La Propriété souterraine en France/04
Une sorte de monographie du combustible minéral a rempli les premiers chapitres de cette étude. J’ai tenté d’y retracer à grands traits l’origine et la formation de ce puissant auxiliaire de l’industrie moderne, les accidens, — si curieux au point de vue géologique, mais si regrettables au point de vue industriel, — que peut offrir le terrain carbonifère, les recherches actives dont il est en ce moment l’objet sur plusieurs points de notre territoire, les méthodes d’exploration et d’exploitation de la propriété souterraine, les circonstances exceptionnelles dans lesquelles s’exerce la pénible profession du mineur houiller, tant sous le rapport de l’hygiène que sous le rapport de la sécurité, etc. Je n’aurais point atteint le but que je me suis proposé dans ce travail, si je ne faisais aussi connaître les conditions et les progrès du commerce auquel donne lieu la plus précieuse sans contredit des matières premières. Cette question complexe, qui touche à l’un des problèmes les plus vivement débattus de l’industrie moderne, demande même à être étudiée avec quelques développemens. D’un intérêt permanent depuis un demi-siècle au moins, elle emprunte aujourd’hui une importance toute nouvelle à un véritable manifeste lancé, il y a un an, par le comité des houillères françaises sous ce titre : Situation de l’Industrie houillère en 1857. Des travaux très complets sur l’industrie des mines en général, et particulièrement sur l’exploitation des combustibles minéraux, désignaient d’avance l’auteur de ce mémoire comme une autorité compétente pour traiter un pareil sujet au point de vue commercial et industriel. Le manifeste du comité des houillères, malgré les documens utiles qu’il contient, pèche malheureusement par la base. On y sent trop le parti-pris de présenter tous les faits de façon à mettre en lumière la prétendue nécessité de protéger la houille indigène au moyen des droits de douane mis à l’importation des houilles étrangères. Non-seulement nos industriels combattent le principe de l’abolition totale des droits protecteurs, mais encore ils repoussent l’idée d’un abaissement quelconque de ces droits, allant, dans le cas contraire, jusqu’à prédire la ruine de la plupart de nos mines.
Avant de traiter cette question délicate, à propos de laquelle il est d’ailleurs inutile de mettre en présence une fois de plus les doctrines exclusives de la liberté illimitée du commerce et de la protection, il importe de montrer quel rôle jouent dans l’industrie des combustibles minéraux les diverses nations du monde civilisé, et notamment la Grande-Bretagne et la Belgique. Ces contrées en effet complètent, avec la Prusse rhénane, la consommation de la France, à laquelle ne pourrait faire face notre seule production indigène. On se trouve ainsi conduit à examiner le degré d’approximation dont est susceptible l’évaluation de la richesse houillère des différentes portions du globe et les réserves dont il convient d’accompagner ces calculs.
La fortune houillère d’une contrée doit nécessairement s’évaluer en multipliant la superficie des bassins carbonifères par l’épaisseur moyenne de l’ensemble des couches de combustible. Le seul énoncé de cette règle théorique, rapproché des notions que nous possédons actuellement sur l’allure des terrains houillers, montre assez à priori combien les résultats qu’elle permet d’obtenir doivent être approximatifs, en raison des variations que subissent, en quelque sorte à chaque instant, les facteurs du produit, à mesure que la géologie, la recherche des gîtes minéraux ou l’exploitation des mines fournissent des notions plus précises sur la manière d’être d’un bassin déterminé. On sait, par les seuls exemples qu’offre aujourd’hui la France, combien ces variations peuvent être brusques. En ce moment même, notre industrie houillère remporte dans le nord et dans l’est de véritables victoires, et d’autres régions de notre territoire, notamment le centre, voient également se poursuivre plus d’une exploration heureuse.
Quant à la surface du terrain houiller, on reconnaît sans cesse de nouveaux prolongemens des bassins belge et prussien dans les départemens voisins des frontières de la Belgique et de la Prusse rhénane. M. Jacquot, ingénieur des mines, dans de récentes Études géologiques sur le pays messin, qui font suite à ses Études géologiques sur le bassin houiller de la Sarre, fonde de grandes espérances de succès sur des recherches à opérer dans la Moselle, qui, en cas de réussite, n’ajouteraient pas moins de 200 kilomètres carrés de territoire houiller à celui qui est aujourd’hui reconnu dans ce département. Ce seul exemple suffit, il me semble, à faire apprécier l’incertitude considérable attachée au premier des deux élémens qui servent à calculer notre richesse en combustible minéral. Cette incertitude se retrouve au même degré dans le second élément, l’épaisseur du terrain carbonifère. Le fait, récemment mis en lumière, du passage de tout le système des couches de Rive-de-Gier sous le système de Saint-Étienne, dans le bassin de la Loire, peut précisément donner une idée frappante de l’inexactitude originelle à laquelle il faut se résigner dans l’appréciation de la puissance d’un terrain houiller. Enfin je n’ai pas besoin de rappeler, comme une source indéterminée d’erreurs en sens contraire, l’influence que peut avoir sur les calculs hypothétiques de cet ordre la série d’accidens trop fréquens que présente une semblable formation géologique.
Ces réserves faites sur le degré de confiance qui doit être accordé aux indications métriques dans une étude de ce genre, voyons comment se décompose la superficie de 550,000 kilomètres carrés occupée en totalité par les terrains houillers des deux hémisphères, et représentant la deux cent trentième partie environ de la portion du globe qui n’est point occupée par les eaux. Les 10/11es de cette superficie houillère appartiennent à l’Amérique, et seulement à la partie nord de ce continent, car, ainsi que le remarque M. Amédée Burat, « un fait assez frappant dans la distribution des terrains houillers est leur accumulation dans l’hémisphère boréal. » L’Amérique du Sud ne contient pas un seul bassin carbonifère, et la gigantesque superficie houillère de l’Amérique du Nord est concentrée en quatre bassins seulement sous la main des hardis industriels des États-Unis, qui ne manqueront pas d’en faire l’une des bases de leur prospérité nationale : elle représente un quinzième du territoire de cette vaste confédération, mais ne correspond guère qu’à une extraction de 100 millions de quintaux métriques. Comparée à celle des nations européennes qui occupent les premiers rangs dans la production de la houille, cette extraction n’est inférieure qu’à l’extraction anglaise, qui sera bientôt sept fois plus considérable : elle est supérieure à l’extraction belge et par conséquent à la nôtre. En Angleterre, où 17,000 kilomètres carrés de terrain houiller, partagés en une vingtaine de bassins formant trois groupes, correspondent à une surface de 310,000 kilomètres carrés, la superficie houillère n’est plus qu’un dix-neuvième du territoire total, et la production est encore triple de celle de l’Europe continentale. La proportion est de 1/18e en Belgique, en admettant que sur les 33,000 kilomètres carrés occupés par ce petit royaume, si heureusement partagé à ce point de vue spécial, 1,800 représentent la surface de cette région houillère, au prolongement de laquelle nos départemens du nord participent depuis plus d’un siècle, grâce au génie persévérant du vicomte Desandrouin. La Prusse viendrait immédiatement après la France, où le territoire houiller n’est que le 1/200e environ de la superficie du pays.
On se rappelle cette masse innombrable d’échantillons plus ou moins volumineux de houille exposés en 1855 dans l’annexe du Palais de l’Industrie. Il en était venu de tous les pays, excepté cependant des États-Unis de l’Amérique du Nord, dont je rappelais tout à l’heure la richesse extraordinaire. L’utilité de cette exhibition pouvait être contestable, puisqu’il est impossible qu’un échantillon isolé et considéré hors de son gisement puisse fournir à l’examen de sérieuses inductions. Il aurait fallu, pour qu’elle produisît des résultats positifs, que cette exhibition fût accompagnée de renseignemens détaillés sur les conditions de production et de consommation propres aux localités qui avaient envoyé les fragmens minéraux ; mais il n’en était point ainsi. Nous sommes donc réduit aux termes de comparaison que fournit le rapprochement des résultats antérieurement acquis et des données de la géographie statistique, et, parmi ces termes, nous nous bornerons à considérer la consommation et la production annuelles de houille par habitant en Angleterre, en Belgique et en France, où elles sont respectivement représentées, en nombres ronds de quintaux métriques, par les nombres 20, 12 et 3, 21, 18 et 2.Cet ordre ne reste plus le même lorsqu’il s’agit du commerce des combustibles minéraux ; mais, avant d’aborder cette question importante, il convient, par analogie avec ce qui a été fait précédemment pour la législation réglementaire, de retracer rapidement les phases successives que présente la législation douanière de la houille, et de faire connaître exactement le rôle que joue l’importation étrangère dans notre consommation nationale. Alors seulement on aura sous les yeux les pièces de ce procès, qui a pour parties adverses le consommateur et l’exploitant, et on pourra juger le différend en connaissance de cause.
On a souvent remarqué les conditions naturelles dans lesquelles se trouve le territoire de la France au point de vue de l’emploi des combustibles minéraux, et on s’est demandé s’il ne serait pas souverainement logique de laisser sur chaque point les habitans profiter sans aucune entrave des avantages divers qu’offrirait la situation topographique. Au centre de la France sont des mines de houille d’une grande richesse ; au nord et à l’est, il en est de même depuis que des découvertes relativement récentes ont constaté la présence sous notre sol des prolongemens des riches bassins de la Belgique et de la Prusse rhénane. Le reste de nos frontières de terre et de mer ne présente rien, ou présente fort peu de chose. Au nord, les bassins houillers de la Grande-Bretagne peuvent, grâce à la mer, approvisionner facilement tout le littoral de l’Océan ; au midi, les mines des Asturies, encore à peu près inexploitées, mais destinées à un grand avenir, doivent un jour ou l’autre fournir une partie de la consommation des départemens limitrophes des Pyrénées. Du côté de la Savoie et de la Suisse, il n’y a de houille ni en-deçà ni au-delà des frontières. On voit dès lors que les domaines respectifs des houilles indigènes et étrangères sont en quelque sorte nettement tracés, et qu’il n’y aurait qu’à en laisser opérer le partage par une libre concurrence des intérêts privés. C’est pourtant, comme on va le voir, ce qui n’a jamais été fait jusqu’à ce jour ; c’est ce qui se fera vraisemblablement dans un avenir prochain.
