La Protection légale de l’honneur

La Protection légale de l’honneur
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 663-680).
LA
PROTECTION LEGALE
DE L'HONNEUR

L’honneur des particuliers et des hommes publics n’a jamais été moins assuré de respect que de nos jours. La licence de la presse est sans bornes, malgré les restrictions légales dont elle supporte encore l’apparence, et les nouvelles mœurs qu’elle a créées, chez les écrivains et dans le public, favorisent encore ses excès. Devant la publicité effrénée des insultes et des scandales de tout genre, les effrontés affectent le dédain, en alléguant qu’ils ne trouveraient nulle part, pour leur honneur outragé, une réparation efficace. Beaucoup recourent au duel, dont la pratique, peu meurtrière d’ailleurs, s’est tellement multipliée dans certains milieux, qu’il a perdu toute signification. Quelques-uns se font justice eux-mêmes, presque toujours impunément. Les plus honnêtes et les plus fiers se dérobent aux devoirs publics, pour éviter les occasions de mettre leur honneur en péril. La société perd le respect d’elle-même, en s’habituant à ne rien respecter dans aucun de ses membres. Nul sujet n’appelle, avec plus d’urgence, les réflexions des bons citoyens. Nous voudrions chercher à éclairer ces réflexions en remontant aux principes de droit qui régissent cette matière si délicate de l’honneur, et en exposant quelques-unes des réformes qui pourraient la soustraire à un état de désordre dont il est impossible de se dissimuler la gravité.

I

Ce n’est pas sans raison que la considération et l’honneur ont, pour l’opinion et pour la loi elle-même, la valeur d’une propriété. Il s’y attache, en effet, des avantages d’ordre moral et d’ordre matériel, tout ensemble, qui s’acquièrent, comme tous les genres de propriété, par le travail personnel ou par héritage, et qui se justifient, dans cette double origine, comme tous les genres de propriété et comme tous les droits en général, parce qu’ils sont une force au service du devoir.

Chacun se sent plus fort, dans ses rapports avec les autres hommes, s’il est entouré de considération, d’estime ou de respect. Notre intérêt bien entendu, — et l’intérêt de nos devoirs ne s’en sépare pas, — exige donc que nous nous efforcions, par tous les moyens légitimes, de nous concilier ces sentimens, et, puisqu’ils s’attachent aux familles comme aux individus, nous avons le droit d’en rechercher le bénéfice pour nos enfans comme pour nous-mêmes. Il y a une juste présomption d’honneur, pour tous les membres d’une même famille, où, par l’effet de l’éducation et des exemples, par l’effet même de l’hérédité, se sont toujours maintenues des traditions honorables. Cette présomption forme très légitimement ce qu’on appelle un « héritage, » un « patrimoine d’honneur. » Ce patrimoine, comme toute autre propriété, peut s’évaluer en argent, au profit de celui qui l’a créé ou de ses ayans-droit. C’est ce que font les tribunaux quand ils accordent des dommages-intérêts pour l’honneur offensé.

La valeur intrinsèque d’un tel patrimoine est rarement pure de tout alliage. La considération n’exprime que des jugemens humains, où l’erreur, le caprice, les préjugés de toute sorte ont tant de part. Elle se donne souvent à la situation extérieure plutôt qu’au vrai mérite, et alors même qu’elle ne tient compte que des titres personnels, elle est loin d’en être l’exacte et adéquate appréciation. Le hasard est pour beaucoup dans la façon dont elle s’acquiert et dont elle se perd. S’il n’est pas permis de la dédaigner, il est sage de ne pas en faire l’unique ou le principal but de nos efforts. Il faut toujours, pour soi-même ou pour autrui, se réserver le droit d’en appeler de l’opinion courante à l’opinion mieux informée, et, quel que soit le succès de cet appel, garder la liberté de son propre jugement, en s’efforçant d’y apporter toute la droiture et toute l’impartialité possibles.

Le droit ne va pas toutefois, en ce qui concerne autrui, jusqu’à permettre, en tout état de cause, de dépouiller quelqu’un d’une considération que l’on juge mal acquise. C’est un nouveau rapprochement avec la propriété. La propriété est respectable, de quelque façon qu’elle ait été acquise, quand elle remplit les conditions exigées par la loi pour sa conservation et pour sa transmission. Il en est de même pour la considération, avec cette différence qu’ici les conditions légales ne sauraient être l’objet d’une détermination aussi exacte. Elles ne sont même l’objet d’une détermination d’aucune sorte. La loi est muette, et nécessairement muette, parce qu’elle est incompétente, pour tout ce qui concerne l’acquisition, la possession et l’héritage de l’honneur ; elle n’intervient que pour le protéger, et elle protège, dans la plupart des cas, le faux honneur comme le vrai.


II

Cette indifférence forcée de la loi pour la qualité de l’honneur révolte bien des consciences. C’est, avec l’insuffisance de la réparation légale, l’une des excuses du duel. Quand mon honneur est attaqué, je ne gagne rien à poursuivre en justice mes calomniateurs. Non-seulement l’effet de leurs calomnies sera aggravé par la publicité du procès, et ne sera pas compensé par les dommages-intérêts, l’amende et la prison qui pourront leur être infligés ; mais que prouvera cet arrêt même, que je suppose rendu en ma faveur ? Il attestera seulement que j’ai été atteint dans mon honneur par des allégations dont il n’établira pas, et dont moi-même je n’aurai pas été admis à établir la fausseté. Le duel, du moins, quelle qu’en soit l’issue, est une réfutation indirecte des imputations qui prétendent me déshonorer, car la preuve de courage que j’y ai donnée prouve ou semble prouver que je suis un homme de cœur.

