La Propriété foncière de Philippe Auguste à Napoléon/04

LA
PROPRIETE FONCIERE
DE PHILIPPE-AUGUSTE A NAPOLEON

IV.[1]
VALEUR ET REVENUS DES TERRES.

Lorsque des administrations publiques, servies par des agens nombreux, et disposant de moyens variés d’information, ont tant de peine à établir, d’une façon incontestée, la valeur vénale et le revenu des immeubles pour l’époque contemporaine, c’est une entreprise qui devra paraître insensée que celle d’un particulier isolé, essayant de dresser une statistique analogue pour les six siècles antérieurs au nôtre.

L’intérêt social très élevé qui s’attache, aujourd’hui plus que jamais, à ces recherches sur l’histoire, encore inconnue, de la propriété foncière, — Terres et maisons, — justifiera cette prétention. Il y a cinquante ans, un pareil travail eût été impossible ; même avec les élémens que lui ont fournis des publications récentes d’archives, l’auteur ne se dissimule pas combien son œuvre est imparfaite ; ce n’est qu’une ébauche. Il pense qu’elle sera reprise plus tard et améliorée. Il l’estime toutefois exacte dans ses lignes principales, et, telle qu’elle est, instructive. Le témoignage du passé éclairera quelque peu, je crois, le chaos d’idées contradictoires où se débattent les socialistes contemporains, — socialistes propriétaires, qui prétendent faire garantir par l’État la valeur de leurs biens fonciers, et que l’on nomme m protectionnistes, » ou socialistes-prolétaires, qui entendent se servir de la force publique pour maintenir ou augmenter le prix de leur travail. Les esprits impartiaux verront ce qu’il faut penser de la prétention des uns et des autres, et jusqu’à quel point leurs droits sont fondés.


I.

Des études précédentes, publiées l’année dernière[2], ont fait voir la dissolution progressive des anciennes propriétés mobilières par l’avilissement du pouvoir de l’argent, la dépréciation de la livre-monnaie, la baisse du taux de l’intérêt ; le présent travail montrera la propriété immobilière soumise, depuis sept siècles, à d’innombrables vicissitudes, mais s’en tirant toujours en fin de compte à son avantage, déjouant, par la hausse proportionnelle de son capital, la baisse du taux de l’intérêt depuis le moyen âge, et, par la hausse simultanée de son revenu et de sa valeur, bravant les atteintes que portent à la fortune métallique le changement de la puissance d’achat des métaux précieux et la réduction de la monnaie au 25e de son poids primitif. Et la hausse de la propriété rurale, dont il est ici question, n’est rien auprès de celle de la propriété urbaine, — du sol de nos villes actuelles, — qui a augmenté, dans les temps modernes, d’une façon purement fantastique.

Un mot d’explication est nécessaire, sur le procédé que j’ai suivi dans ces recherches : il était indispensable, pour comparer entre eux les prix anciens, recueillis, classés, réduits en francs et ramenés à l’hectare, d’en dresser des moyennes générales et provinciales. Chacune de ces moyennes s’applique à une période de vingt-cinq ans ; et afin de corriger, autant qu’il était possible, les écarts que pouvaient offrir des chiffres récoltés au hasard, dans les régions de richesse si diverse qui composent la France d’aujourd’hui, afin d’obtenir des résultats qui se rapprochassent davantage de la vérité, j’ai combiné, pour chaque quart de siècle, les moyennes du prix des terres avec les moyennes de leur revenu, capitalisé suivant le taux ordinaire de l’époque.

Rien ne ressemble moins à un hectare de terre qu’un autre hectare de terre : l’enquête de 1884 fait ressortir, pour la France entière, une valeur moyenne de 1,785 francs ; mais, dans cette moyenne, se confondent de grandes inégalités, depuis le département du Nord où l’hectare vaut 5,374 francs, jusqu’à celui des Basses-Alpes où il ne vaut que 403 francs. Et ces prix départementaux sont pourtant des moyennes eux-mêmes, des moyennes prises sur environ 500,000 hectares de terre. Si des départemens on descend aux arrondissemens, les différences s’accusent davantage. La terre ne vaut que 238 francs l’hectare dans l’arrondissement de Castellane, elle vaut 6,700 francs dans celui de Valenciennes et 20,700 dans celui de Sceaux. Si l’on comparait ensemble les cantons et les communes, à plus forte raison les simples domaines, les variations extrêmes ne seraient plus de 1 à 100, mais de 1 à 1,000. Il y a aujourd’hui des hectares à 50 francs et des hectares à 50,000, sans sortir du terrain purement agricole. Certains vignobles de Champagne ont été vendus récemment sur le pied de 100,000 fr. l’hectare.

Les prix d’autrefois s’étageaient sur des échelles aussi vastes : entre 1226 et 1250, la valeur des hectares labourables, qui nous sont connus, varie de 20 à 2,300 francs ; entre 1326 et 1350, elle va de 6 à 310 francs ; entre 1526 et 1550, de 5 à 800 francs ; entre 1576 et 1600, de 10 à 1,200 francs. Les revenus ne sont pas moins différens : au XIIIe siècle, ils vont de 0 fr. 34 à 74 francs l’hectare ; au XIVe de 0 fr. 07 à 84 francs ; au XVe de 0 fr. 19 à 63 francs, et au XVIe ils varient de 0 fr. 05, dans l’Orléanais (1525), à 115 francs, dans les Flandres (1545). Comme, du plus bas chiffre au plus haut, les prix se suivent graduellement, sans qu’il y ait d’intervalle trop marqué, aucun d’eux ne peut guère être laissé de côté, dans le calcul des moyennes, comme exagéré ou invraisemblable.

Les prix qui ont servi de base à nos calculs sont ceux de parcelles de terre, et, très exceptionnellement, de domaines entiers. Des pièces de quelques ares ou de quelques hectares sont naturellement plus chères que de vastes étendues, et les chiffres que l’on obtient ainsi pourraient passer pour légèrement majorés ; mais ce sont les seuls chiffres sincères, les seuls comparables aux prix de nos jours, parce qu’ils s’appliquent à une marchandise de même nature que notre terre de 1893. De plus, ces morceaux de terrain ont une destination nettement définie : ce sont des labours, des prés, des vignes, des bois, des jardins ; ils se comparent aisément aux fonds actuels de même catégorie.

Il n’en est pas ainsi des domaines qui contiennent toutes sortes de sols et plus ou moins des uns que des autres. De plus, s’il est vrai qu’une grande propriété se vend moins cher en totalité qu’en lambeaux détachés, si, à cet égard, l’introduction des domaines dans les calculs pourrait être considérée comme rétablissant l’équilibre, en rendant les moyennes, tirées de parcelles, plus basses et plus justes, il ne faut pas perdre de vue que la surface réelle de ces propriétés, nobles le plus souvent, n’est pas celle de leur juridiction, de ce qu’on nomme le « domaine direct, » mais bien celle du « domaine utile, » de la quantité de terre dont jouit effectivement le seigneur. D’un autre côté, ces domaines possèdent des droits féodaux, annuels comme les « champarts » et « terrages, » éventuels comme les « lods et ventes, » qui ne peuvent pas être capitalisés exactement. De là deux causes d’incertitude, susceptibles d’abaisser ou d’augmenter, si l’on n’y prenait garde, le prix de l’hectare.

Un autre élément de la propriété foncière, sous le régime du servage, élément impossible à dégager, pourrait aussi élever à tort le prix du sol : je veux parler des colons, qui, sous des noms divers, depuis les « hôtes «jusqu’aux « hommes propres, » y sont attachés, en font partie intégrante. Comme les fermes américaines, avant l’émancipation des esclaves, les domaines féodaux, avant l’affranchissement des serfs, se vendent plus ou moins cher selon le nombre des exploitans qui vivent dessus. La même terre, garnie de serfs, sera de grand prix, et, peu habitée, ne vaudra presque rien. Pour ces motifs, les prix de parcelles détachées méritent de servir, presque seuls, de base aux évaluations.

Les prix que nous possédons, au ixe siècle, font ressortir l’hectare de terre à 70 francs intrinsèques, avec des chiffres qui varient de 5 à 342 francs, en adoptant les calculs qui fixent le son de Charlemagne à 4 fr. 05 de notre monnaie. Négligeons les Xe et XIe siècles, pour lesquels les conversions de livres en francs manquent de solidité ; nous trouverons au XIIe siècle l’hectare de sol labourable à 93 francs. Dans le premier quart du XIIIe siècle, point de départ de nos recherches, ce prix est de 135 francs ; il a donc énormément augmenté. Dans les soixante-quinze ans qui suivent, il s’élève d’une façon prodigieuse et atteint, en 1276-1300, le chiffre de 261 francs. La terre aurait presque triplé en cent cinquante années, elle aurait presque doublé en un demi-siècle. De pareilles fluctuations, comme on le verra plus loin, n’ont rien d’extraordinaire, qu’il s’agisse de hausses ou de baisses ; mais, à des époques plus rapprochées, nous en saisissons mieux la cause.

La moyenne de 261 francs l’hectare s’applique spécialement à une trentaine de nos départemens actuels ; la moyenne des prix de l’Ile-de-France était de 360 francs, celle de la Normandie de 290 francs, celle de la Champagne de 263 francs, celle du Languedoc de 198 francs, tandis que celle de la Saintonge n’était que de 133 francs, celle de la Flandre de 90 francs, et que celles de la Franche-Comté, de l’Alsace et du Berry oscillaient de 40 à 50 francs. Ce prix moyen de 261 francs l’hectare, dans le dernier quart du XIIIe siècle, est le plus haut qui ait été atteint durant tout le moyen âge. Il ne devait être dépassé que dans les dernières années du XVIe siècle, à l’époque du renchérissement extrême des denrées.