Le régime douanier de la houille étrangère en France date, à proprement parler, du tarif célèbre du 18 septembre 1664, qui régla jusqu’à la révolution de 1789 les droits d’entrée et de sortie des marchandises de toute nature. Antérieurement à cette origine réelle du système protecteur, la moyenne des droits perçus sur le charbon de terre venant de l’étranger pouvait être de Il sols par baril de 250 livres, c’est-à-dire, en langage moderne, de 16 centimes par quintal métrique. On sait que Colbert avait pour principe commercial de fermer l’entrée du royaume à tous les produits manufacturés d’origine étrangère pouvant faire concurrence à nos produits similaires, et de favoriser autant que possible l’introduction des matières premières nécessaires à l’industrie nationale. Il avait eu également pour but, dans le tarif de 1664, de rendre uniforme la perception des droits de traite, dont l’embarrassante hétérogénéité avait déjà été avant lui l’objet d’attaques restées sans résultat, il est vrai, et de reporter toute cette perception aux frontières du royaume. Malheureusement cette tentative, bien digne du grand ministre de Louis XIV, était venue échouer devant l’inertie de certaines provinces, qui voulurent garder leurs tarifs spéciaux, et furent, pour cette raison, désignées sous le nom de provinces réputées étrangères, alors que les provinces qui acceptèrent le tarif général étaient dites des cinq grosses fermes ; enfin les provinces qui ne voulaient pas de tarif du tout, et que nous appellerions aujourd’hui libres échangistes, reçurent la dénomination de provinces d’étranger effectif. Ce rappel du singulier état économique de la France à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle n’est point inutile pour l’intelligence complète du régime douanier auquel fut soumise la houille jusqu’à la loi du 5 novembre 1790, qui supprima les droits de traite, et les remplaça par un droit unique et uniforme.
En 1664, le droit sur le charbon de terre entrant dans les provinces des cinq grosses fermes fut fixé à 32 centimes par quintal métrique ; moins de trois ans après, un tarif supplémentaire le tripla, et il en fut ainsi jusqu’à l’arrêt du conseil du 3 juillet 1692, qui, relatif aux droits à payer sur diverses marchandises « à toutes les entrées du royaume, tant des cinq grosses fermes que des provinces réputées étrangères et pays conquis, cédés et réunis, » établissait un droit uniforme de 1 fr. 20 cent, par quintal métrique. Cet état de choses paraît avoir subsisté jusqu’en 1730, époque à laquelle, sans qu’on puisse justifier le fait par un acte souverain, et probablement d’après une simple assimilation à ce qui avait lieu pour les charbons d’origine britannique (dont le régime particulier mérite un examen spécial), le droit sur la houille étrangère fut réduit à 48 centimes. Cependant en 1761 ce droit fut augmenté de moitié ; le roi, se fondant sur ce que l’exploitation des houillères de la France était en progrès, déclara qu’il voulait donner à ceux de ses sujets qui s’occupaient de cette industrie des marques de sa bienveillance. Il leur permettait en conséquence d’entretenir à leurs frais, aux lieux d’entrée des charbons de terre venant de l’étranger, des préposés chargés de veiller à l’exacte perception de l’impôt protecteur. Ce droit de 72 centimes par quintal métrique resta en vigueur jusqu’à la révolution[1].
Il nous faut maintenant revenir sur nos pas pour éclairer la question générale du régime douanier des houilles étrangères et les particularités qu’a présentées ce régime, suivant qu’il s’agissait des produits des mines de la Belgique ou de celles de l’Angleterre : ces particularités nous donneront peut-être la clé de quelques dispositions du tarif moderne, et nous fourniront des rapprochemens propres à montrer que le caractère de la lutte entre les exploitans et les consommateurs au sujet de l’introduction du charbon étranger n’a pas beaucoup varié depuis plus de cent cinquante ans.
Les changemens continuels de domination qu’eurent à subir les provinces des Pays-Bas à l’époque où nous place la première tarification de l’importation houillère compliquaient beaucoup la situation. Il était impossible de modifier au gré des hasards de la guerre les relations, industrielles de territoires que la fortune des armes réunissait et séparait tour à tour. De là une position toute particulière faite à nos provinces du Hainaut, de la Flandre et de l’Artois. Cette distinction apparaît pour la première fois dans un tarif de 1669, relatif aux « marchandises, denrées et manufactures passant des pays restés au roi catholique en ceux qui ont été cédés à sa majesté, » document connu seulement par la mention succincte qu’en fait un tarif semblable de 1671, et dont le texte semble avoir été perdu. Les lettres-patentes portant exécution de ce second tarif montrent Louis XIV « voulant favorablement traiter les nouveaux sujets que lui ont donnés les traités des Pyrénées et d’Aix-la-Chapelle, » et modérant beaucoup, en ce qui les concerne, les droits d’entrée et de sortie ; aucune taxe n’était mise à l’importation houillère. De cette manière, à cette partie de la frontière de Champagne qui appartient aujourd’hui au département des Ardennes, on payait 96 centimes par quintal métrique de charbon, tandis que, de chaque côté, cette marchandise entrait librement, soit par la frontière du nord, ainsi que je viens de le dire, soit par la frontière de l’est, puisque celle-ci était formée par la Lorraine et l’Alsace, provinces d’étranger effectif’. Cette inégalité, que nous retrouverons de nos jours dans un ordre inverse, fut bientôt atténuée par la remise en vigueur du tarif de 1664 ; mais ce régime modéré ne dura que seize ans, puisqu’à la fin de 1688 les droits furent rétablis conformément au tarif de 1667.
Au moment où fut promulgué l’arrêt du conseil de 1692, qui régularisa la nouvelle situation, les mesures adoptées n’étaient pas applicables à cette partie du Hainaut où se trouvent les houillères de Mons, et qui, aux termes du traité de Riswick, allait être rendue par la France à l’Espagne. Les réclamations pressantes des habitans, qui auraient vu chez eux le prix du quintal métrique de houille augmenter subitement de 1 fr. 20 c, empêchèrent qu’après le partage de cette riche province le droit du tarif fût intégralement perçu sur les charbons venant de la partie espagnole du Hainaut dans la partie française et dans la Flandre française ; il fut progressivement réduit à 17 centimes. Lors de la promulgation d’un arrêt du conseil du 5 février 1761, qui avait établi sur l’importation par terre le dernier tarif de douane immédiatement antérieur à la révolution française, ce droit fut, sur des représentations venues de Bruxelles, explicitement confirmé par une décision spéciale. Cet état de choses dura en conséquence jusqu’en 1790.
Le tarif fondamental de 1692 subit également pour la houille de même origine une modification importante dans deux des provinces des cinq grosses fermes. Les maîtres de forges de la Picardie et de la Champagne se plaignirent que le droit de 1 fr. 20 c. leur fût onéreux sans avantage aucun pour les houillères françaises. La requête qu’ils adressèrent au conseil provoqua un arrêt du 19 juin 1703, qui stipula que le droit serait seulement de 35 centimes par quintal métrique ; cette modération cessa en 1730, lorsqu’on vint à percevoir un droit uniforme de 48 centimes sur tous les charbons étrangers autres que ceux du Hainaut espagnol.
On voit, dans un arrêt du conseil de 1668, que le droit de 96 centimes par quintal métrique devait être perçu sur la houille arrivant par mer ; dès lors nous connaissons la première des phases si nombreuses par lesquelles a passé le régime douanier de la houille anglaise. Cependant celle-ci n’est expressément désignée que dans un arrêt de 1701, relatif aux rapports commerciaux entre la France et la Grande-Bretagne, où se trouve tracé un curieux tableau des entraves de toute nature que les futurs promoteurs du libre-échange mettaient et mirent au négoce, jusqu’à la conclusion du traité célèbre de 1786, par leurs règlemens vexatoires et leurs droits excessifs. Nous ne pouvions porter en Angleterre que des marchandises d’origine française, et, tandis qu’une partie de nos produits était entièrement prohibée, une autre partie était frappée de taxes telles que l’accueil équivalait presque à une exclusion ; nous devions en outre nous servir de courtiers anglais dans les transactions, et cela tandis que les marchands de la Grande-Bretagne jouissaient de la plus entière liberté et des facilités les plus complètes pour acheter et vendre, partout où bon leur semblait, les produits d’une provenance quelconque. Louis XIV voulut, comme de raison, user de représailles, ou, plus exactement, faire à ses sujets des conditions équitables : il prohiba l’introduction de certaines marchandises d’origine britannique, et en frappa d’autres de droits d’entrée. Parmi ces dernières se trouvait la houille, qui fut précisément soumise au tarif de 1692. Néanmoins, comme notre industrie minérale était, dès le commencement du XVIIIe siècle, au-dessous des besoins de la consommation, on reconnut qu’il fallait modérer ce droit ; seulement il fut décidé au bureau du commerce que la mesure ne serait prise que pour un an. En 1714, un arrêt du conseil ordonna la remise en vigueur du tarif de 1664 pour les charbons anglais ; mais chaque année, de 1715 à 1730, un arrêt était rendu, grâce auquel, durant cette période, la houille anglaise ne paya que 32 centimes par quintal métrique. En 1730, on le sait, ce droit fut porté à 48 c. malgré les représentations de la ville de Bordeaux, qui invoquait les besoins du commerce des îles et de la navigation. Sur ces entrefaites, les houillères s’étant multipliées en France, les exploitans demandèrent le rétablissement du droit de 1 fr. 20 c, ce qui fut fait en 1741 pour les ports de la Picardie et de la Flandre, puis pour ceux de la Normandie. C’est à cette date qu’apparaît véritablement pour la première fois ce système des zones qui jouera un si grand rôle dans la législation douanière des combustibles minéraux ; c’est également vers la même époque que nos houillères commencent à faire des progrès réels, attestés par le règlement technique et administratif de 1744[2]. En 1761, par un acte important dont j’ai déjà parlé, le roi, informé de l’augmentation des produits des houillères françaises, joignit la Bretagne à la Picardie, à la Flandre et à la Normandie. Je ne mentionnerais pas enfin, s’il n’avait été l’occasion d’un nouvel établissement de zones, un dernier arrêt du conseil de 1763, dont le but ne fut pas de changer la valeur absolue du droit d’entrée de la houille étrangère par nos frontières maritimes (lequel resta de 1 fr. 20 cent, par quintal métrique jusqu’à la révolution), mais de mettre un terme à des difficultés qui se traduisaient finalement par des fraudes, en substituant la perception au tonneau (2,000 livres) à la perception au baril (250 livres), qui avait toujours été en vigueur jusque-là. Les généralités de Bordeaux et de La.Rochelle, sur les réclamations des chambres de commerce de ces deux villes, qui profitèrent de la circonstance pour obtenir une modération du droit général d’importation maritime, furent autorisées en 1764 à n’acquitter qu’un droit de 90 centimes seulement par quintal métrique de houille étrangère.