Le duel est excusable, dans l’état de nos mœurs et de nos lois ; mais il n’est qu’excusable. C’est, d’un côté, pour toute offense, la peine de mort prononcée et appliquée par l’offensé lui-même. C’est, de l’autre, la faculté, pour l’offenseur, de se soustraire à la peine dont il est menacé, en cherchant lui-même à tuer celui qu’il a offensé. C’est, pour les deux adversaires, le hasard d’un combat et les conditions inégales de force, d’adresse et de sang-froid prenant la place de la justice. C’est enfin, dans l’effet moral où il trouve son excuse, une justification très imparfaite de l’honneur. Si l’offensé prouve son honneur en ne craignant pas de provoquer son offenseur en duel, celui-ci prouve également le sien en acceptant la provocation. La justification vaut pour tous les deux, et elle n’établit pas mieux que l’arrêt d’un tribunal, dans un procès où la preuve n’a pas été admise, s’il y a eu calomnie ou simple diffamation. Elle ne fait que substituer une forme de l’honneur à celle qui est en question, et les deux, loin de se confondre, ne sont pas même équivalentes. On peut être un très malhonnête homme et faire montre de bravoure, une épée ou un pistolet à la main. Une contenance plus ou moins ferme n’atteste même pas le véritable courage. Imposée par le préjugé du duel, elle n’est quelquefois qu’un effort tout extérieur qui cache la défaillance intérieure ; quelquefois aussi, elle est due tout entière à la confiance d’une supériorité éprouvée dans le maniement des armes. On n’est pas nécessairement un homme de cœur pour être un bretteur habile. On n’est pas, d’un autre côté, un lâche pour faiblir momentanément dans un combat de quelques secondes, où bien des causes toutes physiques peuvent faire trembler la « carcasse, » comme disait Turenne de son propre corps, sans qu’elle cesse de revêtir une âme fière et vaillante.


III

Le duel n’est excusable que par l’impuissance de la loi et de la justice légale. Cette impuissance est de deux sortes : elle porte, soit sur l’appréciation même de l’honneur, soit sur la réparation qu’il a le droit d’obtenir quand il a été offensé.

Nul ne demande et ne croit possible une appréciation générale de l’honneur dans un texte législatif ; mais on voudrait que, dans les arrêts judiciaires, sur des cas particuliers, l’honneur vrai fût apprécié, et, par suite, fût seul protégé. On voudrait, en d’autres termes, que les débats et le jugement fissent toujours la lumière sur la distinction entre la simple diffamation et la calomnie.

La distinction n’est pas étrangère à la loi. La calomnie seule est punie quand il s’agit d’un fonctionnaire public, ou, s’il s’agit d’un particulier, quand elle s’est produite sous la forme d’une dénonciation adressée à l’autorité judiciaire.

Pourquoi, dans ces deux cas, les débats judiciaires et l’arrêt du tribunal portent-ils sur la vérité ou la fausseté des faits et, par suite, sur la qualité même de l’honneur qui a été mis en cause par des allégations infamantes ? C’est qu’on peut remplir un devoir, d’un côté, en signalant les abus commis par un fonctionnaire, de l’autre, en dénonçant à la justice un fait légalement qualifié de crime ou de délit. S’il y a eu possibilité d’un devoir, il y a exercice légitime d’un droit, et le dénonciateur doit être admis à en faire la preuve, en établissant la vérité de ses allégations. Dans les deux cas, la considération mal acquise cesse d’être un droit respectable pour autrui.

En est-il ainsi dans tous les autres cas ? Alceste dirait oui, et, de nos jours surtout où les moins rigoristes répugnent à trouver quelque ridicule dans Alceste, beaucoup lui donneraient raison. Sans être un Philinte, nous n’hésitons pas, sous certaines réserves que nous indiquerons tout à l’heure, à soutenir l’opinion contraire. Nous traiterons d’abord la question au seul point de vue du droit naturel, et nous nous efforcerons de prouver que la pratique du droit positif y trouve en principe sa justification.

N’est-ce pas un devoir, dit Alceste, de démasquer le vice honoré, de lui faire perdre cette considération qu’il usurpe et d’appeler sur lui un juste mépris ? Il y a des cas, sans aucun doute, en dehors des abus commis dans l’exercice des fonctions publiques et des méfaits légalement punissables, où il est permis, où c’est même un devoir de flétrir publiquement un malhonnête homme. Je connais les vilenies, impunies et impunissables, d’un homme riche et puissant, aussi habile à étudier les règles du code civil et les défenses du code pénal qu’à tromper l’opinion publique. Je suis témoin de tout le mal qu’il fait, sans remplir dans l’état aucune fonction, par l’influence que lui donne une considération dont je le sais indigne. Je me fais un devoir de combattre cette influence néfaste en rétablissant la vérité, toute la vérité. Des juges pourront me condamner comme diffamateur : la conscience de tous les honnêtes gens m’absoudra. J’aurai peut-être violé le droit positif, mais je me serai tenu dans les limites du droit naturel et de la morale.

Nous ne recherchons pas pour le moment si le droit positif devrait s’approprier cette nouvelle dérogation au principe général qu’il a posé du respect de la considération acquise. Nous restons sur le terrain du droit naturel, et nous nous demanderons seulement si, sur ce terrain, un tel cas pourrait cesser d’être une exception et fournir une règle générale, applicable à tous les autres cas.

Pourquoi, dans l’hypothèse que nous avons faite, y a-t-il un droit ? C’est qu’il y a possibilité précise et déterminée d’un devoir. Je dois au public la révélation d’un secret que je suis seul ou presque seul à posséder, quand cette révélation peut mettre fin à un odieux et funeste abus d’influence. C’est, il faut bien le remarquer, un devoir d’assistance, c’est-à-dire un devoir qui reste vague et indéterminé dans sa formule générale et que les circonstances semblent seules revêtir d’un caractère rigoureux. Ici, il a ce caractère, et s’il est accompli dans des intentions absolument pures, sous. la pression d’une juste indignation et d’un amour désintéressé du bien public, l’acte qu’il a non-seulement permis, mais commandé, est digne de tous les éloges. Le même acte est encore respectable quand il est inspiré par d’autres mobiles, quand il est, par exemple, un acte de vengeance ou quand un intérêt de parti y a la plus grande part. Il n’a plus la valeur morale d’un devoir accompli ; il garde celle de l’exercice d’un droit. Le droit, dans les actions qu’il autorise, fait abstraction de leurs motifs. Il n’exige pas, suivant l’exacte et profonde distinction de Kant, qu’elles soient accomplies par devoir, mais qu’elles soient conformes au devoir ; cette condition est remplie dans notre hypothèse. Voilà pourquoi, quels que soient les mobiles du service rendu au public par la révélation d’un secret infamant pour un homme faussement honoré, nous y devons reconnaître un droit dont l’exercice n’est soumis qu’à une condition : la preuve de la vérité des faits allégués.

