà parlé de l’importance qu’avait prise récemment cette élite d’hommes éclairés, nationaux et constitutionnels, qui sont plus particulièrement les amis du prince de Prusse. Quand on étudie les ressorts de la cour de Potsdam, il ne faut jamais perdre de vue la position du prince héréditaire et de la princesse de Prusse. Le prince et la princesse surtout sont connus pour leurs tendances opposées à l’influence russe : leurs sympathies, conformes aux anciennes traditions de la politique prussienne, les inclinent vers l’Angleterre; il a même été souvent question d’un projet d’alliance qui unirait le fils aîné du prince de Prusse, destiné à porter un jour la couronne, à la fille aînée de la reine Victoria. La presse anglaise est allée plus loin : elle a souvent fait allusion à un certain éloignement qui existerait entre la princesse de Prusse et une auguste personne, éloignement dont les effets seraient sensibles dans les mouvemens politiques de la cour. C’est à cette cause que l’on a attribué le séjour ordinaire du prince et de la princesse loin de la cour, dans le gouvernement des provinces rhénanes, dont le prince est investi. On s’est également permis de supposer que les tendances anglaises, ou, pour mieux dire dans la circonstance dont nous nous occupons, les tendances occidentales du prince et de la princesse de Prusse avaient pu, par une sorte de représailles, valoir à la Russie, auprès du roi, le concours d’une influence bien intime et bien puissante, influence elle-même excitée et secondée par tous les partisans de la Russie qui peuplent la cour. Un sujet aussi délicat appartient peut-être aux mémoires de l’avenir, mais il n’est pas du domaine où peuvent s’étendre les hypothèses de l’histoire contemporaine, et la presse anglaise s’arroge ici d’indiscrètes prérogatives qui ne sont point de notre goût. Revenons aux faits publics. Naturellement les progrès que les amis du prince de Prusse faisaient depuis quelque temps vers le pouvoir, l’alliance de M. de Manteuffel avec M. Bethmann-Hollweg, les missions confidentielles de M. de Pourtalès à Londres, sa présence à côté du président du conseil dans le ministère des affaires étrangères, les opinions franchement anti-russes du ministre de la guerre, le général de Bonin, la vive correspondance du ministre prussien à Londres, M. de Bunsen, contre la Russie, le séjour prolongé à Berlin d’un diplomate distingué, M. d’Usedom, dont le roi aimait l’entretien et qui soutenait également la politique occidentale, tout cela devait froisser, effrayer, éperonner les amis de la Russie dans l’entourage du roi, et il faut convenir que les répugnances, les défiances, les scrupules et les terreurs de Frédéric-Guillaume IV au sujet de la convention venaient leur prêter une grande force et leur fournir une rare occasion de ressaisir leur ascendant.

Ce fut malheureusement sur le terrain de la convention que les partisans de l’alliance occidentale voulurent se mesurer avec les amis de la Russie. Tout en la regrettant, puisqu’elle leur a été funeste, nous comprenons leur impatience. Hommes sérieux, jaloux de conserver à la Prusse son rang en Europe, ils rêvaient pour leur pays une politique sérieuse et digne de lui. Ils se sentaient portés par l’opinion nationale ; ils voulurent en finir d’un coup avec la politique d’arguties et de tâtonnemens poursuivie par leurs adversaires. La probité du roi leur garantissait qu’en obtenant sa signature au bas de la convention, ils assuraient la rectitude future de la politique prussienne et prévenaient les contradictions et les défaillances auxquelles nous avons en effet assisté depuis neuf mois. Ils furent donc plus pressans qu’habiles auprès du roi. Après plusieurs assauts inutiles, MM. de Manteuffel, de Pourtalès, de Bonin, parlèrent de donner leur démission; le prince de Prusse ne cacha pas non plus, à ce que l’on rapporte, le déplaisir avec lequel il verrait le succès des idées russes. La question, ainsi posée par les partisans de l’alliance occidentale, ne pouvait se terminer que par une victoire décisive ou une défaite signalée. Plus honnêtes qu’adroits, ils allaient apprendre à leurs dépens et au détriment de leur cause que la ligne droite n’est pas toujours, sur un certain terrain, le plus court chemin d’un point à un autre.

Déjà quelques jours avant que n’eût commencé la crise de la convention, les ministres de France et d’Angleterre, M. de Moustier et lord Bloomfield, avaient prévenu M. de Manteuffel que leurs gouvernemens allaient adresser à la Russie la sommation d’évacuer les provinces danubiennes, et que de la réponse de la Russie dépendrait la question de paix ou de guerre. M. de Manteuffel avait promis d’appuyer cette sommation. On connut à Berlin le 27 février le discours où lord Clarendon fit part à la chambre des lords de l’envoi de la sommation et du concours que la Prusse et l’Autriche devaient prêter à cette démarche. Ce discours et la netteté avec laquelle y étaient exposées les conséquences de la sommation et du concours des puissances allemandes émurent le roi. Le soupçon lui vint que pour que lord Clarendon se fût cru autorisé à tenir un langage aussi positif, il fallait que l’on eût donné en son nom à Londres des assurances par lesquelles on l’aurait engagé à son insu au-delà de sa volonté. Cela redoubla ses défiances à l’égard de la convention, dont le projet fut présenté le 28 février par le ministre d’Autriche, M. de Thun. L’Autriche aurait voulu que cette communication demeurât secrète ; mais deux jours après elle était connue de toute la cour, qu’elle mettait en ébullition. Le roi refusa sa signature, et il croyait en cela rendre service à l’empereur d’Autriche. Il était impossible, suivant lui, que l’empereur d’Autriche signât cet acte avec plaisir, et il pensait qu’au fond François-Joseph ne lui saurait pas mauvais gré de son refus. On ne s’arrêta pas au premier mouvement du roi ; on chercha à le rassurer sur les intentions de la France et de l’Angleterre et à lui faire comprendre qu’on ne voulait pas attenter le moins du monde à son indépendance et l’entraîner à la guerre malgré lui. l’on était dans le feu de ce travail de persuasion, lorsqu’arriva une dépêche de M. de Bunsen, conçue dans les termes les plus pressans, où le ministre prussien à Londres gourmandait les lenteurs de son gouvernement et s’étonnait que la Prusse n’eût point pris encore un parti décisif contre la Russie. Cette dépêche fit éclater l’orage : le roi y vit la confirmation de ses soupçons. Il venait à peine de la lire, que MM. de Manteuffel et de Pourtalès entrèrent dans son cabinet. Ces messieurs espéraient avoir triomphé des hésitations de Frédéric-Guillaume; ils regardaient la question comme à peu près gagnée au fond, et pensaient n’avoir plus à s’entendre avec le roi que sur les réserves dont il accompagnerait la signature de la convention. M. de Pourtalès reçut un accueil très froid. N’en devinant pas la cause, il crut qu’il fallait porter un dernier coup, et reprit avec chaleur tous ses argumens. Quand il eut fini, le roi, qui l’avait écouté sans l’interrompre, mais avec des marques visibles d’impatience, tira de sa poche la dépêche de M. de Bunsen, et s’écria en colère qu’on l’avait trompé, qu’on s’était entendu pour donner des assurances qu’il n’avait ni autorisées ni connues, et qu’on voulait l’engager malgré lui dans une guerre avec la Russie. Le roi ordonna à M. de Pourtalès de ne plus lui reparler de la question d’Orient et de ne plus s’en mêler. M. de Pourtalès sortit, et M. de Manteuffel essaya d’arranger les choses; mais c’en était fait. La crise était dénouée aux dépens des partisans de l’alliance occidentale. Ils étaient ruinés dans l’esprit du roi de Prusse; ils devaient être bientôt écartés l’un après l’autre des affaires; la disgrâce de M. de Pourtalès était le signal de leur déroute.