Tel était le régime douanier de la houille en 1790, au moment où l’assemblée nationale, puisant dans son origine la force de vaincre les obstacles qu’auraient tenté de lui opposer celles des provinces où les idées fausses en matière commerciale conservaient encore leur empire, réalisa victorieusement les intentions qu’un ministre du grand roi n’avait pu faire réussir. Cet état de choses dura jusqu’au 15 avril 1791, où fut mis en vigueur le tarif général des droits à percevoir aux entrées et aux sorties du royaume qu’avait annoncé la loi de 1790. Le droit d’importation de la houille étrangère par la frontière de terre fut fixé à 16 centimes par quintal métrique. Quant à la frontière maritime, elle fut partagée en zones : l’une s’étendant de Bordeaux aux Sables d’Olonne (point que nous verrons figurer dans les tarifs les plus récens), et l’autre comprise sur le littoral de la Manche entre Rhedon et l’embouchure de la Somme. Ces zones n’offraient qu’un droit de 0 fr. 545 par quintal métrique, tandis que pour tous les autres ports du royaume il était de 91 centimes. En mai 1793, un décret de la convention, modifiant ou supprimant les droits d’entrée relatifs à quelques marchandises, réduisit de moitié ceux qui étaient perçus sur les charbons de terre. Jusqu’à l’an X, on ne trouve aucune modification notable à signaler dans l’assiette des droits d’importation des combustibles minéraux ; mais en 1802 un arrêté consulaire porta à 1 fr. 36 centimes ou 91 centimes le droit perçu sur le quintal métrique de houille, suivant que le port où se faisait l’introduction était compris entre la ville d’Anvers et l’embouchure de la Somme, ou situé de Rhedon aux Sables d’Olonne ; sur tous les autres points du littoral, en exceptant les ports de la Méditerranée, où se percevait le second de ces droits, la taxe fut réduite à 0 fr. 727. Nous arrivons ainsi jusqu’à la fin de l’empire.
Dès le lendemain du traité du 30 mai 1814, on voit reparaître l’éternelle question des houilles étrangères et la haine du charbon anglais, contre lequel une croisade est bientôt dirigée par nos concessionnaires de mines. Les exploitans du bassin de Rive-de-Gier vont même se jeter aux pieds de Louis XVIII pour invoquer « sa sollicitude paternelle, » demandant, les uns la prohibition absolue des houilles étrangères, particulièrement des houilles anglaises, les autres une augmentation des droits d’importation. Ils exposent que « le débit de leurs produits, faute d’une consommation générale suffisante, n’a presque jamais été complètement en rapport avec leurs dépenses, que la concurrence leur a constamment nui, que si les arrivages étrangers continuent à être admis sur les principaux marchés, cette intervention achèvera de rendre leur exploitation tout à fait désastreuse, quelque accroissement que puisse d’ailleurs recevoir la consommation. » On reconnaît dans cette citation, empruntée au rapport officiel fait le 19 octobre 1814 par M. L. Cordier, inspecteur divisionnaire des mines, l’allure prudente de nos exploitans, qui se servent du passé comme d’un moyen d’intéresser à leur cause, mais avertissent d’ailleurs que l’avenir sera toujours sombre, quel que soit le progrès de l’emploi de la houille. Ce langage sera invariablement le même durant quarante ans, sans que ceux qui le tiennent songent, en apparence du moins, à l’argument que fournit contre eux l’accroissement continuel de la production indigène, qui, s’il est dû en partie à l’amélioration de nos voies de communication, n’est pas ralenti d’une manière inquiétante par la diminution également incessante des droits mis à l’importation des houilles étrangères.
La première disposition du régime moderne se rencontre dans la loi de finances de 1816, qui, maintenant le régime des zones, frappa d’un droit de 1 fr. par quintal métrique la houille importée par mer[3], de 60 centimes celle importée par la portion de la frontière belge comprise entre la mer et le bureau de douane de Baisieux, et de 30 centimes seulement celle entrant par le reste de la frontière de terre. Ce droit uniforme pour notre frontière maritime ne resta pas toujours tel, et fut même très souvent remanié. En 1835, le littoral fut fractionné en deux zones : l’une s’étendant depuis Dunkerque jusqu’aux Sables d’Olonne, pour laquelle le droit de 1 franc fut maintenu, et l’autre comprenant le reste de nos côtes de l’Océan et celles de la Méditerranée, où ce droit fut modéré à 30 centimes seulement. Ceci se passait au commencement d’octobre ; à la fin de décembre de la même année, une troisième zone était établie par le partage de la première en deux parties, qui avaient pour commune limite le port de Saint-Malo ; entre les Sables d’Olonne et Saint-Malo, on fixa le droit d’entrée à 60 centimes. Ces diverses modifications furent régularisées en juillet 1836 par une loi dont la date est, à proprement parler, celle de l’entrée en France des houilles anglaises ; mais telle était l’activité des attaques auxquelles se livraient les représentans des intérêts généraux de l’industrie, qu’au bout de dix-huit mois à peine, une ordonnance royale, supprimant la zone introduite en dernier lieu des Sables d’Olonne à Saint-Malo, ne frappa plus que d’un droit de 50 centimes les houilles arrivant par mer entre Dunkerque et les Sables d’Olonne. Cet état de choses, maintenu par une loi en 1841, a subsisté jusqu’au décret impérial du 22 novembre 1853, qui a diminué encore les droits afférens à chacune des deux zones du littoral dont le point de partage est aux Sables d’Olonne, et les a fixés à 30 et 15 centimes seulement.
Si maintenant nous considérons uniquement la frontière de terre, nous ne trouvons pas de modification générale du droit d’importation de la houille étrangère avant l’ordonnance royale du 28 décembre 1835, aux termes de laquelle les 60 centimes qui se percevaient par quintal métrique sur la frontière belge, depuis la mer jusqu’à Baisieux, ne devaient plus se percevoir que jusqu’à Halluin, bureau de douane situé un peu plus au nord ; entre ces deux points, le droit était de 30 centimes seulement, comme sur le reste de notre frontière de terre. L’ordonnance du 25 novembre 1837 maintint cette division en deux zones, mais en réduisant les droits que je viens d’indiquer à 50 et 15 centimes. En 1852, la zone comprise entre Halluin et Longwy fut l’objet d’une élévation de taxe qui ne se maintint que quelques mois ; la réduction décrétée à la fin de 1853 n’a d’ailleurs porté que sur le droit relatif à la zone s’étendant de la mer jusqu’à Halluin, lequel n’est plus aujourd’hui que de 30 centimes par quintal métrique. — Enfin il est une distinction faite de tout temps en faveur de la frontière qui borne les départemens des Ardennes, de la Meuse et de la Moselle. On se souvient qu’en qualité de province d’étranger effectif, la Lorraine ne supportait aucuns droits de traite ; les deux derniers départemens ont donc hérité de cette disposition. Quant à celui des Ardennes, il participait purement et simplement au régime variable qui a marqué la fin du XVIIe siècle et la plus grande partie du XVIIIe ; le tarif du 15 mars 1791, qui abaissait à 10 centimes seulement le droit d’entrée de la houille par nos frontières de terre, a affranchi de toute taxe le charbon étranger introduit par les départemens de la Meurthe, de la Moselle et des Ardennes, englobant ce dernier, par une assimilation dont on ignore la cause, dans l’exception faite en faveur des deux autres. Telle est l’origine de la disposition spéciale qui s’applique aujourd’hui encore à une portion de notre frontière de l’est ; elle avait été reproduite dans la loi de 1816 avec une petite élévation de droit qui fut retirée en 1818 pour la Meuse et en 1820 pour la Moselle, et depuis cette époque elle n’a plus été modifiée. L’exception relative aux Ardennes, n’ayant jamais été l’objet d’un changement, place maintenant ce département sur le même pied que la plus grande partie de la frontière de terre, où se perçoit précisément depuis le décret du 22 novembre 1853 un droit de 15 centimes.
On peut certainement affirmer que la législation douanière des combustibles minéraux est une des pièces les plus compliquées de notre édifice fiscal ; cette complication même porte la trace des discussions acharnées qui ont eu lieu de tout temps entre les producteurs et les consommateurs. Néanmoins on ne peut se dissimuler que la lutte a toujours été à l’avantage de ces derniers, car en somme ces nombreux remaniemens, dont la multiplicité soulève à tort les réclamations des exploitons des houillères, puisqu’elle les amène graduellement et par des transitions ménagées au régime de liberté absolue vers lequel nous marchons évidemment, se sont toujours traduits en diminution des droits d’importation. Bien que, de 1816 à 1834, il n’y ait point eu d’acte général du gouvernement au sujet du régime douanier de la houille, il ne faudrait pas croire que la question ait été perdue de vue pendant toute cette période. Dès 1828, M. de Martignac, alors ministre de l’intérieur, avait ordonné une enquête sur les houilles et les fers ; mais elle n’avait eu d’autre résultat que d’inquiéter inutilement l’industrie minérale, qui s’alarmait depuis assez longtemps d’investigations dont elle redoutait l’issue. Moins de cinq ans après, par un arrêté du ministre de l’intérieur (M. d’Argout), une nouvelle commission d’enquête était créée « pour éclaircir tous les points qui peuvent faire résoudre la question de savoir si l’on doit supprimer ou réduire le droit d’importation sur les houilles étrangères. » La commission de 1832, comme le montre M. Grar avec cette loyale érudition qui place sous les yeux du lecteur les textes mêmes des documens mis en œuvre, avait commis plusieurs erreurs géographiques et statistiques. Ces erreurs ont par suite égaré l’administration des mines, qui avait cru pouvoir puiser dans le rapport de la commission les élémens d’un historique de la législation douanière qu’elle publia en 1838. J’ai tenté à mon tour de me servir des documens réunis avec tant de soin par M. Grar dans sa remarquable histoire de l’industrie houillère du nord de la France, et aussi d’un curieux recueil, manuscrit pour la plus grande partie, qui appartient à la bibliothèque du ministère de l’intérieur[4]. On possède ainsi à peu près tous les matériaux nécessaires à l’étude des régimes successivement adoptés pour résoudre le grave problème économique qui doit concilier les intérêts des producteurs et des consommateurs de houille.
