La Promenade à Tombouctou
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 835-872).
LA
PROMENADE À TOMBOUCTOU

I

Ce n’est, maintenant, qu’une promenade, en effet, une promenade pour les moins audacieux des touristes ou des chasseurs. Paquebots luxueux, wagons bien aménagés, bateaux de fleuve complètement pourvus assurent l’aise sur le bleu de l’Atlantique, comme parmi la nature luxuriante du Cayor et du Soudan, comme entre les rives giboyeuses du Sénégal et du Niger où viennent toujours boire, sous le vol de mille oiseaux aquatiques insoucieux des caïmans et des hippopotames voisins, l’antilope, la panthère, le lion.

Cette promenade coûte peu de fatigues. Elle procure, avec les plus beaux agrémens, celui de coudoyer tout vifs, dans leurs cités d’argile blonde, dans leurs villages de grandes ruches fleuries, non des sauvages, mais des peuples anciens et demeurés tels. Deux javelots en main, les Berbères Touareg apparaissent, dans les sables de Niafunké, comme aux temps de la Numidie préhistorique. Les Maures aquilins et nobles rôdent autour de Saint-Louis, la lance de fer au poing, comme en l’ère lointaine des premières immigrations arabes très antérieures à l’Islam. Les Peuhls astucieux de Matam observent, entre leurs cadenettes crépues, le marché du bétail, comme au lendemain des exodes judéo-égyptiens fuyant le Pharaon trompé par Moïse, comme au lendemain des exils judéo-syriens fuyant le Ptolémée Soter, qui dévasta la Palestine. Enfin nul d’entre eux ne se montre sans évoquer les siècles mieux connus de la Carthage sidonienne, punique, romaine, chrétienne, vandale, byzantine, arabe, ou celle de la croisade française, cette Carthage qui, neuf siècles avant le Christ, attira les forces éparses des Africains autour de la reine Didon-Elissar et de ses colons tyriens.

C’est une promenade à travers la patrie des Annibal qui, trois mille ans, rejeta vers les espaces sahariens ses rebelles, ses vaincus, ses réfractaires, ses païens et ses infidèles condamnés par l’orgueil de tous les Barca et de tous les Hannon, par la politique de Rome, par l’intolérance des catéchumènes, par la brutalité des Vandales, par l’intransigeance des orthodoxes, par le fanatisme des califes. Sous les baobabs et dans les maisons du Cayor, sur la rive droite sablonneuse et sur la rive gauche boisée du Sénégal, dans les montagnes forestières du Bambouk, le long du Niger inondant ses plaines herbeuses aux troupeaux innombrables, subsiste la civilisation de ces Massinissa berbères, de ces Hamilcar puniques, de tous ces Méditerranéens qui, d’oasis en oasis, atteignirent, puis organisèrent, successivement, d’abord les noirs Saracolés régnant depuis le IIe siècle avant J.-C. sur l’empire saharien de Ghana, ensuite, vers 800, les Toucouleurs maîtres du Tekrour sénégalais, plus tard, en 1050, les Bambaras de l’empire Mandingue souverain, au XIVe siècle, sur les pays de l’or en poudre, Galam et Bambouk, sur le Niger de Bammako. Auparavant, vers 690, des Berbères chrétiens, les Lemta, chassés de leur Tripolitaine par l’Islam, étaient parvenus jusqu’à la Boucle de ce fleuve, non loin de Gao. Ils y encadrèrent et régentèrent le peuple Songaï, qui finit par réunir, durant le XVe et le XVIe siècle, tous les pays de Gao, de Tombouctou et de Djenné, sous la domination des Askias soninkès.