Non-seulement la terre semble avoir été plus chère, pendant cette courte période, que pendant les trois cents ans qui la suivirent, sauf le règne d’Henri III et le commencement de celui d’Henri IV (1576-1600) ; mais elle l’a été presque autant que dans le premier quart du XVIIe siècle (1601-1625) et dans le premier quart du XVIIIe (1701-1725). C’est un fait singulier, mais positif : la terre valut à peu près le même prix sous Philippe le Bel que sous Louis XIII, où elle était à 277 francs l’hectare ; le même prix qu’à la fin du règne de Louis XIV et sous la régence du duc d’Orléans, où elle était retombée, après une hausse de soixante-quinze ans, à 265 francs l’hectare.

Mais à quoi s’applique la moyenne de 261 francs l’hectare sous Philippe le Bel ? À une très petite quantité de terres évidemment, les seules qui soient alors en culture, les seules surtout qui soient dans le commerce. La première moitié du XIIIe siècle fut certainement une ère de progrès ; il est vraisemblable que le défrichement et le peuplement allèrent de pair ; peut-être même cultiva t-on plus qu’on ne peupla. On en a quelque preuve en comparant le prix des terres avec le prix du blé. Ce dernier tend à baisser jusqu’en 1240 : il est de 4 fr. 25 entre 1201 et 1210, et descend progressivement à 3 francs entre 1231 et 1240. Comme le prix des grains dépendait aussi des bonnes et mauvaises récoltes, il serait puéril de tirer de ces chiffres une conclusion absolue sur le plus ou moins d’intensité de la culture. Mais chacun sait que la baisse des céréales est parfaitement compatible avec l’extension de la population, dans un pays neuf et principalement agricole, parce que chaque nouveau laboureur produisant beaucoup plus de grains qu’il n’en consomme, le défrichement a pour conséquence une dépréciation des prix. Nous en avons un exemple aujourd’hui dans la République Argentine, où les denrées locales sont devenues moins chères à mesure que les habitans se sont multipliés.

Le tout n’a dû se passer, au XIIIe siècle, que sur une petite échelle, puisque le colon libre était, comme la terre libre, une exception, que toute terre faisait partie d’une seigneurie et que tout seigneur ne faisait guère valoir son bien que par les mains de ses serfs. Il y avait donc, sur le marché des terres, peu de marchandises et peu de marchands. Mais sans doute il y eut, pendant quelque temps, plus d’acheteurs que de vendeurs ; il y eut, jusqu’en 1300, un plus grand nombre d’hommes qui demandèrent du sol labourable, ou même du sol à défricher, qu’il n’y en eut à en offrir. De là la hausse de la terre. Quant à l’activité de la demande, elle tenait, du moins tout porte à le croire, à l’augmentation du bien-être et à celui de la population.

Il arriva que cette hausse extraordinaire des biens-fonds excita les convoitises des propriétaires, nobles ou clercs, que chacun d’eux, le roi en tête, se mit à défricher avec ardeur. Sans doute, ils essayèrent, au début, de faire ces défrichemens « en régie, » selon l’expression moderne, par les bras qui leur appartenaient. Mais ces bras se trouvèrent bientôt insuffisans ; on mettait, ou plutôt on voulait mettre en culture plus de terrain que ne le permettait la main-d’œuvre dont on disposait. N’oublions pas qu’il n’y avait que fort peu de travailleurs indépendans, que, par suite, on ne pouvait louer du travail, mais que, pour s’en procurer, il fallait acheter des travailleurs esclaves, des serfs ; et que, le prix des serfs s’élevant en raison des bénéfices qu’on espérait réaliser par leur intermédiaire, l’opération ainsi pratiquée cessait d’être avantageuse.

Ce fut alors que l’affranchissement joua son rôle : au lieu d’acquérir les serfs d’autrui, on libéra les siens propres. On commença par les plus capables, les plus laborieux, ceux avec lesquels la spéculation serait la plus fructueuse ; et on leur abandonna, en même temps que la propriété de leurs personnes, la possession d’un territoire déterminé, moyennant le paiement de redevances directes et de droits indirects. Le seigneur perdait la mainmorte, mais il gagnait des « lods et ventes ; » il perdait la jouissance d’une terre qui ne lui rapportait rien, mais participait, par une combinaison de taxes dites féodales, sagement conçues, à la plus-value que prendrait ce fonds dans des mains nouvelles. Telle fut l’économie de la transformation agraire, qui s’accomplit d’un commun accord, parce que les deux parties y trouvèrent un bénéfice, et qui eut pour effet la mise en valeur d’immenses étendues jusqu’alors stériles. Par là fut créée la propriété roturière, et la première conséquence de cette révolution, qui jetait ainsi sur le marché foncier tant de parcelles désormais négociables, et tant de laboureurs libres de les acheter et de les vendre, fut une baisse de la terre ; les progrès de la population, quoique très rapides, l’étant moins cependant que ceux du défrichement. La moyenne de 261 francs descendit, de 1301 à 1325, à 222 francs l’hectare.

Même, pour qu’un semblable prix ait pu se maintenir, il a fallu que le nombre des habitans de la France ait notablement accru durant cette période, et, ce qui le prouve, c’est la hausse des céréales. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, l’hectolitre de blé valut en moyenne 6 francs ; dans le premier quart du XIVe siècle, il valut 8 tr. 65, soit une augmentation de 40 pour 100. Le prix moyen de 222 francs l’hectare, pour l’ensemble du royaume, de 1301 à 1325, quoique inférieur de 15 pour 100 à celui du dernier quart du siècle précédent, n’en demeurait pas moins supérieur de 60 pour 100 au prix pratiqué sous le règne de Philippe-Auguste (135 fr.) et de plus du double à ceux de la fin du XIIe siècle. Ce chiffre de 222 francs ne se retrouvera plus d’ailleurs que sous Henri II, dans la période comprise entre 1551 et 1575.

Notre terre labourable actuelle peut être évaluée à 1,600 francs l’hectare en 1892 ; l’enquête de 1884 donnait le chiffre cité plus haut, de 1,785 francs ; mais, d’une part, ce chiffre comprenait le sol de la propriété bâtie, de l’autre, la crise agricole a, depuis 1884, influé sur les cours. Pour ces motifs, j’ai ramené à 1,600 francs le prix de l’hectare contemporain. Ce chiffre étant pris pour base, la valeur de la terre, au commencement du XIIIe siècle, lui est près de douze fois inférieure : 135 francs de 1201 à 1225 ; elle n’est que six fois plus faible en 1276-1300, puis elle retombe à moins du septième de son prix actuel (222 francs) en 1301-1325. Comme le pouvoir général de l’argent n’était, à cette époque, qu’environ quatre fois supérieur à ce qu’il est aujourd’hui, on voit que la marchandise-terre a non-seulement conservé sa valeur intrinsèque, par rapport aux autres marchandises, et que l’avilissement des métaux précieux ne lui a porté aucun préjudice, mais encore qu’elle a augmenté, dans le sens positif et absolu du mot, puisqu’un hectare de terre vaut six à douze fois plus qu’il ne valait de 1200 à 1325, tandis que l’ensemble des choses susceptibles d’être vendues ou achetées, que la journée d’un manœuvre par exemple, ne valent que quatre fois plus cher.

Cette augmentation de la terre qui, de 135 francs l’hectare sous Philippe-Auguste, de 206 francs sous saint Louis, de 261 francs sous Philippe le Bel, l’a porté à 1,600 francs à la fin de notre XIXe siècle, n’a nullement été constante et ininterrompue, comme les propriétaires de nos jours se le figurent généralement. Cette hausse, au contraire, a subi de brusques reculs. Le plus important de ces reculs commence à l’avènement de la dynastie des Valois, dans la période 1326-1350. La moyenne, qui avait été de 222 francs durant les vingt-cinq premières années du XIVe siècle, tombe tout d’un coup à 108 francs. La baisse est universelle ; de 240 francs à 160 dans l’Ile-de-France, de 360 francs à 130 en Normandie, de 120 francs à 60 en Saintonge…

On ne peut attribuer cette baisse, d’autant plus significative qu’alors tout en général renchérit, qu’à l’extension immense prise en ce temps-là par les « accensemens, » qui accompagnaient presque toujours les affranchissemens de serfs. Du coup l’équilibre ancien fut rompu ; toute la terre française entra en branle. Elle fut mobilisée, morcelée, déchiquetée. En eut qui voulut, à condition d’avoir une charrue et un bras solide pour la conduire. Du côté des possesseurs fonciers ce fut une panique : il ne s’agissait plus pour les seigneurs, laïques ou clercs, de discuter le plus ou moins d’avantages de la culture par serfs ou par tenanciers libres, du faire-valoir direct ou de la vente à cens. Il fallait suivre le mouvement ambiant, sous peine de ruine : quand le voisin avait affranchi l’homme et accensé la terre, il fallait, bon gré mal gré, affranchir et accenser à son tour ; sinon le serf, une belle nuit, déguerpissait, et n’avait que l’embarras du choix pour trouver à exploiter un sol à sa convenance.


II.

Cette première baisse de la terre fut donc l’indice d’un réel progrès, le résultat d’un large avènement des classes laborieuses à la propriété, qu’elles acquéraient déjà, quoique plus lentement, depuis trois quarts de siècle. Une autre preuve que cette baisse de la terre tenait, — entre 1326 et 1350, — à des causes purement économiques, et non aux causes politiques qui la précipitèrent plus tard, c’est que la propriété rurale fut seule alors à s’en ressentir ; les maisons continuèrent d’augmenter de prix, aussi bien à Paris que dans les campagnes, tandis que le krach foncier allait les atteindre fortement à la fin du siècle.