C’est surtout à dater de ce jour qu’il devient difficile et pénible de suivre la politique de la cour de Potsdam. Nous ne reculerons pourtant point devant cette tâche ingrate; La grandeur des intérêts européens qui sont en jeu dans les mouvemens du cabinet de Berlin, l’estime et la sympathie que mérite cette intelligente et noble nation prussienne, nous donneront le courage de débrouiller cette confusion. Tout désormais se croise et s’enchevêtre en même temps et à la fois. Le gouvernement aura la prétention de persévérer dans la politique des protocoles de Vienne et de professer une politique de neutralité; il demandera un emprunt aux chambres, et, malgré l’opinion vivement prononcée du parlement et du pays en faveur de l’alliance occidentale, il montrera pour la Russie une incurable partialité, et ne se lassera pas d’imaginer à son profit toute sorte d’expédiens chimériques; il voudra ralentir la marche de l’Autriche, il espérera y réussir en contractant avec elle un traité particulier, puis à l’échéance des stipulations de ce traité il se réservera d’équivoquer sans fin sur les obligations qu’il lui impose. Il faudra démêler tout cela à travers les illusions bien intentionnées du roi, les vues perfides et les sourdes menées du parti russe, l’effacement, la docilité passive et les sous-entendus de M. de Manteuffel jusqu’à la disgrâce totale et définitive des partisans de l’alliance occidentale.

Le trait caractéristique de la période dans laquelle nous entrons, c’est que Frédéric-Guillaume IV voudra y jouer un rôle actif. Après l’incident que nous venons de raconter, le roi de Prusse était dans la disposition d’esprit d’un souverain qui croit avoir sauvé son autorité du mauvais usage qu’en voulaient faire ses mandataires, et pense avoir ressaisi son pouvoir au moment où il allait être aliéné au profit d’une politique contraire à ses vœux et à ses espérances. On lui attribue un mot qui peint bien le sentiment qu’il avait des devoirs que lui imposaient la gravité des circonstances et la responsabilité de la couronne : « Le temps des diplomates est passé, aurait-il dit vers cette époque, c’est maintenant aux rois à faire leurs affaires. » Mais sur la situation dont sa conscience lui commandait de prendre en mains la direction, quels étaient ses aperçus, ses desseins, ses idées ? Il est moins difficile qu’on ne croit de répondre à cette question intéressante, car il ne faut jamais oublier que le roi de Prusse est le moins dissimulé des souverains, et que les hommes qui l’entourent et usurpent sa confiance sont les plus indiscrets des courtisans.

Dans la question d’Orient, telle que l’avaient posée les prétentions du prince Menchikof, une chose touchait particulièrement chez le roi de Prusse l’honnête homme et le chrétien : c’était le point de vue religieux. Aussi, lorsque les puissances occidentales eurent obtenu de la bienveillante équité du sultan l’égalité des droits civils pour les chrétiens de l’empire ottoman, la question parut à Frédéric-Guillaume résolue au fond. Il lui semblait qu’après un pareil résultat la Russie n’avait plus rien à demander, et il se flattait d’amener le tsar à se déclarer satisfait et à traiter sur cette base. Dans la candeur de ses espérances, le roi ne se rendait pas compte du véritable mobile qui portait la politique russe à réclamer un patronage religieux en Orient. Ce que voulait le cabinet de Pétersbourg, le roi n’avait pas l’air d’y prendre garde; c’était de deux choses l’une : ou bien que les privilèges des rayas découlassent d’un engagement contractuel de la Porte envers la Russie, ou bien que la situation des chrétiens, restant mal définie, lui permît de réclamer à tout propos pour eux, de réclamer seul et d’intervenir sans cesse dans les affaires de la Turquie. Le roi reconnaissait bien, il est vrai, les torts de la Russie; mais, s’obstinant à la confiance, il croyait que l’empereur Nicolas céderait à la raison. Il soutenait que le tsar n’avait pas d’ambition. Si on l’arrêtait par l’expression d’un doute, il répétait la protestation célèbre de l’empereur Alexandre à lord Castlereagh : « Le peuple russe, oui; — c’est le peuple qui veut les conquêtes, mais pas l’empereur. » A en croire les partisans de la Russie à Berlin, le roi aurait mêlé, il est vrai, aux espérances que lui faisait concevoir l’émancipation des chrétiens une vive antipathie contre les Turcs. Si l’on s’avisait, devant un membre du parti de la croix, de rappeler les engagemens pris depuis six mois par la Prusse dans les protocoles de Vienne en faveur de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman, le partisan de la Russie vous riait au nez : « Comptez-y; nous savons, nous, ce que désire le roi : c’est la fin et la ruine de ces misérables Turcs! »

Le roi de Prusse croyait donc tenir dans l’émancipation des chrétiens la solution de la question d’Orient. Deux autres pensées le dominaient : il voulait d’un côté conclure un arrangement avec l’Autriche de façon à rallier au centre de l’Europe une force une et compacte, et à retenir l’Allemagne dans une attitude expectante et réservée comme un arbitre entre les parties belligérantes. Il était d’un autre côté résolu, pour sa part, à ne pas se mêler aux hostilités, ne faire la guerre à personne. Il ne rêvait d’autre rôle, il n’avait d’autre ambition que d’apporter le rameau d’olivier aux combattans. La coterie de la croix, on le devine aisément, blâmait dans ce parti pris la volonté arrêtée de n’entrer jamais en hostilité contre l’Angleterre et la France, mais elle s’emparait de la même résolution manifestée à l’avantage de la Russie. Quant à nous, tout en regrettant les conclusions auxquelles s’arrêtait le roi de Prusse, nous respectons, même dans celles de leurs conséquences qui nous paraissent erronées, les sentimens philanthropiques qui animaient évidemment ce prince, et nous ne voulons profiter de cette échappée sur les vues qu’on lui prêtait dans son entourage qu’afin de mieux comprendre et d’éclairer les incidens qui vont suivre.

Et d’abord, pour en finir avec la convention, le gouvernement prussien expliqua son refus par deux dépêches adressées à Vienne. Le premier de ces documens exprimait le désir qu’avait la Prusse de maintenir l’accord qui avait subsisté jusque-là entre les quatre puissances malgré les différences de position et d’attitude. Ces différences allaient s’accroître encore, puisque la France et l’Angleterre étaient à la veille de passer à l’état de guerre, et que l’Autriche elle-même serait peut-être amenée, par sa position, à prendre une part active aux événemens. La Prusse ne demandait pas mieux que de s’associer sans réserve, comme par le passé, aux travaux de la conférence actuelle; il était donc superflu de remplacer celle-ci par une conférence nouvelle. La Prusse signerait tous les protocoles qui seraient de nature à être acceptés à la fois par les quatre puissances, lesquelles, pour toutes les choses qui ne seraient pas convenues en commun, conserveraient leur liberté d’action. La seconde dépêche, d’un caractère confidentiel, disait que si le cabinet de Vienne voulait signer la convention particulière déclinée par le cabinet de Berlin, la Prusse ne le trouverait point mauvais, et que si l’Autriche était menacée par la Russie, elle pouvait compter sur le concours matériel de la Prusse. Les deux dépêches étaient remplies d’assurances sur la volonté qu’avait le cabinet de Berlin de persévérer dans la ligne de conduite à laquelle il avait conformé jusque-là tous ses actes.