Une autre hypothèse montrera, mieux que tout argument, combien un tel droit est exceptionnel. Je connais encore un secret infamant, ne concernant cette fois qu’un père de famille, qui vit dans une sphère modeste, entouré de l’affection et du respect des siens et en possession de l’estime générale. Il a fait tous ses efforts pour racheter, par une vie sans reproche, une seule faute, déjà ancienne, ignorée de presque tous. La considération dont il jouit et dont il tire profit n’est pas moins usurpée, car il la perdrait si sa faute était connue. Elle est, dans une certaine mesure, un vol fait au public, puisqu’elle porte avec elle des avantages qui vont à un moins digne, au détriment peut-être d’un plus digne. C’est donc, dans cette hypothèse, comme dans la précédente, faire œuvre utile que de révéler la vérité. C’est remplir encore envers le public un devoir d’assistance. — Le devoir est-il vraiment le même ? A-t-il les mêmes caractères ? Le service que je rends est petit et indéterminé. Le mal que je fais est immense. Je détruis le bonheur de toute une famille. Je fais plus : je retire au père de famille l’autorité dont il a besoin pour remplir ses devoirs envers ses enfans ; car je lui dérobe leur respect, sans lequel l’autorité paternelle n’est rien. Je mets enfin à néant, pour une tache unique, tous les titres que ma victime a pu conquérir, par une longue série d’actions honorables, à l’estime de nos concitoyens.

Qu’importe ? dira-t-on : il ne s’agit ici que des intérêts d’un individu et d’une famille. Le devoir fait abstraction des raisons d’utilité. Fais ce que dois, advienne que pourra. — On oublie que le devoir d’assistance, — et on ne peut pas invoquer un autre devoir, — a précisément pour objet des actes utiles, soit à quelques-uns, soit à tous. Les raisons d’utilité, loin de pouvoir être écartées, sont ici dominantes.

Non, dira-t-on encore : la révélation d’une vérité qui fait cesser une usurpation d’honneur, c’est-à-dire un véritable vol, n’est pas un devoir de pure assistance, c’est un devoir de stricte justice, contre lequel ne saurait prévaloir aucune considération d’un autre ordre. — On donne ici au devoir de justice une extension contraire à sa définition juridique, comme à sa conception philosophique. D’homme à homme, dans cette « société générale du genre humain » que reconnaissait la sagesse antique, la justice n’embrasse que des devoirs négatifs, absolument et universellement obligatoires. Elle n’est que le respect d’autrui et de tout ce qui appartient à autrui. Dans les sociétés plus restreintes, dans la famille, dans l’état, elle comprend des-devoirs positifs, dont l’objet et le caractère sont déterminés par les relations mêmes qui constituent ces sociétés. Le père quand il punit un enfant coupable, le magistrat quand il condamne un malfaiteur, font acte de justice ; mais le fait de venir en aide, par la révélation d’un acte plus ou moins répréhensible, soit à la justice légale, soit à cette justice toute morale qui a son siège dans les consciences, ne peut être qu’un devoir d’assistance. Il n’a pas le caractère strictement obligatoire d’un devoir de justice. Les circonstances seules en font un devoir, et ce n’est encore qu’un devoir large, dont il est permis de discuter dans chaque cas, non-seulement le mode particulier d’accomplissement, mais l’opportunité. Ce sera souvent un acte libre, qui pourra être plus ou moins méritoire ou simplement exempt de reproche, mais auquel il sera permis de se soustraire, sans avoir à rougir d’aucune faute. Ce pourra être aussi, dans certaines circonstances, un acte contraire au devoir et même, dans le sens propre du mot, un acte d’injustice.

Ici, en effet, le devoir de justice retrouve sa place, non pour commander la dénonciation, mais pour la condamner. Je suis non-seulement de bonne foi, mais sûr de mon fait, quand je révèle un secret d’où dépend l’honneur d’une famille. Je ne commets pas moins une véritable injustice, si je n’ai pas pesé toutes les conséquences de cette révélation, et si ces conséquences peuvent être telles qu’elles dépassent de beaucoup le juste châtiment de la faute que je fais connaître.

