La Propriété artistique et littéraire à la conférence de Berlin

La propriété artistique et littéraire à la conférence de Berlin
Louis Delzons

Revue des Deux Mondes tome 47, 1908


LA PROPRIÉTÉ ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE
Á LA
CONFÉRENCE DE BERLIN

« Chaque fois, a dit un jour Ferdinand Brunetière, qu’apparaît une œuvre d’imagination originale et forte, un roman par exemple, je vois dans l’année même affluer des manuscrits, qui, avec l’inconscience la plus naïve, reproduisent simplement cette œuvre ; l’instinct de l’imitation est tout-puissant dans le domaine des ouvrages de l’esprit. » L’imitation est en effet partout. Pratiquée comme le disait Brunetière, elle reste un jeu inoffensif et puéril ; mais entreprise systématiquement, elle porte au droit de l’auteur qu’on copie l’atteinte la plus grave. Elle menace les producteurs intellectuels dans la création qui est leur bien, tout comme le pillage et le vol menacent les propriétaires de biens matériels. Elle offre même un danger plus grand ; car elle se consomme sans effort et sans violence : — il suffit, devant la vitrine d’un de nos joailliers de prendre en quelques coups de crayon la forme nouvelle d’une parure et la disposition des pierres. Elle peut surtout se réaliser d’un pays à un autre et depuis le bout du monde, sans déplacement et sans frais : — il suffit de recevoir à New-York, à Pétersbourg un roman français qu’on traduit, une partition qu’on publie, une comédie qu’on fait jouer en toute tranquillité.

Dans l’étendue de leurs territoires, les diverses nations du globe se sont inquiétées de prévenir et de réprimer ces attentats. La première, en 1793, la France avait protégé la propriété littéraire et artistique : au cours du XIXe siècle, son exemple a été suivi par la plupart des peuples civilisés, et chacun d’eux a défendu ses nationaux contre le pillage de leurs œuvres. Reste le pillage international, plus redoutable à cette heure avec la facilité des voyages, la promptitude des échanges. C’est seulement en 1886 que certains États de l’Europe se liguèrent contre lui. De leurs études et de leurs discussions sortit la fameuse « Convention de Berne, » par laquelle chaque pays de l’Union étend aux auteurs des autres pays adhérens les garanties jusque-là réservées à ses nationaux. Il est permis de dire que la Convention de Berne a été un des actes de probité et de haute utilité qui font le plus d’honneur à la civilisation ; elle a fixé en formules juridiques les progrès déjà acquis, et préparé en même temps pour l’avenir d’autres progrès. Depuis vingt ans qu’elle existe, nos écrivains, nos auteurs dramatiques, nos artistes, nos savans pourraient dire les profits moraux, les profits pécuniaires qu’elle leur a donnés, en garantissant dans les pays de l’Union le respect de leurs œuvres, en leur permettant, pour chaque édition ou chaque représentation, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, etc., de percevoir les mêmes droits, de toucher les mêmes sommes que les auteurs allemands, belges, suisses, etc. Mais ce n’est pas tout : il avait paru, dès 1880, à ceux mêmes qui rédigeaient la Convention que l’expérience et le temps y révéleraient des imperfections, et qu’elle devait donc être révisée. Elle fut en effet révisée une première fois, en 1896. Elle va l’être de nouveau par une conférence qui se réunira le 4 octobre à Berlin. Au point où ont été poussés les travaux sur la propriété littéraire et artistique, avec le programme de réformes qu’on lui présente, cette conférence de Berlin sera assurément d’une importance exceptionnelle pour les écrivains, les artistes et les savans, pour tous ceux qui s’efforcent de créer des œuvres originales et qui vivent de leur pensée créatrice[1].


I

Les rédacteurs de la Convention de Berne ont été guidés par un double souci : à quelles conditions l’homme de lettres, l’artiste, le savant pourront-ils réclamer le bénéfice de la protection ? Quelles œuvres seront protégées ? C’est autour de ces idées que se groupent toutes les règles de la Convention, et c’est à elles aussi que se rattachent les réformes proposées. En les étudiant telles qu’elles se formulent dans les textes de 1886 et de 1896, on apercevra du même coup l’insuffisance de leur expression primitive et comment il est possible aujourd’hui de les faire jouer librement, avec toute leur force.

L’auteur français protégé en Angleterre comme un Anglais, l’auteur allemand protégé en France comme un Français, en un mot l’étranger désormais pareil au national, voilà bien la première idée de la Convention de Berne : conception vigoureuse, et qui lie les contractans par leurs intérêts réciproques. Mais l’idée n’est passée dans le texte qu’au prix de réserves qui l’atténuent singulièrement.

La Convention est bien faite pour protéger les auteurs des pays unis, et d’abord en effet elle parle des auteurs « ressortissans aux pays de l’Union. » Toutefois, presque aussitôt, elle cesse de considérer l’auteur lui-même, sa personne : elle ne vise plus que son œuvre, et elle s’attache uniquement au « pays d’origine » de l’œuvre, pour en faire dépendre les conditions et l’étendue de la protection. Qu’est-ce que le pays d’origine d’une œuvre ? C’est celui où elle a été pour la première fois publiée, éditée. D’où la première règle de la Convention : il faut que le pays d’origine soit un des États de l’Union, il faut que l’œuvre ait été pour la première fois éditée dans un de ces Etals. Il y a d’autres règles. L’auteur a fait sa preuve : c’est un Anglais qui a justifié que son livre, sa partition, son œuvre d’art avait été édité en Angleterre. Cela suffira-t-il pour qu’en Allemagne par exemple il obtienne protection ? Non, il y faudra une condition essentielle : il devra prouver qu’il a satisfait à toutes les formalités exigées par la loi anglaise pour la reconnaissance de son droit. Est-ce tout, et, ceci prouvé, sera-t-il protégé en Allemagne comme un Allemand ? Non encore. En aucun cas, dit la Convention, la durée de la protection ne pourra excéder celle qui est accordée par le pays d’origine. L’Allemagne accorde bien protection à l’écrivain pendant la vie de l’auteur et trente ans après sa mort ; mais l’Angleterre ne lui donne que quarante-deux ans au maximum depuis la publication ; c’est donc seulement pour cette durée, celle du pays d’origine de son œuvre, qu’il pourra être protégé en Allemagne, où les nationaux ont une protection plus longue. En résumé, la Convention ne protège dans les pays de l’Union, sans considération pour la personne de l’auteur, que les œuvres éditées pour la première fois dans un de ces pays. Elle ne les protège qu’à la condition que les formalités exigées par ce pays d’origine, pour la reconnaissance du droit, aient été accomplies. Elle ne les protège enfin que pour la durée qu’il accorde lui-même, quand cette durée est la plus courte. On voit ainsi combien l’idée inspiratrice s’est peu à peu rétrécie, et que l’étranger, en somme, loin d’être assimilé au national, reste régi par une loi différente.