Au moment où l’invasion étrangère se complique d’anarchie nationale, la moyenne de l’hectare de terre est tombée de 108 francs à 83 francs (1351-1375), c’est-à-dire au tiers de ce qu’elle était cinquante ans auparavant. Alors c’est bien la misère qui cause cet effondrement, toutes les misères réunies qui vont peser cent ans durant sur notre malheureuse patrie, et la laisseront si dévastée, si épuisée d’hommes et d’argent que l’hectare de terre n’atteindra plus le modeste chiffre de 100 francs jusqu’au règne de François Ier : de 1376 à 1400 la moyenne se relève à 95 francs, — on avait quelque peu respiré sous Charles V et pendant les premières années de Charles VI, — mais pour retomber à 89 francs (1401-1425), puis à 68 francs (1426-1450) à la fin des guerres anglaises, et enfin à 48 francs (1451-1475), taux le plus bas auquel elle soit descendue pendant six cents ans.

Dans un pays comme la France du XVe siècle, dont les provinces, réunies un jour et disséminées le lendemain, n’ont guère de lien économique, les conséquences des dévastations sont locales. De paroisse à paroisse même, par suite du morcellement des seigneuries, on constate de notables différences ; mais, comme le désordre intérieur se greffa sur la guerre extérieure, et que tous les deux durèrent très longtemps, les régions qui avaient échappé pendant dix ou vingt ans finirent par être atteintes, de sorte que rien ni personne ne se trouva épargné. La liste des chevaux, vaches, brebis, vaisselle, linge, vêtemens et autres objets enlevés dans une seule commune remplit couramment de longues pages, dans les procès-verbaux du passage des « routiers. » Le routier a mis la France en coupe réglée, il se fait entretenir par le travail ; c’est la glorification du brigandage, la caricature du système féodal, Cartouche souverain, capitaine de gens d’armes : « Quelle bonne vie, soupirait l’un de ces bandits respectables recueillant ses souvenirs dans sa retraite, les vilains nous pourvoyaient… nous étions servis et étoffés comme rois !.. »

Que de fois, dans les baux, verra-t-on désormais cette mention de terrains : « où se trouvait anciennement une maison, » — « où il y avait un village, un château ! » le tout a disparu. Une masse de fermes et d’habitations rurales, désertées, figurent dans les revenus pour « néant… car elles vaquent et sont en ruines ; les moulins sont en destruction depuis les guerres, et est encore, pour ce chapitre, néant… » Il y eut, dans cette crise centenaire, deux périodes plus aiguës : l’une de 1350 à 1370, l’autre de 1410 à 1430. Les comptes seigneuriaux ne sont alors que des litanies plaintives, où chaque article de recette, porté pour zéro, se termine par une description désolée de l’état du sol : « À cause de ce, tout ou partie des habitans se sont absentés ; » ou bien « nuls ne demeurent plus en ce lieu… » Heureux quand les bourgades ne sont pas brûlées. Ces désastres furent le tombeau de bien des petites cités qui ne reparaissent plus dans l’histoire ; c’est un effondrement ; toute source de rente se tarit. Le midi, où l’on ne s’est presque pas battu, est aussi désolé que le nord.

La soumission à Charles VII des villes qui lui étaient hostiles n’améliora pas leur situation matérielle ; la paix d’Arras même (1435) ne fut que théorique, la guerre continua. Dans certaines régions, il n’existait plus ni culture, ni chemin, ni délimitation de propriété ; rien en un mot de ce qui annonce la civilisation. La seigneurie de Bazoches (Aisne), dont les revenus s’élevaient jadis à 1,000 livres, est réduite en 1428 à 30 livres au plus ; les hommes sont « hors du pays. » Le bourg de Priers, près Soissons, est en même posture, vide : au bout de quinze ans il y vient un laboureur « qui ne sait à qui s’adresser pour louer de la terre, et nul ne peut lui dire à qui la terre appartient. » Le territoire est en effet si défiguré que bien des gens ne retrouvent plus leurs champs. Ce qu’on loue est loué le sixième, parfois le dixième du prix ancien. Quand on obtient le quart, on doit s’estimer heureux. De la baronnie de Quincampoix, qui contient 717 hectares, en Normandie, on ne parvient à toucher que 261 francs (1448).

Aux alentours de la capitale, dans le département actuel de Seine-et-Oise, ce qu’il y a de terres en friches, de « déserts » au milieu du XVe siècle, est effrayant. Des dénombremens féodaux nous l’apprennent : à Brétigny-sur-Orge, « 36 sous de cens, réduits à 24 sous, puis à néant ; 14 livres de cens, réduites à 10 livres, puis à rien ; » et ainsi de suite. De 1397 à 1442, Vic-Chassenay, en Bourgogne, descend de 500 âmes à 160. Salses, en Roussillon, u qui avait autrefois 400 bonnes maisons, n’en possède plus que 35, toutes misérables. »

La France fut longue à renaître ; de pareilles plaies ne se cicatrisent pas vite, elles risquent même d’être mortelles. Des peuples entiers ont ainsi péri dans la suite des âges, ou bien ils sont restés infirmes, paralysés. Dans nos diverses provinces le mouvement reprit très inégalement. Les gens de Cercottes, « ville champêtre » dans l’Orléanais, avaient dû rester pendant vingt ans loin de leurs biens ; leurs maisons étaient détruites. En 1441, « sachant notre délivrance des mains des Anglais, » ils reviennent peu à peu. La fourmilière humaine, dispersée, décimée, se risque timidement à reprendre son œuvre. La population d’ailleurs était fort diminuée ; la fameuse peste de 1348 avait, au début, largement fauché les hommes ; les violences innombrables, pain quotidien de tout un siècle, agrandirent les vides à leur tour.

Comparé à son prix actuel de 1,600 francs, le prix de 48 francs pour l’hectare de terre, dans la deuxième moitié du XVe siècle, n’en représente que la trente-troisième partie. Ce chiffre de 48 francs n’est d’ailleurs qu’une moyenne que beaucoup de provinces n’atteignent pas : dans l’Ile-de-France, l’hectare, que nous avons vu à 243 francs en 1301-1325, et à 157 francs en 1326-1350, est subitement tombé à 69 francs en 1351-1375, période des jacqueries et des émeutes autour de la capitale ; puis il remonte à 115 francs jusqu’à 1425, pour s’affaisser ensuite à 45 francs, sans doute par suite du voisinage des armées. En Bourgogne, au XIVe siècle, l’hectare était tombé à 20 francs ; il s’abîme en Champagne et en Berry, sous Charles VII, à ce même chiffre de 20 francs, qui n’est pas alors si invraisemblable qu’il paraît ; car, en Saintonge, l’hectare n’en vaut que 16, et n’en vaut que 10 en Dauphiné. Plus favorisés, l’Auvergne et le Limousin demeurent à 39 francs ; la Normandie, après avoir résisté plus longtemps que les autres régions, était tombée à 23 francs en 1426-1450 et ne s’était relevée qu’à 53 francs sous Louis XI.

Tandis que, dans le cours du XIIIe siècle et jusqu’en 1325, les hectares à 400 francs ne sont pas très rares parmi les chiffres que j’ai recueillis, depuis 1401 jusqu’à 1475 le prix de 100 francs n’est guère dépassé que cinq ou six fois, et plutôt dans le midi, en Provence, ou dans l’est, en Alsace. En revanche, toutes ces localités, sises dans le rayon parisien, qui fournissaient de fortes moyennes, se traînent à des prix dérisoires : 24 francs près de Meaux, 25 francs à Vanves près de Paris. Dans Paris même, je veux dire dans notre Paris de 1893, sur l’emplacement actuel de nos rues de Sèvres et de Vaugirard, on vend, en 1447, 128 ares de terre en culture sur la base de 49 francs l’hectare.

C’est seulement à partir de 1476-1500, depuis les dernières années du règne de Louis XI jusqu’au commencement de celui de Louis XII, que la reprise se fait sentir sur les biens-fonds. La moyenne, qui avait été dans le quart de siècle précédent de 48 francs, s’élève à 97 francs ; elle avait retrouvé simplement sa valeur du temps de Charles V (1375), elle restait inférieure de moitié à ce qu’elle était sous les derniers Capétiens directs (1325), et de plus des trois cinquièmes à ce qu’elle avait été sous Philippe le Bel. Cependant, si l’on tient compte de ce fait que la puissance d’achat de l’argent n’avait cessé de hausser dans tout le cours du XVe siècle, que cette puissance était, à l’avènement de Louis XII, moitié plus grande que sous Charles V, la hausse de ces vingt-cinq années deviendra particulièrement frappante : 97 francs de Louis XII en valaient presque 145 de Jean le Bon.

Il faut aussi considérer que, depuis cent cinquante ans, des générations entières de riches avaient été plongées dans la misère ; socialement parlant, les Français de 1500 étaient une nation toute neuve qui sortait des ténèbres et revoyait le soleil. Dans cette nuit séculaire les terres avaient, en très grande partie, changé de mains ; et ceux qui avaient acheté sur le pied de 70 ou de 50 francs l’hectare, dans les cinquante dernières années, s’estimaient très heureux de la plus-value énorme de leurs immeubles, et n’imaginaient pas qu’ils eussent précédemment valu davantage. De fait la nation se retrouvait, au commencement du XVIe siècle, dans des conditions presque identiques à celles où elle avait été deux cent cinquante ans auparavant : peu de bras et beaucoup de terres. Les bras étaient donc chers ; la terre, et par suite les produits de la terre, bon marché. C’est là par excellence l’état avantageux à la classe des travailleurs. Les disettes, la peste, — elle revint plusieurs fois en 1502, en 1510, — paraissent n’avoir pas entravé la renaissance matérielle, qui accompagnait l’autre renaissance, celle des arts et des lettres.


