La Propriété foncière de Philippe Auguste à Napoléon/03

La Propriété foncière de Philippe Auguste à Napoléon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 789-814).
LA
PROPRIETE FONCIERE
DE PHILIPPE-AUGUSTE A NAPOLEON

III.[1]
TRANSFORMATIONS DU SOL RURAL.

Les agriculteurs d’aujourd’hui sont de plaisans pessimistes, et leurs gémissemens témoignent de leur ignorance du passé.

Depuis cent ans le loyer des terres a doublé, et cependant le prix du blé n’a haussé que d’un quart. Il suffit de rapprocher ces deux faits pour s’apercevoir que, si l’agriculture n’avait pas réalisé d’énormes progrès depuis la fin du siècle dernier, la plupart des terres seraient aujourd’hui abandonnées en France, en raison de l’impossibilité où elles se fussent trouvées de lutter avec celles des pays neufs. Ce qui s’est vu depuis cent ans s’est aussi vu depuis sept siècles ; .. ces laboureurs qui passent pour routiniers, qui, de fait, croient l’être, et que l’on regarde comme les plus timides de tous les hommes, sont de perpétuels novateurs, sans cesse dérangés dans leurs calculs par des événemens qu’ils n’ont pu prévoir, et forcés sans cesse d’imaginer de nouveaux plans. Cet état de choses est aussi vieux que notre civilisation : il est bien antérieur à l’éclosion de la littérature agricole qui date de la fin du XVe siècle ; à plus forte raison, a-t-il devancé les efforts modernes des pouvoirs publics.

Seulement, penché sur son sillon, le cultivateur de tous les temps se soucie peu des destinées de ses pères, et la masse de la nation n’a pas montré, jusqu’à ce jour, plus de curiosité pour les transformations du sol rural. Les détails de l’histoire agricole, jusqu’ici, sont inconnus. Il semble que, des étapes parcourues dans son lent voyage, l’humanité n’ait gardé le souvenir que de quelques défilés périlleux, de quelques sommets ou de quelques précipices, oubliant la suite monotone des plaines heureuses qu’elle a traversées. Dans le passé, comme dans le présent, la foule ingrate que nous sommes est plus sensible à ses revers qu’à ses succès. Les succès, pour qu’elle les note et les raconte, il faut qu’elle ait été frappée par leur soudaineté, par leur aspect de bon cataclysme.

Tel n’est point le cas des transformations agraires. La surface des champs est silencieuse ; ses révolutions incessantes se font à petit bruit, par petits coups. Il résulte de fouilles faites dans la baie de Saint-Nazaire que cinq mètres de vase ont mis seize cents ans à se former ; c’est environ 30 à 35 centimètres par siècle. La terre peut ainsi changer de peau sans que l’on s’en aperçoive. Les modifications faites de main d’homme ne sont guère moins estompées que celles qui sont dues à la nature. Fussent-elles plus brusques, elles ne laissent pas pour cela beaucoup de trace ; on a peine à retrouver sur le sol l’empreinte d’une ville défunte ; comment y marquer la place d’une forêt abolie, ou d’un carré de bruyères remplacé par un carré de choux ? Le passé rural est plein, non-seulement des changemens de culture d’une même terre à travers les âges, des partis successifs que l’on en a su tirer, mais aussi des vicissitudes causées par des concurrences nouvelles, par des séparations ou des réunions de province, etc. De même d’ailleurs le passé urbain fourmille en mouvemens de l’industrie et du commerce qui, suivant des caprices mystérieux, font surgir ou délaisser des villes, les enrichissent ou les ruinent.


I

Loin de moi la prétention d’aborder, en une courte étude, le morcellement, le défrichement, la législation champêtre ; toutes questions dont chacune demanderait un volume pour être convenablement traitée. Il ne s’agit ici que de crayonner la physionomie de ces anciennes campagnes, dont l’aspect s’est si fort modifié dans le temps présent.

Cette esquisse ne peut être appuyée d’aucune statistique, et il n’y a lieu d’indiquer de chiffre positif pour aucune époque, ni sur la proportion des bonnes, des médiocres ou des mauvaises terres, ni sur le nombre des hectares cultivés par rapport à ceux qui demeuraient incultes, ni sur la superficie respective occupée par les diverses exploitations du sol : labours, prés, bois, vignes, etc. Il existait bien un « prévôt grand maître mesureur et arpenteur général de France, » créé par édit spécial, mais il n’y avait pas de cadastre, du moins pour les trois quarts du royaume, jusqu’en 1789. Le gouvernement avait toujours reculé devant la dépense, et les populations accueillaient fort mal toute tentative de recensement foncier, qui leur paraissait receler quelque projet de taxe nouvelle.

Les États de Normandie apprennent, en 1630, qu’un individu, « disant avoir commission du roi, » veut dresser dans la province un « état au vrai de la valeur des bénéfices et des fiefs, ensemble de la quantité des terres labourables et autres de chaque paroisse. » Les trois ordres sont unanimes à s’y opposer, « craignant que ce ne soit dans l’intention de faire tomber quelque grande calamité sur le pays. » On ne trouverait ainsi, dans le Nord ou le Centre, aucun travail d’ensemble ; tout au plus quelques échantillons d’arpentement, effectués pour le compte de particuliers qui s’en étaient payé le luxe. L’exécution du plan cadastral du duché de Richelieu devait durer six ou sept ans et coûter au propriétaire 1,000 ou 1,200 écus par an ; ce qui représentait, en tenant compte du pouvoir de l’argent, un débours de 100,000 francs de notre monnaie.

Au contraire, dans les provinces de « tailles réelles, » où la contribution directe était un impôt foncier semblable au nôtre, au lieu d’être, comme dans les provinces de « tailles personnelles, » un impôt sur le revenu analogue à la capitation turque ; en Languedoc, Gascogne, Provence ou Dauphiné, en Bourgogne ou Bretagne aussi, dans les pays d’États enfin, il existait de toute ancienneté deux terriers ou compoix, l’un invariable, pour les biens-fonds, l’autre, dit cabaliste, pour les biens meubles, susceptible de modifications annuelles. Le reproche que l’on a adressé aux cadastres qui servaient de base à la « taille réelle, » de n’être pas révisés en temps voulu, c’est-à-dire fort souvent, s’adresse au cadastre actuel, qui n’était pas encore achevé à un bout de la France, que déjà il avait cessé d’être exact à l’autre bout. Il s’adresse à tous les cadastres possibles, puisque l’agriculture est dans une perpétuelle révolution, et que ses mouvemens, assez brusques, mettent toujours les statistiques en retard.

Pour les anciens cadastres, ou « allivremens, » ce reproche est exagéré ; on les renouvelait de temps en temps ; ils n’étaient pas aussi immobiles que l’on a dit. Le terrier dont la Bourgogne fait usage, au milieu du XVIIe siècle, date de 1486 ; mais il a été plusieurs fois modifié. Il n’est pas moins bien tenu en Gascogne et en Béarn ; la situation des fonds dominans et servans est nettement définie. L’ « affouagement, » ou cadastre, est fait par la Provence en 1471, en 1542, en 1633, en 1655 ; une commune qui s’estimait lésée pouvait toujours obtenir que le cadastre fût refait à nouveau chez elle. Il y aura dans ces régions plus de chance qu’ailleurs de voir aboutir les enquêtes que l’on tentera au XVIIIe siècle, et si l’intendant demande aux paroisses, par une circulaire taillée sur le même patron que celles de nos préfets actuels, de lui faire connaître « la contenance de leur territoire, leur population, leurs ressources agricoles et manufacturières, » etc., il peut espérer obtenir quelques-uns de ces renseignemens.