Ayant ainsi réglé les conditions de la protection, la Convention précise les œuvres qui en pourront bénéficier. Il est certain que ses rédacteurs ont voulu englober toutes les productions littéraires, artistiques, scientifiques. L’article 4 de la Convention, révisé en 1896, est ainsi conçu :

« L’expression œuvres littéraires et artistiques comprend les livres, brochures ou tous autres écrits ; les œuvres dramatiques ou dramatico-musicales, les compositions musicales avec ou sans paroles ; les œuvres de dessin, de peinture, de sculpture, de gravure, les lithographies, les illustrations, les cartes géographiques ; les plans, croquis et ouvrages plastiques relatifs à la géographie, à la topographie, à l’architecture ou aux sciences en général ; enfin, toute production quelconque du domaine littéraire, scientifique ou artistique qui pourrait être publiée par n’importe quel mode d’expression ou de reproduction »

Il y a dans cet article, une énumération qu’on s’est efforcé, évidemment, de faire aussi complète que possible, pour les lettres, les arts, les sciences ; puis une indication générale, visant toutes les œuvres qui peuvent se rattacher à l’un de ces trois domaines. L’expérience a montré dans cette rédaction les inconvéniens que voici : elle engage naturellement le juge à chercher si l’œuvre qu’on lui demande de protéger figure dans l’énumération de la première partie de l’article ; elle le conduit ensuite à examiner si l’œuvre, faute de figurer dans l’énumération, peut du moins bénéficier de l’indication générale, et si elle appartient au domaine littéraire, scientifique ou artistique ; en fin de compte, elle autorise le juge, elle l’oblige même à apprécier le caractère littéraire, scientifique ou artistique d’un ouvrage. Or, pour les œuvres littéraires et scientifiques, le magistrat s’aide suffisamment de ses propres lumières ou de celles des experts ; mais il reste fort embarrassé pour décider du caractère « artistique » d’une œuvre, et sa décision reflète l’impression, l’opinion d’un homme incompétent. Il ne peut être question de lui enlever toute liberté d’appréciation ; mais il est souhaitable que cette liberté soit restreinte, que l’énumération des œuvres d’art protégées soit plus complète, et que les tribunaux n’aient le plus souvent qu’à vérifier si l’œuvre litigieuse s’y trouve comprise.

La Convention de Berne a visé dans des articles distincts deux sortes d’œuvres qui ne paraissaient point pouvoir se ranger dans les dispositions de l’article 4 : ce sont les traductions et les articles ou publications des journaux périodiques.

L’auteur d’une œuvre protégée est défendu contre toute reproduction ou contrefaçon pendant un certain temps. Mais a-t-il, au même titre et pour la même durée, le droit d’autoriser ou d’interdire cette reproduction spéciale qui est la traduction ? Ce droit n’a été admis que sous d’importantes réserves. Il est accordé sans doute, et une œuvre ne peut pas plus être traduite que reproduite sans le consentement de l’auteur, mais à la condition absolue que ce droit ait été exercé, dans un délai de dix ans, à partir du jour où l’œuvre elle-même a été publiée. Il faut que, dans les dix ans, l’auteur ait fait traduire son œuvre ; sinon, le droit de traduction tombe dans le domaine public. D’ailleurs, la condition remplie, non seulement l’auteur garde pour la traduction comme pour toute autre reproduction son droit exclusif, mais encore cette traduction, une fois faite, est protégée à l’égal d’une œuvre originale : elle ne peut donc être reproduite.

Quant aux journaux et recueils périodiques, la Convention distingue. S’agit-il d’une nouvelle, d’un roman-feuilleton ? Le caractère littéraire et original s’impose : la protection sera la même que pour le livre. S’agit-il d’un article de fantaisie ou de critique ? d’une étude ? L’auteur ou l’éditeur devra réserver expressément son droit ; on connaît la formule « reproduction interdite ; » faute de réserve, la reproduction est permise, à condition d’indiquer la source. S’agit-il enfin d’un article de discussion politique, d’une « nouvelle du jour, » d’un « fait-divers ? » On suppose ici que l’auteur de l’article souhaite tout le premier la diffusion de ses idées ; on estime que le fait-divers appartient à tout le monde. La reproduction est donc permise sans condition.

Il faut indiquer en terminant que la représentation publique des œuvres dramatiques ou dramatico-musicales est interdite » comme la reproduction, sans la permission de l’auteur. Pour les œuvres seulement musicales, la protection est moins complète : inédites, elles ne sauraient être jouées qu’avec l’autorisation du compositeur ; mais si ce compositeur les publie, il doit avoir soin, pour conserver son droit, d’interdire expressément, sur le titre ou en tête de l’œuvre, l’exécution publique.


II

La première conférence de révision s’était tenue à Paris en 1896. La deuxième va se tenir à Berlin. C’est aux Allemands qui recevront les délégués, qu’est échu l’honneur de préparer le programme de cette seconde révision. L’exposé qu’on vient de lire montre assez que les réformes nécessaires doivent assurer d’abord la réalisation de l’idée première de la Convention de Berne, « l’étranger pareil au national ; » qu’elles doivent ensuite étendre la protection à des productions nouvelles, telles que les « arts appliqués à l’industrie ; » enfin que la traduction doit être plus soigneusement réglée, de même que la reproduction et la représentation des œuvres musicales. Ce sont là en effet les nouveautés essentielles proposées par les Allemands.