III.

L’augmentation de la terre semble, à vrai dire, subir un temps d’arrêt de 1501 à 1525. La moyenne de cette période est de 95 francs contre 97 dans les derniers vingt-cinq ans ; tandis qu’elle atteignit 132 francs en 1526-1550. Même les prix de plusieurs provinces, qui avaient haussé à la fin du XVe siècle, paraissent s’alourdir au commencement du XVIe Cependant « la tierce partie du royaume, écrit Seyssel, le panégyriste du règne, est réduite à culture depuis trente ans… » Mais c’est là précisément ce qui retarde la plus-value de la propriété foncière, dans son ensemble, pendant le premier quart du XVIe siècle.

La population était très faible encore sous Charles VIII, elle l’était sans doute plus que du temps de saint Louis ; et, à mesure qu’elle s’accroissait, on mettait, ou mieux on remettait en valeur une masse de fonds qui avaient été abandonnés et étaient revenus à l’état de nature. C’est même pour cela que le blé, et en général le coût de la vie augmente peu, et que les salaires ne baissent pas, quoique le peuplement progresse, parce que l’agriculture absorbe tout le surplus de production humaine, et en tire un supplément de denrées et de matières premières correspondant, qui, prenant place sur le marché, paralyse heureusement le mouvement ascensionnel des prix.

Cet état de choses était forcément limité dans sa durée. Il vint un moment où la population fut plus abondante, où les terres furent moins offertes, et où par conséquent elles montèrent. L’hectare labourable passa de 95 francs (1501-1525) à 241 francs (1551-1575) et à 317 francs en 1576-1600. Le XVIe siècle, à ne considérer que la valeur intrinsèque du métal, aurait donc été l’époque de la plus forte hausse de la propriété foncière, hausse plus grande que celle à laquelle nous avons assisté depuis cent ans, plus grande même que l’extraordinaire élévation des prix qui signale le XVIIIe siècle, de 1750 à 1790. Mais il faut tenir compte de la baisse du pouvoir de l’argent qui, de 1526 à 1600, fut la conséquence de la découverte de l’Amérique. Par suite, les 95 francs de Louis XII valent environ 160 francs de Charles IX et 210 francs d’Henri III, et la hausse absolue de l’hectare de terre n’est pas, comme elle paraît au premier abord, de plus de 200 pour 100, mais seulement de 50 pour 100.

Toutefois, et cette observation est capitale, parce qu’elle s’applique à tous les âges et qu’elle mérite d’être opposée aux doléances des propriétaires fonciers de nos jours, c’était un gain véritable, une chance inespérée pour les propriétaires du XVIe siècle, que celle de traverser la plus grosse crise pécuniaire des temps modernes, et sans doute la plus rapide que le monde ait jamais connue, — une crise qui déposséda les propriétaires mobiliers et dissipa les trois quarts de leur richesse, — sans en être le moins du monde affectés pour leur compte personnel, et même en y trouvant un bénéfice positif.

Le prix maximum de l’hectare de terre, sous Henri III, est de 1,200 francs, le minimum est de 5 francs. Mais les prix du XVIe siècle ne sont pas le signe de la valeur agricole des fonds, de leur fertilité respective. Il existe alors un élément prépondérant de plus ou de moins-value, presque dans chaque province, depuis 1560, où le royaume est en proie aux guerres de religion : c’est la sécurité relative de l’exploitation. Et cet élément, pour qui connaît, dans le détail, les désastres dont ces luttes prolongées furent la cause, suffit amplement à expliquer les caprices apparens des prix.

On revit, quoique sur une moindre échelle, et surtout durant moins de temps, les horreurs oubliées des générations nouvelles, tout ce que la guerre, comme on la comprenait, comportait de fléaux réunis. « Qui n’en aura goûté ne les croira, » nous dit Montaigne. Et le proverbe était « qu’où les reîtres ont passé, on n’y doit point de dîmes. » Les efforts des chefs de troupes régulières, en vue de maintenir quelque vestige de discipline, les soudards « branchés » à quelque arbre de la route, avec les robes de femme et les ustensiles de ménage qu’ils avaient dérobés, n’étaient pas pour effrayer la tourbe des petites bandes papistes ou huguenotes, royales ou impériales, qui, dans leurs zigzags multipliés à travers le plat pays, cognaient à qui mieux mieux sur la tête de turc de l’infortuné « Jacques Bonhomme, » Les denrées de première nécessité, ne pouvant, ni circuler, ni même être toujours produites en quantité suffisante, augmentèrent dans des proportions phénoménales ; les prix inouïs du blé, de la viande, contribuaient à aggraver la misère.

On risquerait cependant d’exagérer si, de traits épars, dont on ferait masse, on traçait un tableau poussé au noir plus qu’il ne convient. Le XVIe siècle n’est pas accablé sous le poids de ses malheurs, comme l’avaient été, chez nous, le XVe et la fin du XIVe. Il lutte, il se débat, il ne perd pas courage. Si l’état matériel eût été aussi épouvantable que précédemment, la propriété foncière n’eût pas augmenté, comme on vient de le dire, de 1526 à 1600. Il y avait des provinces exclusivement catholiques et d’autres exclusivement protestantes où l’on se battait moins ; et, dans les dernières surtout, à partir de la mort d’Henri III, on respira. On ne se doute plus, en certaines parties du Languedoc, de 1589 à 1600, des luttes qui ensanglantent le nord du royaume ; mais aussi que de plaies à panser ! La campagne de Nîmes, « jadis voluptueux jardin de tout plaisir et abondance, » disait-on en 1592, était en grande partie abandonnée, « à raison des ravages, brûlemens et dégâts. » Dans l’ouest (1598), le roi Henri, allant de Nantes à Rennes à travers un pays ruiné, ne pouvait s’empêcher de dire : « Où ces pauvres Bretons prendront-ils tout l’argent qu’ils m’ont promis ? » Dix ans plus tard, quoique la restauration marchât bon train, les traces de tant de destructions attristaient encore les regards. Les voyageurs d’alors parlent sans cesse des villages ruinés qu’ils rencontrent sur leur route.


IV.

Le début du XVIIe siècle se signale, comme on sait, par une prospérité agricole semblable à celle qui avait marqué le commencement du siècle précédent, mais plus rapidement conquise. La distance est énorme entre l’entraînante reprise des affaires, de l’affaire en particulier la plus urgente, celle de la production du blé, au sortir des guerres de religion, pendant les années bénies où régnait Henri IV, où Sully administrait, où Olivier de Serres écrivait, et la période stagnante du XVe siècle qui suivit la guerre de cent ans.

Au XVe siècle, la crise avait été si longue, si épuisante pour le patient français, qu’il resta longtemps prostré, exsangue, entre la vie et la mort, et qu’il lui fallut au moins trente ans pour se remettre. Au XVIe siècle, on avait dévasté, mais aussi on avait défriché ; on avait fait un fameux gaspillage de vies humaines, et pourtant, — les démographes ne sauraient trop admirer cette fertilité, — on avait toujours réparé les brèches et, tant bien que mal, la population jusqu’à 1600 avait augmenté. Ce règne si court, demeuré si populaire dans les masses paysannes, dont l’instinct historique ne se trompe pas, cette douzaine d’années paisibles amassa au sein de la nation des économies, sur lesquelles elle vécut un demi-siècle ; économies auprès desquelles le trésor de la Bastille, dissipé, lui, en six mois, représentait à peine quelques liards.

Pourtant, et ceci prouve combien les chiffres isolés signifient peu de chose s’ils ne sont convenablement interprétés, la terre baissa de prix et plus encore de revenu. L’hectare labourable, que nous avons laissé à 317 francs de valeur vénale (1576-1600), nous le retrouvons en 1601-1625 à 277 francs. Mais cette baisse était plus que compensée par la hausse du pouvoir de l’argent, car la vie fut beaucoup moins chère sous Henri IV que sous Henri III. Et si l’on tient compte de ce fait que d’une date à l’autre les défrichemens se développèrent, on verra que la propriété rurale, dans son ensemble, a gagné bien davantage que chaque hectare de terre, pris isolément, ne paraît avoir perdu en prix. C’est, du reste, un phénomène que nous avons déjà constaté aux siècles antérieurs, que celui d’époques où le progrès de l’agriculture, se traduisant par une extension des surfaces cultivées, a pour effet une baisse provisoire des prix.