L’enquête de 1832 ne s’est pas terminée sans résultat pratique, comme celle de 1828 ; elle a eu des conséquences directes et indirectes de la plus haute importance. Il fut reconnu que les prix d’extraction de la houille étaient, à quelques centimes près, semblables en Angleterre, en Belgique et en France, et le gouvernement n’hésita plus à tenter une réforme partielle par une série d’actes auxquels la consécration législative fut donnée par la loi du 2 juillet 1836. C’est à cette même enquête de 1832 qu’il faut attribuer la faveur accordée, depuis 1834, aux bâtimens à vapeur de notre marine, militaire ou civile, qui peuvent se servir des houilles étrangères sous la seule condition de payer un droit de balance de 15 centimes, pourvu qu’ils ne remontent pas les fleuves au-delà du dernier bureau de douane. Dix ans après, l’agitation houillère s’était renouvelée. Dans sa session de 1846, le conseil du commerce émettait le vœu formel de l’admission en franchise, par toutes les frontières, des combustibles minéraux venant de l’étranger, et subsidiairement réclamait avec instance la suppression des zones, qui, selon lui, n’aboutissaient qu’à créer de choquantes inégalités, notamment sur les divers points du littoral. À la suite de ce mouvement, qui a été étudié ici même par M. Charles Coquelin[5], et qui n’avait pas seulement trait à la houille, un projet de loi sur les douanes avait été présenté à la chambre des députés ; il était devenu l’objet d’un long rapport de M. Lasnier, qui avait représenté notre industrie minérale comme incapable de lutter contre l’invasion des produits de l’Angleterre et de la Belgique. La révolution de février avait naturellement empêché qu’il fût donné aucune suite à ce projet, et jusqu’en 1852 l’état de l’industrie rendait inutile toute querelle douanière ; mais lorsque l’année suivante nos manufactures prirent cet élan extraordinaire où l’augmentation forcée du prix de la houille n’a pas eu pour cause, il faut en convenir, l’insuffisance de la production indigène, les plaintes recommencèrent contre l’impossibilité où se trouve notre industrie houillère de se mettre, malgré tous ses efforts, au niveau des besoins de la consommation. Le gouvernement, prenant en considération la multiplicité de ces plaintes, la disette gênante d’une matière première aussi nécessaire que la houille, et la tendance des prix à une élévation excessive, décréta en 1853 le régime douanier auquel est actuellement soumise l’industrie houillère. Il n’apparaît pas d’ailleurs que l’influence de cette mesure ait été favorable à l’abaissement du prix de vente des combustibles minéraux. Il serait évidemment intéressant de connaître la relation qui peut exister entre ce prix et les modifications successives des tarifs de douane ; mais on conçoit que ce résultat ne pourrait être obtenu que par des études exclusivement locales : il ne se dégage pas suffisamment des données que fournit la statistique nécessairement générale de l’administration des mines, c’est-à-dire de la comparaison de la quantité totale de combustibles minéraux consommés dans une année avec la valeur totale en francs de cette quantité[6] ; il faudrait en quelque sorte étudier dans chaque centre de consommation la série des phases subies par le prix de la houille aux diverses époques, et cet examen ne peut rentrer dans notre plan.
Il ne me reste plus, pour terminer ce que j’ai à dire de la législation douanière de la houille, qu’à mentionner le coke ou houille carbonisée comme payant le double des droits d’importation de la houille non carbonisée. Cette distinction, établie en 1838, fut fondée sur la nature manufacturée du produit et sur ce que, dans les évaluations officielles, le quintal métrique est regardé comme équivalent à deux quintaux métriques de houille, ce qui n’est point exact en général. On sait d’ailleurs que le coke a des usages spéciaux, et que cette proportion ne peut avoir qu’un sens fiscal ; depuis le décret de 1853, la houille carbonisée n’acquitte plus que la moitié en sus des droits acquittés par la houille crue.
Le rôle des combustibles minéraux dans l’industrie d’un pays étant maintenant tout à fait comparable au rôle des céréales dans l’alimentation de l’homme, il doit exister une certaine analogie entre les législations douanières de deux matières premières d’une aussi haute importance ; un jour même les verra peut-être réunies dans une complète identité, fondée sur la liberté absolue. On connaît le régime de l’échelle mobile, dont le mécanisme ingénieux, mais trop théorique, règle actuellement le commerce des céréales entre la France et l’étranger : on produit ou du moins on veut ainsi produire à volonté, suivant le degré d’abondance de nos récoltes, une certaine constance dans l’état de nos marchés, au moyen de l’importation des céréales étrangères et de l’exportation des céréales indigènes, en faisant varier, selon les circonstances, les droits de douane qui déterminent ce double mouvement. Il ne pouvait être question, pour les combustibles minéraux, d’un mécanisme économique fondé sur un principe du même ordre ; néanmoins, comme on l’a vu, le régime douanier a été conçu dans un esprit favorable au producteur. On s’est efforcé de le protéger à l’aide d’une sorte d’échelle mobile, dont les degrés sont les facilités présumées d’arrivage des charbons étrangers sur les divers points de notre territoire. Bien que les zones aient été destinées, du moins on l’a toujours dit, à amener au plus bas prix possible ces charbons dans les régions qui ne peuvent s’en procurer de français, ce résultat n’a jamais été atteint. Par exemple, les habitans du littoral de l’Océan, qui est à peu près dépourvu de gîtes de combustible, ne peuvent souvent recevoir que de la houille anglaise, par suite du prix élevé auquel reviendrait la houille française en raison des frais de transport ; il est donc permis de dire que la taxe douanière est pour ces habitans une charge gratuite, et on comprend pourquoi ils n’ont jamais cessé de se plaindre.
Avant de montrer comment, nonobstant ce régime d’entraves, l’importation étrangère s’est progressivement accrue au point de fournir près des deux tiers de la consommation indigène, il convient de déblayer le terrain de ce qui concerne notre exportation, dont la valeur maximum n’atteint qu’un million de quintaux métriques[7]. Si on met à part les quantités de houille exportées en Algérie et en Belgique (par suite d’un petit mouvement de frontières) et les réexportations de charbons anglais, on voit qu’il n’y a d’exportation réelle que pour la Suisse, qui reçoit annuellement du bassin de la Loire 200,000 quintaux métriques de houille, pour la Sardaigne, qui en reçoit environ 100,000 de ce bassin et de celui des Bouches-du-Rhône, et pour quelques pays limitrophes. Notre exportation ne mérite évidemment pas qu’on s’y arrête plus longtemps.
Dans le rapport du ministre des travaux publics à l’empereur, qui précède le dernier résumé des travaux statistiques de l’administration des mines, on peut voir une carte intéressante dont on ne saurait trop louer l’ingénieuse et utile disposition, et qui représente à la fois, pour l’année 1850, la production et la consommation des divers départemens en combustible minéral. Sur chacun de nos bassins, un carré, dont la surface est proportionnelle à la production, figure cette première donnée fondamentale. Pour chaque département, un cercle, dont l’aire est proportionnelle à la consommation, représente ce second élément de la question des houilles. En outre, des secteurs, dont l’ouverture angulaire est en rapport avec la quantité, de combustible importé, en font connaître la provenance indigène ou étrangère. L’usage des signes conventionnels est même, sur cette carte spéciale, poussé si loin qu’on y voit la proportion suivant laquelle chaque bassin français concourt à la consommation d’un département quelconque. Enfin les voies de circulation de la houille sont figurées sur cette carte, qui résume ainsi dans un langage parlant aux yeux, tous les élémens essentiels de l’industrie et du commerce des combustibles minéraux. On sait que M. Charles Dupin a naguère figuré sur une carte de France, au moyen de teintes plus ou moins foncées, le degré de civilisation dans chacun de nos départemens. Si l’on compare ces deux cartes, on est frappé, comme le remarque justement le comité des houillères, de la grande analogie des résultats qu’elles fournissent. Cette conclusion était du reste facile à prévoir, la consommation de la houille donnant en quelque sorte la mesure de la production manufacturière et agricole, et aussi de la population dans une région déterminée. On ne sera donc point étonné de voir paraître au premier rang dans les deux cartes le département du Nord, qui consomme à lui seul près du cinquième de la houille brûlée en France ; les départemens de la Loire et de la Seine, qui en consomment chacun plus du dixième ; ceux du Pas-de-Calais, du Rhône, de Saône-et-Loire, du Gard. Il n’est point non plus surprenant de trouver parmi les moindres consommateurs les départemens du Gers, des Hautes-Pyrénées et de la Corrèze, dont les deux premiers ne figuraient même pas, avant 1848, sur le tableau du commerce des combustibles minéraux.
Un simple coup d’œil jeté sur la carte de l’administration des mines montre l’étendue des régions desservies en partie par les houilles de provenance étrangère. On y voit les produits du bassin de Sarrebruck pénétrer dans sept départemens, en tête desquels sont ceux de la Moselle, de la Meurthe, du Bas-Rhin et des Vosges, et ne pas dépasser une ligne qui relierait les villes de Colmar, Épinal, Chaumont, Saint-Dizier, Bar-le-Duc et Verdun. On y reconnaît de même le domaine attribué aux houillères de la Belgique, qui comprend seize départemens, et que délimite une ligne passant par Rouen, Paris, Troyes et Châlons-sur-Marne. Ces houillères fournissent au département du Nord les deux tiers de son approvisionnement, le troisième tiers étant nécessairement produit par les exploitations locales. Les charbons anglais entrent pour un quart dans l’approvisionnement du Pas-de-Calais, pour un tiers dans celui de la ville de Rouen. Tandis que les importations de la Belgique et de la Prusse rhénane ont lieu naturellement sur les points voisins des frontières jusqu’à ce qu’elles soient combattues avec avantage par les produits des mines françaises, les importations de l’Angleterre n’embrassent pas moins de trente-huit de nos départemens ; elles arrivent jusqu’à Montpellier, Marseille, Draguignan, Ajaccio, en contournant la Péninsule, et pénètrent jusqu’à Toulouse, Agen, Limoges, Poitiers, Tours, Le Mans, Alençon, Rouen, Amiens, Arras et Lille, où elles viennent lutter avec les importations de la Belgique. L’Angleterre fournit peu de charbon au département de la Seine, qui est surtout approvisionné par la Belgique et par les mines nationales. Les chiffres les plus récens de la consommation parisienne en attribuent plus des quatre cinquièmes aux houillères belges, un sixième environ aux mines du nord de la France, et le reste à celles du centre et à celles de l’Angleterre. On n’a peut-être point oublié la perte, arrivée, au commencement d’octobre 1857, sur les côtes de Fécamp, du steamer anglais the Emperor. Il était le premier essai d’une compagnie qui se proposait de créer un service spécial pour le transport des charbons entre Paris et Rouen et le bassin houiller de Newcastle, au moyen de longs bateaux à vapeur d’un faible tirant d’eau, du port de 1,200 tonneaux, et munis de petites machines destinées à opérer rapidement le déchargement du navire. Le steamer the Emperor devait stationner à Rouen jusqu’à ce que la crue des eaux de la Haute-Seine lui permît d’arriver à Paris. Si le succès n’a pas tout d’abord couronné cette première tentative, elle ne constitue pas moins un fait digne de préoccuper nos compagnies de chemins de fer.
Dans le rapport que je mentionnais tout à l’heure, le ministre des travaux publics s’exprime ainsi à propos de la production, de l’importation et de l’exportation des combustibles minéraux : « Ces chiffres, pris dans leur ensemble, font clairement ressortir l’infériorité chaque jour croissante de l’industrie indigène vis-à-vis des bassins étrangers. » On vient de voir quels sont les points de notre territoire où pénètrent les houilles étrangères ; examinons dans quelle proportion elles concourent à la consommation française.