Le progrès serait à coup sûr considérable qui permettrait aux juges, dans tous les pays de l’Union, d’appliquer à l’auteur étranger leur loi nationale, celle qu’ils connaissent et pratiquent chaque jour. Les Allemands le demandent, et leur projet dispose en même temps, par une conséquence naturelle, que l’auteur n’aura besoin, pour être protégé, d’aucune formalité. Cette double réforme offre le très précieux avantage, d’abord de simplifier la tâche des tribunaux, ensuite de restituer à la protection son vrai caractère, qui est de garantir un droit dans la personne de l’auteur, et non suivant le pays d’origine de son œuvre. Seulement, ces avantages pourraient être payés par un préjudice qu’il importe de bien voir. La loi nationale est seule appliquée : donc un Allemand ou un Anglais sera traité en Belgique comme un Belge, en France comme un Français, et réciproquement. Or il est clair qu’à ce système nouveau de protection, les uns gagneront, les autres perdront. Qu’un Anglais ou un Allemand soit en France assimilé à l’auteur français, son bénéfice n’est pas douteux : il trouve en effet chez nous une protection qui s’étend à toute la vie de l’auteur et se prolonge pendant cinquante ans après sa mort : c’est la loi la plus favorable à la propriété littéraire : elle dépasse largement la loi anglaise qui, en aucun cas, n’accorde plus de quarante-deux ans depuis la première publication de l’ouvrage, et même la loi allemande qui ne donne, avec la vie de l’auteur, que trente ans après sa mort. Voilà des avantages évidens. Sont-ils réciproques ? En aucune manière : la France, les pays dont les lois sont aussi larges que la sienne, Belgique, Danemark, etc., n’obtiennent rien pour leurs nationaux en échange de la faveur qu’ils reconnaissent aux étrangers ; en Angleterre, en Allemagne, leurs nationaux, d’après le principe du projet, seront assimilés aux Anglais, aux Allemands, et n’auront par suite qu’une protection plus courte que celle qu’Anglais et Allemands trouveront chez eux. Il y a là une inégalité qui frappe d’abord. Et si l’idée maîtresse du projet allemand séduit par sa simplicité et sa force, il faut bien reconnaître que la diversité des législations en rend l’application onéreuse pour les pays à longue protection qui accorderaient plus et recevraient moins.

Quel est le moyen de concilier cette idée séduisante et ces faits qui la rendent inapplicable ? Il est en quelque manière déterminé par la pensée même d’assimiler les étrangers aux nationaux : il faut et il suffit que, dans tous les pays de l’Union, la protection soit pareille, c’est-à-dire que nulle part elle ne soit soumise à aucune condition ou formalité, et que partout elle ait une seule et même durée. C’est le vœu auquel s’était arrêté, l’an dernier, à Neuchâtel, le Congrès de l’association internationale pour la propriété littéraire. Et s’il paraît à première vue un peu hardi, en fait, quand on y regarde de près, il semble bien que toutes ces législations trop diverses ne résisteraient pas à un effort sérieux pour les unifier. L’unité, dans l’intérêt des auteurs comme par respect du progrès, on la cherchera dans la loi la plus favorable[2], celle de la France, qui donne la vie même de l’auteur et cinquante ans après sa mort. La durée est pareille pour la Belgique, le Danemark, la Suède, la Norvège, le Luxembourg. Restent, parmi les pays de l’Union, cinq États desquels il faudrait attendre une modification : le Japon, la Suisse, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre. Pour ce qui est des trois premiers, l’effort ne serait pas considérable : ils admettent à cette heure, la vie de l’auteur et trente ans après sa mort ; ils devraient porter ces trente ans à cinquante. Avec eux l’unité semble dès à présent certaine. Ils ont chacun, outre les motifs d’intérêt pratique, des raisons morales également décisives. L’Allemagne a eu l’initiative de la révision qui va s’opérer : elle a toujours montré, pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, une extrême équité et le plus loyal désir d’entente : elle se trouve ainsi comme engagée à un changement qui, au surplus, sera largement compensé et dont l’exemple ne manquera pas de décider les autres pays. La Suisse est la patrie même des grands accords internationaux : elle a baptisé du nom de ses deux capitales, Genève et Berne, deux œuvres essentielles de la civilisation, et la Convention de Berne, qui est sous son patronage direct, a droit de compter qu’elle aidera plus qu’aucun autre pays à sa perfection. Le Japon, enfin, s’est empressé de marquer, par son adhésion à la Convention, le désir de prendre rang dans l’élite des nations civilisées : on peut donc croire qu’il sera parmi les plus empressés à accepter tous les progrès.

A l’Italie, à l’Angleterre surtout, leurs lois de protection font une condition plus difficile. Dès à présent, toutefois, l’Italie se trouve attirée vers la loi plus libérale de la France. Jusqu’à aujourd’hui, elle a eu un système protecteur assez complexe : elle donnait à l’auteur une durée de quarante ans qui pouvait au maximum comprendre sa vie même ; elle établissait ensuite, pour quarante autres années, « le domaine public payant, » c’est-à-dire le droit pour tous d’éditer ou reproduire l’œuvre moyennant une redevance. Cette législation est toujours en vigueur, mais un projet de loi vient d’être soumis à une commission extra-parlementaire, et il fixe à la protection précisément la durée qui sera la base de l’unité, la vie de l’auteur et cinquante ans. Ainsi, venant de beaucoup plus loin, l’Italie est maintenant toute proche de l’unité. L’Angleterre, si on n’écoutait que les souhaits formulés par tous ceux qui s’y intéressent au droit des auteurs, serait disposée à s’y rallier aussi. Malheureusement c’est pour elle que la tâche est le plus difficile. Non seulement la durée de la protection est plus courte chez elle que sur le continent, mais surtout elle n’a pas une loi de protection, elle en a un grand nombre, diverses quant aux œuvres qu’elles protègent, quant aux formalités qu’elles imposent, quant à la durée qu’elles reconnaissent. Ainsi l’œuvre littéraire ou musicale est protégée pour une durée maxima de quarante-deux ans à dater de la publication ; les œuvres de peinture, les dessins, les photographies, le sont pendant la vie de l’auteur et sept ans après sa mort ; les œuvres de sculpture pendant un délai de quatorze ans, qui est doublé si l’auteur vit encore quand il est écoulé. Et les conditions, pour que le droit soit conservé, varient suivant que l’œuvre est un livre, un tableau, une sculpture. Comment viendront-elles, toutes ces lois, se fondre dans l’unité ? Il faut sans doute se garder ici d’espérer trop vite et de désespérer trop tôt. Que l’Angleterre se présente à la Conférence de Berlin avec la déclaration qu’elle est prête à adopter la règle type de la vie de l’auteur et des cinquante ans, il serait vain de le demander. Avant tout, avant d’atteindre à l’unité internationale, il faudrait que les lois anglaises fussent unifiées elles-mêmes. Mais ce qu’on peut attendre de la réunion de Berlin, c’est que les délégués anglais y recueillent la conviction que l’unité est un idéal nécessaire et extrêmement avantageux, pour eux comme pour les autres peuples. Ce simple résultat serait de grande conséquence, car le principal obstacle à la modification des lois anglaises est venu jusqu’à présent de l’inertie de l’opinion et du Parlement. Éveiller l’attention de nos voisins, la fixer à cette idée éminemment pratique de la protection égale pour tous, sans conditions, dans tous les pays, ce sera la tâche des délégués de l’Allemagne qui ont les premiers proposé « l’indépendance de la protection ; » ce sera surtout celle de la délégation française, qui, en soutenant ce projet, doit montrer qu’il est subordonné à la condition primordiale de l’unité des lois.

