La Promenade de la petite Annie
LA PROMENADE
DE LA PETITE ANNIE
I
Ding-dong ! ding-dong !
Le crieur public fait résonner sa cloche dans un des faubourgs de la ville, et le petite Annie se tient sur le seuil de la maison paternelle, prêtant l’oreille pour entendre ce que va dire cet homme.
Écoutons aussi.
Oh ! oh ! il annonce au public qu’un éléphant, un lion et un tigre royal, ainsi qu’une licorne et d’autres animaux non moins curieux sont arrivés dans la localité et qu’ils recevront tous les visiteurs qui voudront bien leur faire l’honneur de se rendre à leur ménagerie.
Le petite Annie irait volontiers, sans doute ? Oui vraiment, et je m’aperçois que la jolie enfant commence à s’ennuyer de cette rue large et bien alignée, dont les arbres taillés en boule tamisent la lumière du soleil, et dont les pavés sont aussi propres que s’ils venaient d’être lavés par une servante hollandaise. La fillette sent le besoin de changer d’horizon, besoin commun à tous les enfants et que j’éprouvais connue les autres quand j’étais petit garçon.
Annie veut-elle aller se promener avec moi ? Voyez, je n’ai qu’à lui tendre la main, et la voilà partie, comme un oiseau léger porté par le zéphyr, trottinant par les rues avec sa belle robe de soie bleue et son petit pantalon.
— Un instant, Annie, lissez vos bruns cheveux et laissez-moi rattacher les brides de votre bonnet ; songez que nous allons nous montrer en public.
An carrefour le plus proche, nous rencontrons un embarras de voitures. Des fiacres, des diligences se sont accrochés, et les conducteurs jurent au lieu de se tirer d’affaire. Derrière eux sont arrivés des charrettes et des camions chargés de barriques et d’autres marchandises, et, brochant sur le tout, quelques voitures légères arrivant grand train, manquent de se briser et d’augmenter encore le tumulte.
Croyez-vous que la petite Annie ait peur au milieu de ce brouhaha ? vraiment non. Loin de se réfugier peureuse auprès de moi, elle passe droite et souriante, comme une heureuse enfant qu’elle est, au milieu de tout ce monde, qui a pour son âge les mêmes égards qu’on rend à la vieillesse. Personne n’ose la coudoyer, chacun s’écarte pour lui laisser le chemin libre.
Chose singulière, elle semble avoir conscience de ses droits au respect de tous.
Mais ses yeux brillent de plaisir, qu’y a-t-il ? C’est un musicien des rues, assis à quelques pas sur les marches d’un temple, au milieu de la foule effarée, et dont la mélodie plaintive se perd au milieu du bruit des pas, du bourdonnement des voix et du roulement des voitures. Personne ne fait attention au pauvre joueur d’orgue, si ce n’est moi et la petite Annie, dont les pieds s’agitent en cadence et marquent la mesure de l’air ; car pour elle la musique et la danse ne font qu’un. — Où vous trouver un danseur, mon Annie ? les uns ont la goutte ou des rhumatismes, d’autres sont engourdis par l’âge ou affaiblis par la maladie ; quelques-uns sont si lourds que cette preuve d’agilité de leur part pourrait défoncer les dalles du trottoir, et la plupart ont des pieds de plomb, parce que leur cœur est plus lourd que le plus dense des métaux. Quelle compagnie de danseurs ! Pour mon propre compte, je suis un gentleman dont les jambes sont trop sensées pour se livrer à un pareil exercice ! Vous ne m’en voudrez pas, chère Annie, de marcher posément.
Je voudrais savoir qui, de cette folle enfant ou de moi, prend le plus de plaisir à regarder l’étalage des magasins. Tous deux nous aimons les étoffes de soie aux nuances chatoyantes ; nous nous émerveillons ensemble devant les belles pièces d’orfévrerie et ces innombrables bijoux qui scintillent dans les boutiques des joailliers. Cependant, je crois avoir remarqué que la petite Annie est plus curieuse que moi. Elle se hausse sur la pointe des pieds pour regarder à travers les glaces, et se baisse pour voir les marchandises étalées derrière des stores. J’avouerai, pour être franc, que nous avons tous deux une prédilection pour tout ce qui a de l’éclat, du brillant.
II
J’aperçois une boutique à laquelle les souvenirs de mon enfance donnent un attrait magique. Quelles délices de laisser errer son imagination sur les friandises artistement disposées par un confiseur ! Ces tourtes à la pâte feuilletée, dont le contenu est un mystère délicieux exhalant un arome plus suave encore que la rose ; ces gâteaux en rond, en cœur, en losange, en triangle ; ces excellentes croquignoles si joliment nommées des baisers ; ces majestueuses pyramides destinées sans doute au repas de noces de quelque riche héritière ; ces montagnes bourrées de raisins de Corinthe, et dont le sommet est couvert d’une éblouissante neige de sucre ; ces prunes confites, ces bonbons transparents renfermés dans des bocaux aux flancs énormes ; bref toutes les friandises dont les noms m’échappent, si goûtées des enfants par leur douceur, si recherchées des jeunes gens et des jeunes filles pour les devises qu’elles renferment.