Même dans la dénonciation en forme, adressée à l’autorité judiciaire, sur des faits légalement qualifiés de délits ou de crimes, une conscience scrupuleuse ne saurait faire abstraction des conséquences. Et cependant le service rendu à la société est nettement défini, et je ne livre à la justice qu’un-coupable, dont la responsabilité est également circonscrite dans des bornes précises. Je n’en dois pas moins me demander si, en appelant sur lui des poursuites et une condamnation, dont les plus extrêmes rigueurs sont strictement mesurées par le code pénal et qui ne sauraient l’atteindre au-delà du terme de la prescription légale, le mal que je ferai à lui-même et à sa famille n’est pas hors de proportion avec le bien que la société pourra retirer de son châtiment. Je dois, en un mot, tenir compte, non-seulement de sa culpabilité, mais de ce que je puis savoir de sa vie tout entière, avant et après sa faute ; car celle-ci a pu être atténuée par les entraînemens de son passé et en partie effacée par ses efforts ultérieurs pour la racheter. Combien la double appréciation des circonstances de la faute et des conséquences de la dénonciation est-elle plus obligatoire, quand il s’agit d’une de ces fautes que le code n’a pas prévues ou que la prescription soustrait à ses rigueurs, et qui ne relèvent que de la conscience publique ! Ici, d’un côté, toutes les garanties protectrices de la loi font défaut, et, de l’autre, si le châtiment, dans sa forme propre, reste tout moral, il est sous l’empire des passions aveugles auxquelles obéit trop souvent l’opinion, et il peut avoir, dans l’ordre matériel lui-même, les plus terribles contre-coups. Enfin, combien de fois les moyens de défense, d’excuse et d’atténuation ne manqueront-ils pas, alors même qu’ils auront toute liberté de se produire et de se discuter dans un procès public ? Ces fautes que la loi ne peut atteindre, par suite de leur caractère indéterminé ou de la longueur du temps écoulé depuis qu’elles ont été commises, sont les plus difficiles à établir ou à expliquer, soit en elles-mêmes, soit dans l’ensemble de leurs circonstances. Souvent on ne réussira, de part et d’autre, qu’à faire naître et à entretenir le doute. Or, devant la justice, le doute profite à l’accusé ; mais devant l’opinion, par suite d’une malignité naturelle, il profite surtout à l’accusateur.

L’un des pires effets de ces révélations, même lorsqu’elles sont le mieux fondées et qu’elles ne s’inspirent que de motifs désintéressés, c’est qu’elles ne mettent pas seulement en cause la véracité de l’accusateur et l’honneur de l’accusé ; elles rejaillissent presque toujours sur des tiers par les débats qu’elles provoquent. Elles entraînent la divulgation de douloureux secrets de famille, et s’il s’agit de la propre famille de l’accusé, elles pourront le mettre dans la cruelle alternative de sauver son honneur aux dépens de l’honneur des siens ou de sacrifier le premier au second.

Nous avons supposé jusqu’ici des allégations bien fondées et produites de bonne foi, dans une intention honorable ; mais on ne peut compter, dans la réalité, sur la réunion de ces trois conditions. On ne joue pas volontiers le rôle d’accusateur dans un pur esprit de justice. Il faut, si l’on est ou si l’on prétend rester honnête, y être poussé par quelque passion, dont l’effet le plus ordinaire sera de fausser le jugement et d’altérer la bonne foi. On croit aisément ce qu’on désire croire ; on est facile sur les témoignages et sur les preuves. On est facile aussi sur les mobiles d’une révélation qu’on a plaisir à faire. Ceux mêmes qui ne s’en font pas honneur comme d’un acte de justice aiment à n’y voir qu’une anecdote innocemment piquante. Les uns s’en exagèrent à eux-mêmes la gravité, les autres l’atténuent ; des deux côtés, on fait effort en sens contraire pour se dissimuler ce qu’un tel acte peut avoir d’odieux.

Soit, dira-t-on : du moment qu’on trompe les autres en se trompant soi-même, on est sans droit ; mais le droit subsiste toujours quand il est exercé en toute sincérité et en toute honnêteté. — Oui, s’il s’agissait de pure morale, mais la sphère du droit est différente. Elle n’est pas étrangère à la morale, puisqu’elle y trouve son point d’appui ; elle ne comprend que des actes dont le libre accomplissement, dans ses conditions générales, peut intéresser la morale ; mais elle n’exige pas l’approbation particulière de la morale pour chacun de ces actes pris en lui-même. Le droit n’est pas une simple faculté, reconnue et consacrée par la morale ; c’est une faculté qui s’impose au respect d’autrui. Or le respect d’autrui ne serait jamais assuré s’il devait être précédé d’un jugement, non sur les actes extérieurs et manifestes de la faculté à laquelle il s’applique, mais sur les mobiles intérieurs, toujours plus ou moins douteux, de ces actes. Un intérêt moral consacre les droits de la propriété : il ne restreint pas ces droits au bon usage de la propriété. L’intérêt social, qui est également un intérêt moral, veut que les abus commis par les fonctionnaires publics et les crimes ou les délits commis par des particuliers puissent être librement dénoncés ; il n’exclut du droit qu’il consacre que les dénonciations calomnieuses ; il n’en exclut pas les dénonciations qui ne sauraient prouver l’entière pureté de leurs mobiles. Si un intérêt du même ordre autorisait les dénonciations sur des actes de la vie privée qui ne sont pas légalement punissables, il leur laisserait la même latitude : elles ne sortiraient du droit, quels que fussent leurs mobiles, que si elles étaient convaincues d’imposture.

Nous avons admis des cas où de telles dénonciations peuvent devenir légitimes, parce qu’elles répondent à des devoirs précis envers la société. Elles pourraient encore se justifier par des devoirs envers nos amis ou nos proches, si elles avaient pour but de les éclairer sur les dangers que leur fait courir une confiance mal placée. Elles seraient, dans ce dernier cas, d’autant plus légitimes qu’elles ne comporteraient pas la publicité qui fait seule, proprement, de ce genre de révélations, une atteinte à la considération bien ou mal acquise. Une seule cause pourrait les rendre illicites : ce serait la révélation d’un secret professionnel. Il y aurait ici un de ces conflits de devoirs pour lesquels il est téméraire de poser d’avance des règles générales, et dont la solution, quelle qu’elle soit, dans chaque cas particulier, peut laisser indécises les consciences les plus éclairées et les plus droites. J’admire, mais je ne saurais imiter l’assurance du casuiste qui n’hésitera pas, soit à condamner, soit à absoudre la révélation d’une maladie honteuse par le médecin qui l’a soignée, quand cette révélation est faite à un ami pour soustraire sa fille à la souillure physique et morale d’un mariage indigne. En dehors de ces cas, qui sont exceptionnels, l’honneur privé, quelle qu’en soit la valeur en lui-même et dans son origine, doit être à l’abri de toute atteinte. On a pu railler ce qu’il y a d’excessif dans la maxime que « la vie privée doit être murée. » La vie privée est, en même temps, la vie de société. Elle est largement ouverte à toutes les relations, non-seulement d’amitié, mais de convenance. Les plus solitaires ne pourront tellement s’emmurer qu’ils échappent à tout regard indiscret et à toute révélation maligne. Les curiosités et les médisances du monde peuvent être, au point de vue de la morale, plus ou moins innocentes ou plus ou moins blâmables : elles violent le droit quand elles tendent à détruire, par une révélation publique, en dehors des exceptions qui pourraient autoriser une telle révélation, une considération justement ou même injustement acquise, et, dans ce cas, toutes les preuves qu’elles pourraient offrir de leur véracité ne les rendraient pas plus légitimes.


