La Prudence du veuf

LA PRUDENCE DU VEUF

Monologue
par Eugène LEMERCIER




C’était un excellent ménage.
Mariés depuis fort longtemps,
Donc tous les deux d’un certain âge,
Ils vivaient unis et contents.

Quand, pour troubler son existence,
Ce couple, plein de gravité,
S’en fut — oh ! par inadvertance ! —
Dans un dancing, prendre le thé.

Inconséquence sans pareille,
Car toute femme a, dans le cœur,
Une danseuse qui sommeille,
A dit — à peu près — un auteur.

Vous devinez quel trouble d’âme,
Oui, quel vertige éberlua
La bien pensante et noble dame
Quand le jazz-band tonitrua.

Elle sentit revivre, en elle,
De vieux souvenirs endormis,
Elle eut du feu dans la prunelle
Et, dans les jambes, des fourmis.

Et, dès lors, elle aima la danse
Au point d’en perdre la raison,
Et ne marcha plus qu’en cadence
Dans la rue et dans la maison.

— Maudit dancing ! Elle m’assomme !
Disait l’époux, quel vertigo !
Je ne peux plus dormir mon somme
Sans entendre quelque tango !

Mais, être ainsi tout feu, tout flamme,
À cet âge, était anormal,
La dame, une nuit, rendit l’âme
Pour avoir trop aimé le bal.

Le brave époux versa des larmes,
Mais, le jour de l’enterrement,
Il poussa, malgré ses alarmes,
Un soupir de soulagement.

Par malheur, le convoi classique,
Devant le dancing, s’arrêta…
Quand elle entendit la musique,
La défunte ressuscita,

Fit la nique au Père-Lachaise
Et dansa, même, un nouveau pas.
Le pseudo-veuf en fut-il aise ?
Ça, l’histoire ne le dit pas.

De rechef, la ressuscitée,
De danser, point ne se priva,
Et, nuit et jour, fut agitée
Par le fox-trot et la java.

Mais vous connaissez le proverbe
Qui dit : « Tant va la cruche à l’eau… »
En dépit d’un allant superbe,
Elle succomba de nouveau.

À l’ordonnateur, à voix basse,
En lui serrant très fort la main,
Cette fois, le veuf dit : « De grâce,
Prenez par un autre chemin,

Monsieur, l’évidence est palpable,
Changez de route sans tarder,
Car le jazz-band serait capable
De me la re-ressusciter ! ».



Eugène LEMERCIER.