L’eau m’en vient encore à la bouche, et à vous aussi, petite Annie ; ce n’est pourtant qu’une tentation de notre imagination. Suffira-t-il de mordre à belles dents dans l’ombre d’un plumcake ?
Ils sont malheureusement rares ceux dont le plus vif plaisir est de regarder la vitrine d’un libraire. Est-ce que, par hasard, Annie serait un bas-bleu ? À peu près. Elle a lu les livres de Peters Parley, et sent croître chaque jour son goût pour les contes de fées, bien que de nos jours ils deviennent de plus en plus rares ; enfin, il paraît qu’elle va souscrire l’année prochaine aux Mélanges enfantins. Mais, entre nous, je la crois bien capable de lire avec le pouce les pages imprimées, pour arriver plus vite à ces jolies images dont les couleurs sont à la fois si vives et si gaies qu’elles attirent sans cesse à l’étalage des libraires un monde de petits marmots.
Que dirait Annie si, dans le livre que je lui veux envoyer au nouvel an, elle trouvait sa bonne petite personne reliée et dorée sur tranche ? si elle savait le conserver, elle pourrait apprendre à lire à quelque beau baby dans l’histoire de sa petite mère. D’honneur, ce serait charmant.
III
La petite Annie est rassasiée d’images, elle m’entraîne par la main vers la plus merveilleuse boutique de la ville. O ! che gusto ! est-ce un magasin véritable ou le pays des fées ? J’en vois justement le roi et la reine voyageant côte à côte dans un chariot d’or, entourés d’une escorte de courtisans qui galopent aux portières du royal véhicule. J’aperçois également de petits ménages fabriqués à Canton et qui servent sans doute à ces augustes personnages lorsqu’il leur prend fantaisie de faire la dînette dans la grande salle de leur palais de carton. Voici un turc coiffé d’un classique turban et qui cherche à nous effrayer, sans doute, en brandissant son cimeterre. Auprès de lui se trouve un mandarin chinois qui branle la tête et nous tire la langue ; puis une armée de cavaliers, de fantassins à l’uniforme rouge et bleu, précédés d’une musique fort complète, mais dont l’éloignement nous empêche d’entendre les accords. Ils ont fait une longue halte dans la montre du marchand après une longue étape ; je suppose qu’ils viennent en droite ligne de Lilliput.
Les soldats n’ont pourtant que faire ici, chère Annie ; leur reine n’est point d’humeur conquérante, une Sémiramis ou bien une Catherine. Toutes ses affections reposent sur cette poupée que vous voyez là si bien mise et qui nous considère avec ses yeux d’émail. Ah ! pour le coup, voilà le véritable jouet des petites filles. Bien que généralement taillée dans un bois très-ordinaire, la poupée est dans leur idée un personnage idéal auquel l’imagination prête une vie relative et pour ainsi dire réelle. Cette image de la femme devient en peu de temps l’héroïne d’un roman forgé à plaisir et le principal habitant de ce petit monde dont les enfants sont les rois.
Il est probable qu’Annie ne comprend pas un mot de ce que je dis là ; mais elle n’en regarde pas moins ardemment à la vitrine du marchand.
Soyez tranquille, petite, au retour nous l’inviterons à nous rendre visite. En attendant, salut, madame la poupée, continuez à regarder, avec votre éternel sourire passer ces belles dames, qui ne sont guère moins poupées que vous, jouets vivants qui traînent à leur remorque de grands enfants qui n’ont de sérieux que le visage. Ô poupée ! vous êtes une sage leçon pour ces coquettes qui ne vous valent souvent pas, mais la comprendront-elles ?
Allons, venez, Annie, nous trouverons, chemin faisant, d’autres marchands de jouets ; il faut, pour le moment, penser au but de notre promenade.
IV
Voici que la foule augmente. C’est un sujet d’intéressantes réflexions au milieu de tout ce monde que la rencontre de créatures vivantes nées dans la solitude et que la fréquentation de l’homme a, pour ainsi dire, douées d’une nouvelle nature. Voyez ce petit serin dont la cage est placée sur cette fenêtre ; pauvre bestiole ! Son plumage doré s’est terni sous notre brumeux soleil ; sans doute, Annie, il voudrait bien encore voltiger sur les sommets embaumés de son île natale ; mais il est citadin maintenant, et bon gré mal gré il lui a fallu prendre les goûts et jusqu’à l’extérieur des habitants des villes. Aussi ne chante-t-il plus comme au temps où il jouissait de sa liberté. Cependant il ne semble pas avoir conscience du bien qu’il a perdu. Est-ce un malheur ?
Apercevez-vous ce perroquet qui s’égosille à crier : Joli Jacquot ! Joli Jacquot ! Sot oiseau, qui assommes les passants de ta gentillesse, tu n’es pas un bien joli Jacquot, va, malgré l’éclat de ton plumage. Si tu disais au moins : Jolie Annie ! il y aurait quelque raison dans ton babil.