Il ne faut donc point attendre un texte définitif qui résolve tout de suite cette grande question. Mais on est en droit d’espérer de toutes les bonnes volontés qui vont se rencontrer la manifestation non équivoque du sentiment que l’unité des lois est nécessaire, qu’elle est possible et que chaque pays y travaillera avec activité. La suppression des conditions et formalités, déjà fort réduites presque partout, suivra comme d’elle-même.


III

Les Allemands proposent plusieurs additions à l’article 4 qui énumère les œuvres protégées. La principale vise « l’art appliqué à l’industrie. »

La difficulté que la Conférence rencontrera ici est connue de tout le monde. Voici un bouton de porte sur lequel est sculptée une chimère, une paire de chenets qui représentent des dragons dont la gueule se dresse ; ces objets sortent de l’atelier d’un fabricant français ; un Allemand les copie ; le Français pourra-t-il poursuivre en contrefaçon ? Oui, si ces objets sont des œuvres artistiques ; non, s’ils n’en sont pas. Et les tribunaux qui ont à juger la question, c’est-à-dire le caractère artistique de l’ouvrage, diront tantôt oui, tantôt non, suivant que les experts en auront décidé, suivant ce qu’ils en penseront eux-mêmes. Ces incertitudes de la jurisprudence, dont nous avons été, en France même, si longtemps victimes, dérivent de l’étrange distinction qui date d’il y a cent ans, entre l’art pur et l’art appliqué, entre l’artiste et l’artisan. M. André Michel, il y a quelque dix ans, dénonçait dans ses « Salons » du Journal des Débats, cette séparation entre deux sortes d’arts, qui fut d’ailleurs funeste à l’une et à l’autre. Elle n’apparaît point, quoi qu’on en ait dit, avec les Académies. Au XVIIe, au XVIIIe siècle, on voit encore des artistes incontestés s’occuper d’art appliqué ; Caffieri, Gouthière firent de la sculpture d’ornement. Ce ne sont pas les Académies, mais c’est l’académisme, celui de David et de ses élèves qui proclama, avec les droits du grand art, strictement grec et romain, le devoir des artistes de s’interdire toute œuvre utile et tout travail d’artisan. Dès lors on distingua. Les artistes réservèrent leur talent pour le tableau et la statue : les objets à notre usage, ceux qui nous éclairent, qui nous meublent, qui servent à notre table, furent abandonnés à l’invention des simples fabricans. On sait ce qui en advint, et que l’art pur donna les œuvres froides de l’école néo-classique, tandis que le goût du meuble et de l’ornement se perdait. À cette distinction esthétique répondait alors, et assez justement, une distinction juridique : l’art pur était protégé dans ses œuvres par la loi de 1793 ; l’industrie, pour ses dessins et modèles de fabrique, par la loi de 1806. Or, pour conserver son droit, le fabricant est tenu, avant toute mise en vente, de déposer un échantillon de son dessin, de déclarer pour quel temps il veut s’en réserver la propriété, enfin de payer une taxe ; l’artiste n’est tenu à rien, qu’à déposer deux exemplaires, s’il s’agit d’œuvres de littérature ou de gravure, avant de poursuivre ses contrefacteurs. Cette distinction de l’art pur et de l’art appliqué fut, pour la première fois, attaquée vers 1860 par le comte Delaborde. Il en montra les périls : il rappela le passé, le nôtre, celui de la Grèce. Il fut d’ailleurs très vivement combattu ; et, tandis que Beulé lui opposait en phrases élégantes et vides les droits supérieurs de l’art, Ingres lui ripostait sèchement : « Maintenant, on veut mêler l’industrie à l’art. L’industrie, nous n’en voulons pas. Qu’elle reste à sa place et ne vienne pas s’établir sur les marches de notre Ecole, vrai temple d’Apollon consacré aux arts seuls de la Grèce et de Rome. » Cependant l’union, recommandée par le comte Delaborde, était trop conforme aux traditions françaises pour qu’elle ne se fît pas. Elle s’est faite sous nos yeux avec les belles œuvres de Gallé, de Delaherche, de Bigot, de Lalique, et de tant d’autres qui les ont suivis. A mesure qu’elle se faisait, la distinction juridique des lois de 1793 et de 1806 devenait un non-sens. Il fallait protéger également, dans le bouton de porte comme dans la statue, la pensée créatrice. Mais la jurisprudence était trop bien habituée à décider de la valeur artistique. On ne pouvait rien attendre d’elle. Il fallait une loi. Cette loi fut votée en 1902. Il est bien connu qu’elle a été l’œuvre patiente, obstinée, du président de la Chambre syndicale des fabricans de bronze, M. Soleau. Elle tient en une phrase : « le même droit, — celui de la loi de 1793, — appartiendra à la sculpture d’ornement, quels que soient le mérite et la destination de l’œuvre. » Désormais la distinction juridique avait disparu.

Elle a disparu en France, mais elle subsiste dans d’autres pays. Ce que demandent les Allemands, c’est qu’elle soit partout effacée dans les rapports internationaux. Cette proposition répond exactement à notre loi nouvelle. Elle est d’ailleurs pour notre pays d’un intérêt pratique qui se mesure à l’activité de nos céramistes, de nos verriers, de tous ceux qui cherchent à mettre dans les objets familiers un peu de goût et de beauté. Elle sera énergiquement soutenue par les délégués français.

La seconde addition du projet allemand est celle de la photographie. Il n’est pas vraisemblable qu’elle rencontre des résistances. Dans tous les pays de l’Union, les progrès de la photographie depuis dix ans, sans avoir l’importance artistique que lui attachent les photographes, ont réussi du moins à faire d’un cliché, par le choix du sujet, le soin de l’éclairage, la finesse et le relief, une œuvre personnelle. La protection de la photographie résultait du protocole ajouté à la Convention de Berne en 1896 ; elle était insuffisante ; elle sera désormais complète.

Il faut en dire autant de l’architecture. Depuis 1896, la Convention de Berne protège les plans des architectes, auxquels elle donne le droit de poursuivre comme contrefacteurs ceux qui reproduisent leurs plans par le dessin. Ce n’est point assez. Il est une contrefaçon plus dangereuse qui consiste à reproduire l’œuvre achevée, la maison, le palais une fois construits, par la construction d’une maison ou d’un palais semblables. La Convention de Berne ne protège pas les architectes contre ce péril. En proposant de dire non plus « les plans relatifs à l’architecture, » mais « les œuvres d’architecture, » le projet allemand comble ici encore, avec équité et sagesse, une lacune de la Convention.