De même en Languedoc, où les estimations, les « livres d’estime, » sont dressés dans chaque commune, sous la surveillance des consuls et des habitans, par un maître arpenteur et un notaire, aidés de quatre « experts en agriculture, » hommes du cru, élus par leurs concitoyens. Là aussi ces cadastres et terriers sont souvent refaits à nouveau ; c’est une dépense qui revient fréquemment dans les délibérations des « jurades. » Il est vrai que chaque localité y ayant procédé à ses frais, pour son usage intérieur, et au moment qui lui plaisait, l’opération n’a aucun caractère universel, aucune base fixe. Pourtant les différences que l’on constate dans le tarif, d’un terroir à l’autre, tiennent plutôt à la qualité du sol qu’à des appréciations divergentes. Partout, l’ « estime » officielle divise les terres en « bonnes, moyennes, faibles et infimes. »

Mais combien y a-t-il, dans chaque paroisse, de sol employé et de sol inutile ? Voilà ce qui serait intéressant à savoir et ce que tous ces documens ne nous disent guère. Une paroisse de l’Aisne, Chéry, qui se compose au moyen âge de 64 maisons, dont six exemptes de corvée, contient 820 hectares de terre labourable, 17 de vignes, 4 de jardins, 4 de prés. Ce dernier chiffre montre la faible superficie des prés particuliers, les seuls où l’on récolte du foin, — un demi pour cent de la surface des labours ; — il est intéressant à relever en ce temps où chacun se servait des pâtures communes. De ces pâtures indivises, l’étendue n’est pas indiquée ; les maisons et leurs dépendances occupent quatre hectares, les aisemens et les chemins en occupent 64. Le total est de 900 hectares environ ; si cette commune avait jadis la même superficie qu’aujourd’hui (1,700 hectares), près de la moitié était en terrain banal. Au XVIIe siècle, la superficie de Vinsobres, en Dauphiné, est de 1,072 salmées, réparties en 79 salmées de vergers (oliviers et amandiers), 132 de prés et ramières, 228 en vignes ou labours, 635 en terres hermes ou stériles, ce qui revient à dire que plus de la moitié du sol est en friche et à peu près infécond.

Dans l’Ile-de-France, au contraire, à la fin du règne de Louis XIV, l’élection de Saint-Florentin ne contenait, au dire du subdélégué, que 12,000 arpens de terres « vaines et vagues, » sur un territoire de 120,000 arpens ; soit le dixième, proportion assez semblable à celle de la France actuelle, malgré tous les défrichemens qui ont été opérés depuis deux siècles : 4,400,000 hectares incultes, contre 44,600,000 hectares productifs. Seulement, aujourd’hui, ces quatre millions et demi d’hectares incultes appartiennent presque exclusivement à quinze ou seize de nos départemens (Hautes et Basses-Alpes, Hautes et Basses-Pyrénées, Savoie, Corse, Lozère), pays de montagnes, rebelles à l’homme, tandis que les 120,000 arpens de Saint-Florentin étaient situés dans le département de l’Yonne, qui ne contient actuellement que 6,400 hectares improductifs contre 719,000 hectares en culture, soit moins de 1 pour 100. Depuis l’an 1700, le patrimoine en valeur s’est donc accru ici des neuf dixièmes de la friche.

« En Gaule, dit Lactance, pendant le déclin de l’empire romain, si nombreux étaient ceux qui recevaient en comparaison de ceux qui payaient, si lourd était le fardeau des impôts que le laboureur succomba sous la tâche ; les champs furent abandonnés et des forêts s’élevèrent là où la charrue avait passé… » Il faut se défier en ces matières de l’affirmation trop absolue d’historiens qui laissent tomber de leur plume, pour arrondir une phrase, des formules qui ne sont que très partiellement vraies. Les communautés monastiques défrichèrent énormément aux VIe et VIIe siècles, ce qui prouve qu’il y avait alors beaucoup de sol inculte, mais ce qui ne prouve pas que ce sol eût jamais été cultivé. Toutefois, sans sortir des six siècles qui font l’objet de notre examen, nous devons reconnaître que le retour de la terre labourée à la lande n’est pas chose extraordinaire : le fait se produisit en France, sur une vaste échelle, du milieu du XIVe siècle jusqu’au milieu du XVe. Il se produisit encore, quoique à un degré incomparablement moindre, dans les dernières années du XVIIe siècle et dura jusqu’au premier tiers du XVIIIe. Aux deux époques la terre baissa de prix et la population diminua.


II

Il y a ainsi dans notre pays certains sols, les mêmes peut-être, les moins bons, qui ont trois fois passé de l’état brut à l’état civilisé et de l’état civilisé à l’état brut ; que l’homme a successivement pris, quittés et repris, qu’il s’est disputé avec acharnement pour les abandonner plus tard avec insouciance.

Le parti que l’agriculture a tiré de la terre, l’emploi qu’elle en a fait, depuis sept cents ans, n’ont pas été moins variables. Elle a boisé et ensuite déboisé, creusé des étangs pour les dessécher plus tard, substitué les céréales aux pâtures, puis la vigne aux céréales, puis la prairie à la vigne, ou les cultures industrielles modernes à la prairie. Le tout sous mille influences politiques et fiscales ou économiques. Et l’avenir nous réserve à coup sûr bien d’autres avatars, dont nous n’avons pas la moindre idée encore, de ces mottes de terre, dont on a fait jusqu’ici du pain, des bûches, du vin, des gigots, de l’huile, de la soie, du sucre, dont on a fait tant de choses qu’on ne fait plus, du moins au même endroit, dont on fait déjà tant d’autres choses qu’on ne faisait pas il y a deux cents, quatre cents ou six cents ans.

De l’an 1200 à l’an 1350, chaque jour signale de nouvelles appropriations du sol, de nouvelles conquêtes du laboureur qui, dans l’intervalle, de serf est devenu libre. C’est la belle époque, celle des concessions multiples faites à la charge de défrichement à bref délai. Dans tel coin, que l’on trouvera désert au commencement du XVIe siècle, comme la Franche-Comté, où 100,000 Français vinrent alors défricher une partie des campagnes, un seigneur, en 1336, dépensait à lui seul 4,000 francs de Bourgogne, autrement dit 200,000 francs de nos jours, qu’il prenait sur la dot de sa femme, « pour améliorer les terres qu’elle lui avait apportées. » L’ensemble du royaume était loin cependant d’être mis en rapport, si l’on en juge par les carnassiers qui pullulaient dans le plat pays et avec lesquels la guerre continuait encore. On prend aux environs de Troyes, dans l’été de 1341, 571 loups vivans et 18 morts.

On en prendra bien davantage cinquante ans plus tard. À la fin du siècle, la moitié peut-être des terres cultivées, au nord de la Loire, sont retournées à l’état barbare. Dans le midi, où les effets immédiats de la guerre étrangère sont moins aigus, les ravages des bandes privées, la désorganisation sociale sont tels que le pays se vide. Le procureur du comté de Roussillon décide, en 1390, que les propriétés qui ont été hermes (en friche) pendant trente ans au plus, « faute de possesseurs, » reviendront au domaine. Dans le sud-ouest, en Dauphiné, de vastes superficies, abandonnées aux manans par les seigneurs, en 1354, ne seront défrichées qu’en 1583 et en 1638.

Dès le règne de Louis XII pourtant, le pic et la charrue commençaient à revenir sur les terres qu’ils avaient longtemps délaissées ; ils s’en appropriaient même de nouvelles, et les droits qui sommeillaient, indifférons ou indécis, éprouvent alors le besoin de s’affirmer. D’une transaction entre un suzerain et ses vassaux, en 1510, il résulte « qu’à l’avenir les habitans ne pourront défricher les bois et lieux vacans, » comme ils le faisaient auparavant, mais seulement « cultiver les endroits déjà rompus. »

Quand, en pleine Touraine, le domaine de Chenonceau, offert plus tard par Henri II à « Mme Diane, » pour « ses agréables plaisirs et services, » fut acheté par le maître des comptes Thomas Bohier (1496), sur quatre fermes il y en avait deux, disait le procès-verbal d’estimation, « qui ne sont à présent de nulle valeur, » en chacune desquelles « on pourrait faire métairie à dix bœufs. » Trente ans après, une pareille négligence eût été tout exceptionnelle.

Rabelais nous fournit, sans y songer, la preuve que le déboisement des régions du centre et du nord-est était déjà très avancé à l’époque où il écrivait : « Quand Gargantua mena sa grand’jument dedans les forêts de Champagne, les mouches se prirent à la piquer au cul. Alors la jument, qui avait 200 brasses (380 mètres) de long, et grosse à l’avenant, se prit à émoucher ; et alors vous eussiez vu ces gros chênes tomber comme grêle ; tant il y a qu’il n’y demeura arbre debout que tout ne fût rué par terre. Et autant en fit en la Beauce, car à présent (1533) n’y a nul bois… » À cette même date, la forêt d’Orléans, qui jadis avait eu 60,000 hectares, n’en couvrait déjà plus que 20,000. De tous côtés on signale de semblables diminutions du domaine boisé, ou même des effacemens complets, comme celui de la forêt de Faye, en Saintonge. D’une enquête faite en 1545, dans la paroisse d’Auzon (Yonne), il ressort que, « depuis quarante ans, on a commencé à labourer certains terrains qui, de mémoire d’homme, ne l’avaient jamais été ; » 440 arpens, « jadis en forêts de haute futaie et repaires de bêtes fauves, » venaient d’être ainsi défrichés dans une seule localité.