Après avoir rempli cette formalité vis-à-vis du cabinet de Vienne, qui lui avait présenté la convention, le roi voulut se mettre également en règle envers l’Angleterre et la France. Le général de Groeben fut envoyé à Londres, le prince de Hohenzollern à Paris. Quelques jours après, le colonel de Manteuffel, cousin du premier ministre, fut expédié à Munich, où se trouvait l’empereur François-Joseph, et fut chargé de lui porter, avec une lettre autographe, les ouvertures du roi pour arriver à un arrangement particulier avec l’Autriche. Puis Frédéric-Guillaume envoya le général Lindheim à Pétersbourg, en le chargeant également pour l’empereur d’une lettre autographe où il exposait, dit-on, dans les termes les plus pressans, son plan d’arrangement basé sur l’émancipation des rayas. Enfin, tandis que ces envoyés extraordinaires étaient ainsi lancés sur les grandes routes de l’Europe, les chambres furent saisies en quelque sorte de la politique du gouvernement dans la question d’Orient par la présentation de l’emprunt.

On était au milieu de mars. La crise avait retenti dans les chambres. La vérité sur la situation transpirait dans le pays. On commençait à se douter que la neutralité était la devise de la nouvelle politique du roi; c’était à un projet de neutralité allemande que l’on attribuait la mission du colonel de Manteuffel à Munich, et l’on voyait M. de Budberg, le parti russe, la Gazette de la Croix, s’emparer de cette idée de neutralité et la proclamer comme un mot d’ordre. Le bon sens public comprenait que ces professions de neutralité étaient maintenant incompatibles avec une politique conséquente et indépendante pour la Prusse. Évidemment il n’est plus permis de se dire neutre quand dans un conflit on a, par des actes publics, donné raison à l’une des parties et tort à l’autre. La Prusse pouvait sans doute, par des motifs particuliers, s’abstenir encore d’employer les mêmes moyens d’action que les puissances occidentales pour redresser les torts de la Russie; mais cette abstention ne pouvait prendre le nom de neutralité sans changer de caractère. Elle devait rester un secret entre le gouvernement prussien et les puissances maritimes, car si on la faisait connaître à la Russie comme un système arrêté, on créait à celle-ci, par la sécurité qu’on lui donnait, un avantage matériel que la France et l’Angleterre avaient le droit de regarder comme entaché d’hostilité à leur égard; en un mot, on lui livrait par le fait ce que M. de Budberg et le comte Orlof avaient au mois de janvier vainement demandé à Berlin et à Vienne. Le langage des partisans de la Russie ne laissait du reste subsister sur ce point , aucune ambiguïté. Il n’y avait qu’à lire la Gazette de la Croix, Hors de la neutralité, disait-elle, en se pliant habilement à l’inclination présumée du roi, il n’y a que la guerre contre la Russie, — ce qui serait une politique anti-prussienne et imprudente, — ou la guerre contre la France, ce qui serait une politique prussienne, mais téméraire. « Nous comprenons parfaitement, ajoutait l’aimable gazette, que la perspective de visiter Paris les armes à la main échauffe plus d’un cœur, et que les têtes politiques, malgré 1815, n’aient point encore renoncé à rendre à l’Allemagne du côté de l’ouest les anciennes frontières de l’empire. » Mais l’organe du parti russe daignait contenir cette gloutonnerie teutonique avec laquelle il sympathisait si bien. Il se contentait de la neutralité allemande. « La Prusse, disait-il en concluant, a dans de certaines limites avec l’Autriche, et complètement avec le reste de l’Allemagne, des intérêts politiques communs. Là est la force du cœur de l’Europe, force collective dont la neutralité commande le respect. Mettons-nous derrière ce rempart auquel on ne saurait toucher impunément. »

L’opposition, dans la deuxième chambre, voulut éclaircir cette situation. Une interpellation collective signée par cent quatorze députés appartenant à la gauche, aux fractions catholique et polonaise, et à la nuance Bethmann-Hollweg, fut adressée au ministère dans la séance du 13 mars. On demandait aux ministres jusqu’à quel point l’accord constaté par les conférences de Vienne avait amené une entente de la Prusse avec les cabinets de Paris, de Londres et de Vienne, et si le gouvernement de sa majesté était prêt à s’expliquer sur l’attitude qu’il comptait prendre dans la guerre qui était sur le point d’éclater. Le président de la chambre, M. de Schwerin, appuya l’interpellation. On n’obtint de M. de Manteuffel que quelques mots de réponse. Il renvoya les explications au moment où le projet d’emprunt serait présenté. « Quant au point principal de l’interpellation, dit-il, je ferai remarquer, afin de tranquilliser le pays, que les flottes alliées que nous verrons incessamment entrer dans la Baltique appartiennent à des puissances avec lesquelles la Prusse, est en paix et en bonne intelligence. » M. de Manteuffel, en prononçant ces paroles, chercha à en colorer l’insignifiance par l’énergie de l’accent; elles furent prises par l’assemblée comme l’expression d’un sentiment anti-russe.

C’était en ce moment une position assez singulière que celle de M. de Manteuffel. Il avait soutenu auprès du roi la convention dont le rejet avait amené la retraite de M. de Pourtalès; il avait même eu l’air de vouloir à ce propos sortir du ministère : il y était pourtant resté. Le parti Bethmann-Hollweg ne le lui pardonnait pas. Certes la conservation du pouvoir n’avait guère alors de quoi satisfaire ses convictions ou flatter son amour-propre. Ses préférences étaient pour une alliance nette avec l’Occident, et il était obligé de les dissimuler sous un pénible entortillage. Il avait le titre de président du conseil et de ministre des affaires étrangères, et il n’avait plus en réalité la direction de la politique dont il gardait la responsabilité. Nous le savons, M. de Manteuffel pouvait donner de bonnes raisons à l’appui de sa longanimité. Nous autres Français et Anglais, nous aurions peut-être gagné à sa retraite après la crise que nous venons de décrire. S’il avait laissé sa place au parti qui nous était hostile, nous aurions su du moins à qui nous avions affaire. Mieux vaut l’adversaire qui vous tient en éveil que l’ami qui vous amuse; mieux valait la Prusse ennemie déclarée qu’alliée incertaine. Cependant nous l’avouons, le point de vue de M. de Manteuffel devait être différent; il connaissait les successeurs au profit desquels il abdiquerait; il prévoyait les agitations et les hasards où ils plongeraient son pays. Une poignée d’hommes impopulaires occupait toutes les avenues de l’esprit du roi. M. de Manteuffel pouvait croire que lui seul était encore à même de faire entendre à son souverain des paroles raisonnables et d’empêcher d’irréparables fautes. Nous comprenons que de pareilles considérations donnent le courage de surmonter pendant quelque temps les ennuis et les dégoûts d’une position fausse, et nous ne regardons point comme de véritables hommes d’état ces natures nerveuses qui au premier déboire jettent, comme on dit, le manche après la cognée. Mais cette patience à laquelle peuvent se résigner un esprit profond et une âme forte n’est une vertu qu’à la condition de s’être fixé des bornes : autrement elle change de nom et n’est plus qu’une banale complaisance. Malheureusement on n’a point vu encore à quelles limites pourrait s’arrêter la patience de M. de Manteuffel. En tout cas, puisque dans cette circonstance il ne devait pas donner sa démission, il eût mieux fait de ne pas l’offrir; il ne se fût pas du moins attiré cette verte riposte du roi qui le transperçait et le clouait à sa place : « Allons donc ! mon cher, c’était bon en carnaval; maintenant nous sommes en carême! » Le ministre avait assez d’adversaires pour qu’un pareil mot fût répété et courût bientôt dans les salons de Berlin.