Quant aux journaux et aux publications périodiques, la Conférence de Berlin n’aura à s’occuper ni des romans et des nouvelles qui sont absolument protégés, ni des faits-divers et des nouvelles du jour, qui ne le sont pas et ne doivent pas l’être, mais des articles de discussion politique. D’après la Convention, ces articles sont assimilés aux faits-divers et aux nouvelles du jour, et la reproduction n’en peut être interdite. Les Allemands demandent qu’ils soient détachés de cette classe, et mis au rang d, es articles ou études qui en ce moment sont protégés, lorsque les auteurs ou éditeurs ont expressément réservé leurs droits. Cette innovation n’est pas très justifiée. La réforme serait sans doute suffisante, si la Convention exigeait, pour ces articles comme pour les nouvelles du jour, l’indication claire de la source, que d’ailleurs les Allemands réclament pour celles-ci.


IV

Ces deux séries de réformes, celles qui ont trait aux conditions de la protection et celles qui augmentent le nombre des œuvres protégées, font un programme déjà touffu, où l’activité des délégués pourrait largement s’employer. Mais ce n’est pas tout, et le programme allemand comprend encore deux questions : l’une fort importante, relative à la traduction, l’autre fort délicate, la reproduction de la musique par les instrumens mécaniques.

Pour la traduction, le projet est net : il réserve à l’auteur le droit de l’interdire dans les conditions mêmes où il peut interdire toute reproduction de son œuvre. Ainsi disparaît l’obligation pour l’auteur de faire traduire cette œuvre dans les dix ans de la publication, faute de quoi la traduction est librement permise. Désormais, sans tenir compte de ce délai, et pour tout le temps où il dispose de l’œuvre même, l’auteur resterait maître de la traduction. Cette réforme serait aussi juste dans son principe que profitable aux écrivains. La contrefaçon, en effet, leur est moins redoutable dans un pays étranger par la reproduction pure et simple, accessible à l’élite qui connaît leur langue, que par la traduction qui vulgarise leur ouvrage. On a fait beaucoup sans doute lors de la révision de 1896. Le texte primitif de la Convention de Berne réservait pour dix ans seulement à l’auteur le droit de traduction. En 1896, on a trouvé la formule de l’acte additionnel : le droit réservé pour la même durée que la propriété de l’œuvre, à condition qu’il y ait eu une traduction dans les dix ans. Mais il peut arriver, il arrive que des livres ne pénètrent que lentement de leur pays d’origine dans un pays étranger ; c’est l’intérêt même des éditeurs de ce pays étranger d’en retarder la diffusion ; l’auteur ne s’est pas occupé de se faire traduire ou plus simplement on ne le lui a pas proposé ; les dix ans passent ; des succès ont attiré l’attention sur lui ; on traduit alors toutes ses œuvres qui datent d’au moins dix ans, sans qu’il ait à protester. Cette liberté est choquante en elle-même, désastreuse pour l’écrivain. La supprimera-t-on comme le proposent les Allemands ? On peut prévoir ici une discussion très vive. Les divers États de l’Union arrivent en effet à la Conférence avec des idées et des législations très variées sur le droit de traduction. Presque tous, on l’a vu, ont admis la modification de 1896 à la Convention de Berne, pour les rapports internationaux. Dans leurs lois intérieures, plusieurs, dès à présent, reconnaissent le droit absolu de l’auteur sur la traduction, tel qu’il figure dans le projet allemand : ce sont la France, l’Allemagne, la Belgique, Monaco, la Tunisie ; d’autres, Angleterre, Danemark, Luxembourg admettent chez eux le régime de la révision de 1896 : la traduction pareille à toute reproduction, sous réserve qu’elle ait été faite dans les dix ans. Ces derniers États, moins protecteurs jusqu’ici, pourront être convaincus à Berlin par la France, l’Allemagne, la Belgique qui le sont davantage. Le nouveau texte aurait ainsi des chances de recueillir une grande majorité de signatures. Mais deux puissances semblent devoir résister : la Suède et la Norvège. Elles ont en effet refusé d’accepter la modification de 1896, et elles en sont encore à la Convention de 1886, la simple protection du droit de traduction pendant dix années. Comment obtenir d’elles qu’elles franchissent la distance qui les sépare de la protection complète du projet allemand, sans s’arrêter au degré intermédiaire où les autres États sont depuis 1896 ? Il faut l’essayer bien entendu : tous ces autres États y sont grandement intéressés, et ce serait un beau succès pour l’éloquence de nos délégués, que de faire accepter à la Suède et à la Norvège la reconnaissance du droit absolu de traduction.

Si toutefois l’accord ne peut se faire, ce demi-échec aura ses compensations. On ne saurait oublier que, par delà les États Scandinaves, il existe de grands, de très grands pays, les États-Unis, l’Autriche-Hongrie, la Russie, qui n’ont pas encore adhéré à l’Union, et qu’il importe d’y attirer. Or des mesures très strictes, comme la protection absolue du droit de traduction, seraient de nature sans doute à les inquiéter, à les éloigner. On peut espérer, au contraire, que des règles simples, comme celles de la Convention primitive, finissent par leur paraître acceptables. Il est donc utile, nécessaire même de garder, à côté de la Convention meilleure et plus sévère, préparée par l’Allemagne, le texte de la Convention de 1886. Les États de l’Union se trouveront groupés dans l’avenir à peu près comme ils le sont maintenant. Tous auront adopté le texte originaire, celui de 1886, et formeront comme un grand cercle, maintenu par le lien assez lâche de ces règles anciennes. A côté, un autre cerclé, plus restreint, réunira ceux qui auront adhéré au projet allemand en protégeant complètement le droit de traduction. Ainsi, pour ces derniers États, le progrès sera définitif, et l’auteur absolument défendu. Cependant il restera, à la disposition des puissances jusqu’ici réfractaires à l’Union, l’ancienne Convention de Berne, qui fut et qui demeure comme un premier essai, limité, facile, pour protéger au profit de l’auteur le droit de traduction. C’est dans le grand cercle des États adhérens à la Convention de 1886 que ces puissances pourront prendre place.