Cependant les progrès agricoles ayant dépassé, dans la première partie du règne de François Ier, les progrès de la population, et, par suite, les produits de la terre se trouvant plus offerts que demandés, l’avilissement des prix qui en résulta ne put manquer de retarder quelque peu l’essor de l’agriculture. Il est en Champagne, vers 1525, des monastères qui laissent leurs terres en friche, « parce que le produit n’est pas capable de compenser les frais. » En effet, la main-d’œuvre était alors relativement assez chère, et tout le monde ne pouvait se servir de la jument de Gargantua.

Quelques causes, d’une nature spéciale, contribuaient à maintenir les surfaces forestières : par exemple, le caractère seigneurial qui s’attachait à la possession de ces altières futaies, dont l’antiquité était une sorte de noblesse. On n’ignore pas que c’était alors une peine prononcée par les tribunaux, contre les gentilshommes, que le rasement, — on disait la « dégradation, » et ce mot rend bien l’idée, — de leurs bois.

Un peu plus tard, ce ne furent pas les bras qui manquèrent, et l’afflux de l’argent, dont le pouvoir baissait à vue d’œil de 1530 à 1600, était éminemment favorable à la propriété foncière ; mais ce furent les guerres de religion qui, à partir de 1560, vinrent de nouveau déranger cette ruche pacifique des travailleurs ruraux. Bien des métairies, sous Charles IX, « ne sont ni cultivées ni occupées par personne, de manière, dit un contemporain, qu’elles sont dégarnies de bétail et inutiles. » En Languedoc, à l’avènement d’Henri IV, un tiers du territoire agricole était « en patus et garrigues, » c’est-à-dire en landes servant au pacage ; pacage bien médiocre, landes bien maigres, empêchant seulement de mourir de faim les animaux étiques qui les arpentaient sans relâche, sous le fallacieux prétexte de les paître.

Dans ces conditions nulle indiscrétion à demander, nulle difficulté à obtenir d’un gros détenteur du sol, comme miettes sans valeur de ses domaines, d’amples morceaux qui fructifieront plus tard. C’est ce que fait un ministre protestant de Saintonge, priant le duc de La Trémoille « de l’accommoder de certains marais, vagues et inutiles, sur sa rivière de Boutonne, lesquels avec le temps il pourrait améliorer, pour aider à entretenir sa pauvre famille. » Bien des dessèchemens de marécages furent ainsi entrepris : les marais de Corbeilles et Bordeaux, qui occupaient 650 hectares dans le Loiret, près de Montargis, et infectaient de leurs miasmes huit ou dix paroisses des environs, furent par trois fois, sous Louis XIV, l’objet de tentatives de drainage à vingt ans d’intervalle les unes des autres ; la troisième seule réussit. Le succès ne couronnait pas toujours les entreprises de ce genre ; des marais que l’on avait mis en labour à grands frais demeuraient stériles ; ou bien l’opération ne donnait que des résultats pécuniaires insignifians : tel étang, loué en 1600 sur le pied de 8 francs l’arpent, n’est loué que 10 francs en 1669, après avoir été transformé en prairies.

Ces tentatives n’en témoignent pas moins d’une ardeur à étendre la superficie agricole qui fait honneur au XVIIe siècle. On continue à mordre sur les pâtures, sur les bois ; aux portes de Paris la fameuse forêt de Bondy, de peu rassurante mémoire, qui avait 700 hectares en 1573, n’en avait plus que 350 en 1690, « par suite des usurpations et aliénations en diverses fois, » dit le rapport administratif. En comparant le milieu du règne de Louis XIII avec le milieu du règne de Louis XIV, on voit que de 1625 à 1675 le revenu de la terre avait augmenté, et que cependant le prix du blé avait diminué, indice certain de progrès matériel. Malheureusement, ce siècle finit dans la misère, et son successeur commença aussi pauvrement. Le terrain conquis en quatre-vingts ans lut reperdu en vingt ans. Les victoires, puis les défaites, avaient épuisé la France, et nombre de fermes furent de nouveau délaissées. Ce ne fut que sous le ministère du sage Fleury que se manifesta une reprise sérieuse qui continua jusqu’à la mort de Louis XV, et s’accentua assez, sous Louis XVI, pour dépasser de beaucoup tous les progrès des périodes antérieures.

Les classes les plus diverses de la société s’en mêlèrent ; c’était le temps des bergeries de Florian, on s’avisa de s’intéresser à la nature. L’agriculture devint à la mode ; comme de nos jours le socialisme, ce fut un sujet de conversation ; l’on raisonna, l’on déraisonna sur elle. Il y eut des comités, commissions, congrès et comices qui ne s’en tinrent pas à de purs efforts de paroles : car il fut fait davantage à cet égard, toute proportion gardée, dans les trente dernières années de l’ancien régime, par le gouvernement et par les particuliers, que dans les trois siècles précédons. « On peut dire, écrivait en 1765 le subdélégué de Clermont (Oise), qu’il n’y a pas dans la province de terre susceptible de production qui ne soit cultivée ; .. c’est au point que l’on réduit les chemins de communication, de village à autre, en petits sentiers. » Bien que le dernier trait, cité avec enthousiasme par ce fonctionnaire, ne dénote pas une grande intelligence des vrais intérêts ruraux, il ne faudrait pas prendre trop à la lettre ce qui est dit ici des frontières de la Picardie, ni l’appliquer au reste du royaume ; pas plus qu’on ne doit ajouter foi aux exagérations contraires d’un agronome pessimiste, le marquis de Turbilly, qui s’écriait à la même époque : « Tout bon citoyen, qui voyage dans les provinces, ne peut s’empêcher de gémir à la vue d’une si grande quantité de terres inutiles. Près de la moitié du terrain est en friche… »

Ce que M. de Turbilly appelait « friche » était cette énorme étendue consacrée à la vaine pâture, bois sans arbres, prés sans herbes, bien indivis dont les maîtres équivoques étaient le châtelain, l’abbé, ou la commune elle-même, et qui donnent, en la seconde moitié du XVIIIe siècle, naissance à un prodigieux nombre de procès. À mesure que le fond prend de la valeur, on se le dispute davantage, et certes on ne s’était jamais autant disputé ce sol banal depuis le commencement de la monarchie. L’État favorisa volontiers ce besoin impérieux qui portait le laboureur, trop à l’étroit dans son champ, à envahir et à transformer ces derniers vestiges de l’assolement barbare. Un édit de 1766 ayant accordé l’exemption d’impôts aux landes défrichées, après déclaration régulière, il fut fait dans le seul bailliage d’Orléans, jusqu’en 1784, 200 déclarations de ce genre. En dix ans, à partir de 1777, près de 3,000 hectares de bois furent mis en culture dans le diocèse de Toulouse. D’après Necker, dans l’ensemble du royaume, des autorisations de défrichement furent données pour environ 500,000 hectares. La marge, partout, était immense ; la seule généralité de Soissons contenait plus de 50,000 hectares de communaux stériles.

Mais le progrès ne s’accomplit pas sans entraves : on ne doit pas oublier que toutes les institutions anciennes, tout le droit public du moyen âge, étaient très fortement imprégnés de communisme, ou plutôt de socialisme communal, aussi bien en fait de production qu’en fait de consommation, et pour l’agriculture comme pour tout le reste. Le « maire, » en Alsace, était tenu, de par sa charge, de l’obligation de fournir au village des animaux reproducteurs ; le bouc est acheté, en Dauphiné, sur les deniers de la commune et lui appartient. Toutes les chèvres paissent obligatoirement ensemble ; il est défendu en Provence de faire des troupeaux à part ; chacun doit remettre ses animaux à la garde du berger communal, chargé du soin de la « chabreyrade. » Quoi d’étonnant par suite, si l’on met en adjudication chaque année le foulage des blés, et si l’eiguazier, qui promènera sa roue sur tous les labours, prélève pour son service officiel la vingtième partie des récoltes !