M. de Manteuffel arriva devant la deuxième chambre, le 18 mars, avec son projet d’emprunt. Deux passages de l’obscure harangue qu’il prononça à cette occasion furent applaudis; c’étaient ceux où il annonçait la volonté de demeurer sur le terrain des protocoles de Vienne et l’intention de secourir l’Autriche au besoin. Dans l’assemblée et dans le public, on trouva le discours du président du conseil trop énigmatique. Une commission de vingt et un membres fut nommée pour examiner le projet du gouvernement. L’opposition y eut 16 voix, et l’extrême droite, le parti russe, 5. Le ministère fut obligé de communiquer à la commission quelques-uns des documens diplomatiques relatifs à la question d’Orient, parmi lesquels les plus intéressans furent sans contredit les propositions présentées à la fin de janvier par M. de Budberg. La commission prit sa tâche à cœur. Ce puissant intérêt de la politique extérieure avait rendu au système parlementaire, qui languissait au commencement de la session, une grande force et une véritable popularité; le pays sentait que les chambres étaient sa principale garantie contre l’influence russe et les tendances anti-nationales du parti de la croix. La commission comprenait qu’elle avait à préserver la Prusse de la déconsidération que faisaient rejaillir sur elle, aux yeux de l’Europe, les incertitudes du gouvernement. Elle pressa vigoureusement les ministres de s’expliquer. Après une discussion assez aigre, M. d’Auerswald, président de la commission, arracha de M. de Manteuffel l’affirmation que le gouvernement était résolu à maintenir le lien collectif de la conférence de Vienne, et que, si l’on demandait de l’argent, c’était pour parer aux éventualités d’un conflit avec la Russie. Le général de Bonin, ministre de la guerre, s’exprima, lui, avec une franchise toute militaire. La Prusse pouvait, suivant lui, choisir entre trois partis : ou marcher immédiatement contre les Russes, ou garder une attitude expectante, et dans ces deux hypothèses il développa la position stratégique qu’il fallait prendre. « Quant au troisième parti, dit-il, celui qui consisterait à épouser la cause de la Russie contre la France et l’Angleterre, je m’abstiens d’en parler. Il y a des choses qu’on ne doit pas prévoir; Solon à Athènes ne voulait pas qu’on prévît le parricide. » Cette énergique déclaration du général produisit un scandale au sein du parti russe, et blessa le roi Frédéric-Guillaume. Il interpella vivement son ministre de la guerre dans le conseil, et lui dit qu’il ne l’avait pas envoyé devant la commission pour y discuter des hypothèses ou y exposer des plans d’opérations militaires. Ni le parti russe ni le roi n’oublièrent le propos du général de Bonin. On n’osa pas le frapper avant le vote de l’emprunt; sa disgrâce ne fut qu’ajournée.

La commission prit acte des assurances des ministres. En présence de M. de Manteuffel, et avec son adhésion formelle, elle adopta une résolution qui devait servir de base à son rapport, et où les engagemens du cabinet étaient ainsi définis : « Considérant que le gouvernement déclare qu’il persévérera dans la politique suivie jusqu’à présent, c’est-à-dire qu’il marchera d’accord avec les cabinets de Paris, de Vienne et de Londres, et qu’il coopérera intimement avec l’Autriche et les autres états germaniques au rétablissement de la paix sur la base du droit, telle qu’elle a été posée par les protocoles de Vienne, en se réservant sa liberté d’action relativement à la coopération active, la commission pense qu’il y a lieu de voter l’emprunt. » Un membre du parti Bethmann-Hollweg, M. de Goltz, frère d’un aide de camp du prince de Prusse, fut nommé rapporteur. Le rapport présenta un historique complet de la question d’Orient d’après les communications diplomatiques. Il insistait sur le projet de convention qui avait échoué par le refus de la Prusse. Les membres de la commission, disait le rapport, avaient blâmé le parti pris à cet égard par le gouvernement, surtout si cette convention n’avait pour but que de constater dans une forme solennelle le résultat de la conférence de Vienne, et si elle n’entraînait pas la Prusse à une participation immédiate à la guerre. Le ministre leur avait répondu qu’il n’y avait eu aucun changement dans la politique du gouvernement, ni dans son désir de se maintenir sur le terrain des protocoles de Vienne. D’après le ministre, on avait attaché trop d’importance à la convention, que l’on essaierait d’ailleurs de remplacer par un protocole équivalent. Le gouvernement maintenait toujours hautement l’accord qui avait existé depuis le principe entre lui, l’Autriche et les puissances maritimes. Seulement, de même que la France et l’Angleterre avaient fait entrer leurs flottes dans la Mer-Noire sans s’être entendues préalablement avec les puissances allemandes, de même le cabinet de Berlin réclamait le droit de faire à côté de la conférence toutes les démarches qu’il jugerait les plus favorables à l’aplanissement des difficultés. Ainsi expliquée, l’attitude du gouvernement prussien ne pouvait être confondue sans mauvaise foi avec le système de neutralité préconisé par le parti russe. La commission l’approuvait. Enfin, comme pour mieux lier le ministère à ses déclarations, le rapport se terminait par les considérations suivantes : «La Prusse ne pourra soutenir une lutte avec succès qu’autant que cette lutte sera nationale. L’alliance avec la Russie est impossible. La Prusse et l’Allemagne sont intéressées à ce que leur puissant et redoutable voisin n’augmente pas sa puissance. L’histoire démontre d’une façon toute spéciale quels en seraient les dangers. Deux fois déjà la Russie s’est inféodé la Prusse. A la paix de Tilsitt, elle s’est enrichie aux dépens de la Prusse, son ancienne alliée. Ses droits prohibitifs, son système vexatoire de douanes, les charges qu’elle fait peser sur la navigation de la Vistule, portent au commerce les plus grands préjudices. On ne saurait oublier l’hostilité avec laquelle elle a combattu la politique prussienne de 1850 et 1851 et le mouvement national des duchés de Slesvig-Holstein. Comment enfin ne pas tenir compte de l’antipathie que le peuple nourrit contre la Russie, antipathie qui, en dehors même de ces faits historiques, se fonde sur l’intolérance religieuse et les formes despotiques de son gouvernement ? »

Un fait heureux préluda à la discussion de l’emprunt au sein de la chambre. Le protocole auquel M. de Manteuffel avait fait allusion devant la commission, et qui devait remplacer la convention, se rédigeait à Vienne. Comme il reproduisait à peu près en entier l’acte auquel le roi avait si obstinément refusé sa signature, M. de Manteuffel s’attendait peut-être à des difficultés nouvelles de la part de ce prince; mais le roi donna son consentement sans observation. Le ministre télégraphia sur-le-champ au comte d’Arnim l’ordre de signer. Soit qu’il eût hâte de profiter de la conclusion de cette affaire pour s’en servir dans la discussion de l’emprunt, soit que, redoutant un retour offensif des partisans de la Russie auprès du roi, il lui tardât d’être armé de la force du fait accompli, M. de Manteuffel avait à peine expédié son ordre, qu’il redemandait par le télégraphe au comte d’Arnim si le protocole était signé. Cette impatience est un de ces petits traits qui peignent au vif la cour de Potsdam, et qui méritent d’être saisis au passage.