Avec la mort d’Henri IV cessa le « bon ménage » du royaume, et le progrès, du moins cette partie du progrès dont un gouvernement encore rudimentaire comme celui de 1610 pouvait être l’artisan, s’arrêta. Mais la régence de Marie de Médicis a été peinte sous des couleurs trop noires par les historiens politiques, qui n’ont pas suffisamment pris garde que les intrigues de cour n’empêchent pas le blé de pousser, et que la machine officielle pouvait se détraquer tant soit peu, en ce temps-là, sans que le pays en souffrît outre mesure. Ce fut le cas de la période 1610 à 1620. La reprise des hostilités religieuses vint altérer cette quiétude, sans que l’on puisse prendre au pied de la lettre les doléances d’États provinciaux, tels que ceux de Normandie, qui se plaignent chaque année qu’on les écorche, qu’ils vont mourir.., qu’ils sont morts.., et qui disent en 1626 que « la famine a obligé chacun ces dernières années à chercher sa nourriture aux herbes, racines et autres choses jusqu’ici non connues pour le vivre des hommes… »

Le blé n’avait coûté de 1601 à 1625 que 14 francs l’hectolitre, un tiers moins que précédemment, tandis qu’il vaudra 19 francs de 1625 à 1650. L’augmentation prodigieuse des charges publiques, qui signale ce ministère si glorieux, mais si lourd, de Richelieu, et qui permit d’assurer la grandeur morale du pays, ne contribua pas, on le devine, à sa prospérité matérielle. La valeur des terres s’éleva pourtant, — de 277 à 308 francs, — maintenue par le prix exagéré de produits peu abondans, au lieu de l’être, comme du temps de Sully et de Colbert, par l’abondance des mêmes produits vendus bon marché. C’est même ce qui explique que la propriété foncière n’ait augmenté que d’un dixième, pendant que le blé haussait de plus d’un tiers.

Si quelque comparaison avec nos voisins pouvait adoucir nos misères, la vue de l’Allemagne, qui avait souffert plus, et plus longtemps que nous, offrait ce genre de consolations. Il fut enduré pendant quarante ans, dans la moitié du Saint-Empire, d’effroyables maux dont le souvenir dut être malaisé à effacer. Le prix de la vie, de 1626 à 1650, fut en Alsace, l’une des contrées pourtant les plus ménagées, aussi élevé au moins que de nos jours, et les salaires y étaient moitié moindres.

La période suivante au contraire (1651-1675) fut en France une des plus fécondes pour l’industrie agricole : la terre passa de 308 à 481 francs l’hectare ; tandis que les céréales baissaient d’un cinquième : de 19 à 16 francs pour l’hectolitre de blé. Dans l’Ile-de-France le sol, au lieu de 380 francs, en vaut 537 ; en Normandie, 520 francs, au lieu de 295 ; en Champagne, 500 francs au lieu de 313 au commencement du siècle. Le prix de 500 francs est atteint ou dépassé dans le Maine et la Flandre ; en Picardie, l’hectare est à 434 francs ; à 437 francs en Bourgogne. Le Dauphiné a passé de 169 à 325 francs et le Berry de 150 à 261 francs.

La hausse de la valeur vénale des terres, dans les trois premiers quarts du XVIIe siècle, était un pur gain pour ses possesseurs. Elle n’était nullement en rapport avec la diminution de la puissance d’achat de l’argent, depuis Henri IV jusqu’à la fin du ministère de Colbert. Les salaires même, durant cette période, avaient plutôt baissé. C’est là un fait important à retenir, parce que les propriétaires fonciers sont enclins à présenter la hausse des biens-fonds comme la cause, ou le résultat, de la prospérité générale d’une nation, et la dépréciation des immeubles, au contraire, comme le signe d’une misère universelle. Il n’en est rien ; on l’a vu précédemment, on le verra encore par la suite. Chaque nature de prix subit des oscillations qui lui sont particulières, sous des influences qui lui sont propres et agissent isolément. Le prix des denrées ne s’est jamais proportionné au prix des terres ; et le taux des salaires n’a suivi, dans ses évolutions de hausse et de baisse, ni le prix des terres, ni le prix des grains.

Cette augmentation presque ininterrompue de la propriété foncière, depuis la fin du XVe siècle jusqu’au troisième quart du XVIIe, allait d’ailleurs avoir un terme. Plus que les grains, plus que les salaires, le capital immobilier allait se ressentir de la crise qui signale le dernier tiers du règne de Louis XIV. De 481 francs en 1651-1675, l’hectare de terre labourable tombe à 375 francs en 1676-1700. Le krach des terres s’accentua encore de 1701 à 1725 ; l’hectare ne valut plus alors que 265 francs. Il n’avait jamais été aussi bas depuis Henri II ; en moins de cinquante ans la propriété foncière avait perdu 45 pour 100 de sa valeur. Il est juste d’ajouter que, sur cette crise créée par des fautes politiques, par une mauvaise administration, était venue, dans les premières années du XVIIIe siècle, se greffer une hausse du pouvoir de l’argent, hausse purement économique, et qui n’avait aucun caractère calamiteux[3].

En présence de deux faits d’ordre si divers, l’un national, l’autre universel, l’un moral, l’autre métallique, qui ont alors motivé l’avilissement des terres, il est assez difficile de déterminer la part de chacun, de préciser le tort que les malheurs des dernières années de Louis XIV ont fait à la propriété agricole, et l’atteinte que lui a porté le mouvement général des prix, de distinguer en un mot la faute des hommes et celle des événemens.

Toutefois on remarque que les terres, qui étaient descendues beaucoup plus bas et beaucoup plus vite que toutes les autres marchandises, se relèvent, quoique faiblement, mais enfin se relèvent, à 344 francs, de 1726 à 1750, tandis que le blé et les salaires diminuent. À partir du milieu du XVIIIe siècle jusqu’à 1790, la hausse s’accélère et s’emporte, avec une vivacité qui dépasse beaucoup ce qu’on a vu de nos jours, et que n’atténue pas autant qu’en notre XIXe siècle la dépréciation correspondante de l’argent. De sorte qu’à tout considérer, c’est sans nul doute à cette époque que se produit le plus formidable mouvement ascensionnel dont nos annales économiques aient gardé la trace. La terre labourable, qui avait passé de 2d5 à 344 francs sous le ministère de Fleury, comme je viens de le dire, monta à 515 francs, de 1751 à 1775, et à 764 francs l’hectare, de 1776 à 1800. Elle avait donc triplé en cent ans, ou mieux en quatre-vingt-dix ans ; car les renseignemens sur l’époque révolutionnaire, où la plupart des chiffres sont exprimés en assignats, font presque entièrement défaut.


V.

Il n’a été jusqu’ici question que du sol labouré ; nous devons examiner aussi, pour nous rendre compte de leur valeur, les autres natures de fonds : prés, vignes et bois. La moyenne de l’hectare de prés avait été, au XIIIe siècle, de 497 francs pour l’ensemble de la France, contre 215 francs pour la moyenne des labours. Au XVe siècle, elle n’est plus que de 154 francs contre 75 francs pour la terre labourable. Comme on le voit, ces deux genres de sols avaient baissé d’une époque à l’autre à peu près dans la même proportion, des deux tiers ; mais la différence de prix du labour avec la prairie reste beaucoup plus grande que de nos jours.

Aujourd’hui le labour est estimé 1,600 francs, et la prairie 2,600 francs l’hectare ; le premier égale donc près des deux tiers du second ; tandis qu’au moyen âge et dans les temps modernes, jusqu’à la fin du règne de Louis XV, il n’en valut pas même la moitié. On ne peut attribuer ce changement qu’à la création des prairies artificielles, depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’à nos jours ; et ce haut prix relatif des prés, correspondant à un prix également très élevé du foin aux siècles passés, est d’autant plus curieux qu’il existait alors une masse énorme de pacages banaux, et que ces pacages pourraient passer pour avoir fait aux prairies privées une heureuse concurrence. On voit qu’il n’en est rien ; puisqu’aujourd’hui où ils sont supprimés, le nombre des têtes de bétail élevé dans notre pays est beaucoup plus grand qu’autrefois, et les prés sont cependant beaucoup moins chers en comparaison des fonds destinés aux céréales.

Évidemment cette proportion n’est ni constante ni générale ; elle ne se produit pas dans toutes les provinces et à tous les instans de l’histoire agricole. Il en est de même dans la France d’aujourd’hui. Il y eut des momens où les prix des labours, dominés par les prix des grains, haussèrent plus que la valeur des prés, influencée par la valeur des bestiaux. Cela arriva, par exemple, dans des époques misérables, où le blé fut très cher, et où sans doute la consommation de la viande diminua. C’est ainsi que les prés, de 1501 à 1550, valurent 252 francs l’hectare, quand les terres ne valaient que 114 francs ; parce que cette première moitié du XVIe siècle fut une époque de bien-être où le blé était à bon marché et où, dans toute l’Europe, on mangeait beaucoup de viande ; tandis que de 1551 à 1600 les terres valurent 279 francs l’hectare et les prés 486 francs. Le mouvement est encore plus sensible dans les derniers vingt-cinq ans de ce siècle : la terre monte à 317 francs, le pré n’est plus qu’à 448 francs.

Les vignobles avaient valu, au moyen âge, des sommes plus importantes encore que les prés. On sait que, loin d’être plus particulièrement cantonnée, comme de nos jours, dans un certain nombre de provinces, la vigne était alors cultivée à peu près dans toute la France, y compris les districts qui lui paraissent le plus réfractaires, tels que la Normandie, la Picardie ou l’Artois. Cela tenait, non pas à ce qu’il faisait alors plus chaud, ainsi que quelques personnes l’ont assez naïvement avancé, — la science est formelle à cet égard, voilà plus de deux mille ans que la température n’a pas varié, — mais à ce que les populations du Nord et de l’Ouest se contentaient le plus souvent d’un terrible verjus, qui se présentait sur les tables sous le pseudonyme de vin. Les riches, d’ailleurs, faisaient venir du midi ou de Bourgogne une boisson plus potable. La question n’était pas, en ce temps, d’obtenir des produits remarquables, mais bien d’avoir des débouchés, le meilleur vin se vendait mal s’il était loin d’une ville, et le plus médiocre s’enlevait avec rapidité, si les consommateurs étaient à proximité du lieu où il se récoltait.