IV

La considération personnelle doit être assurée de respect. L’honneur héréditaire a les mêmes droits. Il ne doit être flétri ni dans le fils ni dans aucune des générations qui suivront, tant qu’elles s’en montreront jalouses. Le respect qui lui est dû comporte sans doute les mêmes exceptions que le respect de l’honneur personnel. Il s’abaisse devant l’obligation d’un service à rendre, soit à la société, soit à nos proches ou à nos amis. Un nom honoré est une force dont on peut abuser pour acquérir une influence dangereuse ou pour obtenir d’injustes avantages. Il peut donc être permis, dans un péril pressant, de le dépouiller de son prestige usurpé. L’exception relative aux fonctionnaires publics ou aux malfaiteurs ne trouve plus ici son application, puisqu’ils ne seraient plus personnellement en cause ; mais une autre exception en prend la place : c’est celle des droits de l’histoire. L’historien est un justicier, et sa justice doit pouvoir s’exercer librement, soit dans ses récits, soit dans ses jugemens, à l’égard de tous les faits qui rentrent dans le cadre qu’il s’est choisi. Son droit, comme celui du dénonciateur devant la justice pénale, n’a d’autre limite que la calomnie intentionnelle.

L’historien n’est respectable toutefois que s’il fait œuvre d’historien. Celui qui, dans un récit historique, introduirait hors de tout propos un personnage obscur dans le seul dessein de flétrir un de ses descendans, ne pourrait se prévaloir des droits de l’histoire. A plus forte raison, celui qui, dans un écrit quelconque, évoquerait, pour déshonorer un contemporain dans sa famille et dans son nom, un souvenir d’ordre tout privé, ne pourrait dire pour sa justification : c’est de l’histoire 1 Ici il n’y aurait qu’une agression contre l’honneur d’un vivant, et l’offensé, à quelque date que remontât le souvenir évoqué, aurait le droit d’en demander réparation.


V

La considération personnelle ou héréditaire n’est pas seulement atteinte par des imputations formelles : elle souffre aussi, et quelquefois plus gravement, parce que la défense lui est plus difficile, par des insinuations, par des propos ou des gestes injurieux. De telles attaques, quel qu’en soit le fondement ou le mobile, ne sauraient s’autoriser des mêmes exceptions qui peuvent rendre légitime une accusation directe. Il peut être permis de dénoncer un fait déshonorant ; mais le droit n’existe et ne peut se justifier qu’à la condition de s’exercer ouvertement et sans détour.

L’injure est toujours illicite, alors même qu’elle a le caractère et l’excuse d’un acte de courage ; l’insinuation peut être, dans certains cas, l’exercice d’un droit ou même l’accomplissement d’un devoir. Elle est quelquefois, sous un régime tyrannique, la suprême ressource de ceux qui se font un devoir de faire connaître des vérités déplaisantes pour les puissans, utiles pour tous. L’artifice qui s’y déploie est plus qu’une preuve d’esprit ou de courage ; c’est un effort d’honnêteté et de patriotisme.

On range encore parmi les atteintes à l’honneur, non plus des écrits, des paroles ou des gestes, mais certains actes qui n’ont pas besoin d’une dénonciation pour déshonorer leurs auteurs, tous les actes, en un mot, où se montrent publiquement des vices honteux : l’improbité, la lâcheté, la cruauté, la débauche. On y range même d’autres actes, dont les auteurs n’échappent pas à une juste flétrissure, mais qui sont, en même temps, considérés comme déshonorons pour leurs victimes elles-mêmes : l’adultère, à l’égard de l’époux trompé, et, à l’égard des femmes et de leurs familles, le viol, la séduction, l’abandon. Les coupables sont qualifiés, d’une manière générale, de « larrons d’honneur. » Cette idée d’un honneur passif, en quelque sorte, qui dépendrait, non des actes accomplis, mais des actes subis, n’est pas un pur préjugé. Elle atteste le haut prix qui s’attache à la chasteté des femmes et la solidarité des devoirs qui, dans le mariage et dans la famille, en font, pour chacun, l’objet de la plus jalouse vigilance. L’honneur, ainsi entendu, est l’expression, je ne dirai pas, avec M. Alexandre Dumas, d’un « capital, » mais d’un droit, dont le respect doit être assuré, non-seulement devant l’opinion, mais devant la loi, par des garanties spéciales.


VI

Tout droit reste imparfait et boiteux tant qu’il n’est pas déterminé, garanti et protégé par la loi et par les pouvoirs qui la représentent. L’honneur ne fait pas exception ; mais, de tous les droits, c’est celui qui a toujours trouvé, dans l’état légal, l’appui le moins assuré. Dans notre législation, nul article d’aucun code n’en donne une définition exacte et précise ; nulle juridiction n’a réussi à réprimer d’une façon à la fois équitable et efficace les outrages qu’il peut subir. La justice civile lui fait attendre, après de longs délais et des débats plusieurs fois renouvelés, en première instance, en appel, en cassation, où il reçoit le plus souvent de nouvelles et plus graves atteintes, une réparation presque toujours insuffisante. En police correctionnelle, les délais sont un peu plus courts ; mais l’honneur y est exposé aux mêmes périls, de la part des témoins ou des avocats, et la réparation qu’il peut espérer n’est ni plus sûre ni plus efficace. La juridiction des cours d’assises abrège également les délais, mais le résultat est encore plus incertain et, dans l’hypothèse la plus favorable, la réparation n’a pas plus de valeur. La tendance habituelle du jury est d’acquitter également l’offenseur et l’offensé : le premier pour son offense, quelle qu’en soit la gravité, le second pour la vengeance qu’il en a tirée, fût-ce par le meurtre. Le code pénal lui-même déclare « excusable, » et, par suite, exempt de toute peine, le meurtre commis par un mari sur sa femme, s’il l’a surprise en flagrant délit d’adultère.