M. de Manteuffel ouvrit lui-même le débat. Il s’empressa d’informer la chambre de ce qui se passait à Vienne. « Je ne reviendrai pas, dit-il après un court préambule, sur ce qui se trouve dans le rapport de la commission. Je n’ajouterai qu’un fait dont je n’ai pu parler dans son sein parce que je ne le connaissais pas encore, c’est que les plénipotentiaires des quatre puissances réunis à Vienne ont arrêté un protocole constatant la communauté de leurs efforts, et que notre ministre à Vienne a été autorisé à le signer il y a deux jours. » Cette nouvelle fut accueillie par des applaudissemens presque unanimes. Arrivant au commencement de la discussion, elle suffisait pour donner aux engagemens du gouvernement vis-à-vis de la chambre et à l’adhésion de la chambre, manifestée par le vote de l’emprunt, le sens le plus précis et le plus correct. Malheureusement, par complaisance pour le parti de la cour, M. de Manteuffel jeta du louche sur une situation si simple. Le roi entendait que le vote eut lieu sans conditions ; il ne voulait pas, disait-il avec une susceptibilité légitime chez un souverain, se laisser lier les mains. « Le gouvernement, déclara donc M. de Manteuffel, ne veut pas laisser de doute sur la façon dont il envisagera votre vote. Il regardera un vote conditionnel comme un refus (bravo ! cria la droite), car il considère comme de la plus haute importance, dans les circonstances actuelles, qu’on lui accorde immédiatement les moyens qu’il demande. Le but serait manqué, s’il avait les mains liées dans un moment où avant tout il importe de les avoir libres. Le gouvernement, ne peut pas s’enchaîner pour l’avenir, parce qu’il regarderait cela comme préjudiciable au pays. Ayez confiance dans le gouvernement et croyez qu’il fera du crédit son véritable usage. » Cette déclaration répondait d’avance au projet de l’opposition, qui, trouvant que ce qui se passait depuis un mois à la cour n’était guère de nature à mériter au gouvernement la confiance du pays, voulait faire voter les considérans du rapport en même temps que l’emprunt et comme condition du consentement de la chambre. Il n’y aurait eu dans cette dispute qu’une puérile chicane de mots, si en effet il eût été permis de croire à la fermeté et à la résolution du gouvernement prussien. La commission concluait au vote de l’emprunt : voter purement et simplement ses conclusions, c’était en réalité voter par le fait même les motifs sur lesquels elles étaient fondées. La prétention du gouvernement, de ne contracter aucun engagement et d’écarter du vote à ce titre les considérans du rapport de la commission était encore moins logique. Qu’était-ce que le vote qu’il demandait à la chambre ? Un vote de confiance. Quels étaient ses titres à cette confiance ? Les déclarations des ministres au sein de la commission. Or le gouvernement pouvait-il soutenir que ces déclarations, confirmées par le discours même de M. de Manteuffel et sanctionnées par le protocole qu’il venait de signer, n’étaient pas des engagemens qui le liaient vis-à-vis des chambres prussiennes de même que le protocole du 9 avril le liait vis-à-vis des puissances maritimes et de l’Autriche. L’opposition eût dû se borner à démontrer l’absurdité et l’impossibilité d’une prétention pareille, et faire du vote pur et simple le verdict d’une majorité écrasante pour le parti de la croix ; mais l’opposition fut mauvaise tacticienne. Sa proposition fut rejetée par 182 voix contre 131, — faible majorité si l’on considère les efforts des ministres et du roi lui-même pour recruter des voix, et l’annonce du protocole du 9 avril, qui enlevait à l’opposition la principale raison de ses défiances. Du reste la séance fut bonne. Elle dura sept heures. Les récentes fluctuations du cabinet y furent sévèrement appréciées. Les orateurs les plus remarquables furent M. de Wincke et M. Bethmann-Hollweg. M. de Wincke parla avec une grande verve. Un passage de son discours réussit surtout auprès de l’opposition. Il traça un portrait systématiquement flatté des qualités politiques de l’empereur Nicolas, dont tous les traits étaient par le contraste des allusions vivement saisies par l’auditoire. Un seul membre du parti russe, le président de Gerlach, osa déployer son drapeau avec un cynisme d’impopularité qui ne pouvait que nuire à sa cause : il s’attira une écrasante réplique de M. Bethmann-Hollweg. Pour la première fois, l’alliance russe était discutée et attaquée publiquement dans les chambres prussiennes. Pour la première fois, on y parlait avec chaleur de s’unir à la France. La chose était nouvelle et remarquable dans un pays où, dix-huit mois auparavant, les partis les plus contraires se retrouvaient toujours d’accord dès qu’il s’agissait d’exprimer contre la France d’injustes antipathies.

A la première chambre, l’emprunt fut voté paisiblement le 26 avril. Le passage le plus significatif du rapport de la commission était celui-ci : « On peut espérer que les autres états de la confédération accéderont au traité que nous négocions avec l’Autriche….. A côté de cette union devenue plus intime, l’accord de l’Autriche et de la Prusse avec les puissances maritimes subsiste toujours conformément aux principes posés dans les conférences de Vienne. » L’orateur du parti de la croix, dans la première chambre, M. Stahl, prononça un discours habile et mesuré. L’abstention et la neutralité étaient, suivant lui, la vraie politique de la Prusse. « Nous ne pouvons pas nous battre, disait-il, pour soutenir les prétentions exagérées du prince Menchikof; mais nous devons nous défier d’une indépendance garantie par la France et nous garder de rompre notre antique alliance avec la Russie pour faire triompher la politique particulière des puissances occidentales. » Il termina en engageant la chambre à s’en remettre à la sagesse du roi. Plus à l’aise devant la première chambre que devant la seconde, M. de Manteuffel y fut moins catégorique. Il annonça qu’il ne répondrait pas aux divers orateurs, mais il ne dédaigna pas de répondre un mot à la polémique vigoureuse de la presse anglaise contre les oscillations de la politique prussienne, il dit que le gouvernement ne réglerait pas sa conduite sur les insinuations du journalisme et ne s’engagerait pas dans la guerre pour mériter une poignée de main du Times, et il finit par cette vague conclusion ; «Nous suivrons d’un œil attentif le cours des événemens, et le roi saura choisir, dans sa sagesse, le moment d’agir. »

L’affaire de l’emprunt était terminée. Le roi était enchanté d’avoir emporté un vote sans condition; mais son impression ne fut point partagée par le public. L’opinion, fortement remuée en notre faveur par les discussions parlementaires, voyait avec défiance le succès que s’attribuait le parti de la cour. La Prusse ressentait déjà dans ses intérêts matériels le mal que lui causaient les équivoques récentes de la politique du gouvernement. Le commerce anglais ne se servait presque plus des navires prussiens, et à Hambourg on leur imposait des primes d’assurance plus fortes qu’aux navires des autres nations. De tous côtés, les chambres de commerce envoyaient des adresses contre la politique de neutralité. En somme donc, le bruit qui s’était fait autour de l’emprunt profitait à la cause de l’Occident; les manifestations des chambres et de l’opinion publique nous étaient ouvertement favorables. Quant au gouvernement, malgré l’échec parlementaire que l’opposition s’était attiré par une manœuvre maladroite et inutile, il n’en était pas moins lié par ses déclarations, et il ne pouvait conserver d’arrière-pensées contraires à ces engagemens, sans manquer de foi à la Prusse, non moins qu’aux puissances représentées à la conférence de Vienne.

Tandis que l’affaire de l’emprunt occupait les chambres, le roi poursuivait activement ses négociations particulières avec l’Autriche et avec la Russie.