Une routine qui a duré tant de siècles a ses partisans ; on s’explique aisément que le système condamné de la pâture banale ne dut pas mourir sans se défendre. En 1779, lit-on dans les cahiers des doléances de Wissignicourt (Aisne), « 19 habitans de notre village se sont mis à défricher, suivant les ordres que l’on avait reçus, en sorte que leur défrichement gâtait toutes les pâtures communes. Bref, M. le bailli du duché et pairie de Laon, après plusieurs disputes et représentations de tous les habitans, a décidé que tous abandonneraient leurs défrichemens. » Dix-huit d’entre eux obéirent ; il n’en resta qu’un seul u qui se mutina. » Son obstination lui coûta cher ; au moment de la révolution il a déjà été rendu contre lui trois ou quatre sentences et, depuis onze ans, « le procès se multiplie. »

De même l’ordonnance de 1764 sur l’assainissement des marais fut le prélude de litiges interminables entre les nus-propriétaires et les usagers : pour ne pas perdre quelques bottes de joncs, on s’opposait à des plus-values de 100,000 francs. Les difficultés suscitées à ces tentatives découragèrent bien des bonnes volontés. Et le plus curieux est que la révolution, qui remaniait l’ordre politique et social de fond en comble, n’ose heurter de front ces usages campagnards et paraît souvent s’y résigner. Le commissaire de la Convention dans l’Allier, envoyant en 1793 un rapport, d’ailleurs fort substantiel et sagace, sur l’état de son département, reconnaissait que « la plupart des paturaux communs, qui n’ont pas été concédés à des particuliers par les ci-devant princes de Condé, sont en landes et bruyères, » qu’il y en avait beaucoup trop, mais « qu’ils étaient nécessaires pour le pacage des bestiaux, et que, si l’on emblavait plus, on récolterait moins, faute de fumier. »

Notre temps a fait justice de ces craintes chimériques ; il a vu augmenter le nombre des bestiaux et diminuer celui des pâtures banales. De plus en plus celles-ci tendent à disparaître. Depuis vingt ans la superficie des biens communaux a décru de 100,000 hectares ; durant les cinquante dernières années elle a décru de 500,000 hectares. Des 4,300,000 hectares, cantonnés dans une douzaine de nos départemens, qui composent encore la propriété communale, la moitié est en bois, et il ne reste que 637,000 hectares d’absolument improductifs.

Que pouvait être la surface occupée par les biens de cette nature avant 1789 ? Il serait difficile de le dire ; beaucoup de communaux anciens ont été partagés ; mais aussi beaucoup de biens nationaux invendus, — biens d’église pour la plupart, puisque les biens d’émigrés non aliénés ont été remis par la Restauration à leurs anciens propriétaires, — ont été versés en bloc dans le patrimoine des communes. Une partie en est, depuis lors, définitivement sortie. Ces mouvemens en sens divers de la propriété foncière n’ont pas, que je sache, été notés : un fait certain, c’est que le mode de jouissance n’est plus le même. L’État administre les bois communaux comme les siens propres, avec une paternelle sévérité ; beaucoup de prairies sont louées par les municipalités, d’autres affouagées, et c’est seulement sur une petite portion de ces terrains qu’a subsisté « l’usage » communiste de jadis.


III

Cet « usage, » qui s’était maintenu jusqu’en 1789, tenait à l’indécision dans laquelle demeurait la propriété des espaces immenses, consacrés au pacage, et grevés de servitudes diverses en vertu d’immémoriales traditions. Nus-propriétaires et usufruitiers semblaient condamnés, par la coutume, à rester impuissans en face les uns des autres, dans une situation sans issue, condamnés, les uns à ne toucher qu’une redevance honoraire, les autres à ne tirer de leur jouissance qu’un profit dérisoire. Ces coutumes, dont beaucoup remontaient plus haut que le moyen âge, plus haut sans doute que les temps mérovingiens où s’était constituée la fortune ecclésiastique, — doyenne des propriétés existant en 1789 dans notre pays, — ces coutumes barbares, la Révolution se trouva, par une voie détournée, — celle de l’abolition des droits féodaux, — dont elle n’aurait osé peut-être accepter alors toutes les conséquences, la Révolution se trouva les avoir mis en pièces. Elle porta ainsi, pour le plus grand bien de l’agriculture, un coup décisif à ce qui restait de propriété collective, incorpora à la propriété individuelle, au domaine privé, une masse de territoire qui, jusque-là, y était réfractaire, et par là contribua au morcellement.

Elle y contribua, mais il ne faudrait pas croire qu’elle l’ait créé ; car, pour les terrains en culture, le morcellement datait des âges féodaux. Il avait été la conséquence de l’affranchissement et de l’accensement. Le rêve humanitaire de « la terre au paysan » fut, comme je l’ai constaté déjà[2], une réalité tangible et vivante au XIVe et au XVe siècle. Le propriétaire dut faire valoir sa terre lui-même, ou la vendre à l’exploitant moyennant une redevance. Et, comme le premier mode était devenu presque impraticable, qu’il était d’ailleurs beaucoup plus onéreux que le second, le seigneur foncier eut intérêt à se déposséder. Le laboureur, de son côté, trouvant de la terre à acquérir sans capital, moyennant un léger fermage, préféra cultiver son bien propre, plutôt que de louer le bien d’autrui. Il en résulta une division de la propriété, telle que les plus ardens socialistes la peuvent souhaiter ; puisque toute famille posséda le champ qu’elle ensemençait, que presque tout le sol eut pour maîtres ceux qui personnellement l’arrosaient de leur sueur.

Plus tard seulement la terre devint un luxe, parce qu’elle augmenta par rapport aux autres marchandises. Alors ceux des anciens exploitans qui, s’étant enrichis, étaient passés dans une classe plus élevée, louèrent leurs biens à de nouveaux-venus ; et ceux qui s’étaient appauvris, — beaucoup s’appauvrissaient forcément par les partages, — tombèrent dans la classe des prolétaires ruraux.

Depuis le milieu du XVIe siècle jusqu’à la fin de la monarchie, il y eut un mouvement de concentration, et la grande propriété se constitua. Dans un rayon de quelques lieues, en Berry, au XIVe siècle, on peut citer une vingtaine de seigneuries importantes, puisqu’elles ont juridiction sur 100 ou 150 censitaires, qui ne possèdent que 15 ou 20 hectares de domaine utile, appartenant réellement au seigneur. Au XVIIIe siècle, ces domaines ont quintuplé, décuplé ; Aubussay qui n’avait, en 1350, que 20 hectares, en a 580 en 1750 ; Verdeaux, qui n’en avait que 21, en a 175, Chevilly est passé de 30 à 460 hectares. À quelques mètres du donjon commençait, au temps féodal, la propriété roturière dont la division et la subdivision atteignaient un degré incroyable : telle prairie de 4 hectares était répartie en quarts et demi-quarts d’arpens, entre une cinquantaine de détenteurs. C’est l’excès du morcellement, la pulvérisation du sol, que certains auteurs redoutent pour l’avenir, mais que le moyen âge a connue. On marchait vers un régime où chacun aurait eu son sillon de labour, sa « fauchée » d’herbe, et ses deux douzaines de ceps de vigne.

Les inconvéniens s’en étaient fait sentir d’eux-mêmes. Comme l’a dit Benjamin Constant, le morcellement des terres s’arrêtera toujours au point au-delà duquel il deviendrait funeste. Il a raison, l’expérience le prouve. C’est ainsi que, de lui-même, le sol, dès la fin du XVIe siècle et surtout au XVIIe, redevint plus compact. Le parc des seigneurs de Blaru (Seine-et-Oise), qui en 1540 n’avait que 3 hectares et demi, comprenait, en 1677, 28 hectares, sans que l’ensemble du domaine eût augmenté. La terre de Vincy-Manœuvre, dont il n’existait presque plus rien à la fin du XVe siècle, se reconstitue au siècle suivant entre les mains des Nicolaï et des Dreux-Hennequin.

Il est probable aussi que l’avilissement subit de l’argent, de la fortune mobilière, de 1530 à 1600, favorisa beaucoup certains propriétaires fonciers qui possédaient des droits de rachat sur les immeubles aliénés. La terre de Maillebois (Eure-et-Loir) se forme ou, si l’on aime mieux, se reforme arpent par arpent, miette à miette, au temps de Louis XIII ; 100 laboureurs auparavant faisaient du blé jusque sous les murs du château. Au même temps, le seigneur de Rostaing, pour créer un parc de 30 hectares autour de son manoir de Thieux, doit acheter, l’une après l’autre, 200 parcelles de terre.

Et ce que font de riches propriétaires, par goût autant ou plus que par intérêt, une masse de rentiers le font dans une vue de placement, et beaucoup d’agriculteurs l’exécutent comme spéculation. Ils espèrent augmenter par là leur revenu. Ce ne fut pas seulement en France que ces courans successifs de découpage des domaines en mille fractions, puis de coagulation des parcelles éparpillées, peuvent être constatés : l’histoire de l’agriculture en Angleterre fait passer sous nos yeux des édits royaux, qui défendent la concentration de la terre et d’autres édits qui défendent le morcellement ; preuve que l’une et l’autre tendance dominèrent, chacune à son heure, sous l’influence de causes économiques. Le morcellement exagéré du moyen âge constituait une entrave au développement de la richesse agricole, après avoir été utile à l’opération préliminaire du défrichement.