En signalant de nouveau l’insuffisance des garanties légales en matière d’honneur, nous ne faisons que constater l’incompétence de l’état dans tout ce qui touche à l’ordre moral proprement dit. Cette incompétence, toutefois, ne doit être considérée que comme relative. Partout où il y a des droits, quel qu’en soit l’objet, l’ordre légal ne saurait abdiquer. Il peut n’offrir qu’une protection imparfaite, mais il doit offrir toute la protection compatible avec ses conditions propres.

Les conditions de la protection légale, en ce qui concerne l’honneur, se rapportent à la loi, à la juridiction, à la réparation.

La loi, nous l’avons reconnu, ne peut enfermer l’honneur dans des définitions précises ; mais elle peut définir les cas dans lesquels il reçoit sa garantie.

La règle générale qui attache le droit de l’honneur au seul fait de la considération acquise, quelle qu’en soit l’origine ou la valeur morale, s’impose au droit positif, plus sûrement encore qu’au droit naturel. Le droit positif ne s’applique directement qu’aux faits extérieurs ; il n’entre que d’une manière indirecte et restreinte dans l’ordre tout intérieur des sentimens, des pensées, des intentions. Cette condition du droit positif est même, par suite des liens qui loi subordonnent, dans une certaine mesure, le droit naturel, une raison de plus pour que le droit naturel lui-même soit obligé, dans la plupart des cas, de faire abstraction de la façon dont l’honneur a été acquis.

Le droit positif, comme le droit naturel, garantit également l’honneur personnel et l’honneur héréditaire, et il protège l’un et l’autre contre la diffamation, l’injure, les insinuations malveillantes. Les exceptions sont aussi les mêmes. Le droit positif est directement intéressé dans celles que nous avons indiquées en premier lieu : la révélation des abus commis par les fonctionnaires publics et la dénonciation des crimes ou des délits. Ces deux exceptions ont, en effet, leur base, soit dans les institutions politiques et administratives, soit dans la loi pénale. Nous y avons ajouté une troisième exception, pour laquelle le droit positif semble beaucoup moins compétent : les imputations portant sur des faits étrangers aux fonctions publiques et en dehors des prévisions du code pénal, dans le cas où un devoir déterminé serait intéressé à leur révélation. Rien de plus délicat que l’appréciation d’un tel ordre de faits ; rien qui paraisse davantage exclure toute action légale et relever de la seule juridiction des consciences. Il y a, toutefois, dans les imputations dont il s’agit, l’exercice ou l’abus d’un droit, et un tel droit touche à de trop graves intérêts, de l’ordre matériel comme de l’ordre moral, pour qu’il échappe entièrement aux déterminations et aux garanties légales. Nous croyons que la loi doit le reconnaître dans sa généralité, en laissant aux tribunaux le soin d’apprécier les circonstances particulières qui peuvent seules en déterminer la légitimité ou l’abus. L’appréciation est d’ailleurs possible, sans sortir des limites propres de l’ordre légal. L’ordre légal, en effet, dans l’exercice du pouvoir judiciaire, ne peut s’abstenir entièrement d’entrer dans la considération des intentions. Il y entre avec plus de réserve que la psychologie ou la morale ; il n’en autorise l’affirmation ou la négation que d’après leurs indices les plus manifestes. Il n’exigera pas, pour admettre la preuve d’un fait déshonorant, que le dénonciateur justifie de l’entière pureté de ses intentions ; il recherchera seulement si un devoir est intéressé dans la dénonciation et si elle porte en elle-même l’apparence de la bonne foi. Les débats judiciaires, dans les questions de toute nature, appellent sans cesse une semblable recherche : il n’y a aucune raison pour qu’elle leur soit soustraite en matière d’honneur.

VII

Cette immixtion inévitable de l’ordre judiciaire dans l’ordre moral est la principale raison d’être de l’institution du jury et le meilleur argument de ceux qui en réclament l’extension en toute matière, civile ou pénale. Le jury est, en effet, de toutes les institutions publiques, la moins officielle en quelque sorte, celle qui représente le mieux, à côté des décisions abstraites et générales de la loi, le jugement de la conscience. Dans les questions d’honneur surtout, où la conscience parle toujours plus haut et plus clairement que la loi, nulle juridiction ne saurait valoir celle du jury. Il est impossible de se dissimuler cependant combien, dans notre pays, cette juridiction s’est montrée impuissante, pour cet ordre de questions particulièrement, à protéger les intérêts moraux et matériels dont elle est l’arbitre. Un double défaut la vicie dans son fonctionnement général : un niveau trop peu élevé et un cadre trop uniforme. Ce double défaut est une des conséquences de ce « paradoxe de l’égalité, » si justement et si opportunément mis en cause par un écrivain libéral et sensé[1]. De ce que tous les citoyens ont des droits égaux, nous en concluons que tous les citoyens sont aptes à faire des jurés, et qu’ils doivent également, pour tout ordre de questions, concourir à former un seul et même jury. Tous les jurés inscrits sur une même liste sont, en effet, considérés comme tellement égaux que le sort seul choisit entre eux ; mais il ne s’ensuit pas que toutes les listes de jurés doivent être uniformément égales et embrasser, dans leur ensemble, l’universalité des citoyens. Le jury représente la conscience, mais la conscience éclairée et diversement éclairée, suivant la nature des questions sur lesquelles elle est appelée à prononcer.