C’est ainsi que les vignobles parisiens, ceux des départemens de la Seine et de Seine-et-Oise, se vendent couramment sous saint Louis 900 francs l’hectare, pendant que les vignobles champenois ne valent que 700 francs et ceux de Touraine 500 francs. Une vigne à Champrosay, près Corbeil, va jusqu’à 1,600 fr. L’hectare en 1300 ; et, chose incroyable, tandis que le prix le plus bas qu’il nous ait été donné de recueillir est celui d’une vigne de Languedoc, dans le Gard, que l’on achète pour 15 francs l’hectare en 1181, c’est en Normandie, près de Mortain, que nous avons noté le prix le plus élevé : 2,330 francs l’hectare, en 1227.

De pareilles anomalies s’expliquent par ce fait, que du terrain où le raisin mûrissait passablement, en Basse-Normandie, devait être fort recherché et très rémunérateur, tandis que dans le midi, où le vin était à très bon marché, une vigne médiocre pouvait aisément tomber à rien. Du XIVe au XVIe siècle, les mêmes conditions économiques produisent les mêmes effets, si contraires à ceux de nos jours qu’on semble vraiment, en les constatant, énoncer une paradoxale folie : plus les vignes sont malchanceuses, moins leur vin est généreux, et mieux elles se vendent. Au contraire, plus le climat était favorable à la culture de la vigne, plus les vignes, étant nombreuses, diminuaient de prix. de plus, les règlemens locaux faisaient un devoir aux régnicoles de chaque province de ne laisser pénétrer dans leur cave les produits d’une récolte étrangère qu’après avoir vidé les futailles du cru jusqu’à la dernière goutte. C’était ainsi qu’on entendait alors le protectionnisme.

En compensant tous les écarts dans des moyennes séculaires, qui permettent d’apprécier la valeur de cette nature de sol, nous remarquons que l’hectare de vigne a valu 580 francs, de 1201 à 1300, 412 francs de 1301 à 1400, 272 francs de 1401 à 1500, enfin 448 francs de 1501 à 1600. Les vignes, comme les prés, coûtaient donc plus cher au moyen âge que depuis la renaissance. Nous savons, en effet, que la culture de la vigne prit, au XVIe siècle, une extension considérable. Des étendues immenses furent alors dérobées aux céréales, en Bourgogne notamment, pour être couvertes de ceps. L’histoire des dîmes ecclésiastiques, dont la substance se modifie ainsi à travers les âges, nous l’apprend.

Sous Colbert, les vignes qui, dans la première moitié du XVIIe siècle, avaient valu 590 francs, s’élevèrent à 860 francs. C’est toujours le Languedoc qui occupe le dernier rang, à 65 francs l’hectare, et l’Ile-de-France qui tient la tête à 1,300 francs. La moyenne de la vigne normande (900 fr. L’hectare) continue à dépasser celle de la vigne bourguignonne (780 fr. L’hectare en 1666). Ce dernier chiffre provient d’environ 150 communes de la Côte-d’Or et de Saône-et-Loire, où les crus sont classés, d’après leur valeur vénale, dans un tout autre ordre que celui que nous leur attribuerions aujourd’hui et que celui qu’ils avaient eu au moyen âge. Ainsi le vignoble le plus haut coté, en 1660, est celui de Santosse, où l’hectare vaut 3,700 francs l’hectare ; Meursault et Pommard viennent ensuite à 1,818 francs, puis Volnay et Musigny de 1,500 à 1,800 francs. Le clos de Vougeot n’est évalué qu’à 902 francs l’hectare, celui de Beaune, jadis le plus renommé, qu’à 740 francs, et ceux des environs de Nuits qu’à 360 francs.

À cette époque, on pouvait vendre jusqu’à 1,800 francs un hectare planté de ceps de choix dans l’arrondissement de Versailles ! Et cependant les Bourguignons n’avaient pas à se plaindre ; leur propriété vinicole avait beaucoup plus progressé depuis trois siècles que n’avait fait celle des Parisiens. Au XIVe siècle, la vigne ne valait dans le Maçonnais et la Côte-d’Or que 200 francs l’hectare, tandis que celle des alentours de la capitale se vendait 1,000 francs. L’écart, qui avait été de 500 pour 100, n’était donc plus que de 60 pour 100 en faveur de l’Ile-de-France ; où l’on peut dire, en tenant compte du pouvoir de l’argent, que la vigne avait certainement baissé de prix.

Il n’en est pas de même des prés de l’Ile-de-France par rapport aux herbages des autres provinces. La moyenne des départemens riverains de Paris fut de 1,400 francs l’hectare au commencement du XVIIe siècle et de 2,000 francs à la fin. Elle n’avait jamais atteint des chiffres proportionnellement aussi élevés ; puisqu’à la même date les prés de Normandie ne valaient que 800 francs et ceux de Berry que 500 francs. Ces différences tenaient évidemment au développement de la population dans le rayon d’approvisionnement de la capitale, à l’espèce de monopole dont jouissaient les prairies qui y étaient situées.

Sous le règne de Louis XVI, ce privilège de situation avait en partie cessé. De 1775 à 1790, les progrès de la circulation permirent au bétail de toute la France de venir faire concurrence au bétail des départemens voisins de Paris. Les cultivateurs du centre, de l’ouest et du nord commençaient à se disputer la clientèle de la capitale. Aussi les prés du Berry haussaient-ils, durant le XVIIIe siècle, de 175 pour 100 ; tandis que ceux de Picardie ne haussaient que de 100 pour 100, ceux de Normandie que de 75 pour 100, et que ceux De Seine-et-Oise, de l’Aisne et de Seine-et-Marne ne montaient, dans le même laps de temps, que de 33 pour 100.

La question du transport, celle des difficultés plus ou moins grandes de l’exploitation, qui joue un rôle capital dans la valeur d’une marchandise aussi encombrante que le bois, même en un pays comme la France actuelle, sillonnée pourtant de mille routes terriennes et fluviales, devait avoir jadis une importance prépondérante, susceptible de faire monter une futaie à des taux relativement très hauts, ou de la réduire à un prix dérisoire, comme on le remarque aujourd’hui dans certains arrondissemens de la Corse. On n’est nullement surpris de trouver des hectares de bois au XIIIe siècle à 200 francs aux environs de Paris, à 50 francs en Normandie et à 12 fr. 50 aux environs de Cambrai. Sans doute, parmi ces surfaces, qualifiées de bois, il y a bien des vides, une bonne part de landes stériles. Au XVe siècle, lorsque la charrue, loin d’empiéter sur les arbres, fuyait devant eux et leur rendait ses conquêtes antérieures, lorsque la forêt s’élargissait sans obstacle, s’étendait en tache d’huile, sur les emplacemens embroussaillés par l’abandon, désertés par le labour, les prix de 10 et 12 francs l’hectare se rencontrent sans cesse dans la forêt d’Orléans, dans l’Aisne, aux environs de Soissons.

Aux XVIe et XVIe siècles, le mouvement s’opéra en sens inverse : la moyenne de l’hectare de superficie boisée s’éleva à 175 francs à l’avènement d’Henri IV, à 275 francs à la mort de Colbert ; elle était de 400 francs à la veille de la révolution.


VI.

Ce qui vient d’être dit sur la valeur des propriétés rurales me dispenserait de parler de leur revenu, si ce revenu avait toujours été avec le capital dans un rapport immuable, depuis le moyen âge jusqu’à nos jours. On sait qu’au contraire ce rapport, qui était jusque vers la fin du XVIe siècle de 10 pour 100, n’était évalué au milieu du XVIe siècle qu’à 7 pour 100, et qu’on ne l’estimait plus, il y a dix ans, qu’à 3 ou 3,33 pour 100. Il suit de là qu’un capital foncier de 1,000 francs, qui rapportait 100 francs au XIIIe siècle, n’en rapporte plus aujourd’hui que 30, et que, si ce capital a décuplé depuis saint Louis jusqu’à notre république de 1893, s’il s’élève aujourd’hui à 10,000 francs au lieu de 1,000, son revenu n’aura pourtant que triplé et sera de 300 francs au lieu de 100. On est amené à se demander, en présence de ce changement de rapport, si c’est le capital qui a augmenté plus que le revenu, ou le revenu qui a augmenté moins que le capital, quel est celui dont la hausse est normale, du capital ou du revenu.

Recherche qui paraît, au premier aspect, aussi singulière que celle qui servit de base à la discussion, puis au duel, de deux gardes du corps, dont le premier prétendait, sous la restauration, que la duchesse de Berry avait un œil plus grand que l’autre, tandis que le second soutenait au contraire qu’elle avait un œil plus petit que l’autre. Seulement ici nous ne comparons pas l’augmentation des revenus à l’augmentation des capitaux, mais bien l’une et l’autre de ces plus-values à une commune mesure, qui est l’augmentation générale de toutes les marchandises, salaires, denrées, etc. Ceci suffit à nous convaincre que la hausse de la valeur des terres exploitées, depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours, est une hausse tout à fait exceptionnelle ; que, quel que soit le rapport du prix des hectares labourables de 1200 à 1800, avec le prix des mêmes hectares en 1893, ils ont toujours été beaucoup moins chers, comparativement à notre terre actuelle, que les autres marchandises ne l’ont été par rapport aux marchandises actuelles similaires. La terre a augmenté infiniment plus que le pouvoir de l’argent n’a baissé.