Le cabinet de Vienne et la cour de Potsdam entrèrent dans ces négociations avec des dispositions fort diverses. L’Autriche avait sérieusement travaillé, depuis la mission du comte Orlof, à conformer son action à ses principes. Elle voyait venir le moment où elle serait obligée d’intervenir dans les principautés et d’affronter une collision avec la Russie. Elle commença sur-le-champ ses armemens et ses concentrations de troupes. Pour parer à toutes les éventualités et achever de se mettre en mesure, elle avait besoin, et comme grande puissance germanique et comme limitrophe de la Prusse dans la portion de son territoire la plus vulnérable à une agression russe, de fixer nettement ses relations avec la Prusse et l’Allemagne. Elle y pensait depuis longtemps, et, comme nous l’avons déjà dit, au mois d’octobre 1853 et au mois de janvier 1854, elle avait voulu lier la confédération germanique à la politique qu’elle suivait dans la conférence de Vienne. Ces tentatives réitérées avaient échoué par le refus de concours de la Prusse. L’empereur d’Autriche avait en outre, dès le mois de février et par une lettre autographe, demandé au roi Frédéric-Guillaume sa coopération active dans la situation nouvelle que lui créaient les événemens. Les préoccupations du roi de Prusse étaient bien différentes; son plan fut dès le principe d’empêcher le cabinet de Vienne de se prononcer trop vite. Décidé à ne pas prendre lui-même une part active à la lutte, mais sentant que la Prusse, liée par ses devoirs de confédérée, serait peut-être entraînée malgré elle, une fois l’Autriche engagée, il ne songeait qu’à retenir celle-ci. Quand il eut refusé de signer la convention à quatre, il craignit de rester isolé en Europe. Il eut alors l’idée de conserver comme un débris de la vieille alliance du Nord, en contractant avec l’Autriche une alliance distincte et séparée de la nôtre. Ainsi uni à l’Autriche, il formerait au centre de l’Europe une force compacte qui permettrait à l’Allemagne de conserver une position intermédiaire entre les parties belligérantes et d’assister à la guerre dans une oisive neutralité.

Ce fut dans cette pensée que le roi de Prusse envoya, au milieu de mars 1854, le colonel de Manteuffel à Munich, où se trouvait l’empereur François-Joseph. L’impression que le colonel rapporta de Munich n’était guère en harmonie avec le rêve du roi Frédéric-Guillaume. L’envoyé prussien fut frappé des sentimens énergiques et même belliqueux du jeune empereur. Cependant, à peine de retour à Berlin, le colonel de Manteuffel fut réexpédié à Vienne avec une nouvelle lettre autographe du roi à l’empereur d’Autriche. Les clauses secrètes du traité d’Olmütz par lesquelles l’Autriche et la Prusse s’étaient réciproquement garanti en 1850 leurs territoires allaient expirer au mois de mai. Le roi de Prusse en offrait le renouvellement en ajoutant, au bénéfice de l’Autriche, la garantie de la Hongrie à celle des provinces italiennes. Il espérait par là rassurer son neveu et retenir l’Autriche en dehors de l’action. L’empereur accepta l’ouverture, mais en étendit la portée. Ce qu’on voulait à Vienne, c’était une assistance sans réserve et une solidarité complète de la part de la Prusse. L’empereur d’Autriche envoya le général Hess à Berlin, et demanda une convention militaire relative aux affaires d’Orient.

Le roi de Prusse se trouva ainsi pris au mot; il s’était trop avancé pour pouvoir reculer. Il ne lui restait plus qu’à disputer le terrain sur lequel l’Autriche voulait établir le traité. L’Autriche demandait que la Prusse réunît un puissant corps d’armée sur la frontière de la Gallicie, qui pût la garantir contre une attaque des Russes lorsqu’elle s’engagerait dans une opération sur le Danube. Mais quand et comment s’engagerait-elle ? Voilà le champ sur lequel le roi se débattit pour le restreindre autant que possible. Cette négociation eut plus d’un incident. Le général Hess avait demandé à être mis en rapport avec deux généraux pour fixer les points de la convention militaire. Les lois de la hiérarchie indiquaient pour cette mission le général de Bonin, ministre de la guerre, et le général de Reyher, chef d’état-major-général de l’armée; mais ils étaient favorables à l’alliance occidentale : on désigna à leur place les généraux de Groeben et de Gerlach. On raconte qu’en entendant nommer les étranges collaborateurs qu’on lui destinait, le général Hess s’écria qu’on ferait aussi bien de l’aboucher tout de suite avec le maréchal Paskiévitch. On ne put pas maintenir de pareils choix. Les négociations furent concentrées entre le général Hess et M. de Manteuffel. Le premier ministre, qui n’est rien moins qu’Autrichien, soutint sur plusieurs points les résistances du roi aux demandes de l’Autriche. Lorsqu’il fut question de poser les cas de guerre, Frédéric-Guillaume prit l’alarme et fit toute sorte de difficultés. Le général Hess proposait d’indiquer dans le traité, comme justifiant l’entrée en campagne de l’Autriche, tout mouvement de l’armée russe au-delà de la muraille de Trajan. Le roi s’emporta et s’écria avec colère qu’il ne voulait pas faire la guerre à la Russie, qu’il ne le voulait à aucun prix. Le général Hess désirait que la Prusse assurât à l’Autriche la coopération de cent cinquante mille hommes; mais le roi se révoltait chaque fois qu’on lui en parlait. Le général de Gerlach aurait voulu que l’Autriche ne pût rien commencer sans le consentement préalable de la Prusse, en d’autres termes que la Prusse tînt toujours l’Autriche; mais cette prétention n’était pas acceptable : le cabinet de Vienne n’avait pas refusé d’abdiquer sa liberté d’action entre les mains du colosse moscovite pour la lier aux caprices vétilleux de la cour de Berlin. Il fallut pourtant en finir. Le gouvernement prussien avait fait les premières avances, il se sentait isolé en Europe et se savait impopulaire au sein même de la confédération. L’opinion publique en Prusse le poussait en avant. Après une adresse vigoureuse de la chambre de commerce de Breslau, une adresse plus énergique encore de la chambre de commerce de Berlin s’élevait contre la politique de neutralité. Le traité d’alliance fut signé le 20 avril. Cet acte se composait de trois parties, un traité, une annexe et une convention militaire qui devait rester secrète. Deux cas de guerre y étaient posés pour l’Autriche : l’occupation indéfinie des principautés et tout effort accompli ou tenté par les armées russes pour franchir les Balkans. L’Autriche s’engageait à faire face à la Russie, si les cas de guerre se réalisaient, avec deux cent cinquante mille hommes. La Prusse s’engageait de son côté à concentrer, selon les circonstances, cent mille hommes, dans l’espace d’un mois, dans ses provinces orientales, et, si cela était nécessaire, à porter son armée à deux cent mille hommes.