Il a été remarqué déjà que la presque totalité de la houille produite par le bassin de Sarrebruck[8] était consommée en Lorraine et en Alsace et aussi par la compagnie des chemins de fer de l’Est, qui n’a pas seulement provoqué comme consommateur l’accroissement des importations de la Prusse et de la Bavière rhénanes ; par l’ouverture de l’embranchement de Frouard à Forbach, en 1851, et par l’application de tarifs différentiels, elle a considérablement -activé ces importations. Ce fait d’un bassin étranger qui approvisionne exclusivement nos départemens limitrophes doit être rapproché de cette fièvre de recherches dont la Moselle est en ce moment le théâtre. On y trouvera une preuve bien manifeste du progrès que l’industrie houillère est capable de faire sans être surexcitée par l’espoir d’une protection systématique, et du caractère tout artificiel des plaintes que fait entendre le comité des houillères françaises, lorsqu’il prétend que le relâchement de notre législation douanière aura pour conséquence de s’opposer au développement de nos exploitations de combustibles minéraux.
On peut encore opposer aux partisans des restrictions douanières l’essor pris par les mines du nord de la France, placées exactement vis-à-vis du bassin belge dans la situation qu’occupent vis-à-vis du bassin de Sarrebruck nos exploitations naissantes de l’est. Cependant la France absorbe à elle seule la presque totalité de l’exportation houillère de la Belgique : sur une production de 85 millions de quintaux métriques, elle en consomme environ 32 millions, c’est-à-dire plus du tiers[9]. Tout exposé qu’il est à la concurrence étrangère, le bassin du nord s’est pourtant développé au point, je le répète, de doubler son extraction durant ces cinq dernières années, et il a tenu partiellement en échec l’importation belge. Il n’est pas douteux que les nouvelles exploitations de la Moselle ne soient destinées à donner un spectacle semblable. À coup sûr, les sociétés d’explorateurs que le comité des houillères a soin de signaler comme une preuve incontestable des efforts de l’industrie minérale, et dont il cite les succès sur plusieurs points du territoire pour montrer l’augmentation incessante de notre domaine souterrain, ces sociétés si nombreuses ne pensent point, comme le comité, que les charbons étrangers se présentent sur nos marchés du nord et de l’est dans des conditions telles que les charbons français ne puissent soutenir la concurrence, car je ne suppose pas que le mouvement remarquable d’explorations dont j’ai tenté de donner une idée se poursuive dans un intérêt purement géologique.
La France se trouve encore au remier rang des contrées qui reçoivent de la houille anglaise. Sur les 62,182,820 q. m. de combustibles minéraux que la Grande-Bretagne a exportés en 1856, nous en recevons plus du sixième, ou exactement 11,817,580 quint, met. Ce nombre comprend le charbon destiné à notre marine à vapeur, qui, on le sait, ne paie qu’un simple droit de balance, et qui figure pour 3 millions de quintaux métriques environ dans ce chiffre d’importation. L’augmentation en 1857 a été fort considérable, puisque, abstraction faite de la quantité spécialement absorbée par nos bâtimens à vapeur, qu’elle approvisionne presque exclusivement, l’importation anglaise s’est élevée, d’après le tableau comparatif du commerce étranger des principales marchandises qu’a récemment publié le Moniteur, à 11,543,905 quintaux métriques[10]. Ce mouvement est du reste particulier à l’Angleterre car le même document nous montre que les importations allemande et belge ne se sont accrues que de quelques centaines de quintaux métriques, et que l’importation belge de 1857 est encore inférieure à celle de 1855.
L’importation en France des houilles anglaises daterait de loin, suivant M. Amédée Burat, qui raconte que déjà en 1325 des navires français allaient à Newcastle échanger du blé contre du charbon, qu’en 1546 Henri VIII écrivait au maire de cette ville d’expédier 3,000 tonnes de combustible à Boulogne, qu’en 1770 trois cent soixante-cinq bâtimens étaient employés à cette importation. On a vu d’ailleurs, lorsque j’ai résumé les phases diverses qu’a subies le régime douanier de la houille étrangère avant la révolution, le rôle important que semblait jouer la Grande-Bretagne dans notre consommation de combustible minéral. « C’était de l’Angleterre surtout que nous recevions ce combustible, » lit-on dans le premier numéro du Journal des Mines (septembre 1795), et le mémoire ajoute, suivant le langage du temps, qui ne serait peut-être pas désavoué en ce moment par le comité des houillères françaises : « Nous comptions sur cette ressource funeste, comme si elle eût pu toujours durer. » Il est impossible de se procurer, avant 1787, des chiffres propres à faire apprécier la valeur réelle de l’importation anglaise en houille : pour cette année, elle est de 1,573,784 quintaux métriques, et constitue ainsi les trois quarts de l’importation totale, soit un peu moins du tiers de la consommation française. En 1789, ce chiffre est de 1,800,000. Après avoir diminué peu à peu jusqu’à devenir nulle pendant toute la période qui correspond au blocus continental, établi depuis la fin de 1806 jusqu’à la chute de l’empire, l’importation des houilles anglaises en France reparaît à peine durant les vingt ans qui précèdent la promulgation de la loi de 1836. Bien que l’ordonnance de 1837 eût aussi diminué de moitié les droits d’entrée sur les houilles belges ? elle avait eu nécessairement une influence plus grande sur l’importation du royaume-uni, attendu que la taxe perçue sur la frontière maritime était plus que triple de celle perçue sur la frontière de terre, dans la partie où s’opérait principalement l’entrée des houilles de Belgique. En somme, quoique depuis cette époque l’importation belge ait toujours été beaucoup plus considérable que l’importation anglaise, la première a seulement triplé, tandis que la seconde a sextuplé.
La Grande-Bretagne a toujours été et elle est encore maintenant le point de mire des partisans des restrictions commerciales. Les houillères du nord de la France sont, à proprement parler, les seules qu’expose à la concurrence étrangère le voisinage des houillères de la Belgique, dont les produits d’ailleurs semblent nous être assurés. L’importation anglaise au contraire, par ses progrès incessans, puisqu’elle tend à pénétrer de plus en plus dans l’intérieur de la France par l’intermédiaire des voies navigables qui débouchent dans l’Océan, intéresse un nombre beaucoup plus considérable d’exploitons. Dans ce débat industriel et commercial, aux consommateurs qui demandent à grands cris de la houille abondante et à bon marché viennent se joindre les chambres de commerce de nos principales villes maritimes, d’ailleurs à bon droit un a peu suspectes, puisque les intérêts qu’elles représentent ont pour base essentielle l’industrie des transports, et que par conséquent ces villes ne demandent naturellement qu’exportation et importation. La Belgique même paraît vouloir entrer dans la lice pour son propre compte, bien que sa production, si considérable eu égard à la faible étendue de son territoire, semble devoir la mettre à l’abri des envahissemens de l’Angleterre en matière de combustibles minéraux[11]. Le directeur d’un des principaux charbonnages de Mons, M. Henri Jordan, prêtait récemment son concours à ses confrères français par les réflexions dont il accompagnait l’utile traduction d’une statistique de l’industrie houillère du royaume-uni. « Habituée à produire des quantités aussi considérables que celles que nous venons d’indiquer, dit M. Jordan, intéressée à conserver toujours la même activité, disposant des moyens de production les plus puissans, admirablement douée quant aux conditions naturelles, l’industrie houillère anglaise sera nécessairement amenée, dans quelque année de crise, à jeter sur le continent des marchandises qui n’auront point trouvé de débouché en Angleterre, et dans les années de prospérité même il lui sera facile, toutes les fois qu’elle le jugera convenable, d’encombrer de ses produits les ports du littoral et de dicter la loi sur les marchés. » Cette seconde partie de la proposition de M. Jordan est évidemment contestable, car il est difficile d’admettre cette influence excessive de l’industrie anglaise sur une industrie similaire du continent, et elle ne comporterait réellement d’autre remède qu’une prohibition absolue des produits de la Grande-Bretagne. La première partie, à laquelle se réduisent d’ailleurs les partisans modérés du système restrictif, ne me semble pas davantage devoir être prise en considération, car on ne peut choisir une période anormale, et nécessairement de courte durée, pour base d’un système douanier. Le comité des houillères françaises fait, de son côté, allusion à une parole prononcée en 1835, dans un débat parlementaire relatif à la suppression des droits de sortie sur les houilles, par un ministre anglais qui s’était écrié que toute nation qui, pour travailler, aurait besoin de la houille anglaise serait vassale de l’Angleterre. Rappeler, comme on l’a fait trop souvent, cette parole, où se trahit l’orgueil exagéré que donne à la Grande-Bretagne le sentiment de sa prépondérance commerciale, c’est vraiment ne chercher qu’à faire vibrer un sentiment patriotique là où il faudrait ne voir qu’une question économique. On ne peut pas dire sérieusement que la France, qui produit environ les deux tiers de la houille qu’elle consomme, et qui n’emprunte à l’Angleterre, en prenant les termes de comparaison les plus défavorables, que le dixième au plus de sa consommation, puisse se trouver jamais dans un état de vassalité industrielle vis-à-vis de cette puissance. Il est bon de n’attribuer aux combinaisons de douane que les résultats qu’elles peuvent produire.
La consommation d’une marchandise quelconque par une nation comprend naturellement trois termes, dont deux, la production indigène et l’importation étrangère, s’ajoutent l’un à l’autre, et de la somme desquels se retranche le troisième, qui est l’exportation à l’étranger. Nous connaissons maintenant ces trois termes pour les combustibles minéraux ; il nous suffit donc de les grouper dans l’ordre que j’indique pour obtenir la valeur annuelle de la consommation française. Le dernier chiffre authentique date de 1852, époque à laquelle s’arrête la plus récente publication de l’administration des mines, et il accuse 79,585,200 quintaux métriques de houille absorbés par nos industries de tout genre. La consommation houillère de la France était en 1787 de 4,035,919 quintaux métriques, en 1802 de 9,351,800, en 1814 de la même quantité ; mais depuis cette époque elle s’est graduellement accrue dans une proportion considérable : elle était en 1820 de 13,481,220 quintaux métriques, en 1830 de 24,939,448, en 1840 de 49,798,921, en 1850 de 72,252,700 ; ce dernier chiffre donne une infériorité de plus de 4 millions de quintaux métriques relativement à l’année qui a précédé la révolution de février. Le temps d’arrêt n’avait pas été, comme pour notre production, de plus d’un an à la suite de la révolution de juillet. Il semble que depuis 1852 la loi d’accroissement qui résulte de ces indications soit tout à fait modifiée, notamment pour les trois années suivantes ; les évaluations approximatives les plus récentes portent notre consommation en combustibles minéraux à 121 millions de quintaux métriques, dont le quart à peu près nous serait fourni par la Belgique, qui nous envoie à elle seule les deux tiers de l’importation étrangère, dont le dixième et le douzième environ sont expédiés respectivement par l’Angleterre et la Prusse rhénane. En même temps on évalue à 77,500,000 quintaux métriques la production indigène, ce qui lui attribuerait à peu près les cinq huitièmes de la consommation totale.