En échange de leur or, de leurs plumes, de leurs gommes, de leur ivoire, et de leurs esclaves conquis pendant les guerres intestines, ces grandes nations africaines reçurent des Méditerranéens, les armes, les outils, les ustensiles, de Carthage, même des chevaux et des troupeaux, même les marchandises des navigateurs égyptiens, avec les mœurs, les usages, les modes. Partiellement civilisés, les aïeux, les fils des Massinissa ou des Hamilcar ont pénétré les peuples noirs des régions sénégalaises et soudanaises. Par de scrupuleuses, par de savantes études que M. le gouverneur Clozel publia dans le Haut-Sénégal-Niger, recueil de travaux relatifs à notre Soudan Français, M. l’administrateur Maurice Delafosse a définitivement établi l’essentiel de cette thèse historique. Il importe de la savoir. Elle nous enseigne l’énormité de notre empire nouveau, sa valeur de tous les temps. Nous apprendrons les richesses anciennes, présentes et prochaines de ce pays qui, si longtemps, a rempli les trésors et les ergastules, les camps et les ateliers de Carthage, celle même de notre terre tunisienne, celle qui fut reconstituée par le génie de Gustave Flaubert, celle dont saint Louis respira l’air avant de mourir, au milieu de ses croisés, l’an 1270.


En septembre 1365, affirmaient nos géographes du XVIIIe siècle, les armateurs de Normandie résolurent, à Rouen, d’équiper une flotte pour installer des comptoirs sur toute la côte occidentale d’Afrique. Pensant à ces prophètes de notre influence moderne, il faut s’embarquer dans la Gironde pour aller voir les Sérères et les Ouolofs de Gorée, de Dakar et de Rufisque, qui parlèrent notre langue dès le XIVe siècle. Elle servait de vocabulaire pour les transactions avec tous les Européens. Au XVIe siècle, nos marins fréquentèrent assidûment, à son embouchure, la rivière des Sénégas (pour Zénagas, nom de la tribu maure), notre Sénégal. Ils en remontaient le cours, et achetaient aux Sémites pillards les captifs, le butin.

Les Normands du XVIIe siècle n’avaient pas tardé à s’introduire dans le Soudan du Galam et du Bambouk. Avec l’appui de Colbert, ils surent créer un mouvement commercial, digne d’être défendu par les vaisseaux du Roy contre ceux de Hollande et d’Angleterre, digne d’être reconnu, en 1815, par les diplomates des traités de Vienne, digne d’être protégé par les généraux, par les administrateurs de nos souverains, durant le XIXe siècle, contre les conquérans esclavagistes comme El Hadj-Omar et Samory, dont la République termina les crimes en affranchissant quinze millions de pasteurs, et de laboureurs jusqu’alors pillés, décimés, asservis, vendus périodiquement.

Cette œuvre libératrice que l’histoire des idées françaises ne pourra décrire sans émouvoir les générations futures, s’est accomplie, grâce à d’invraisemblables exploits, dans les décors impressionnans ou magnifiques du Sénégal, du Soudan, du Niger. Aux entreprises de la civilisation punique, celles, toutes différentes, de la civilisation française se sont superposées.

Notre esprit, à Rome, se dilate, en évoquant les philosophies de l’action qui, du Forum au Vatican et au Quirinal, évoluèrent en grandeur, trois mille ans. Ainsi notre pensée s’exalte, sur le sol de l’Afrique occidentale, si, par exemple, au marché de Timbo, une Carthaginoise peuhle, sous le pschent presque égyptien, et, dans le pagne serré jadis contre la croupe de Cléopâtre, nous vend une lampe de fer semblable au modèle qui, sans doute, éclairait un licteur de Scipion.

Troubles intenses et profonds de la pensée devant une telle série d’efforts soudain ressuscites par un geste naïf. Les administrateurs et les capitaines de notre empire en ressentent les effets à chaque heure. Et il faut attribuer à ces constantes suggestions les talens de ces hommes qui nous éblouissent tant, lorsqu’ils nous montrent les résultats prodigieux de leur triomphe, là-bas.