L’absorption des plaines par la grande culture qui balayait des centaines de chaumières et effaçait des douzaines de hameaux, la création des grandes fermes de Beauce et de Brie, qui toutes datent du XVIIe siècle, fut alors une révolution équivalente à celle de la grande industrie et du grand commerce de nos jours, qui condensent et par suite remplacent, au plus grand profit du public, tant d’ateliers isolés ou d’échoppes minables. Ces échoppes pourtant, et ces ateliers, avaient réalisé, en leur temps, une amélioration sur l’état de choses antérieur ; l’humanité leur devait la division du travail. Il arrive que l’avènement d’un système, comme plus tard son abandon, sont également utiles ; que le morcellement a été un progrès, et que la concentration a été un autre progrès. D’ailleurs, ces détaillans agricoles ne disparurent pas plus complètement que ne disparaîtront dans l’avenir les exploitans parcellaires du commerce et de l’industrie. Le morcellement demeura avantageux à certaines configurations de terrain, à certaines cultures délicates.

Dans les pays mêmes où le sol fut moins divisé aux deux derniers siècles qu’il n’était auparavant, on ne peut pas ouvrir un chartrier, un inventaire d’archives quelconques, sans y rencontrer des myriades de ventes et d’achats de terre faits à ou par des laboureurs. En Flandre, certains propriétaires possèdent des quantités de coupons, de petits bouts de terre, des quarante et cinquante lopins ; dans l’Ile-de-France, sous Louis XIV, les transactions foncières abondent entre mariniers, tisserands, charcutiers, petits patrons, ouvriers de tous corps d’état. Un domestique vend à un tonnelier ; un cordonnier achète d’un vigneron. Ces parcelles sont extrêmement mouvantes : treize sillons d’un champ, dans le Maine, passent en quelques années d’une maladrerie à un commissaire des guerres, de celui-ci à un couvent de minimes, du couvent à un gentilhomme, etc. Les legs et les échanges de morceaux de labour faits par des villageois, par des gens de peu, sont innombrables en Touraine ; dans une seule commune de Bourgogne, de dimension médiocre, Chassy, il y a 167 propriétaires de vignes en 1694 ; et dans une commune voisine, Thury, 350 arpens, c’est-à-dire 140 hectares environ, sont partagés entre 168 détenteurs.

Cet état de choses n’aurait pas été général puisque, d’après les rédacteurs de l’État des paroisses, du diocèse de Toulouse (1789), une des causes de la misère était l’absence de propriétés entre les mains des cultivateurs, — affirmation qui paraît à tout le moins difficile à admettre sous une forme aussi absolue. — Il est vrai que dans certaines contrées, comme le Bas-Anjou ou la Vendée angevine, les exploitations étaient trop étendues pour recevoir tous les soins qu’elles comportaient ; en d’autres termes, la culture intensive a pénétré de nos jours sur des domaines où elle était jadis inconnue, sans doute parce qu’elle n’y aurait pas été productive. La révolution des moyens de transport a fait ici, d’elle-même, à l’aide des intérêts qu’elle a éveillés et des appétits qu’elle a satisfaits, ce qu’aucune législation n’eût pu obtenir par la force.

Mon impression personnelle est que, pour la surface cultivée sous Louis XVI, le morcellement n’a pas dû augmenter sensiblement depuis cent ans ; que cette surface, beaucoup moins morcelée en 1789 qu’en 1550, ne l’est pas beaucoup plus aujourd’hui qu’en 1789. Cet amour du paysan pour la terre, que constatait A. Young, dans ses voyages à travers la France, cette passion de devenir propriétaire, qui lui faisait employer toutes ses épargnes à l’acquisition du lambeau longtemps convoité, s’endetter souvent et se ruiner quelquefois pour y parvenir, cette passion est très ancienne, elle se satisfait depuis des siècles. Il a fallu de dures misères pour que la petite propriété rendît, à certaines heures tristes, ce qu’elle serrait si fort, et le retour de la prospérité rurale la faisait repartir de plus belle à la conquête du fonds ambiant. Ce qui, depuis 1789, a développé le morcellement, c’est l’augmentation de la surface cultivée, l’immensité des landes, pâtures et forêts indivises, qui ont été happées par la propriété individuelle et principalement par la petite propriété. L’ensemble de son domaine est donc plus grand, mais, proportionnellement à sa superficie, il ne contient pas beaucoup plus de parcelles.


IV

C’est, du reste, une question de savoir si le progrès du morcellement est souhaitable, si même il convient de se féliciter, autant qu’on le fait d’habitude, de l’état d’extrême division de la propriété dans notre pays. « On doit admettre comme un idéal, si ce n’est comme un axiome de justice, dit M. Leroy-Beaulieu, que la terre, primitivement domaine commun de l’humanité, étant partagée et tombée sous le régime de la propriété privée pour l’accroissement de la production, il est bon que le plus grand nombre possible d’hommes aient une part du sol. » Mais l’intérêt moral, qui demande que le plus grand nombre d’êtres humains soient propriétaires, se trouve en contradiction avec l’intérêt matériel, qui veut que tous les êtres humains jouissent de la plus grande somme possible de bien-être ; voici comment : le morcellement excessif de la terre, en intéressant un plus grand nombre de gens à sa valeur, partant au revenu qu’elle procure, et partant au prix des denrées qu’elle produit, a pour conséquence le renchérissement de la vie. Il est tout au moins un obstacle à l’abaissement.

Dans un pays démocratique comme le nôtre, si les producteurs de denrées, c’est-à-dire les propriétaires du sol étaient en petit nombre, le législateur s’inquiéterait peu de diminuer leur revenu. Quand ils sont trois millions, ce qui, à quatre personnes par ménage, fait une douzaine de millions de têtes, près du tiers de la population totale, il faut compter avec eux. Les détenteurs de la fortune mobilière ont été, comme on l’a vu dans un article précédent[3], littéralement dépossédés par diverses causes, les unes économiques, telles que la baisse du pouvoir de l’argent et du taux de l’intérêt, les autres politiques, telles que la dépréciation de la livre-monnaie. L’État aristocratique d’autrefois ne s’en est pas autrement ému et a laissé les rentiers du XIIIe au XVIIIe siècle se tirer d’affaire comme ils ont pu. Durant cette période de six cents ans, la propriété foncière a subi des crises, plus ou moins longues, plus ou moins fortes et plus ou moins générales ; mais elle s’en est toujours relevée et elle n’a finalement souffert d’aucune des atteintes du temps. La terre a sauvé le capital incorporé en elle, soit à titre d’acquisition primitive, soit à titre d’amélioration. Je parle ici de la propriété rurale ; la propriété urbaine ne s’est pas seulement maintenue, elle a profité de plus-values inouïes.

De cette chance, car c’en est une, on ne peut que féliciter les heureux possesseurs ; mais doit-on, comme ils le demandent, leur en garantir la continuité ? Jusqu’à ces dernières années, ils n’avaient eu à redouter que peu ou point de concurrence ; de concurrence extérieure du moins, puisqu’à l’intérieur, ils en avaient éprouvé, dans les temps modernes, par suite du dessin souvent modifié des lignes de douanes provinciales, à travers le royaume, par suite du creusement de divers canaux, de la confection de certaines routes. Ils en avaient subi encore par les défrichemens qui, de moment à autre, quand les prix des denrées s’enlevaient trop vite, venaient lester ces prix, les alourdir par la multiplication des offres.

Au milieu de notre siècle, une portion de la propriété foncière, celle qui formait la banlieue des villes, eut à soutenir un rude assaut par le fait de l’invention des chemins de fer. On lui arrachait un monopole ; les cliens qu’elle approvisionnait exclusivement allaient peut-être lui échapper. À cela encore il se trouva un remède : la population des villes doubla, et la production de certaines denrées qui ne supportent que peu de transport, telles que le lait, ou que le transport continue, malgré les chemins de fer, à faire grandement augmenter de prix, parce qu’elles ont peu de valeur par rapport à leur poids, la paille, par exemple, la production accrue de ces denrées remplaça celles qui furent abandonnées aux environs des centres populeux, où elles devenaient moins rémunératrices. Puis la hausse des objets de consommation et la découverte d’engrais nouveaux permirent la culture intensive de produits qui, avec l’ancien mode d’exploitation, eussent cessé d’être avantageux. Enfin le développement du bien-être, de l’aisance des classes moyennes, créa à l’agriculture de nouveaux débouchés, ou doubla, tripla des débouchés anciens. La banlieue des villes vit aussi sa population croître, presque autant que celle des villes elles-mêmes ; de là, transformation de beaucoup de fonds jadis ruraux, en fonds semi-urbains, et participation au bénéfice que les fonds urbains ont retiré de la civilisation.