Tandis que nous ne rencontrons en France qu’une exportation insignifiante, fait que les chiffres cités plus haut expliquent suffisamment, nous ne trouvons au contraire aucune importation étrangère de houille en Belgique et dans la Grande-Bretagne. Contrairement à ce qui se passe chez nous, ces deux pays produisent beaucoup plus qu’ils ne consomment, et la France est un des principaux cliens qui absorbent l’excédant de leur production, particulièrement en ce qui concerne la Belgique. Nous sommes certainement pour beaucoup" dans cet accroissement de 71 pour 100 qui s’est manifesté de 1845 à 1855 dans l’extraction houillère de nos voisins, car les deux cinquièmes environ de leur production appartiennent à l’importation, évaluée maintenant à 35 millions de quintaux métriques. On arrive ainsi, pour la consommation belge en combustibles minéraux, au chiffre de 50 millions de quintaux métriques, qui est relativement bien plus considérable que le nôtre, puisque le territoire de la France est vingt fois plus grand que celui de la Belgique, et que notre population est décuple de la sienne.
Nous avons heureusement des chiffres parfaitement authentiques pour la Grande-Bretagne, grâce à une publication officielle récemment faite par les soins du Geological Survey[12], dont le directeur, M. Murchison, constate, dans une courte introduction, l’essor prodigieux, — aux yeux des Anglais eux-mêmes, — de l’industrie houillère du royaume-uni, conséquence naturelle du développement grandiose que prend l’industrie manufacturière de ce pays. « Malgré l’excès de production que présentait l’année 1854 sur toutes les années précédentes, je trouve, dit M. Murchison, que la production du charbon en 1856 est encore supérieure à cette surprenante quantité (surprising quantily) ; le chiffre de 677,117,770 quintaux métriques correspond à une augmentation de 22,274,580 sur l’année 1855, et, au prix moyen de la houille sur le carreau de la mine, il représente une valeur de 410,596,550 francs. L’exportation à l’étranger, qui est de 62,182,820 quintaux métriques, s’est accrue d’une année à l’autre de près de 10 millions de quintaux métriques ; grâce à la navigation côtière et aux chemins de fer, elle a été plus active que jamais. » En défalquant l’exportation de la production, on arrive pour la consommation anglaise au chiffre énorme de 614,934,950 quintaux métriques, qui est quintuple du nôtre. On sait que l’Angleterre a une population inférieure de dix millions d’habitans à celle de la France.
Indépendamment d’une abondance toute naturelle, que nous ne pouvons qu’envier, les bassins houillers de la Grande-Bretagne rencontrent encore un puissant élément de prospérité dans une répartition également naturelle sur ce sol classique des richesses minérales. Tel bassin touche à une mer, tel autre se trouve à la fois placé sur deux mers ; les bassins du centre de l’Angleterre sont sillonnés de canaux qui amènent par la Tamise la houille jusqu’à Londres, dont la consommation est de 45 millions de quintaux métriques, quantité qui dépasse de beaucoup la moitié de notre production. On évalue à 2,500,000 âmes la population de Londres, et à 1,600,000 celle de Paris ; la capitale de la France ne consomme que 12 millions de quintaux métriques de houille, soit un peu plus du quart de la quantité brûlée dans la capitale de l’Angleterre. Outre leurs canaux navigables, qui donnent de si faciles débouchés à une matière première aussi gênante que la houille, et pour le transport de laquelle ces canaux ont été à peu près exclusivement établis, nos voisins d’outre-Manche ont encore leurs innombrables chemins de fer, dont les compagnies tentent de rivaliser avec les steamers à hélice eux-mêmes, en n’appliquant à la houille que le tarif minime, de 0 fr. 014 par tonne et par kilomètre. En 1855, le Great Northern seul a transporté plus de 80 millions de quintaux métriques de houille. Le cabotage, qui est presque entièrement desservi par ce commerce spécial, ne donne pas des résultats moins grandioses. À défaut de chiffres plus récens, je rappellerai que M. Talabot, rapporteur de la commission des vœux au conseil général des manufactures, disait le 3 janvier 1846, dans un débat sur la question du transport exclusif des houilles par bâtimens français, que le cabotage seul du charbon dépassait en Angleterre 7,700,000 tonneaux, c’est-à-dire le triple de notre cabotage entier, sur 12 millions afférens au cabotage général, et présentait un mouvement de cent mille vaisseaux, — qu’il entrait par cette voie pour la seule ville de Londres 2,900,000 tonneaux. Suivant un reviewer anglais que j’ai déjà eu occasion de citer[13], en un seul mois (octobre 1852), sept cent quatre-vingt-huit vaisseaux, transportant près de 255,000 tonnes de houille extraites des mines du nord, arrivaient dans la capitale de la Grande-Bretagne, et dans toute l’année les bâtimens partis du bassin de Newcastle étaient en destination de trois cent onze ports appartenant aux diverses parties du monde. « Une fois, dit ce publiciste, trois cents navires environ, chargés de charbon, furent vus, à une seule marée, sortant ensemble de l’embouchure de la Tyne et se dispersant sur l’Océan, leurs proues tournées dans presque toutes les directions, s’enfonçant profondément dans les eaux sous le poids de leur fardeau minéral, d’une bien plus grande valeur pour nous que des sables aurifères ou les mines du Mexique. » Pensée éminemment juste, car c’est réellement la houille qui, dans l’ordre industriel, assigne principalement à l’Angleterre le premier rang parmi toutes les nations du globe. On rappelait récemment ici même que, des trois élémens du grand fret maritime (coton, houille et sucre) qu’une puissance navale doit attirer à elle, indépendamment des affrétemens généraux, la Grande-Bretagne possédait les deux derniers[14] : on voit quelle est la valeur de l’un de ces élémens.
En France, nos principales régions houillères sont situées dans la partie centrale, et, à l’exception de quelques lambeaux isolés et clair-semés dans le Maine, dans l’Anjou, dans la Vendée, etc., le terrain carbonifère ne se rencontre que loin de la mer. Malgré la présence de nos bassins d’origine récente au nord et à l’est, la répartition des précieux gisemens est très irrégulière. Elle est en outre fort désavantageuse au point de vue capital des transports, parce que ces gisemens sont pour la plupart situés dans des pays accidentés, près de fleuves irrégulièrement navigables, de sorte que les distances considérables que doivent nécessairement parcourir les produits de nos houillères avant d’atteindre les grands centres de consommation sont excessivement onéreuses. Telles sont les conditions qui, pour tout le littoral de l’Océan, rendent inévitable, en dépit même des droits protecteurs, l’alimentation de nos usines par l’Angleterre. En jetant les yeux sur la carte de l’administration des mines, où le fait se trouve mis dans la plus entière évidence, on reconnaît que le droit perçu sur les importations maritimes de combustibles minéraux pèse précisément sur les moindres consommateurs. Si l’on songe que la Belgique et l’Angleterre sont depuis longtemps sillonnées de canaux navigables et de chemins de fer, on a dans les rapprochemens que suggère ce fait des indications fort nettes sur le sens dans lequel doivent tendre et tendent incessamment d’ailleurs nos efforts pour atténuer notre infériorité vis-à-vis de ces puissances. Au fond, la difficulté que présente le commerce des combustibles minéraux est plus simple que ne le ferait croire l’âpreté des luttes auxquelles il donne lieu entre les producteurs et les consommateurs, qui y apportent nécessairement une ardeur excessive en raison de l’intérêt qui pour eux s’attache à la solution de la question. Cette difficulté a été, dès 1836, indiquée avec précision et autorité par M. de Saint-Cricq, que personne n’a jamais songé à accuser d’une affection exagérée pour les doctrines du libre-échange. « La question des houilles, disait-il à la chambre des pairs, est moins une question de tarif qu’une question de transport. Nous sommes riches en mines de houille ; l’extraction n’en est pas généralement beaucoup plus chère qu’ailleurs. C’est l’insuffisance des voies de transport qui en élève le prix aux lieux de consommation, à ce point qu’un hectolitre, valant sur telle fosse 60 ou 80 centimes, revient dans tel port à 3 ou à francs. » Tel est, aux yeux même des protectionistes raisonnables, le véritable état de la question. Je ne veux donner pour preuve de l’exactitude de cette assertion au sujet des véritables limites dans lesquelles doit se circonscrire le débat que les paroles du ministre des travaux publics dans le rapport à l’empereur que j’ai déjà cité. Après avoir comparé les prix moyens du charbon sur le lieu de production et sur le lieu de consommation, après avoir reconnu que le premier est moins de la moitié du second, il ajoute : « Du fait général il résulte jusqu’à l’évidence qu’en France notre infériorité, quant au prix du combustible minéral, ne tient pas, comme on l’a dit trop souvent, à la cherté de notre extraction et à la barbarie de nos procédés ; elle tient principalement à l’insuffisance de nos voies de transport. L’on ne peut donc trop le répéter, c’est en achevant nos chemins de fer et nos canaux que nous parviendrons à donner la houille à bon marché sur tous nos grands centres industriels. » On conçoit dès lors que le gouvernement qui a tant fait pour améliorer les conditions de l’industrie nationale, en donnant une si vive impulsion à la construction de notre réseau de chemins de fer, pouvait légitimement, diminuer, comme il l’a fait en 1853, les droits qui restreignent l’importation des houilles étrangères. Loin d’admettre que, sans des droits excessifs, notre industrie houillère serait hors d’état de lutter avec celle de l’étranger, le gouvernement se place sur un autre terrain, et s’occupe des moyens de procurer à la France les conditions qui lui manquent pour rivaliser sur le pied d’égalité avec la Belgique et l’Angleterre. Il reconnaît que, pour le plus grand nombre des départemens qui se font remarquer par une consommation infime de charbon minéral, l’absence de voies de communication et le prix élevé des transports sont les seules causes auxquelles ce fait doive être attribué, et il dote ces départemens de voies nouvelles de transport. Notre réseau général des chemins de fer est à peu près complètement tracé, il avance rapidement. Au moment où le réseau partiel des Pyrénées a été concédé, soixante-seize départemens participaient déjà plus ou moins, dans le présent ou dans l’avenir, aux bienfaits du système des communications rapides. Parmi les départemens déshérités se trouvaient précisément ceux que j’ai cités comme ne figurant pas dans le tableau de notre consommation de combustible minéral, et les autres n’y figuraient guère que pour mémoire.