On pense bien que la conclusion d’un pareil traité n’eut pas lieu sans exciter dans l’entourage du roi, si favorable à la Russie, une émotion profonde. Il est d’ailleurs probable que, si Frédéric-Guillaume consentit à laisser poser des cas de guerre contre la Russie, ce fut avec la pensée que ces éventualités ne se présenteraient pas. Le roi de Prusse était alors en plein rêve de paix : il croyait au succès des missions pacifiques qui se croisaient sans cesse entre Pétersbourg et Berlin. La cour de Pétersbourg avait paru entrer dans ses vues sur la possibilité d’une solution dont les privilèges accordés par la Porte aux rayas serait la base. Quelques heures après l’arrivée du général Lindheim à Pétersbourg, et au moment où on venait d’y apprendre la mission du général Hess à Berlin pour travailler à un traité entre la Prusse et l’Autriche, l’empereur Nicolas dépêcha vers le roi de Prusse le duc George de Mecklembourg-Strélitz. Ce prince apporta l’assurance que l’empereur était prêt à céder sur la question religieuse et comptait sur son beau-frère pour l’aider à sortir honorablement des difficultés où il était engagé. Cette mission n’était évidemment qu’une manœuvre : on voulait caresser les illusions du roi et l’empêcher de conclure une alliance offensive avec l’Autriche. Le duc de Mecklembourg était arrivé à Berlin le 1er avril, et fut bientôt suivi du général Lindheim, qui revint avec les mêmes protestations pacifiques et un projet d’arrangement. Le 6, M. de Manteuffel écrivit à Pétersbourg que, pour seconder les tentatives de médiation de la Prusse, il fallait que la Russie s’abstînt de faire des progrès au-delà du Danube, et donnât des garanties pour la prompte évacuation des principautés. Le roi appuya cette dépêche par une lettre particulière à M. de Rochow. On dit qu’il s’y plaignait que l’empereur de Russie, par l’entrée de ses troupes en Bulgarie, lui rendit chaque jour plus difficile sa tâche de pacificateur, et qu’il s’excusait en même temps d’avoir consenti à la signature du protocole du 9 avril, en alléguant la nécessité de rester au sein de la conférence afin d’y défendre les idées pacifiques, dont il ne cesserait de poursuivre la réalisation. La participation de la Prusse à un acte aussi décidément hostile à la Russie que le protocole du 9 avril avait en effet besoin d’excuse aux yeux du cabinet de Pétersbourg. M. de Budberg, à Berlin, s’en était montré fort irrité. « C’est une infamie, disait-il, d’avoir signé un pareil acte pendant qu’on acceptait d’un autre côté le rôle de médiateur. » La tête pleine de ses projets de transaction, le roi affectait néanmoins la plus grande confiance. «La guerre n’aura pas lieu, disait-il; je répondrais sur ma tête que, si l’on me laisse faire, tout sera arrangé avant qu’un coup de canon soit tiré. » Cette sérénité explique la signature de la convention du 20 avril : le roi attendait de la Russie l’évacuation spontanée des principautés, tandis que la convention faisait de l’occupation indéfinie un cas de guerre. Le duc George de Mecklembourg employa cependant les plus grands efforts pour empêcher la signature du traité austro-prussien. Il apostropha durement à ce sujet M. de Manteuffel en présence du roi, qui fut obligé de l’arrêter. Le duc de Mecklembourg demandait que l’on ajournât jusqu’à ce qu’on eût reçu de Pétersbourg la réponse aux dépêches prussiennes du 6 avril et les nouvelles propositions qui devaient être en route. Le roi impatienté, trouvant avec raison que si les propositions qui étaient, disait-on, en route étaient acceptables, elles seraient aussi bonnes après la signature du traité qu’avant, ordonna de passer outre. Quant au duc de Mecklembourg et à M. de Budberg, une fois la convention signée, ils furent réduits à feindre par tactique une fausse satisfaction. Ils affectèrent un grand calme et assurèrent partout que la convention n’était point désavantageuse à la Russie. Il faut d’ailleurs convenir, pour être juste, qu’ils avaient amplement sujet de se consoler et d’espérer, lorsqu’ils voyaient le zèle et la faveur croissante des partisans de la Russie à la cour de Potsdam, tandis que la disgrâce avait fini par atteindre et éloigner des affaires tous les partisans déclarés de l’alliance occidentale.

Les nouveaux engagemens contractés par le cabinet de Berlin envers l’Europe par le protocole du 9 avril, envers l’Autriche par le traité du 20, avaient en effet plus irrité que découragé le parti de la croix. Il n’avait négligé aucune occasion de témoigner publiquement ses sympathies russes et de mêler à ses témérités le nom du roi. L’affaire de l’équipage du Navarin est un échantillon de son audace. Le Navarin, appartenant à la marine militaire russe, se trouva bloqué en Hollande par la déclaration de la guerre entre la Russie et les puissances maritimes. Le navire fut vendu, les officiers et les matelots revinrent en Russie par terre. Leur passage en Prusse fut l’occasion d’une manifestation dont la Gazette Militaire, rédigée par un lecteur du roi, et la Gazette de la Croix se plurent à publier, le récit. Suivant ces journaux, une réception solennelle fut faite à Potsdam, au nom du roi, aux officiers et aux matelots du Navarin Un banquet leur fut donné, et ce banquet fut présidé par le général de major comte de Schlieffen, commandant de Potsdam, qui porta la santé de l’empereur de Russie. Le banquet fini, chaque sous-officier de l’équipage reçut un ducat, et chaque matelot un thaler « de la part des princes de la maison royale, » disaient toujours la Gazette Militaire et la Gazette de la Croix. Les chefs du parti, le général de Gerlach, le comte de Dohna, affectaient cependant de mettre leurs prédilections russes à couvert sous une hostilité déclarée contre la France. Le maréchal de Dohna, de passage à Dantzig, s’exprima sur la France, devant le corps d’officiers de cette ville, dans les termes les plus injurieux : « Je suis déjà entré deux fois en France, dit-il; j’espère bien marcher sur Paris pour la troisième fois de ma vie. » Il est vrai que les journaux du gouvernement censurèrent cette grossière bravade; mais le vieux maréchal n’en était pas moins un des personnages les plus influens de la cour, où il occupait auprès du roi. depuis la mort du comte de Stolberg, le poste de grand-chambellan. Le plan de campagne de ce parti violent était de blesser la France, de la provoquer à quelque démonstration militaire sur le Rhin, puis d’alléguer un prétendu danger, et de réclamer le concours de l’Autriche au nom du traité du 20 avril, qu’on eût ainsi détourné de son but primitif. Ils espéraient aussi obtenir de la Russie l’évacuation des principautés, faire évanouir de la sorte le cas de guerre, et alors pouvoir entraîner toute l’Allemagne contre nous. Voilà les idées que ne se donnaient pas la peine de dissimuler les hommes qui marchaient de concert avec le prince Charles de Prusse, qui se vantaient de leur crédit sur la reine, et qui cernaient pour ainsi dire le roi. Un tel zèle méritait assurément d’être payé de retour à Pétersbourg. L’empereur Nicolas était bien revenu de ce mouvement d’humeur qui l’avait porté à prohiber à sa cour les décorations prussiennes. Le ministre de Prusse à Pétersbourg, M. de Rochow, venait de mourir. On célébra ses obsèques avec une pompe inusitée. L’empereur et les grands-ducs y assistèrent en uniformes prussiens, et l’impératrice elle-nême y parut suivie du régiment qui porte son nom.

L’ascendant de ce parti finit par évincer des affaires tous les amis de l’Occident à Berlin. Le premier sacrifié fut M. de Bunsen. Depuis cette grande colère du roi contre lui, dont nous avons parlé, la situation de M. de Bunsen fut nécessairement précaire. On ne lui reprochait pas seulement de pousser le dévouement à l’Angleterre au-delà de la limite que lui traçaient ses devoirs; M. de Bunsen avait, dit-on, envoyé au mois de mars un projet de remaniement de territoires en Allemagne. Ce travail, ébruité par les indiscrétions ordinaires de l’entourage, alarma les petites cours qui craignaient naturellement de faire les frais du nouveau plan. M. de Bunsen leur devint odieux; il y était traité de Radowitz protestant. On ne fut pas fâché d’avoir l’air de sacrifier M. de Bunsen aux préjugés des petites cours. Le gouvernement demanda d’abord à M. de Bunsen de prendre un congé de six semaines pour faire sentir à Londres qu’on était mécontent des tirades de la presse et du parlement contre la cour de Potsdam. M. de Bunsen, ennuyé de ces misères, répondit qu’il resterait à Londres, à moins qu’on ne lui donnât un congé sérieux de six mois; mais bientôt, sur de nouvelles tracasseries, il envoya sa démission. La disgrâce de M. de Bunsen fut vivement ressentie à Londres, où ce ministre jouissait, comme diplomate et comme écrivain, d’une considération universelle. Le gouvernement britannique ne laissa pas ignorer à Berlin qu’il voyait avec regret et déplaisir le rappel de M. de Bunsen. Le roi de Prusse, assure-t-on, crut devoir s’excuser de cette mesure auprès de la reine Victoria. « J’aime beaucoup Bunsen, disait-il; je l’aimerai toute ma vie; mais il voulait suivre et m’imposer une autre politique que la mienne. Je veux ce que j’ai toujours voulu, la paix et Bunsen voulait la guerre. Je veux la paix; mais si l’on m’attaque l’agresseur me trouvera prêt à lui répondre. »