Le gouverneur général, M. Merlaud-Ponty, parachève l’œuvre des Faidherbe, des Archinard, des Roume et des Galliéni. Mieux que tout autre, il a mesuré l’ampleur de ces résultats. Parcourir, avec lui, les petites rues normandes de dorée bâties par nos traitans du XVIIIe siècle, l’entendre, sous le balcon de Boufflers, citer les lettres du maréchal à Mme de Sabran, et recueillir, de cette bouche, telles anecdotes de l’époque, c’est un délice rare. Si l’on écoute les leçons de l’économiste décrivant l’outillage parfait dans le port de Dakar, halte pour les grands paquebots européens en route vers l’Amérique Latine, on admire l’œuvre géante. Au sortir du camp habité par les tirailleurs sénégalais où les Salammbô dansèrent en l’honneur de Tanit, au clair divin de la lune, entendre, sous les ombrages du jardin, devant la façade majestueuse du Gouvernement, tels récits d’héroïsmes quotidiens, telle énumération de chiffres attestant la prospérité de notre nouvelle Carthage, et la réalité des promesses incluses dans ses contrées diverses, le long des rails qui s’insinuent dans la forêt, qui traversent les vieux royaumes ouolofs, sérères et mandingues, qui multiplient leurs opulences, on goûte intensément l’orgueil d’être le compatriote de ces hardis civilisateurs.

Je tache de consigner dans un livre, que j’intitulerai, je Crois : Notre Carthage, ces émotions de notre pensée. Voici, pour l’instant, les idées que provoque, chez le touriste, la promenade à Tombouctou. La conquête de cette ville fut, à nos officiers, la palme tendue, par le destin, après vingt ans de rudes campagnes.

Plus séduisantes me sont les grâces de Kayes et de Mopti, villes heureuses dans leurs beaux paysages d’arbres géans et d’eaux étendues. J’aime mieux la puissance créatrice symbolisée dans la cité de Koulouba, qui se dresse avec ses palais grandioses, ses villas, ses jardins, son élite pensive et active, ses ballets de mille danseuses, sur la montagne dominant les quartiers populeux de Bammako et le cours solennel du Niger. Rien ne vaut, pour notre mémoire, la résurrection égyptienne et punique de Djenné apparue à travers des peuples d’oiseaux en essor, elle, ses danseuses, ses cavaliers, ses musiciens et tout son peuple soninké à grands plis. Qui donc oubliera le charme suranné de Saint-Louis où les naufragés de la Méduse hantent, de leur âme, les avenues bruyantes qu’ils venaient bâtir au confluent des races berbères, sémites et ouoloves, parmi tous les apparats de la beauté sombre, qui se drape de bleu, de blanc, qui vague dans ses faubourgs de planches, de tentes et de palmes, qui emporte ses étoffes envolées jusqu’aux volutes lumineuses de l’Océan ? J’ai vu le bonheur agreste dans les villages dorés du Cayor, au milieu des champs de maïs et d’arachides. Sous les vautours planant, j’ai reconnu l’art de Carthage dans les bijoux massifs ornant les poitrines toucouleures et peuhles de Boghé, de Kaédi, et qui miroitaient sur leurs dunes. A Bakel, il y a un vieux fort aux suggestions héroïques, un marché tumultueux sous des fromagers colossaux, des Soninkés nobles comme des statues, un instituteur noir plus savant que les nôtres, et des ravins fleuris que surplombent des hameaux enguirlandés pleins de bronzes vivans, nymphes musculeuses, marmaille turbulente. Au delà de l’élégante Kayes, les chutes du Felou bouillonnent dans un titanesque paysage de paliers rocheux. Le Bambouk est un fond des montagnes forestières pour les pasteurs de Théocrite et de Virgile, pour les bergers mandingues, et les gros singes en troupes fuyant l’incendie automnal de la brousse sous le vol des oiseaux bleus et rouges. A Ségou, la fièvre du commerce étonne. A Djenné, l’histoire du Soudan par le sur toutes les rives des marigots. Partout la joie de l’Afrique éclate, rit, gambade, la joie des races affranchies enfin de leurs longues terreurs, la joie de races prospères dans leurs villes d’argile blonde et leurs villages de ruches enguirlandées, où les tiges de maïs atteignent la hauteur de cinq mètres, où l’on cultive le tabac bien mieux qu’en Europe, où les vétérinaires de notre armée confient aux bouviers peuls les troupeaux des colonnes, par respect pour la science pastorale de ces puniques, où les arachides, le coton et l’or sont exportés à grand bénéfice, où les budgets locaux et généraux enregistrent l’excédent avec la plus-value.