La question de la reproduction d’une œuvre musicale sur des instrumens mécaniques est délicate à cause des intérêts opposés, ceux des auteurs, ceux des fabricans qu’elle met en conflit. D’ailleurs, en elle-même, elle se réduit à des élémens simples. Voici un instrument tel que le pianola qui peut jouer des partitions d’opéras au moyen de cartons ou papiers perforés, tel que le phonographe qui peut reproduire au moyen d’un rouleau : un air, un chœur, une ouverture. Il va de soi que nul n’a le droit, pas plus par ces instrumens que par l’orchestre ou la voix, de représenter publiquement une œuvre musicale sans le consentement de l’auteur. Pour ce qui est de la représentation, ces inventions nouvelles n’ont rien changé en France au droit de l’auteur, tel que le protège la loi de 1793. Mais en est-il de même pour la reproduction ? La loi de 1793 interdit la reproduction : et on ne peut donc, sous peine d’être contrefacteur, éditer qu’avec l’autorisation du compositeur, sa partition, sa symphonie, sa romance. Est-ce ou non éditer, et par suite contrefaire, que de fabriquer soit un carton perforé dont les trous correspondent aux notes, soit un rouleau sur lequel les vibrations du phonographe fixeront un graphique qui ensuite répétera exactement les-sons recueillis ? S’il y a édition et contrefaçon, les éditeurs devront un droit sur chaque carton, sur chaque disque, au musicien dont ils auront reproduit l’œuvre ; sinon, cartons et disques seront exonérés de toute charge, et le musicien privé de tout émolument.

Cette question s’est posée depuis peu, car les inventions de ces instrumens perfectionnés sont récentes. Elle aurait comporté en France une réponse facile, si on n’avait eu qu’à consulter la loi de 1793 dont les termes sont si clairs, et la protection si absolue. Malheureusement, il a fallu tenir compte aussi de la loi de 1866. Lors de la signature de son traité de commerce avec nous, la Suisse demanda, au profit de ses fabricans d’instrumens mécaniques, une faveur, une exception à la règle absolue de la loi de 1793. Son désir fut satisfait, et la loi du 16 mai 1866 établit dans les termes suivans l’exception demandée :

« La fabrication et la vente d’instrumens qui servent à reproduire mécaniquement des œuvres musicales légalement protégées, ne constituent pas une violation de la propriété artistique… »

Cette loi avait été vivement combattue au Sénat par Mérimée, qui y voyait une atteinte au principe de la propriété. Mais les dangers pratiques ne parurent pas sérieux ; la reproduction se trouvait limitée à l’instrument lui-même qui jouait certains airs et ne pouvait jouer que ceux-là. Au cours de la discussion, quelqu’un dit bien que dans l’antiphonal de Debain, où les airs étaient notés sur des planchettes, on allait remplacer ces planchettes par des cartons perforés ; on lui répondit : « Cela ne viendra pas ; » et la loi fut votée. Or cela est venu. Les cartons sont venus, et après le carton du pianola, le disque de l’ariston, le rouleau du phonographe. Les fabricans de tous ces instrumens se sont considérés comme couverts par la loi de 1866. Les compositeurs ont supporté avec quelque impatience ce qu’ils appelaient nettement une contrefaçon ; et quand la contrefaçon s’est étendue avec le développement de l’industrie des phonographes, ils ont fait aux fabricans un procès qu’ils ont perdu devant le tribunal de la Seine, et gagné en partie devant la Cour d’appel, dont l’arrêt vient d’être consacré par la Cour de cassation. Il faut distinguer, a dit la Cour : la loi de 1866, qui établit une exception en faveur des instrumens mécaniques, s’applique même à ces instrumens nouveaux qui ont des organes interchangeables ; seulement, elle ne parle que de la reproduction d’œuvres musicales ; par suite, elle n’a pas dérogé à loi de 1793 quant aux paroles. Les phonographes peuvent donc reproduire librement la musique seule, mais ils ne peuvent reproduire, sans contrefaçon, ni les paroles seules, ni la musique avec paroles.

Telle est notre jurisprudence au moment où va s’ouvrir la Conférence de Berlin. Or la Convention de Berne s’était approprié simplement, dans le protocole de clôture de 1896, la disposition de notre loi de 1866, c’est-à-dire la liberté de reproduction pour les instrumens mécaniques. Les Allemands proposent un nouveau texte, qui semble protéger absolument les musiciens contre les fabricans et en réalité ne les protège guère. Ce texte dit d’abord :

« Les auteurs d’œuvres musicales auront… le droit exclusif a) de transcrire ces œuvres sur des parties d’instrumens de musique servant à reproduire mécaniquement les œuvres musicales ; b) d’autoriser leur exécution publique au moyen de ces instrumens. »

Voilà qui est net : défense absolue de reproduire comme de représenter, protection absolue du musicien. Voici qui l’est moins :

« Lorsque l’auteur aura utilisé ou permis d’utiliser l’œuvre dans les conditions sus-indiquées, toute personne tierce pourra, en offrant une indemnité équitable, réclamer le droit de transcription ou d’exécution publique définis sous les lettres a) et b) de l’alinéa précédent… »

Cette seconde disposition détruit à peu près complètement les effets de la première… Un de nos compositeurs donne un opéra. Nul n’a le droit ni de reproduire sur un rouleau de phonographe, ni d’exécuter par le même moyen l’œuvre nouvelle sans son autorisation. Son droit est exclusif, et la protection complète. Mais il permet à un seul fabricant de phonographe de reproduire et d’exécuter la partition. Aussitôt tous les fabricans, moyennant une indemnité, peuvent reproduire et représenter. Le droit exclusif s’est épuisé en s’exerçant et la protection n’assure plus à l’auteur qu’une redevance. La réforme du projet allemand se résume donc en ceci : l’œuvre, reproduite une fois, jouée une fois, par les instrumens mécaniques, tombera dans le domaine public payant, et tout le monde pourra la reproduire et la représenter, en offrant une indemnité équitable, laissée sans doute à l’appréciation des tribunaux… Est-il besoin de montrer les dangers de cette solution ? Elle a le tort de réunir la reproduction et la représentation qui doivent demeurer distinctes ; et pour la reproduction, elle met le compositeur à la discrétion des fabricans. En effet, dès que son œuvre aura été reproduite par l’un d’eux, il ne pourra refuser de la laisser reproduire par tous les autres ; ne pouvant donner un droit exclusif, il vendra donc moins cher, et il devra subir les reproductions les plus imparfaites.