A l’époque où M. de Bunsen donna sa démission, l’emprunt était voté, et les chambres finissaient leur session. Le parti de la cour n’avait plus de ménagemens à garder. « Il ne nous reste plus qu’à nous débarrasser de M. d’Usedom et du général de Bonin, disait-on dans le parti de la croix. » L’effet suivit promptement la menace. M. d’Usedom, qui ne voulait pas retourner à son poste à Rome, fut mis en disponibilité. Quant à M. de Bonin, les chambres étaient à peine parties depuis quatre jours, qu’il était congédié de la façon la plus singulière. Le général dînait à la cour : avant de se mettre à table, le roi le prit à part, et lui annonça, la larme à l’œil, que, si content qu’il fût de ses services, ils avaient, le général et lui, des idées politiques trop différentes pour qu’il pût lui conserver son portefeuille. Cette séparation coûtait évidemment au cœur du roi; le général de Bonin n’avait guère lieu de s’y attendre, car le roi, avec lequel il avait travaillé la veille encore, avait approuvé tous ses projets. Cette scène était d’autant plus pénible pour le général qu’elle se passait devant ses adversaires habituels, qui en colportèrent le récit. Le lendemain, la destitution fut contresignée par M. de Manteuffel et portée au général — Par qui ? Par le comte de Dohna, son ennemi acharné, celui-là même qui avait longtemps tourmenté le roi pour lui arracher cette résolution. Le vieux maréchal, à ce qu’il paraît, dit assez brutalement à l’ancien ministre qu’il devait attribuer la perte de son portefeuille à ce discours devant la commission de l’emprunt où il avait comparé l’alliance russe au parricide. M. de Bonin remit dignement à sa place l’inconvenant messager des vengeances russes. Sa chute achevait la déroute des amis du prince de Prusse. La destitution du ministre avait été signée sans que le prince eût été consulté ou même averti, ce qui était contraire à tous les précédens. Ce coup, qui l’atteignait si directement fit sortir le prince de sa réserve habituelle. Il écrivit, dit-on, au roi son frère une lettre où se montrait sa blessure : il s’y plaignait de la destitution du général de Bonin et de la persécution organisée contre ses amis, appréciait avec une juste sévérité l’ensemble de la politique, et annonçait qu’il allait partir pour Bade, à moins qu’un ordre du roi ne le lui interdît. S’il fallait ajouter foi aux vanteries du parti triomphant, la réponse du roi aurait été fort sèche et aurait exprimé un blâme très dur des idées du prince de Prusse; mais il n’en coûtait rien aux amis de la Russie de méconnaître ainsi les sentimens fraternels de Frédéric-Guillaume, et nous sommes sûrs qu’en cette circonstance ils ne faisaient, suivant leur usage, que prêter leur propre acrimonie à un souverain dont l’âme affectueuse repousse loin d’elle toutes ces amertumes.

Nous pourrions prolonger ce récit; mais nous nous arrêterons là aujourd’hui, après avoir répondu cependant à une question bien naturelle : — Quelle était à cette époque l’attitude des puissances occidentales vis-à-vis de la Prusse ?

Les cabinets de Paris et de Londres ne pouvaient sans doute ignorer, ni voir sans déplaisir les mouvemens intimes de la cour de Potsdam. La chute de leurs amis, le triomphe auprès du roi Frédéric-Guillaume d’un triumvirat tel que celui que formaient le maréchal de Dohna, le général de Groeben et le général de Gerlach, étaient certainement de nature à exciter leurs légitimes défiances. Mais cela se passait dans une sphère où ils n’avaient pas qualité pour intervenir. C’était une affaire intérieure qui échappait à leur compétence. Le roi de Prusse, à ses risques et périls, était maître, après tout, de retirer ou de donner sa confiance à qui bon lui semblait. Le roi n’était lié envers la France et l’Angleterre que par ses engagemens extérieurs, par les actes auxquels il s’était associé dans la même mesure qu’elles. Maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman, entrée de la Turquie dans le concert européen, condamnation des prétentions de la Russie, qui étaient l’origine de la guerre, promesse de ne pas traiter avec l’empereur Nicolas en dehors des trois autres puissances représentées à la conférence de Vienne, tels étaient les points sur lesquels le roi de Prusse avait pris la même position strictement obligatoire que les puissances maritimes. La France et l’Angleterre avaient fait, il est vrai, un pas de plus. Comme il convient à deux puissantes nations qui ne peuvent sans se déconsidérer laisser bafouer leurs déclarations publiques, elles soutenaient maintenant les armes à la main les principes proclamés à Vienne et mis en péril par l’agression armée de la Russie. Exigeaient-elles que la Prusse les imitât tout de suite ? Non. La Prusse venait de contracter des obligations précises envers l’Autriche par le traité du 20 avril; et l’accomplissement loyal de ces obligations, par une transition plus lente et plus conforme, si l’on veut, aux antécédens, aux intérêts et à la situation de l’Allemagne, conduisait au but pratique poursuivi par la France et l’Angleterre. Que la Prusse conformât sa conduite à l’esprit qui avait animé la conférence, qu’elle se gardât, par des actes contraires à cet esprit et par de fausses démarches, d’encourager les illusions et de seconder les manœuvres de la Russie, qu’elle exécutât enfin fidèlement son traité avec l’Autriche, voilà ce que la France et l’Angleterre avaient le droit d’attendre du roi Frédéric-Guillaume. Elles n’allaient pas au-delà des devoirs qu’imposaient à la Prusse la bonne foi, la logique, sa propre consistance, le soin de son honneur, le respect d’elle-même; en un mot, on ne lui demandait pas d’être française ni anglaise, on lui demandait d’être ce qu’elle doit être : une grande puissance.

Le gouvernement prussien, nous regrettons de le dire, dans les phases de sa politique qui ont suivi celles que nous avons exposées, n’a pas justifié la patiente confiance que l’Occident avait en lui. L’écart de sa politique l’a conduit à se séparer de la conférence de Vienne au moment où il refusa de soumettre à la conférence la réponse de la cour de Pétersbourg à la sommation autrichienne. Plus tard, on l’a vu s’aider des résistances des cours secondaires d’Allemagne pour susciter des obstacles à l’exécution du traité du 20 avril et entamer avec l’Autriche une vive polémique au sein de la confédération. Parmi les informations que nous avons l’assemblées, celles dont nous avons fait part jusqu’à présent à nos lecteurs suffisent pour donner la clé de ces déviations de la politique prussienne. Les autres nous permettraient d’expliquer en détail les incidens divers dont l’Europe attend la conclusion; mais, nous le répétons, nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. La diète de Francfort est prochainement appelée à se prononcer sur les fermes demandes de l’Autriche; les chambres prussiennes se réunissent en ce moment, elles seront bientôt en mesure de voir par elles-mêmes si le gouvernement de Berlin a rempli les espérances qu’il leur avait données dans leur dernière session. Par l’Allemagne et par les organes constitutionnels de la Prusse, le cabinet de Berlin va être mis en demeure de prendre un parti tranché. Espérons que sa décision sera conforme au génie de la Prusse et à la mémoire du grand Frédéric. Nous venons de retracer deux périodes de la politique prussienne; si la seconde est défavorable aux idées et aux intérêts de l’Occident, nous avons vu la première se terminer heureusement par le rejet de la neutralité proposée par la Russie. Nous nous en tenons à cet encourageant présage du début. Nous désirerions finir comme nous avons commencé et rencontrer, au terme des deux périodes qui nous restent à raconter, la Prusse unie à l’Autriche comme au moment où ces deux puissances repoussaient les propositions du comte Orlof et du baron de Budberg. Nous ne voulons donc point désespérer, et nous attendons.


V. DE MARS.

  1. Revue des Deux Mondes du 1er mars 1854.