Si bien que, dans la période comprise entre 1850 et 1880, les héritages fonciers profitèrent diversement des inventions nouvelles, gagnèrent plus ou moins, mais gagnèrent tous. Un mouvement contraire se manifeste depuis une douzaine d’années : la lutte s’est ouverte de continent à continent, et la terre française n’est plus seulement en concurrence avec la terre européenne, mais avec celle du monde entier. Le marché des produits agricoles, restreint au moyen âge à la seigneurie et aux seigneuries mitoyennes, étendu aux temps monarchiques à la province, et exceptionnellement aux provinces voisines, après s’être prodigieusement élargi dans notre siècle jusqu’à embrasser la totalité du territoire national, s’est maintenant établi sur l’universalité du globe. Deux cultivateurs qui remuent la terre et la sollicitent aux antipodes l’un de l’autre concourent ensemble, sans s’en douter, à qui vendra, sur un point quelconque de la planète, le meilleur produit au meilleur marché.

Et de même que, pour le transport des personnes, on ne dit plus que telle localité est à cent ou doux cents lieues de telle autre, mais qu’elle en est éloignée de sept ou de quatorze heures ; que l’on ne s’occupe plus, pour mesurer l’espace dans les voyages, de la distance, mais seulement de la durée ; de même, pour les transports de marchandises, on n’a plus à calculer la distance ni la durée, mais seulement les frets maritimes et les tarifs de voie ferrée. Et l’on peut dire que tel quintal de blé ou de viande est à 4 ou 6 francs de tel autre, qu’il porte, en arrivant sur tel marché, une surcharge de 4 ou 6 francs sur son prix de revient.

Quand ce prix de revient, même grevé de cette surcharge, est plus bas que celui de la denrée similaire, récoltée aux environs immédiats de la localité où le produit étranger fait ainsi son apparition, les producteurs indigènes, obligés de réduire leurs prétentions, s’écrient qu’on les ruine. Ils demandent aussitôt à l’État, c’est-à-dire à la collectivité, de mettre obstacle, par une taxe douanière, à l’entrée de ces marchandises rivales, du moins de les paralyser assez pour que leur concurrence cesse d’être nuisible ; nuisible aux producteurs s’entend, puisqu’elle est favorable aux consommateurs.

L’État cède-t-il à la pression de ce socialisme bien élevé des riches que l’on nomme protectionnisme, il élève artificiellement le prix de la vie ; il porte un grave préjudice à la classe des travailleurs manuels, et même à celle des petits propriétaires ruraux, qui sont obligés, en achetant plus cher la masse des objets de première nécessité, de payer à beaux deniers comptans la rançon de la plus-value, que l’on vient de donner à la marchandise unique dont ils sont vendeurs. On dit parfois que le plus grand nombre de ces petits propriétaires sont indifférens à la hausse comme à la baisse des denrées agricoles, parce qu’ils consomment eux-mêmes ce qu’ils produisent et ne le vendent pas. Ceci pourrait être vrai si chacun d’eux était semblable à Robinson Crusoë dans son île, ou au fermier du moyen âge qui était réduit à demander à son domaine la satisfaction de tous ses besoins ; mais, de nos jours, on s’est habitué à tirer presque exclusivement de chaque sol ce qu’il fournit dans les meilleures conditions, comme qualité et quantité : ici les céréales, là le bétail, ailleurs la vigne. Le cultivateur de quelques parcelles n’y récolte qu’une ou deux sortes de marchandises ; et, s’il tient à vendre celles-là le plus cher possible, il tient aussi à se procurer les autres, qu’il ne produit pas, au moindre prix.

Il en résulte que, si l’on demandait au suffrage universel de se prononcer séparément, par voie de plébiscite, sur l’établissement de chaque droit protecteur en particulier, il n’en serait voté aucun, parce que les consommateurs de chaque produit seraient toujours plus nombreux que les producteurs ; mais que, si la question vient devant un parlement, où les intérêts divergens peuvent se coaliser pour atteindre un but commun, on doit craindre que le soin mal entendu de ces intérêts n’amène les représentans du pays à opposer des barrières factices, à l’abaissement naturel du prix de la plupart des marchandises et à sacrifier ainsi la masse de la nation à une seule classe de citoyens.

L’influence du morcellement foncier sur la législation douanière est donc évidente, et un lait économique dont la démocratie semble se féliciter : la division de la propriété a pour conséquence un fait politique dont les vrais démocrates doivent s’affliger : le renchérissement de la vie. Il est clair en effet que, si la terre était entre les mains d’un petit nombre de possesseurs, leurs plaintes demeureraient sans écho sous un gouvernement d’opinion ; on ne s’inquiéterait que faiblement de voir baisser d’un quart, de moitié, ou même davantage, la rente de la terre, si cette baisse n’appauvrissait qu’une infime minorité de la nation ; tandis que, lorsqu’un tiers des électeurs se trouve intéressé à la prévenir, l’agitation organisée dans ce dessein, avec l’appui d’une aussi grande quantité de gens, est capable d’emporter, au moins pour un temps, le vote de mesures funestes.

En se tournant ainsi vers la puissance sociale qu’elle supplie de la protéger, l’agriculture pense-t-elle donc ne pouvoir s’aider elle-même ? Croit-elle qu’elle n’a plus aucun progrès à réaliser, et que le sol français, si on le laisse aux prises avec le sol russe, américain ou indien, est vaincu d’avance et va retourner en friche ? Qu’elle regarde en arrière, qu’elle consulte son histoire et, par ce qu’ont fait leurs devanciers, que les propriétaires d’aujourd’hui apprennent ce qu’ils pourront faire à leur tour. Depuis seulement cent cinquante ans, les procédés agricoles, les assolemens, les engrais, le matériel de ferme, ont été renouvelés de fond en comble ; et l’État n’a eu, dans cette transformation, qu’une action insignifiante, il y a joué le rôle le plus effacé.

Jusqu’au siècle dernier, l’assolement traditionnel demeure, dans chaque localité, une arche sainte à laquelle on n’ose toucher. Le laboureur est justiciable des tribunaux pour avoir cultivé à contre-temps, contrairement aux usages, une pièce de terre à lui confiée. Aux temps modernes, des ordonnances d’intendans défendent de labourer les prairies, de planter des vignes, de faire même couper ou manger l’herbe, « serrer les avoines » ou les blés, avant les saisons ordinaires. Est-il survenu quelque trouble dans le régime foncier, les règles se sont-elles relâchées ou corrompues, les cultivateurs sont les premiers à se plaindre que, « le finage ne se labourant plus par saisons, ils s’exposent à être condamnés à des amendes. »

Ces pratiques, auxquelles on paraît attacher tant d’importance, sont les plus primitives du monde ; c’est, en général, la culture biennale du blé, alternant avec les jachères, système renouvelé des Grecs et recommandé par Xénophon. Il était formellement défendu, en Provence, de restoubler, c’est-à-dire d’ensemencer deux ans de suite le même champ. Seuls les bons fonds sont admis, à la fin de l’ancien régime, à l’assolement triennal : deux ans de céréales (froment ou avoine), un an de repos. Le repos dure bien davantage dans les fonds médiocres ou mauvais ; dans ce Morvan, qui occupe les deux tiers de l’élection de Vézelay, décrite par Vauban, les terres ne se labourent qu’un an sur six ou sept. Pendant le repos, il y pousse des fougères et genêts que les bestiaux vont pâturer et que l’on brûle avant le retour de la charrue. Sans doute, la croûte arable de ces champs inféconds est aussi mince que celle d’une cour pavée qui, laissée à elle-même durant de longues années, finit par se recouvrir d’une certaine couche d’humus, provenant de sa propre végétation. De ces sols artificiels il faut plusieurs hectares pour nourrir un homme. Un rare effort les épuise ; et, à défaut de grains, on n’a pas trouvé moyen de leur faire produire autre chose. Des milliers de kilomètres étaient encore dans ce cas au XVIIe siècle ; et, jusqu’au milieu du XVIIIe, on voit, en Limousin, les « chaumes, » qu’on laisse reposer pendant dix ans, quinze ans ; pauvres terres anémiques, fourbues par une gestation qu’elles ne peuvent renouveler que sept ou huit fois par siècle. Au-dessous des « chaumes, » plus bas encore dans la hiérarchie de la fertilité, sont les « bruyères, » qui, elles, se reposent toujours et ne figurent que pour mémoire.