La Conférence de Berlin adoptera-t-elle ce système ou celui de notre jurisprudence ? Devant elle la question se pose avec toute son ampleur : est-ce ou non contrefaire que de reproduire une œuvre musicale par les instrumens mécaniques ? Le musicien a-t-il ou non le droit exclusif d’autoriser cette reproduction ? Ainsi franchement posée, il semble que la question doive être résolue avec la même franchise en faveur des musiciens. Deux argumens principaux appuient leur réclamation. La loi de 1866, loi certainement exceptionnelle, n’a disposé qu’en vue des orgues de Barbarie et des boîtes à musique, seuls instrumens alors répandus, et seuls fabriqués par la Suisse qu’on voulait favoriser ; on n’a prévu ni le pianola, ni le phonographe, ni l’ariston, qui, avec leurs organes interchangeables, permettent chacun une reproduction indéfiniment multipliée de l’œuvre musicale, tandis que chaque orgue de Barbarie, chaque boîte à musique n’en permet qu’une et d’un très petit nombre d’œuvres. D’autre part, pris en eux-mêmes, le carton perforé, le disque, le rouleau peuvent circuler de main en main et assurer à quiconque les adapte à l’instrument l’exécution de l’œuvre. La protection absolue du musicien est donc seule conforme et à l’idée de propriété et à la nature de la reproduction. Quant aux intérêts en présence, ceux des fabricans sont à coup sûr respectables, mais ceux des compositeurs ne le sont pas moins. La jurisprudence française, en interprétant d’une certaine manière la loi de 1866, a imposé aux premiers le sacrifice qui pouvait leur être le plus onéreux ; la musique avec paroles, pour laquelle ils doivent respecter le droit du compositeur, est en effet la source où ils puisent de préférence, celle que le public préfère, depuis les airs d’opéra jusqu’à la chanson de café-concert. Que reste-t-il ainsi à la discrétion des fabricans ? La musique seule, et ce sont les compositeurs de musique sans paroles qu’il s’agit de défendre, c’est-à-dire non pas seulement les auteurs de marches militaires, mais les musiciens qui écrivent pour l’orchestre des symphonies, ou pour le piano et le violon de la musique de chambre, des sonates. Inutile d’insister sur le contraste : il est assez choquant que les chansons de café-concert soient protégées, et qu’une symphonie de Franck ou de Saint-Saëns ne le soit pas. Mais du point de vue des seuls intérêts, il est bien évident qu’en retirant aux fabricans la liberté de reproduire même la musique sans paroles, on ne les prive pas d’un gros avantage. C’est pourquoi il est indispensable que la délégation française, sans s’arrêter à l’objection de ces intérêts qui ne sont point sérieusement lésés, défende rigoureusement et l’intérêt des compositeurs, et le principe même de la propriété artistique. Il convient de faire aux musiciens, dont la carrière est si difficile et les chances de succès si incertaines, un sort égal à celui des écrivains. On y arrivera en leur reconnaissant le droit exclusif de reproduction, et aussi le droit exclusif d’exécution, sans qu’ils aient besoin, comme maintenant, de se le réserver expressément sur le titre ou en tête de l’œuvre publiée.


V

L’Amérique tout entière, et, en Europe, l’Autriche-Hongrie, les Pays-Bas, la Roumanie, la Russie, la Turquie, les États balkaniques sont restés jusqu’ici hors de l’Union scellée successivement à Berne et à Paris. Le vœu de tous ceux qui s’intéressent aux destinées de la propriété intellectuelle est d’attirer ces États dans l’Union. Pour certains, l’heure paraît venue ; pour d’autres, elle reste lointaine. Il en est un, en tout cas, dont les desseins doivent être considérés à part, surtout en France, où l’on a tant de raisons de lui réserver et d’en attendre des égards particuliers : c’est la Russie.

Il est presque superflu de rappeler que les échanges intellectuels et artistiques ont précédé de longtemps, entre ce grand pays et le nôtre, l’alliance proclamée avec tant d’enthousiasme en 1896, et même la fameuse visite de notre escadre à Cronstadt. Longtemps avant, les Russes lisaient George Sand ; M. de Vogué, ensuite, rendit populaire en France le roman russe, et tout l’individualisme de nos romantiques nous revint pensé à nouveau, enrichi, transformé par le génie de ces grands romanciers, Dostoïevski et Tolstoï. La puissance intellectuelle de ce peuple, que l’opinion commune distinguait mal de l’Orient, nous apparut ; depuis, elle n’a cessé de rayonner jusqu’à nous. D’autre part, toute notre littérature, si riche depuis trente ans en efforts personnels, en recherches du vrai, en souci d’observation, s’est répandue en Russie où elle a la vaste clientèle de tous les esprits cultivés. Notre littérature dramatique, en particulier, est l’aliment ordinaire non seulement du théâtre Michel qui lui est réservé, mais, on peut le dire sans exagérer, de la majorité des théâtres russes qui jouent des traductions de nos pièces. Dans les arts plastiques, la pénétration réciproque se fait peu à peu. Pour la musique enfin, les faits sont d’hier. Les concerts nous avaient donné souvent à admirer des fragmens de grands compositeurs russes, Moussorgski, Rimsky-Korsakow, Balakirew : au printemps dernier, une troupe russe a représenté le chef-d’œuvre du premier, Boris Godounov, avec un succès qui a aussitôt décidé les directeurs de l’Opéra à le monter eux-mêmes en français. Certes, avec l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, nos échanges intellectuels sont actifs : ils ne le sont pas plus qu’avec la Russie, dont aussi bien la richesse de production et l’inlassable curiosité suffiraient à expliquer notre attrait vers elle et son attrait vers nous.

Or, avec ce pays qui produit si activement, qui consomme si avidement, qui est notre ami et notre allié, la France est exactement, pour le respect du droit des auteurs, comme si elle l’ignorait, comme si elle lui était inconnue, et bien plus, comme si un sentiment d’animosité réciproque les portait tous les deux à se piller leurs œuvres. Il n’existe pas en effet de traité qui garantisse aux Français en Russie, ni aux Russes en France la propriété de leurs œuvres. La Russie, d’autre part, n’a pas adhéré, on l’a vu, à la Convention de Berne. La liberté est donc complète pour la guerre la plus hardie et la plus désastreuse.

Ceci est fort étonnant. Cette guerre, il convient de le dire, a été jusqu’ici désastreuse surtout pour nous. Nos œuvres littéraires, romans ou autres, sont traduites ou copiées librement. Nos œuvres dramatiques le sont aussi, et elles sont jouées partout sans que jamais une redevance puisse être perçue. Au contraire, les auteurs russes peuvent profiter de la Convention de Berne ; ils n’ont qu’à publier leurs œuvres dans un pays de l’Union, l’Allemagne par exemple, un jour ou deux avant qu’elles ne paraissent en Russie ; ces œuvres ont ainsi pour pays d’origine un des États de l’Union, et, suivant l’article 2 de la Convention, elles sont protégées dans tous ces États. Quant aux œuvres de littérature dramatique, elles n’avaient pas à craindre qu’on usurpât en France la liberté de les jouer, sans redevance à l’auteur ; on n’en jouait aucune. Les conditions étaient fort inégales, au détriment de nos producteurs intellectuels.