Aux XIIIe et XIVe siècles, où la puissance d’achat de l’argent était quatre lois et demie et trois fois plus grande que de nos jours, le prix de la terre était huit fois plus bas (1201 à 1300), puis quatorze fois plus bas qu’aujourd’hui (1301 à 1400). Au XVe siècle, où l’argent valait cinq ou six fois le nôtre, la terre valait vingt-deux fois moins que la nôtre. Au XVIe siècle enfin, où l’argent était de cinq à deux fois et demie plus cher que celui de la fin du XIXe siècle, la terre coûtait dix fois moins qu’elle ne coûte présentement.

Ainsi, tandis que le détenteur d’argent, autrement dit le propriétaire mobilier, est celui qui a été le plus malmené depuis sept cents ans ; que les vendeurs de travail, autrement dit les ouvriers, ont été très diversement traités selon les époques, et que notamment leur situation matérielle avait fort empiré depuis le milieu du XVIe siècle jusqu’à la révolution ; les détenteurs de terre, c’est-à-dire les propriétaires fonciers, se voyaient investis d’un privilège qui sembla, malgré des atteintes passagères, impérissable jusqu’à ces dernières années. Et, la tradition aidant, ils s’étaient si bien habitués à voir le capital foncier s’élever avec le prix de la vie, qu’ils n’admettent aucun mouvement en arrière, et considèrent comme une spoliation, en quelque sorte illégale, la cessation d’un état de choses consacré à leurs yeux par une expérience de quatre siècles.

Mais, dira-t-on, dans ce calcul des augmentations de la valeur vénale et du revenu des terres, vous ne tenez pas compte des dépenses effectuées par le propriétaire pour défrichemens, irrigations, desséchemens, engrais incorporés au sol, routes d’accès ou bâtimens d’exploitation ; vous admettez donc la théorie de Ricardo et de Stuart Mill qui font du propriétaire foncier une sorte de parasite des sociétés avancées, tirant à lui le principal profit de tout le travail social. Certes, et je ne fais aucune difficulté de le reconnaître. Aussi bien le fait n’est pas niable ; la remarque des économistes anglais est absolument vraie dans le passé. La catégorie des détenteurs du sol a, pendant de longs siècles, plus largement profité qu’aucune autre classe de l’accroissement de la population et de l’ensemble des découvertes qui constitue ce qu’on appelle le progrès.

Comparez le chemin respectivement parcouru, depuis le milieu du moyen âge, par les possesseurs de biens meubles et immeubles : supposez deux propriétaires de 1,000 livres tournois, ou 21,750 fr., en 1200, dont l’un fait valoir son argent en prêts mobiliers, au taux de 20 pour 100 et en retire peut-être 4,500 francs, par an, et dont l’autre le place en fonds de terre. Ce dernier peut acheter alors 161 hectares à 135 francs chacun, qui lui rapporteront 2,170 francs. En 1400, les 1,000 livres, ou 6,850 francs, représentent 77 hectares à 89 francs. Cependant le propriétaire de 161 hectares du XIIIe siècle en retire encore, malgré la dépréciation de son fonds, 1,430 francs, à peu près autant que le capitaliste peut tirer de ses pièces de monnaie à 20 pour 100.

En 1600, l’hectare vaut 277 francs au lieu de 89, et les 1,000 livres ne valent que 2,390 francs. Par suite, le propriétaire d’argent ne pourra plus acheter que huit hectares et demi avec ce même capital nominal qui, dans les siècles passés, lui en eût donné 77 ou 161. Ses 2,390 francs, placés à 8 pour 100, en rentes d’état ou en « offices » publics, lui rendront au maximum 200 francs par an, tandis que le maître des 16 j hectares jouira annuellement d’un revenu de 2,254 francs. La distance qui sépare ces deux hommes s’accroîtra encore jusqu’à la révolution, jusqu’à nos jours. En 1790, après les péripéties des deux derniers siècles, et les alternatives de succès et de revers par lesquelles ils ont passé, les héritiers de ces deux individus sont replacés face à face : le rentier n’a plus que 950 francs, et n’en tire plus qu’un intérêt de 47 francs par an ; le terrien, avec ses 161 hectares du XIIIe siècle, possède un capital de 122,500 francs qui lui rapporte 4,250 francs. Au lieu de 161 hectares que son aïeul eût pu acheter jadis, le propriétaire de bien meuble ne pourrait pas, avec son reste de fortune, en acheter beaucoup plus d’un, au jour de la révolution, puisqu’il ne dispose plus que de 900 francs et que l’hectare alors en vaut moyennement 764.

Si l’on borne la comparaison aux temps modernes, et qu’on fasse débuter à Henri IV deux fortunes foncière et mobilière, chacune de 10,000 livres (ou 23,900 francs) en capital, la première permettra d’acquérir, en 1601, 82 hectares qui rapporteront annuellement 1,150 francs au début, 1,560 francs sous Colbert, 935 francs dans les dernières années de Louis XIV et 2,130 francs à la veille de la révolution. À cette époque, le capital représenté par ces 82 hectares n’est plus de 23,900 francs, mais de 62,650 francs. Au contraire, les 23,900 francs placés en valeurs mobilières, en rentes, en offices, sur le taux de 8 pour 100 en 1601, pouvaient rapporter originairement 1,900 francs ; mais, en raison de la baisse simultanée de la livre-monnaie et du taux de l’intérêt, ce capital était, dans les dernières années de Louis XVI, réduit à 9,000 francs, et son revenu à 450 francs. En 1790, cette fortune mobilière ne valait, comme revenu, que le cinquième environ, et, comme capital, que le septième de la fortune foncière qu’en 1601 elle égalait comme capital et dépassait en revenu.


VII.

Il nous reste à comparer la propriété foncière de 1790 avec la propriété foncière actuelle : l’hectare de terre labourable est aujourd’hui évalué en France à 1,600 francs ; il a donc un peu plus que doublé depuis cent ans, puisqu’il valait 760 francs en 1790. Il en est de même de l’hectare de pré, passé de l,240 à 2,600 fr. Les vignes atteignent avec peine cette proportion ; de 1,312 francs elles ont monté à 2,600 francs. Les bois, au contraire, la dépassent : de 400 francs ils se sont élevés à 900 francs l’hectare. Le revenu a crû parallèlement au capital, mais plus faiblement, puisqu’au lieu de 3 1/2 pour 100, il n’est plus estimé de nos jours qu’à 3 pour 100 de la valeur des immeubles ruraux. L’hectare de labour rapporte ainsi 50 francs au lieu de 26 ; la prairie, 86 francs au lieu de 44 ; la forêt, 30 francs au lieu de 14.

L’histoire de l’agriculture au XIXe siècle demeurant en dehors de notre sujet, nous n’avons pas à rechercher si cette augmentation s’est produite d’une manière régulière, périodique, de 1790 à 1893, ou si au contraire elle a procédé par bonds rapides, suivis de reculs, comme aux siècles antérieurs. Sous nos yeux mêmes, un de ces reculs vient de se manifester depuis dix ans, à la suite de la hausse du demi-siècle précédent (1830-1880). Sans qu’il soit besoin de statistique, nous sommes fondés à croire que les troubles de la révolution, et surtout les guerres du premier empire, ont ralenti le progrès agricole qui avait pris sous Louis XVI un très grand essor. Il est telle ferme louée 2,100 francs en 1785, qui était tombée à 1,400 francs en 1795. En 1820, on pouvait encore acheter, dans le centre de la France, de grandes propriétés avec château sur le pied de 180 ou 200 francs l’hectare.

Des contrées où la hausse s’était produite dans la première partie du siècle, de 1820 à 1850, ont relativement peu progressé dans la seconde. Depuis l’établissement des chemins de fer, de 1851 à 1879, l’administration des contributions directes a trouvé, pour la propriété non bâtie, une plus-value moyenne de 43 pour 100, Or cette augmentation, qui dans l’Allier, l’Aude, les Landes, dépasse 100 pour 100, tombe à 6 pour 100 en Meurthe-et-Moselle, à 3 pour 100 dans les Vosges. Peut-être est-ce ici le résultat de la guerre de 1870 et des craintes d’une guerre future ; sans doute aussi les contrées qui ont le plus gagné à la transformation des moyens de transport sont celles à qui les débouchés manquaient, et tel n’était point le cas de la plaine lorraine.

La terre n’a donc pas augmenté partout aux mêmes époques, ni dans la même proportion. Quelques exemples, pris au hasard, font toucher du doigt ces différences : le domaine de Coulanges (Cher), qui valait 128,000 francs en 1780, était vendu 269,000 fr. en 1814 et 300,000 francs en 1826 ; le domaine de Murs, dans le même département, passe de 36,000 francs en 1782, à 109,000 fr. en 1845, et à 460,000 francs en 1873. L’hectare de terre à Fontaine (Nord) est vendu 933 francs en 1763 et 3,300 francs en 1855. Dans le Nord également, l’hectare à Fiers coûte 2,700 francs en 1776, 4,100 francs en 1820, 7,500 francs en 1870. Le domaine de La Rochette, en Bourgogne, était loué 1,000 francs en 1787, 1,500 francs en 1847, 1,700 francs en 1878 et 2,200 francs en 1885. La terre patrimoniale des Jumilhac, dans le Périgord, vendue 192,000 francs en 1808, était revendue 300,000 francs au financier Ouvrard, en 1811, et atteignait, dans des mutations successives, le prix de 500,000 francs en 1828, et de 1 million en 1862.