Nous ne voulons pas discuter ici, à propos d’une question particulière, les garanties générales de capacité qui devraient être demandées au jury. Nous voulons seulement justifier, pour les affaires d’honneur, l’institution d’un jury spécial ou plutôt de jurys spéciaux.

Le nom de droit commun a un tel prestige que les protestations s’élèvent de tous côtés, comme d’elles-mêmes, dès qu’on laisse soupçonner l’intention de proposer une juridiction exceptionnelle. Nous possédons cependant, et même en assez grand nombre, des institutions de ce genre : les conseils de guerre, les tribunaux de commerce, les tribunaux administratifs, les conseils investis d’une juridiction disciplinaire pour certains ordres de professions ou de fonctions. Ces derniers conseils ont même le caractère de jurys d’honneur pour les actes qui leur sont déférés comme entachant la dignité de telle profession ou de telle fonction. L’institution de jurys spéciaux pour toutes les affaires d’honneur serait une extension légitime de cette juridiction disciplinaire, contre laquelle nul ne songe à protester au nom du droit commun.

La juridiction disciplinaire n’est appelée à connaître que des fautes directement commises par un avocat, un magistrat, un professeur, contre son honneur et l’honneur du corps auquel il appartient : les procès qui ont pour objet la dénonciation de ces mêmes fautes ou de fautes du même ordre, imputées à d’autres catégories de personnes, sont renvoyées devant les tribunaux ordinaires. On leur applique la règle qui veut que la compétence du tribunal soit réglée par la qualité de l’accusé. On oublie que, dans les questions de diffamation, il y a, en réalité, deux accusés, le diffamateur et le diffamé, et que la situation du second est, au fond, plus grave et plus digne d’égards que celle du premier. Nous commettons envers le plaignant, dans un procès en diffamation, une injustice manifeste, quand nous prenons pour juge de son honneur, quel que soit son rang ou sa situation dans la société et dans l’état, le plus humble tribunal ou un jury de douze citoyens quelconques, désignés par le sort. La constitution a établi, pour toute accusation portée contre le chef de l’état et les ministres, la plus haute des juridictions : celle du sénat : la loi de la presse soumet l’honneur du chef de l’état et des ministres, dans les matières mêmes où l’honneur du pays y est impliqué, à la juridiction du jury ordinaire. L’honneur des fonctionnaires de tout ordre relève également du jury ordinaire, sans souci des juridictions spéciales qu’ils ont le droit de revendiquer ou le devoir de subir, quand ils sont l’objet d’une accusation en forme. Des civils quelconques, dans un procès en diffamation, disposent de l’honneur militaire, pour lequel un conseil de militaires, diversement composé suivant le grade de l’inculpé, a toujours paru, en principe, la seule juridiction légitime.

Il y aurait certainement une injustice d’un autre ordre à ne tenir compte, dans un tel procès, que de la qualité de la personne dont l’honneur est en cause. Il faut aussi des garanties à celui qui est poursuivi comme diffamateur. Les intérêts d’un civil, accusé de diffamation envers un militaire, seraient insuffisamment protégés, s’il ne devait être jugé que par des militaires. Il faut des jurys mixtes où les deux ordres d’intérêts soient équitablement représentés. Les jurys d’honneur, qui se constituent officieusement dans certains cas, offrent des modèles dont la loi devrait s’inspirer.

Nous dépasserions le but que nous nous sommes proposé si nous entrions dans le détail de la composition de ces jurys d’honneur, dont nous réclamons l’institution légale. Les jurés pourraient, soit être désignés par les deux parties, comme dans les jurys officieux, soit être l’objet d’un tirage au sort, comme dans le jury ordinaire, sur des listes dressées d’avance. Joute la différence, dans ce dernier système, consisterait à substituer des listes spéciales à la liste générale, par exemple pour le cas où un magistrat aurait été diffamé par un journaliste, deux listes, l’une de magistrats, l’autre de journalistes, dans chacune desquelles les jurés seraient pris en nombre égal. Le droit de récusation pourrait d’ailleurs s’exercer dans les mêmes formes. D’autres combinaisons également légitimes pourraient être proposées. Un seul point est essentiel : c’est que toutes les conditions soient réunies pour donner au jugement qui sera rendu, dans une matière aussi délicate, la plus haute autorité.


VIII

Nous ne voudrions, pour l’honneur offensé, qu’une réparation purement civile. La mauvaise foi et l’intention malhonnête sont trop difficiles à établir, lors même que les accusations sont reconnues mal fondées, pour qu’une condamnation pénale soit toujours assurée de l’assentiment des consciences. One réparation civile sera suffisante si elle est accordée par des juges dont les lumières et l’impartialité soient incontestables.

La réparation peut être de deux sortes : morale ou matérielle. La réparation morale repose sur l’autorité du jugement ; elle est assurée par sa publicité. Elle sera entière si la fausseté des imputations a pu être établie. Elle sera nécessairement imparfaite s’il subsiste des doutes ou si la preuve n’a pu être admise.

Nul jugement, si éclairé qu’on le suppose, ne peut être certain de dissiper, en toute matière, toute obscurité ; mais, lorsqu’on a le malheur de ne pouvoir mettre son honorabilité au-dessus de tout soupçon, un jugement favorable, prononcé par d’honnêtes gens, même s’il contient ou s’il implique l’aveu de quelque doute, reste toujours le plus haut témoignage et la meilleure réparation que l’on puisse espérer.