Cependant, par une indifférence qui se comprend beaucoup moins en France qu’en Russie, où les questions de propriété littéraire n’avaient pas éveillé l’attention des pouvoirs publics, ce fâcheux état d’ignorance réciproque s’est prolongé bien après l’alliance conclue. Il semble que nous soyons à la veille de le voir disparaître. Deux causes, d’ordre très divers, auront préparé ce changement : les promesses de la Convention de commerce de septembre 1905, et plus récemment le succès éclatant de Boris Godounov.

La Convention de commerce de septembre 1905 est entrée en vigueur le 16 février/1er mars 1906. Aux termes de l’article 7, le gouvernement impérial de Russie se déclare prêt à ouvrir avec le gouvernement de la République française des négociations, dans le délai des trois années qui suivront la mise en vigueur de la Convention, pour conclure un arrangement touchant la protection réciproque des droits d’auteur sur les œuvres littéraires, artistiques et photographiques. Le délai commençait à courir le 1er mars 1906 ; il expire donc le 1er mars 1909. Il n’est pas un instant douteux que cet engagement aurait été tenu dans tous les cas ; mais il ne comportait, on l’a remarqué, que l’ouverture de négociations. Or c’est là une formalité sans conséquence, si on n’apporte pas dans ces négociations le désir qu’elles aboutissent à un résultat positif. Ce désir, depuis deux ans, n’avait point semblé se révéler chez les Russes ; d’ailleurs, ils avaient fait aux Allemands, aux Autrichiens, la même promesse qu’à nous ; enfin ils n’avaient pas encore de loi intérieure nettement protectrice. Ainsi l’échéance se rapprochait, sans qu’on pût attendre autre chose qu’un échange de vues qui aurait laissé les deux pays dans leurs positions d’absurde hostilité.

C’est alors que de hautes initiatives assurèrent à l’Opéra les représentations par la troupe russe du chef-d’œuvre de Moussorgski. La salle s’emplit chaque soir ; les feuilles de location furent couvertes malgré l’élévation des prix, et les recettes se succédèrent invariables, magnifiques. Il existe en France, comme on sait, une organisation puissante qui réunit les auteurs et compositeurs, qui traite avec les théâtres, et perçoit directement sur les recettes la part attribuée à l’auteur, qu’il soit d’ailleurs vivant ou mort, Français ou étranger. Sur les recettes de Boris Godounov, l’Opéra remit ainsi à la Société des auteurs le pourcentage habituel ; quand la série des représentations fut close, la Société eut entre les mains une somme importante : la seule part des héritiers de Moussorgski s’élevait à 15 000 francs. Et soudain des esprits avisés, dans la Société, aperçurent que ces 15 000 francs serviraient peut-être, mieux que n’avaient fait démarches et réclamations, à fixer l’attention des Russes sur l’utilité d’un contrat de protection réciproque. Ces 15 000 francs fournissaient un exemple très probant ; la somme était trop faible pour qu’on eût l’air d’exercer une pression ; elle était assez forte pour forcer les intéressés à réfléchir. La Société déclara qu’elle gardait la somme par devers elle, non point en la confisquant, mais en la réservant pour le jour où un accord des deux pays aurait assuré dans chacun les droits des auteurs. Et elle disait aux Russes : « Voyez si nos positions sont inégales : dans toute l’année écoulée, nos auteurs dramatiques ont réussi à percevoir chez vous trente-deux francs ; pour quelques semaines de représentations, les héritiers de Moussorgski toucheraient quinze mille francs. Est-ce raisonnable ? » Il n’est pas absolument sûr que ce procédé ait été très goûté, et d’abord il a pu causer quelque mécontentement. Toutefois, il a apporté une preuve éclatante de l’intérêt que les uns et les autres trouveraient à s’entendre au lieu de se combattre. Cet intérêt a été parfaitement compris par les Russes, en même temps que leur dignité s’inquiétait de la situation un peu fausse qui résulte du désaccord d’aujourd’hui. La démonstration de la Société des auteurs a donc été des plus heureuses ; car elle a servi, comme on le souhaitait, à éveiller très vivement l’attention de nos amis. Il importait que leur intelligence, leur sens pratique, leur naturelle générosité fussent appliqués à vouloir la convention projetée. C’est aujourd’hui un résultat acquis.

La Douma est saisie d’un projet de loi sur la propriété littéraire qui servira sans doute au cours des négociations avec la France. Ces négociations ne peuvent tarder à s’ouvrir. La Russie, qui a pris un engagement identique avec l’Allemagne et l’Autriche, traitera-t-elle d’abord avec un de ces pays, ou bien avec nous ? Peu importe, et nous n’avons aucune raison de nous hâter. Ce qui était indispensable, c’était d’arriver à l’heure de ces négociations avec la volonté de conclure. Nous avons quelque raison maintenant, comme on vient de le voir, de compter, chez les Russes, sur celle volonté. La Conférence de Berlin ne manquera pas d’accentuer encore ces dispositions. La Russie, quoique non adhérente à l’Union, y sera représentée. Dans toutes les grandes assises internationales, elle a joué un rôle prépondérant. Ses délégués cette fois assisteront seulement aux discussions. Du moins ils y puiseront la certitude que l’œuvre qui s’y élabore est féconde entre toutes.


La Convention de Berne sortira certainement meilleure des travaux qui vont se poursuivre à Berlin. Ce sera l’avantage le plus sensible de cette Conférence. Il en est un autre, moins apparent, mais aussi sûr, et que l’on a le droit dès à présent d’escompter. Rien n’est plus utile, pour affermir la paix, que ces rapprochemens qui assurent d’un pays à l’autre l’estime réciproque et, sinon de l’amitié toujours, du moins le sentiment qu’ils peuvent, et doivent travailler ensemble à créer plus de bien-être et plus de moralité. Nulle cause n’est mieux faite que celle de la propriété intellectuelle, pour convaincre les hommes qui la défendent que tous les peuples civilisés ont entre eux un lien, dont ils sont justement fiers et qu’ils ont à cœur de fortifier, celui des droits de la pensée.


Louis DELZONS.


  1. Les pays adhérens à la Convention de Berne sont les suivans : Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grande-Bretagne, Haïti, Italie, Japon, Luxembourg, Monaco, Norvège, Suède, Suisse et Tunisie. Tous, sauf la Norvège, ont également adhéré à l’acte additionnel qui résulte de la révision de 1896. Tous, sauf la Grande-Bretagne, ont accepté en 1896 la déclaration interprétative qui accompagna l’acte additionnel.
  2. La loi espagnole est plus favorable encore, puisqu’elle accorde la vie de l’auteur et quatre-vingts ans après sa mort. Mais elle a le défaut d’être isolée ; tandis que la durée de cinquante ans est déjà adoptée dans six pays.