Jusqu’à présent, il faut le reconnaître, nos chemins de fer ont surtout favorisé les importations des houilles étrangères, par suite des circonstances qui ont déterminé l’ordre de leur création et des réductions de tarif qu’ont admises certaines compagnies concessionnaires. On le comprend sans peine : tandis que nos bassins de la Loire, de Saône-et-Loire et de l’Allier sont situés à 600, 450 et 385 kilomètres de Paris, les bassins belges ne sont distans de ce grand centre industriel que de 308 kilomètres pour, celui de Mons, et de 266 pour celui de Charleroi ; les ports du Havre et de Dieppe n’en sont éloignés que de 229 et 201 kilomètres. Aussi les transports de houille par les voies ferrées n’ont-ils réellement eu lieu que pour les charbons belges et anglais, par les lignes du Nord et de Rouen, auxquelles il convient d’ajouter aussi la ligne de Forbach pour le bassin de Sarrebruck. Le transport de matières aussi lourdes et aussi encombrantes que la houille semblerait d’ailleurs devoir être l’apanage exclusif des voies navigables, et il va sans dire qu’il n’a été détourné sur les chemins de fer qu’au moyen d’un abaissement considérable du tarif afférent à cette marchandise. Ce tarif est en effet de 10 centimes par tonne et par kilomètre dans le modèle le plus récent de cahier des charges d’une concession de chemin de fer. La compagnie du Nord est la première qui ait engagé la lutte avec les canaux, en ne demandant d’abord que 0 fr. 035, puis 4 centimes ; elle a été imitée par la compagnie de l’Est, et cette tentative a été tout aussi favorable aux novateurs qu’aux consommateurs ; elle vient, un peu tard il est vrai, d’être renouvelée par la compagnie de Lyon, qui en tirera les mêmes avantages. Aucune autre compagnie n’a trouvé que son intérêt lui conseillât de prendre un semblable parti, qui amènerait une diminution très notable dans le prix de la houille, et serait par conséquent éminemment favorable aux concessionnaires de mines. Nous avons vu quelle limite atteignait le prix du transport de la houille sur les chemins de fer anglais : elle serait à la rigueur admissible pour nos chemins de fer dans le cas d’une ligne qui entrerait en concurrence avec un canal parallèle ; mais le prix de 0 fr. 015 par tonne et par kilomètre n’aboutirait pas à un bénéfice sérieux.
On le voit, la lutte engagée entre les canaux et les chemins de fer pour le transport de la houille et des marchandises semblables ne peut qu’être favorable au consommateur, puisqu’elle se traduit par des réductions de prix ; mais si les canaux présentent le grave inconvénient d’être sujets à des chômages trop fréquens en hiver ou en été, ils n’en sont pas moins les voies naturelles des transports à grande distance pour les matières lourdes et encombrantes, et d’ailleurs les prix des chemins de fer se relèveraient certainement dès que les canaux auraient été abandonnés par la batellerie. On ne doit donc pas désirer que cette lutte aboutisse à un résultat aussi radical, et on ne peut que se joindre au comité des houillères quand il réclame du gouvernement une réduction sur les droits de navigation intérieure, réduction accordée déjà sur une partie du canal du Rhône au Rhin qu’avoisine la ligne de Strasbourg à Bâle, et qui, généralisée, améliorerait certainement beaucoup les conditions de la circulation de nos produits houillers. On conçoit en effet que ces droits de péage de 1 centime par tonne et par kilomètre, c’est-à-dire constituant la moitié ou les deux tiers du fret total, soient un obstacle à la diminution de celui-ci, puisqu’ils ne peuvent participer à une réduction quelconque, alors que les frais de transport proprement dits sont bien près d’être réduits au minimum. Il faut même remarquer que les charbons anglais, pénétrant en France par la Seine, la Loire, la Gironde, c’est-à-dire par des voies navigables plus avantageuses à tous égards, se trouvent dans des conditions plus favorables que les charbons indigènes. C’est du reste affaire au gouvernement, qui est le propriétaire des canaux, de voir ce qu’exigent réellement les intérêts généraux qu’il représente : l’industrie houillère, pour être au nombre des principales victimes de l’état actuel des choses, n’est pas la seule industrie qui ait le droit de se plaindre.
En somme, on peut dire qu’en moyenne générale le prix de transport forme plus de la moitié du prix de vente des combustibles minéraux, malgré une certaine tendance à un abaissement que produit l’amélioration de nos voies de communication ; mais, si on examine en détail la situation des bassins producteurs, on trouve par exemple que plus de la moitié des cinquante départemens qui consomment de la houille du bassin de la Loire la paient quatre, cinq et six fois plus cher que sur la mine ; des résultats analogues se produisent dans nos bassins du Nord et de Saône-et-Loire, qui viennent immédiatement après quant au nombre des départemens qu’ils approvisionnent en totalité ou en partie. Le prix d’achat des combustibles minéraux sur le lieu d’extraction varie lui-même, on le comprend, entre des limites fort éloignées, qui dépendent de circonstances locales ; pour ne considérer que des cas extrêmes, ce prix est de 54 centimes dans l’Aveyron et de 3 francs dans le Haut-Rhin. Il n’y a qu’une différence de plusieurs centimes entre les prix de vente de nos deux grands bassins de la Loire et du Nord. Dès que la houille a parcouru 200 kilomètres sur les voies navigables, 150 sur les voies ferrées, 50 sur les voies de terre ordinaire, elle a au moins doublé de valeur. Ce résultat, que j’emprunte au comité des houillères, est la protection la plus efficace pour notre industrie des combustibles minéraux, notamment au centre de la France, alors même qu’il sera atteint par le progressif et utile envahissement de notre réseau ferré. Les frais de transport qui augmentent forcément le prix des houilles étrangères d’une manière sensible pourront abaisser celui des houilles indigènes, mais ne mettront point en péril sérieux l’industrie minérale de la France, comme on affecte de le croire. Loin d’admettre les plaintes que font entendre les intéressés, je crois au contraire qu’ils touchent de beaux bénéfices. Dans certains cas, ils savent parler de l’avenir brillant réservé à leurs entreprises, ils savent rappeler que dans quelques-unes le capital engagé a produit un intérêt excessif. Sans prendre pour type ce fameux denier d’Anzin, dont la valeur dépasse, dit-on, 150,000 francs, et les affaires du même genre, on peut affirmer qu’un grand nombre de compagnies minières donnent à leurs actionnaires 7 pour 100, 10 pour 100, et même plus.
Quand même l’industrie houillère, débarrassée des entraves qu’engendrait l’état arriéré de nos voies de communication, ne serait pas reconnue capable de marcher toute seule, il ne faudrait pas s’en effrayer beaucoup. La stagnation de nos mines de combustibles ne serait pas aussi préjudiciable aux intérêts généraux qu’on veut bien le dire : elle pourrait sans doute provoquer une lésion momentanée de quelques intérêts privés ; mais on doit plutôt se demander, en puisant un argument dans la nature spéciale de la’ propriété souterraine, s’il ne serait pas plus prudent de laisser nos voisins épuiser leurs richesses en nous en inondant selon l’expression consacrée, si, loin de provoquer des excès d’extraction par une protection énergique, il ne serait pas plus sage de calmer nos industriels par un régime de liberté. Le comité des houillères n’est pas de cet avis, car il se demande au contraire s’il n’y a pas un grand intérêt à restreindre les importations étrangères et à développer la production indigène, s’il n’eût pas été d’une bonne économie politique de commencer par entrer dans cette voie avant d’exciter l’accroissement de la consommation, solution qui m’eût semblé difficile à faire passer de la théorie dans la pratique. Il se pose cette question : la houille doit-elle être protégée, alors même que la production est inférieure à la consommation ? Et, certain que la consommation doit se compléter pour un tiers au moyen des houilles étrangères, il se croit autorisé à répondre affirmativement. Ne serait-il pas plus logique et plus conforme aux données de l’expérience de conserver cette houille qui, déposée au sein de la terre en quantité limitée, serait toujours à notre disposition lorsque le besoin viendrait à s’en faire sentir ? Ce serait faire sur une plus grande échelle ce que font la plupart des compagnies qui possèdent plusieurs mines, comme celle des mines de la Loire ou celle des mines du Maine, qui, invoquant l’aménagement rationnel de la propriété minérale, demandent toujours à l’administration l’autorisation de fermer un certain nombre d’exploitations pour cause d’inutilité. Sur plusieurs points, on est rentré dans les travaux de nos prédécesseurs, qui n’avaient pas complètement épuisé les gîtes ; quand viendront les temps de rareté et de cherté pour la houille, nos successeurs rentreront certainement dans une partie des travaux où on a laissé dédaigneusement les charbons de médiocre qualité. Si, par suite de circonstances politiques, la Belgique ou l’Angleterre venait à nous manquer, nous retrouverions nos houillères, et le temps et les dépenses qu’exigerait la reprise de l’exploitation se trouveraient largement compensés par les économies de combustible que la France aurait faites pendant tout le temps où elle aurait tiré son approvisionnement de l’étranger.
En résumé, de tout ce que je viens d’exposer, il me semble résulter que, dans la question commerciale des houilles, les droits de douane constituent une taxe mal à propos levée au détriment des consommateurs, sans qu’elle le soit toujours au profit des producteurs ; ceux-ci en effet n’oseront prétendre que le droit d’importation maritime leur est utile, puisqu’il ne représente qu’une fraction peu importante de l’énorme distance que les charbons indigènes auraient à franchir pour arriver sur les points que dessert l’importation anglaise, tandis que ce droit forme, ainsi qu’on le peut voir en le comparant au prix moyen, une fraction assez notable du prix d’achat de la houille. J’ajouterai d’ailleurs que les droits sur l’importation houillère ne sont point, à l’instar de certains impôts très productifs pour le trésor, d’une valeur telle que la suppression en puisse constituer un embarras : ils ne rapportent maintenant que 8 millions par an. Le prix de revient de la houille française n’est pas plus cher que celui de la houille anglaise ou belge ; nos mines ne peuvent suffire à notre consommation, qui croît sans cesse, qu’il serait téméraire de vouloir entraver. Toute notre industrie manufacturière est intéressée à se procurer avec abondance, et au plus bas prix possible, les matières premières qu’elle emploie, et particulièrement le combustible ; il n’y a donc aucune raison pour protéger nos houillères par une élévation des tarifs de douane. La libre entrée en France de la houille étrangère dans un avenir qui n’est vraisemblablement point éloigné, qui aura été préparé de longue main, de manière à ne pas produire de perturbation subite, me paraît un fait certain, que la pratique et la théorie s’accordent à justifier. Le gouvernement ne doit à l’industrie houillère que l’amélioration de la navigation intérieure de la France et le développement de notre réseau de chemins de fer.