La situation est plus pénible si les faits mêmes qui font l’objet de la diffamation n’ont pu être discutés. Nous avons exposé les raisons qui, en thèse générale, sauf les cas exceptionnels, doivent faire écarter une telle discussion. Elle ne doit pas être imposée au plaignant et, lors même qu’il l’accepte ou qu’il la réclame, il faut prévoir le cas où elle pourrait nuire à des tiers. Il faut même prévoir un cas plus odieux : celui d’une connivence entre le diffamateur et le diffamé pour provoquer un débat public où l’honneur d’un tiers pourrait être impunément mis en cause, à son insu et sans qu’il eût la possibilité de se défendre. Il faut donc se résigner, dans la plupart des procès en diffamation, à des jugemens qui ne donnent pleine satisfaction à aucune des deux parties, puisque ni la véracité de l’une ni l’innocence de l’autre n’auront pu être établies. De tels jugemens sont-ils cependant dépourvus de toute valeur morale ? Il en serait ainsi en l’absence de tous considérans ; mais si les verdicts de jury ordinaire ne comportent pas de considérans, il en est autrement des verdicts d’un jury spécial, dans une matière spéciale, où tout est affaire d’opinion et de sentiment, et où les moindres nuances ont parfois plus d’importance que le fond. Ici, les considérans auront la valeur, sinon d’un témoignage formel sur des faits déterminés, du moins d’une appréciation générale du caractère et de la situation respectives de chacune des deux parties, et si le plaignant obtient gain de cause, ils pourront indiquer, d’une façon suffisamment claire, le degré de la réparation morale qui paraît due à son honneur.

La réparation morale se complète par la réparation matérielle, sous la forme de dommages-intérêts. Les dommages-intérêts ont eux-mêmes, indirectement, une valeur morale ; car ils marquent, par un signe sensible, le cas que font les juges de l’honneur dont ils sont les arbitres. Les juges anglais le comprennent bien, quand ils font varier, suivant les circonstances, les dommages-intérêts d’un farthing à plusieurs milliers de livres sterling. Les juges français se sont toujours montrés plus réservés dans la fixation du chiffre des dommages-intérêts. Ils semblent craindre d’aller au-delà de ce qu’exige la réparation du tort matériel causé par une atteinte à l’honneur. Une réparation pécuniaire ne s’applique, en effet, proprement et directement, qu’à ce genre de tort. Le tort moral et le tort matériel sont même d’ordre si différent qu’on semble montrer trop peu de souci du premier quand on réclame une compensation pour le second. En France, beaucoup de plaignans en diffamation, et ce ne sont pas les moins honorables, affectent de ne pas demander de dommages-intérêts ou de ne demander qu’un chiffre insignifiant. Peut-être obéissent-ils aussi à un autre mobile que le sentiment désintéressé de leur honneur. Ils peuvent craindre, s’il demandent un chiffre élevé, de subir, de la part des juges, un rabais qui, en pareille matière, semblerait une diminution de leur honneur. Un tel rabais est, en effet, dans les habitudes de la magistrature française, et il est quelquefois justifié par des prétentions exorbitantes. Il n’est pas moins très regrettable en lui-même, s’il a pour effet d’arrêter chez les plus dignes, par un excusable sentiment de fierté, les réclamations les plus légitimes. Il faudrait, pour éviter d’y donner lieu, que le plaignant n’eût à formuler aucune demande et qu’il se bornât à soumettre au jury le tort fait à son honneur, sans distinguer entre le tort moral et le tort matériel. Les jurés ne prendraient pour base, dans l’évaluation de l’un et de l’autre, que leur propre appréciation, telle qu’elle résulterait des débats. Or, quelle que soit la différence de nature entre le tort moral et le tort matériel, l’évaluation du second repose tout entière sur celle du premier, et il ne faut pas craindre d’étendre à l’un le degré de gravité que l’on reconnaît à l’autre. Tout autre mode d’appréciation est arbitraire ; car il est impossible de calculer en eux-mêmes les effets matériels d’une imputation diffamatoire ou calomnieuse. Nous voudrions donc que le juge français, comme le juge anglais, se montrât très large dans la fixation des dommages-intérêts, en ne tenant compte que de la gravité de l’offense. Il ne doit craindre ni de manifester par là, sous une nouvelle forme, son sentiment sur le tort moral, ni d’exagérer la réparation du tort matériel.

Un chiffre élevé donnerait enfin satisfaction à un troisième intérêt, qui est en cause dans tout procès, même de l’ordre civil : l’intérêt social. La société se protège elle-même dans son ensemble, quand elle protège les droits privés. Elle souffre de toute violation d’un droit quelconque, et elle en souffre de toute façon, par le désordre qu’apporte chaque acte particulier d’injustice, par la contagion d’actes semblables se suscitant en quelque sorte les uns les autres, par la tentation enfin qu’éprouvent les victimes de ces actes à en tirer directement vengeance, si la réparation légale est trop lente ou paraît trop insuffisante. Ce dernier danger est surtout à craindre dans les offenses à l’honneur, et il ne peut être évité que par une réparation exemplaire. Des dommages-intérêts élevés sont la forme la plus sûre d’une telle réparation. Ace titre encore, ils se recommandent à la sollicitude des juges de l’honneur.

Les jurys d’honneur ne seraient pas seulement compétens en matière de diffamation, ils devraient être appelés à prononcer dans tous les autres cas où l’honneur d’une personne souffre du fait d’autrui, et leur sentence, si elle est favorable, devrait avoir partout le double caractère d’une réparation morale et d’une réparation matérielle. Nous avons indiqué ces cas : les injures par des paroles, des écrits ou des gestes, les insinuations malveillantes, les actes qui ont pour effet d’entacher l’honneur de leurs victimes elles-mêmes. Il ne suffit pas que ces derniers soient réprimés par la justice pénale ; ils appellent une réparation particulière pour le tort qu’ils font à l’honneur d’autrui, et cette réparation serait justement obtenue, sous la forme d’un jugement spécial, par un de ces tribunaux spéciaux auxquels devraient ressortir toutes les questions d’honneur.


EMILE BEAUSSIRE.

  1. Le Paradoxe de l’égalité, par M. Paul Laffite.