Tenez, regardez cet écureuil agile, à la porte d’un marchand de fruits, voyez-le tourner tantôt en avant tantôt en arrière dans sa roue. Il est condamné à un travail continuel et néanmoins il sait y trouver un plaisir ; voilà de la vraie philosophie !
Voici venir vers nous un gros mâtin au poil hérissé ; c’est le chien de quelque paysan. Il cherche son maître et flaire chaque promeneur ; il vient, je crois, de frotter son museau humide à votre petite main… vous auriez volontiers joué avec lui, mon Annie, mais il n’y prend pas garde et s’en va. Allons, bon voyage et bonne chance, mon chien fidèle.
Voyez donc, sur le pas de cette porte, le bon gros chat qui regarde paisiblement passer le monde avec ses yeux d’oiseau nocturne. Sans doute il fait sur chacun son petit commentaire. Sage minet, fais-moi place à les côtés et nous ferons une fameuse paire de philosophes !
V
Ah ! voici de nouveau le crieur public avec sa cloche. Regardez sur cette toile peinte les animaux qui semblent réunis pour élire un monarque comme au temps du bon Ésope. Mais ceux de la ménagerie sont probablement occupés a tout autre chose qu’à une élection. Entendez-vous d’ici leurs rugissements ? Je parie qu’ils sont venus du fond de leurs forêts ou de leurs montagnes, des déserts brûlants on des neiges polaires, rien que pour être agréables à ma petite Annie.
À notre entrée, l’éléphant nous salue dans le pur style de la politesse éléphantine, c’est-à-dire en pliant les genoux et en inclinant vers nous sa masse colossale. Rendez son salut à cet éléphant, Annie, car c’est certainement le monstre le mieux élevé de la troupe. Le lion et la lionne s’occupent chacun de leur côté à déchiqueter un os. Le tigre royal, ce beau rebelle, se promène d’un pas majestueux dans son étroite cage. Il n’accorde aux curieux qu’une médiocre attention et pense aux beaux jours de sa jeunesse, alors qu’il chassait le fauve dans les jungles du Bengale. Voici le loup. N’approchez point, Annie, c’est probablement celui-là qui eut l’indélicatesse de croquer le petit Chaperon rouge et sa mère-grand. Cette hyène d’Égypte a dû souvent rôder la nuit dans les chambres sépulcrales des pharaons. Elle paraît faire bon ménage avec cet ours noir que nos forêts ont vu naître. Placées dans de telles conditions, deux créatures humaines resteraient-elles longtemps unies ? J’en doute. Voyez donc cet ours blanc, il passe pour stupide ; moi je le crois tout simplement un esprit contemplatif. Il songe à ses voyages sur les glaces, à sa paisible retraite du pôle nord, à ses petits qu’il a laissés errants dans les neiges ; c’est un ours sentimental. Quant à ce singe, il ne l’est guère, en revanche, c’est un vilain grimacier, braillard et malfaisant. Je suis sûr qu’Annie n’aime pas les singes. Leur laideur doit choquer son goût instinctif pour ce qui est beau.
C’est surtout cette ressemblance qu’ils ont avec l’homme qui rend encore plus laids les animaux de cette espèce. Voyez le joli poney, il en faudrait un semblable à mon Annie ; il galope avec grâce autour de l’arêne, en suivant la mesure que lui indique l’orchestre. Ah ! voici un jeune écuyer qui s’avance vers lui, la cravache à la main, le tricorne sur la tête ; il salue la foule et d’un bond il est en selle.
Je ne me trompe pas : à sa taille exiguë, à son vilain museau, c’est un singe véritable ou le roi des gnômes. Allons, sortons, Annie, nous verrons peut-être dans la rue des singes cavaliers.
VI
Voici le crieur public qui revient en agitant sa cloche : ding-dong ! ding-dong !
Sa voix claire et sonore domine le bourdonnement de la foule aux mille voix. On s’arrête, on l’entoure et l’on se prépare à l’écouter religieusement. Plus d’un ministre en chaire, plus d’un avocat au prétoire envieraient le silence de l’assemblée. Écoutons ce que va dire l’orateur populaire.
« Une petite fille de cinq ans, vêtue d’une robe de soie bleue et d’un pantalon blanc, les cheveux bruns et les yeux noirs, a disparu de chez ses parents depuis ce matin ; les personnes qui l’auraient recueillie sont priées de la ramener à sa mère, qui est plongée dans le désespoir. »
Arrêtez, crieur, l’enfant est retrouvée ! oh ! ma gentille Annie, que nous sommes coupables ! nous avons oublié de prévenir votre maman de notre escapade ; elle est désolée et elle vient d’envoyer ce crieur pour répandre dans la ville le bruit de la disparition de cette jolie enfant qui n’a point quitté ma main, Hâtons-nous de revenir, chaque seconde ajoute à ses angoisses. Pourtant, Annie, estimez-vous heureuse d’avoir fait vos premiers pas dans le monde sans qu’il vous en ait coûté la perte d’une illusion, un chagrin, une larme.