Il est sans doute une question que cette étude a soulevée dans l’esprit du lecteur. Quelle est la relation qui peut exister entre le combustible végétal et le combustible minéral ? Quelles sont les quantités de carbone mises ainsi par la nature à la disposition de l’homme sous ces deux formes ? S’il est difficile de résoudre avec une approximation suffisante le problème embrassé dans toute sa généralité, il est du moins possible de savoir avec beaucoup d’exactitude quelles sont, pour la France seulement, les productions relatives en bois et en houille. Les renseignemens les plus récens donnent à notre sol forestier une superficie totale de 8,488,072 hectares, ainsi partagée : domaine de l’état, 1,087,952 ; communes et établissemens publics, 1,835,880 ; particuliers, 5,497,460 ; couronne, 66,780. Pour évaluer la production annuelle de nos forêts, il nous faut connaître celle qui correspond à 1 hectare placé dans les conditions diverses afférentes à chacune des catégories de propriété forestière ; or on estime que la production annuelle de l’hectare est de 4 stères 500 pour les bois de l’état et ceux de la couronne, de 4 stères 120 pour ceux des communes et des établissemens publics, et de 3 stères seulement pour les bois des particuliers. Les élémens essentiels du calcul ainsi déterminés par une statistique exacte, on obtient pour la production totale des forêts de la France 29,888,166 stères. S’il ne faut pas oublier de défalquer, eu égard au but que nous nous sommes proposé, les 3,080,910 stères de bois qui sont utilisés autrement que comme combustible, il importe d’un autre côté de ne pas négliger les 13 millions de stères environ de combustible végétal produits annuellement par les pâtis, les bruyères, les landes, les plantations faites le long des voies de communication de toute nature, etc. En tenant compte de toutes les ressources de notre production indigène en bois, on arrive certainement au chiffre annuel de 40 millions de stères : or il est constaté, par la détermination du poids moyen d’un stère de bois de chauffage, par celle du pouvoir calorifique du bois, qui est à peu près la moitié du pouvoir calorifique de la houille, que le stère de bois doit être considéré comme équivalant à moins de 2 quintaux métriques de houille. Notre production en combustible végétal, représentant ainsi au maximum une production de 80 millions de quintaux métriques de combustible, minéral, peut être regardée comme à fort peu près égale à la production actuelle de toutes les houillères françaises.
Il y a donc identité complète, au point de vue tout spécial où je me place, entre les quantités de combustible fournies en France, soit par la propriété superficielle, soit par la propriété souterraine ; mais si de la production je passe à la consommation, cet équilibre est entièrement détruit, et l’on est amené à reconnaître que le combustible végétal a de nos jours une importance beaucoup moindre que celle du combustible minéral. En effet, quant au premier, l’importation est assez insignifiante, puisqu’elle ne comprend que 516,660 stères, représentant du bois de chauffage, du charbon de bois et des chènevottes, tandis que pour le second l’importation ne s’élève pas à moins de 50 millions de quintaux métriques à peu près. Dans les deux cas d’ailleurs, l’exportation n’est point de nature à modifier les conclusions qui doivent être tirées de ces chiffres : de 77,630 stères dans un cas, de 1 million de quintaux métriques au plus dans l’autre, les chiffres des exportations disparaissent devant ceux des consommations ; 80 millions et 130 millions de quintaux métriques, tels sont en effet les nombres qui représentent,-— fictivement ou absolument, suivant qu’il s’agit de l’un ou de l’autre, — les consommations françaises en combustible végétal et en combustible minéral. On voit auquel de ces deux combustibles appartient l’avenir dans cette production de la chaleur, de cette « force souveraine et dirigeante qui anime tous les travaux des manufactures, disait dernièrement M. Dumas sur la tombe d’un savant, M. Péclet, qui s’est particulièrement occupé de l’étude de la chaleur, — de la force qui d’un côté donne la vie à toutes leurs machines, qui de l’autre met en mouvement, dans les foyers des usines chimiques ou métallurgiques, toutes les matières qu’elles produisent ou transforment pour nos besoins. »
Dans le même ordre d’idées, je ne dois point omettre un enseignement curieux qui ressort tout naturellement de la comparaison des chiffres que je viens de citer avec des chiffres analogues publiés, il y a vingt ans, par l’administration des mines en tête d’une notice sur la production et la consommation des combustibles minéraux en France. En 1837, époque à laquelle on supposait déjà à tort une importance relative beaucoup trop grande au combustible végétal, l’étendue du sol forestier était un peu supérieure ; il en était de même de la production du bois et de la consommation du combustible végétal. Bref, cette source première de chaleur est restée sensiblement stationnaire, tandis que, depuis vingt ans, les chiffres relatifs au combustible minéral ont cru dans des proportions considérables. Ainsi la production en 1857 est deux fois et demie au moins ce qu’elle était en 1837, et pendant cet intervalle la consommation a certainement triplé. C’est que le bois est à la fois cher et d’un usage peu commode, tandis que l’homme trouve dans la houille un énergique moyen d’action qui répond à tous les besoins de l’industrie. Grâce à la houille, l’homme, qui a bien vite exténué les animaux, qui ne trouve dans l’agitation naturelle de l’air qu’un moteur élémentaire, dans l’eau qu’un moteur irrégulier, également paralysé durant l’hiver et durant l’été, et dont il ne peut se servir que là où la Providence l’a placée, grâce à la houille, dis-je, l’homme a su faire de la vapeur le levier de l’industrie moderne. Je ne voudrais cependant pas qu’on tirât de mes paroles cette conclusion, que l’humanité me semble destinée à déchoir le jour où la houille lui fera défaut. Il n’est douteux pour personne que l’homme ne sache un jour remplacer la chaleur par un nouveau moteur, comme il a remplacé par elle les moteurs animés, l’air et l’eau, dont il a successivement su tirer un si merveilleux parti. Déjà même la force mystérieuse de l’électricité ne s’apprête-t-elle pas à détrôner le charbon et la vapeur d’eau ?
E. LAMÉ-FLEURY.
- ↑ Je ne dois pas omettre de faire observer que je ne considère partout que la partie principale du droit, et que j’ai laissé de côté la partie accessoire, — qui en 1790 ne s’élevait pas à moins de la moitié de celle-ci, — attendu qu’elle est relative aux impôts de toute nature sans distinction.
- ↑ Voyez la livraison du 1er novembre 1857.
- ↑ Je laisse à dessein de côté le cas, le plus fréquent toutefois, où l’importation maritime s’opère par des navires étrangers ; on sait qu’alors il y a une surtaxe de navigation, on sait aussi que, pour avoir la valeur complète d’un droit d’entrée quelconque, il faut ajouter un décime par franc à la somme indiquée dans le tarif.
- ↑ Recueil historique et alphabétique sur l’exploitation des mines de charbon de terre et de houille, avec les dispositions concernant les droits, par M. Bruyard, premier commis de M. Trudaine, 2 vol. in-4o, 1756-1760.
- ↑ La Liberté du commerce et les Systèmes de douanes, — les Houilles et les Fers, livraison du 15 janvier 1847.
- ↑ Voici en effet les valeurs moyennes du quintal métrique de houille pour les années que je me suis toujours attaché à considérer : en 1814, le prix était de 1 fr. 7 cent. ; en 1820, de 1 fr. 5 cent. ; en 1830, 1840 et 1850, 98 centimes ; en 1852, de 95 centimes ; durant ces périodes décennales, les variations ne paraissent obéir à aucune loi qui autorise des conclusions formelles.
- ↑ En 1811, la France exportait 300,000 quintaux métriques de houille, en 1820 264,555 quint. met., en 1830 60,117 q. m., en 1840 378,305 q. m., en 1850 415,500 q. m., et en 1856 994,956 q. m. On verra plus loin les quantités considérables qu’exportent, particulièrement en France, la Belgique et surtout l’Angleterre.
- ↑ La progression des importations houillères du bassin de Sarrebruck se déduit des chiffres suivans : en 1811, 250,000 quintaux métriques ; en 1820, 278,143 quint, met. (nombre très inférieur à ceux qui le précèdent et qui le suivent dans la série) ; en 1830, 753,419 quint, met. ; en 1840, 1,607,790 q. m. ; en 1850, 2,772,800 q. m. À partir de cette époque, l’existence des sections de chemins de fer qui ont successivement relié ce bassin aux départemens qu’il approvisionne a rapidement accru les importations, qui ont bientôt atteint les chiffres annuels de 6, 8 et 10 millions de quintaux métriques.
- ↑ Voici du reste, pour la période que je considère dans tout le cours de cette étude, les chiffres relatifs à l’importation des houilles belges : en 1811, la Belgique nous a envoyé 950,000 quintaux métriques de houille ; en 1820, 2,272,132 quint, met. ; en 1830, 5,108,065 quint. met. ; en 1840, 7,486,002 q. m. ; en 1850, 19,531,900 q. m. ; en 1857, 32 millions de quint, métriq. Durant les trois dernières années, l’importation belge est restée stationnaire.
- ↑ Les chiffres qui peuvent donner une idée de l’importation des charbons de la Grande-Bretagne sont les suivans : en 1814, 113,923 quintaux métriques ; en 1820, 251,194 q. m. ; en 1830, 511,289 q. m. ; en 1840, 3,807,739 q. m. ; en 1850, 6,024,100 q. met. ; en 1855, 8,813,390 q. m. La modification apportée en 1853 aux droits d’entrée sur la houille étrangère n’a pas eu d’effet immédiat, par suite de l’influence de la guerre de Crimée sur le prix du fret ; mais l’action s’en est fait sentir aussitôt après le rétablissement de la paix.
- ↑ La discussion récente à la chambre des représentans belges d’un projet de loi relatif au transit a été marquée par un incident qui montre combien et à quel titre réel la bouille anglaise préoccupe nos voisins. Le gouvernement proposait de mettre sur les charbons un droit de transit de 17 centimes par quintal métrique, et la section chargée de l’examen du projet de loi demandait par amendement la suppression de tout droit, en raison de la voie détournée que serait obligée de prendre une marchandise britannique pour se rendre dans le nord de la France par la Belgique, et de la quantité minime des nouilles qui pourraient ainsi transiter. Le gouvernement, par l’organe du ministre des finances, et alors que le ministre des affaires étrangères votait en faveur de l’amendement, a répondu que le droit de transit devait être maintenu tant que le régime des zones serait en vigueur en France. Bref, l’amendement n’a été rejeté que par 44 voix contre 35, alors que l’ensemble du projet était adopté par 71 voix contre 3.
- ↑ Minerai Statistic of the united Kingdom of Great Britain and Ireland for the year 1856, by Robert Hunt, 1857, published by order of the lords commissionners of her majesty’s treasury.
- ↑ The British Quarterly Review, 1 january 1857.
- ↑ Les Colonies françaises depuis l’Abolition de l’Esclavage, par M. R. Lepelletier Saint-Rémy, livraison du 1er janvier 1858.