Ce ne fut que dans la seconde moitié du règne de Louis XV que la jachère recula, que la sole du repos fut renvoyée à la troisième, puis à la quatrième année, qu’elle fut utilisée enfin par les prairies artificielles et devint autant ou plus profitable à l’agriculteur que les périodes de labour. « On a maintenant, dit-on en 1768, à Boucé (Orne), l’habitude, depuis vingt-six ans, de semer du trèfle avec l’avoine pour l’année suivante. » Dans la Manche, en 1750, on signale le trèfle violet (la trémaine) comme « un fruit connu de nos cultivateurs depuis quelques années. » Le succès des graines fourragères ne fut pas le même partout ; en Languedoc, elles ne réussirent pas. En Gascogne, au moment de la Révolution, on fait si peu de cas de la luzerne « qu’on ne l’emploie que pour les litières des animaux. » Le public, qui considérait la vaine pâture, la « banalité, » comme de droit commun pour tout ce qui n’était pas céréales, respectait peu ces prés artificiels. Il se rebiffait contre cette nouvelle conquête, ou du moins contre cette forme plus étroite de la propriété individuelle. Il faut un édit spécial, en 1776, pour autoriser la « renclôture » des prés, et ce n’est pas pour les propriétaires une dépense de luxe ; car les passans, disent les règlemens de police, « s’immiscent journellement à frayer des chemins, tant à pied qu’à cheval et avec voitures, » dans les terres ensemencées en sainfoin.

De 1740 à 1790, les autres branches de l’agronomie furent l’objet de soins analogues : on s’applique à améliorer les races de bétail, à prévenir ou à enrayer les épizooties périodiques qui ravageaient les bergeries et les étables, à paralyser les fléaux multiples qui anéantissaient trop souvent les récoltes et en face desquels les âges antérieurs demeuraient désarmés.

Notre ambassadeur à Londres, le comte de Broglie, avait, dès 1728, envoyé des dépêches détaillées sur les soins donnés aux troupeaux en Angleterre ; le gouvernement se proposait pour améliorer la race de ce qu’on nommait les « bêtes à laine, » — parce qu’en effet la laine était alors ce qu’elles avaient de plus précieux, — d’établir des bergeries nationales peuplées, dans le nord de la France, d’animaux du Lincolnshire, et, dans le Midi, de brebis et de béliers espagnols. Quelques particuliers en avaient déjà fait venir à leurs frais. Mal logés et mal entretenus, brebis et moutons étaient facilement la proie des maladies ; la pourriture décimait périodiquement les troupeaux. On s’avisa enfin d’assigner un cantonnement aux bêtes atteintes de la clavelée. En cas d’épidémie, comme durant la longue peste bovine, qui, de 1772 à 1782, traversa la France en tous sens, on n’hésita pas à faire garder les zones contaminées par de doubles cordons de troupes, tout en prescrivant d’énergiques mesures d’hygiène.

Peu à peu le côté scientifique de l’industrie agricole se fit jour ; et, à travers bien des essais, bien des mécomptes aussi et des désastres, — ces guerres à la routine eurent leurs victimes et leurs vaincus, — les novateurs tracèrent des voies nouvelles, accrurent les chances de gain, atténuèrent les causes de perte.

Jusqu’alors les campagnards se contentaient trop, pour éviter certains accidens, de procédés moraux, assurément respectables, mais en somme insuffisans. Telle municipalité de Provence dépense 24 sous, en 1662, pour aller demander à Arles à son archevêque « la permission d’exorciser les chenilles et autres insectes qui gâtent les chênes blancs. » Ailleurs, on ne se borne pas à les exorciser, on les excommunie. Une commune sollicite encore, en 1737, un exorcisme « contre les poux qui mangent les millets ; » une autre obtient pouvoir, moyennant 12 sous, « d’excommunier les bestiaux qui mangeaient les légumes. » Ici on les excommunie même tous les ans, c’est une dépense ordinaire du budget ; en revanche, on fait bénir d’autres bestiaux et chanter des grand’ messes à leur intention. C’est le même esprit qui poussait, au XVe siècle, les paysans de Béarn à faire des menaces ou des sermens à saint Antoine de Navarrens quand les récoltes n’étaient pas rentrées à temps.


V

Sous le rapport des engrais, le progrès avait été presque nul jusqu’à la Révolution. Aussi bien celui qu’on a réalisé date d’hier, et encore n’est-il qu’à son aurore. Au XIIIe siècle, on n’était pas plus avancé à cet égard qu’au temps de Pline ou de Varron ; et au XVIIIe siècle, on n’avait rien découvert de nouveau depuis le XIIIe. Certains amendemens, comme la marne, dont on était très enthousiaste en 1200, semblaient plutôt dépréciés il y a cent et deux cents ans. Les communautés religieuses, dont les biens étaient le mieux administrés sous Louis XIV, prétendaient que la marne, plusieurs fois réitérée, forme un tuf qui nuit à la longue à la qualité des terres. Aux fumiers animaux, aux composts, s’ajoutaient selon les localités la chaux, le sablon ou tangue que les populations de l’ouest allaient librement extraire des grèves, au bord de la mer, et dont le gouvernement tenta, sous Louis XIII, de faire payer l’usage. Le fumier pourtant ne paraît pas cher : au XVe siècle, il varie de 0 fr. 75 les 1,000 kilogrammes aux environs de Sens, et de 0 fr. 60 à Gaillon (Seine-Inférieure) à 0 fr. 20 près de Soissons. Au XVIe siècle, il se vend encore moins d’un franc en Limousin. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le minimum, parmi les prix que j’ai recueillis, paraît être de 1 fr. 05 en Berry et le maximum de 3 fr. 25 à Bougival (Seine-et-Oise). Mais, dans l’état de la viabilité rurale, le transport devait le faire singulièrement renchérir ; il semble en tout cas que l’insuffisance des engrais ait été une entrave permanente pour l’agriculture.

Les municipalités édictent sans cesse des peines contre ceux qui mettaient de la paille dans les rues « pour la transformer en fumier ; » elles défendent de « faire pourrir en ville du buis pour engrais, à cause de l’infection » qui en résulte. Une ordonnance de police de 1736 défend aux habitans des villages riverains de Paris d’enlever, pour s’en servir à fumer leurs terres, les matières des voiries, « avant que ladite matière n’y ait séjourné trois ans. » Il existe bien, de loin en loin, des lettres-patentes portant permission à un particulier « d’engraisser les terres pendant trente ans avec une invention dont il est l’auteur, à l’exclusion de qui que ce soit (1630) ; » la correspondance des intendans mentionne, sous Louis XV, des « secrets trouvés par certaines personnes pour augmenter la fertilité des terres. » Mais la délivrance de ces brevets, n’ayant jamais abouti à rien, nous laisse des doutes sur l’efficacité des découvertes.

Aucune nation de l’Europe n’était, d’ailleurs, plus avancée que nous ; notre agriculture pouvait même, à plus d’un point de vue, faire envie à nos voisins. N’oublions pas qu’au XVIIe siècle le blé était en France un des principaux articles d’exportation. Les populations du Midi avaient fait d’importans travaux d’irrigation, et le prix considérable auquel atteignent certains fonds arrosés de Languedoc et de Provence prouve le succès de ces tentatives. Il est, dans les régions les plus arriérées, de curieux spécimens de canalisation, dus à l’initiative particulière : les habitans du Briançonnais avaient percé, en 1526, à la pointe du ciseau, dans les massifs rocheux des Alpes, un canal de 800 mètres de long, uniquement alimenté par la fonte des neiges.

Le côté le plus défectueux, c’était le matériel agricole : ce que nous appelons « charrue » ne ressemble en rien à ce qui était appelé charrue par nos pères ; l’idée est la même, mais ce n’est plus le même instrument. Les labours étaient encore donnés au XVIIIe siècle, dans le Midi, au moyen de charrues en bois, fort inférieures à celles que les charrues en 1er ont détrônées de nos jours. Ailleurs, c’était l’antique araire de Virgile, portant soit une bêche horizontale, soit un fer de lance, soit un soc pointu et flanqué de deux oreilles en forme de coin qui repoussaient la terre sur les côtés. Avec l’araire, on sillonnait, on ne labourait réellement pas. En 1800, la véritable charrue n’était en usage que dans quelques districts.