Mais les domaines, qui tous contenaient en général une part plus ou moins grande de terres en friche, ne peuvent servir à comparer les prix réels des fonds en culture, aujourd’hui et en 1790 ; parce que, de l’augmentation dont ils ont profité, il faut déduire les dépenses de défrichement et d’amélioration diverses dont ils ont été l’objet. Ce sont les moyennes, tirées d’un grand nombre de prix et de revenus de terres en pleine exploitation, dès le règne de Louis XVI, qu’il faut mettre en regard des moyennes que nous fournissent les statistiques récentes. Pour l’ensemble de la France, le revenu de 26 francs l’hectare, en 1790, représente, en tenant compte du pouvoir double de l’argent, une somme de 52 francs actuelle, et équivaut par conséquent au revenu moyen de 50 francs que le propriétaire foncier retire aujourd’hui de ses biens.

Mais tandis que le revenu foncier n’est passé que de 27 francs intrinsèques à 32 francs en Champagne, de 38 francs à 46 francs dans le Comtat-Venaissin, de 27 francs à 42 francs en Saintonge et Angoumois, — ce qui, en raison de la baisse de la puissance d’achat des métaux précieux, revient à dire qu’il a baissé, dans ces trois provinces, de 68, de 65 et de 28 pour 100, — il a monté de 43 francs à 160 francs en Flandre, de 26 francs à 93 francs en Picardie, de 30 francs à 87 en Normandie ; ce qui constitue, même avec l’avilissement de la monnaie, des plus-values réelles de 86, de 78, de 45 pour 100 sur le revenu antérieur. En faisant le même calcul pour l’Alsace, la Lorraine et le Maine, on trouve des augmentations positives de 43 pour 100 ; on en trouve de 13 pour 100 dans l’Orléanais, de 9 et 10 pour 100 dans la Bourgogne et le Dauphiné, de 5 pour 100 seulement dans l’Ile-de-France, où l’hectare rapportait 38 francs en 1790, et n’en rapporte aujourd’hui que 80. Le Languedoc et le Berry paraissent restés stationnaires.

Pris en bloc, le revenu des diverses provinces de France a augmenté davantage, de 1701 à 1790, que de 1790 à 1893 ; puisqu’en 1701 il était de 11 fr. 40, valant 34 fr. 20 de nos francs actuels, et qu’en 1790 il était de 26 francs, correspondant à 52 francs d’aujourd’hui. Il y avait eu, entre les deux dates, une hausse positive de 50 pour 100 ; tandis que de 1790 à 1893 il n’y a qu’égalité d’intérêt. Mais il semble que la propriété foncière serait mal venue à se plaindre, puisqu’elle a pu supporter, sans en éprouver aucun préjudice, une hausse du double dans le prix de la vie ; et que son revenu de 1893 lui permet de satisfaire autant de besoins ou de jouissances, que le permettait le revenu, moitié moindre, d’il y a cent ans. Au contraire, le propriétaire mobilier s’est vu, au cours de ce siècle, irrémédiablement dépouillé, par la seule force des choses, de 50 pour 100 de son avoir.

La terre française était, en 1790, la plus chère de tout le continent et du monde entier ; seuls les districts de l’Italie du Nord pouvaient lui disputer le premier rang. Notre territoire demeurait cependant, il y a un siècle, — et demeure encore aujourd’hui, quoiqu’il ait doublé de prix, — inférieur, sous le rapport de la valeur vénale et du revenu, à celui du monde romain ; j’entends à celui de l’Italie impériale, où le revenu des prairies et des forêts était, au dire de Columelle, de 100 francs l’hectare et le revenu des labours de 150 francs (100 et 150 sesterces à l’arpent de 25 ares).

Pourtant cette moyenne actuelle de 1,600 francs l’hectare en capital, et de 50 francs en intérêts, qui s’applique aux 50 millions d’hectares du sol français, semble plutôt appelée à descendre qu’à monter, en raison de la facilité grandissante des communications qui met chaque territoire aux prises avec tous les autres territoires du globe. La masse des terres fertiles en Asie, en Amérique, en Afrique, en Europe même, est énorme, et elles sont bien loin de valoir ce que valent celles de notre pays. Les 30 millions d’hectares de l’Autriche, il y a dix ans, rapportaient moins de 22 francs l’hectare. Si les bonnes terres d’Egypte peuvent se louer 84 francs, quoique le froment ne vaille, dans le delta, que 12 francs l’hectolitre, c’est que leur rendement est très supérieur au nôtre.

Ici, nous sommes parvenus à tirer parti de tous nos fonds, quelque mauvais ou médiocres qu’ils puissent être. La spéculation agraire a enrichi depuis sept cents ans de nombreuses générations de paysans, devenus peu à peu propriétaires ; et cette richesse même, représentée par le fermage, constitue notre infériorité vis-à-vis des contrées encore vierges. Au Japon, la terre à riz vaut actuellement 2,200 francs et les autres 700 francs l’hectare, mais les forêts et les terres incultes ne valent que 12 francs. Dans la République Argentine, le sol coûte 1,000 francs l’hectare aux environs de Buenos-Ayres ; il descend pour les régions tout à fait en friche jusqu’à 10 francs. En Californie, la terre se vendait 19 francs l’hectare, il y a vingt ans ; le gouvernement des États-Unis pouvait céder, à des conditions beaucoup meilleures, les immenses étendues qu’il avait achetées (1808) à la tribu des Osages, à raison de 5,000 francs de rente pour 20 millions d’hectares, ou celles que lui avait livrées la tribu des Quapaws : 8 millions d’hectares pour 20,000 francs de rente ; soit, dans le premier cas, 0 fr. 01 par an pour 40 hectares.

De ce que la valeur des labours, des prés, des vignes et des bois de la France actuelle soit le double, ou environ, de ce qu’elle était il y a cent ans, il ne s’ensuit pas du tout que le revenu agricole de notre patrie, pris en masse, n’ait fait que doubler d’une date à l’autre. On évalue communément aujourd’hui ce revenu net de la propriété rurale à 2 milliards 400 millions, ce qui correspond effectivement à un peu moins de 50 francs l’hectare. Si le revenu de 26 francs, que nous avons trouvé pour la terre labourable en 1790, s’appliquait à la surface entière du royaume de Louis XVI, nous obtiendrions un chiffre total de 1,300 millions de francs, qui serait de beaucoup au-dessus de la vérité.

Le chiffre de 1,200 millions de livres, — correspondant à 1,140 millions de francs, — donné par Lavoisier en 1788, est lui-même certainement exagéré. La première enquête, faite en 1814 par le baron Louis, pour arriver à une assiette meilleure de la contribution foncière, attribuait à la masse des terrains non bâtis un revenu net de 1,354 millions. Il est fort possible que, de 1788 à 1814, la propriété française ait augmenté d’un tiers, et fort probable qu’elle ne rapportait pas plus d’un milliard en 1790.

Nous avons évalué son revenu à 500 millions en 1576-1600 ; il s’éleva sans doute à 700 millions en 1675, sous Colbert, pour redescendre dans les dernières années de Louis XIV à un chiffre probablement très inférieur à celui qu’il avait atteint sous Henri III ; la rente d’un hectare n’était plus alors que de 11 fr. 40, au lieu de 19 fr. 20, et l’étendue plus vaste de la superficie cultivée ne compensait pas cette baisse de l’intérêt. Si le revenu total atteignit un milliard en 1776-1800, quoiqu’il n’ait été selon moi que de 500 millions en 1576-1600, ce n’est pas par la différence du rendement particulier de chaque hectare, — 26 francs à la fin de l’ancien régime, au lieu de 19 francs à l’avènement d’Henri IV, ce qui ne constitue qu’une augmentation d’un tiers, — c’est par l’extension du territoire en valeur.

Sur les 50 millions d’hectares qui composent la France actuelle, il existait peut-être, en 1790, 20 pour 100 seulement de terres incultes, au lieu de 27 pour 100 en 1600, et 25 pour 100 de bois à la première date, au lieu de 33 pour 100 à la seconde. En revanche, il y avait plus de labours, plus de près et de vignes en 1790 qu’en 1600 ; soit, en tout, un lot de 8 millions d’hectares, mis en valeur depuis deux siècles, qui, en 1700, rapportaient 26 francs chacun, tandis qu’en 1600 ils ne rapportaient que très peu au-dessus de rien.

Il en a été de même de 1790 à 1893 : au lieu de 21 millions d’hectares de labour et de cultures diverses, la France en compte aujourd’hui 27 millions ; elle a 1,200,000 hectares de prés, 600,000 hectares de vignes, et 200,000 hectares de jardins de plus qu’au siècle dernier. Inversement, elle a, en bois, 4 millions, et en terres incultes, 3 millions 1/2 d’hectares de moins. C’est dire qu’en résumé son territoire agricole s’est agrandi de quelque 8 millions d’hectares qui procurent à leurs possesseurs un revenu de 400 millions de francs par an. Ces 400 millions de francs, joints au milliard de 1790, qui s’est doublé depuis cent ans, contribuent à former la rente présente du sol en France. L’enquête de 1880 évaluait le revenu total de la propriété non bâtie à 2 milliards 645 millions de francs. En tenant compte de la baisse des douze dernières années, il atteint tout au plus aujourd’hui 2 milliards 400 millions.

Mais ces 400 millions, provenant de défrichemens, d’irrigations, de transformations contemporaines, ne peuvent être considérés comme un bénéfice gratuit, échu aux anciens propriétaires. Ils sont en partie l’intérêt d’un capital incorporé à la terre, par eux ou par d’autres, sous diverses formes. Leur bénéfice, ce qu’ils ont gagné sans travail et sans dépense, c’est ce doublement de leur revenu, dont l’accroissement de la population et l’ensemble du progrès contemporain les ont gratifiés.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier, du 15 février et du 15 avril.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 avril et du 1er août 1892, la Fortune mobilière dans l’histoire.
  3. Voir, dans la Revue du 15 avril 1892, la Fortune mobilière dans l’histoire.