Par la diversité des prix on juge de la variété des instrumens auxquels on appliquait le même nom : une charrue valait, au XIVe siècle, de 2 fr. 60 à 27 francs ; aux XVe et XVIe siècles, les chiffres vont de 3 francs à 46 francs ; mais ce dernier concerne une charrue « à essieu de fer (1596), » chose rare en ce temps où le fer était hors de prix. Mêmes écarts dans les temps modernes, où le 1er cependant était devenu moins coûteux. Seulement, l’abaissement de la matière première fut compensé par un perfectionnement relatif de la fabrication ; c’est ce qui rend difficile toute comparaison entre des outils si peu semblables.

Ainsi, les faux ne valaient pas plus cher intrinsèquement, en 1790, — 1 fr. 50, — qu’au XVe ou au XVIIe siècle ; et, comme le pouvoir de l’argent était moindre, on en doit conclure qu’elles étaient relativement meilleur marché. Cependant, quoique ayant baissé de prix, elles s’étaient améliorées. « Les faux, disait Mont-chrétien sous Henri IV, nous viennent d’Allemagne et de Lorraine, à moitié prix de celles que l’on fait chez nous, mais ne valent rien. Il s’en trouve une de bonne entre six. Tout ce qui a figure de faux se vend pour faux. Les boutiques des marchands sont pleines du rebut et les pauvres manœuvres de la campagne se plaignent sans cesse. » Les faux ne servaient qu’à l’herbe ; pour la paille, jusqu’au milieu de notre siècle, on la coupait à la faucille.

On la coupait mal, mais l’usage le voulait ainsi ; et non-seulement l’usage, mais la loi : une loi au rare parfum de socialisme qui ravirait les amateurs contemporains. Le glanage est un droit pour les gens « vieux et estropiés, petits enfans et autres qui n’ont pas la force de travailler. » Un jour franc après l’enlèvement des gerbes, le champ leur appartient ; le propriétaire ne peut légalement s’opposer à leur envahissement ; bien mieux, il doit se garder de couper sa paille trop près de terre, s’il ne veut provoquer les réclamations procédurières des gueux qui s’estimeraient frustrés de ce qui leur est dû. Des ordonnances royales, des arrêts de parlement, dont le dernier date de 1756, défendent, sous peine de fortes amendes, de couper les blés avec la faux « dont l’usage prive le pauvre de la ressource du chaume, qui sert dans sa cabane à le couvrir et à réchauffer ses membres engourdis. » Effectivement, on ne devait pas couper la paille de blé, en certaines localités, plus bas qu’à moitié de sa hauteur.

Les charrettes qui servaient à transporter cette récolte étaient grossièrement et mal assemblées ; on y employait aussi peu de fer que possible. Les essieux, presque toujours en bois, étaient lourds et faibles. Ces mauvaises voitures, circulant dans de mauvais chemins, portaient de très petits poids ; les tombereaux, très étroits, — le corps n’avait guère que 0m,33 de large, — contenaient très peu de volume. Quoique très bon marché de prime abord, ces véhicules revenaient, à l’usage, beaucoup plus cher que ceux qui leur ont succédé, parce qu’ils duraient moins et rendaient proportionnellement moins de services. Au XIVe siècle (1319), un tombereau sans ferrures coûtait à Paris 20 francs, c’est-à-dire 70 francs de nos jours ; mais une charrette ferrée, en Franche-Comté s’élevait au triple. Un tombereau, avec essieu en bois, ne coûte au XVIIe siècle que 9 francs à Strasbourg, c’est-à-dire moitié plus qu’une brouette que l’on paie 6 francs en Saintonge (1630). Mais on imagine quel pauvre et piteux véhicule ce devait être, quand on sait que, jusqu’en 1700, le fer destiné aux roues et aux essieux se paie 0 fr. 65 le kilogramme, par conséquent quatre fois plus cher que de nos jours, en tenant compte du pouvoir de l’argent. Lorsque des roues de charrettes, sans ferrures, valaient 3 fr. 60, la ferrure de ces mêmes roues coûtait 36 francs.

Malgré la baisse du fer au XVIIIe siècle, le prix des voitures rurales ne diminua pas ; mais leur construction fut plus soignée. Un chariot à bœufs, une grande charrette valaient il y a cent ans de 100 à 150 francs. Je ne parle ici, bien entendu, que d’objets courans et ordinaires : s’il s’agit d’une entreprise de roulage qui transporte à Paris, sous Louis XVI, les huîtres de Marennes, on devra compter 900 francs pour chacun des camions affectés à ce service.

Les mêmes observations peuvent s’appliquer à tout le matériel de ferme, aux pics, bêches, pelles, etc. Presque toutes les pelles au XVIIe siècle étaient en bois ; quelques-unes seulement avaient une garniture de fer sur le bord. Comme ces pelles étaient très lourdes, on devait les faire plus étroites que celles d’aujourd’hui ; de là moins de besogne avec plus de peine. Un très petit nombre d’exploitations avaient, à la fin du siècle dernier, des ventilateurs à grains ; le plus souvent on vannait le blé en le jetant, à l’aide d’une pelle, à l’encontre du vent.

Un savant, aveuglé par sa tendresse pour le moyen âge, affirmait il y a quarante ans que « presque toutes les pratiques décrites par les cartulaires sont encore aujourd’hui suivies par nos laboureurs, tellement qu’un paysan du XIIIe siècle visiterait sans étonnement beaucoup de nos fermes. Ce qui peut-être le frapperait serait un certain accroissement de bien-être, la suppression des jachères, et surtout l’ouverture des voies de communication. Tels sont en effet, concluait-il, les seuls progrès réels dont nous devons nous enorgueillir. » L’assertion, si l’on tient compte surtout du chemin parcouru dans les quarante dernières années, est contraire à l’évidence. Cette France d’aujourd’hui, où pas un mètre presque n’est perdu, ne ressemble pas plus à la campagne de jadis, pleine de landes moroses, de vains espaces, de bois médiocres servant de pacages, et de pacages également médiocres où poussaient des fragmens de bois, qu’une locomotive ne ressemble à une brouette.

Par l’immense quantité des défrichemens opérés, assainisse-mens, dessèchemens ou arrosages suivant les lieux, par les prairies artificielles, luzernes, trèfles variés, par la disparition du méteil et l’abondance inouïe du froment, par la découverte de la chimie agricole, les engrais, chaque jour mieux connus et plus répandus, fabriqués ou apportés des quatre parties du monde, par les races de bestiaux avantageusement modifiées, par la quantité des plantes, graines ou racines nouvelles cultivées dans nos champs : maïs, betterave, pomme de terre, colza, œillette, par les pommiers (si peu répandus au moyen âge), les mûriers et tant d’autres arbres, enfin par le nouvel outillage rural : charrues perfectionnées permettant de labourer avec un attelage de deux chevaux conduits par un enfant, batteuses fixes, ou à vapeur, machines à faucher, à faner, à lier, semoirs, pressoirs, moulins de tout calibre et de toutes destinations, par cette litanie d’inventions nouvelles que l’on pourrait réciter ici, comme l’hosanna du siècle qui s’écoule, l’exploitation du sol est transformée dans toutes ses branches, sous tous ses aspects… Il n’y a que la terre, les saisons, les phénomènes atmosphériques qui n’aient pas varié.

Certain candidat à la députation avait affiché, dans les villes, qu’il s’efforcerait de maintenir le pain au meilleur marché possible. Ses concurrens lui reprochèrent, dans les campagnes, de vouloir ruiner les laboureurs, et il expliqua aussitôt par une déclaration nouvelle que, tout en augmentant le bon marché du pain, il s’appliquerait à faire renchérir le blé. Alors les électeurs, urbains et ruraux, jugeant que cet homme se moquait d’eux, l’abandonnèrent, et il échoua pitoyablement. S’il n’est guère possible que l’on vende en effet le grain cher et le pain à bas prix, rien ne s’oppose à ce que la terre renchérisse, tandis que ses produits baissent ; il suffit pour cela qu’ils deviennent plus abondans. C’est ce que l’on a vu maintes fois dans le passé ; qui donc oserait prédire que nos successeurs, dans un avenir prochain, ne le verront pas à leur tour ?


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier et du 15 février.
  2. Voyez la Revue du 1er Janvier.
  3. Voyez la Revue du 1er août 1892.