Pourtant, c’est la sévérité de Tombouctou qui marque le mieux, en sa tragédie survivante, toute la grandeur de notre empire nouveau, de sa vie double, la méditerranéenne et la soudanaise, unies là, sur les deux rives du Niger, à distance presque égale d’Alger et de Brazzaville. C’est le centre.


I — LES RIVES SANGLANTES DU NIGER

Ces mille Touareg de Niafunké, dernière escale auparavant. Leur éternel sourire sur leurs faces d’ambre, ne fut-il pas sculpté par un admirateur des poètes bucoliques grecs et latins ? Ces barbares ! Car ils le sont ; les uns par leurs faces masquées de loques sous les yeux ironiques, les autres par l’apparat de leurs vigueurs nues entre les plis des tuniques et des braies, tous par l’emmêlement de leurs tignasses, par les cabrures de leurs étalons chevelus, sanglans, par la fragilité de leurs javelots, de leurs épées trop flexibles, par l’arrangement confus de leur vêture envolée. Hommes de proie ils multiplièrent, de Carthage à Djenné, pendant des siècles, en ravageant. Les voici tels qu’ils apparurent, sans doute, dès les origines, devant les Phéniciens de Tyr, devant la reine Didon, devant les mercenaires d’Annibal, et tels qu’ils combattaient au XVe siècle, sous Ali-Ber, le Sonni du Nord, l’organisateur, pour la victoire, du peuple songaï. Leurs pères ne différaient pas qui résistèrent aux talibés et aux sofas du prophète peul, Sekou-Hamadou, dans le début du XIXe siècle, avant de lui reprendre Tombouctou. Leurs aînés furent pareils que rencontra le lieutenant de vaisseau Caron en reconnaissance, sur sa canonnière, après l’occupation de Bammako par le colonel Borgnis-Desbordes, après les victoires pénibles du commandant Combes, des colonels Frey et Galliéni, remportées sur les Sofas de Samory et de Mahmadou-Lamine. Leurs vieillards sont là que battit le commandant Joffre allant venger, au delà de Tombouctou, le massacre de la colonne Bonnier, il y a vingt ans.

Que de batailles ont foulé ces rives, celle de droite, la Gourma, celle de gauche, la Haoussa ! Elles s’écartent à mesure qu’on avance vers cette capitale mystérieuse des vieux récits marocains, algériens et tripolitains. Les steppes et leurs herbes grasses à droite, les dunes et leurs arbustes rabougris à gauche, supportèrent le galop des cavaliers, les luttes cruelles des fantassins, et burent le sang de toutes les races soudanaises, numides, arabes, de nos soldats français. Peu de villages bordent le fleuve. La peur des carnages a chassé, loin dans les terres, les riverains Somonos, Bosos, Sorkos. Il n’en est point là pour contempler la sphère terne et rosée du soleil descendre dans les vapeurs du soir, ni pour lancer leurs filets dans les moirures jaunes, violettes et roses du fleuve. Pourtant l’odeur est suave qui se dégage des terres chaudes, qui se répand parmi le crépuscule orangé.

Les Peuhls du Fouta-Djallon qui fuirent l’islamisme des conquérans Toucouleurs, et vinrent ici, vers 1730, ne sont pas visibles, ni leurs troupeaux célèbres. Trop loin du fleuve, sans doute près les nombreux lacs qui abreuvent leurs animaux, dans l’Est, les Maures de Gourma tiennent leurs cours d’amour, et composent des poésies, sous le sceptre de la beauté, en buvant le thé dans leurs tentes de paillassons. On n’aperçoit nul des survivans qui, naguère, blâmés en vers avec leurs compagnons, pour leur nonchalance abandonnant aux Français l’empire du Niger, et négligeant de conquérir les bijoux, les étoffes, les parures nécessaires à leurs amies, prirent aussitôt les armes, puis vinrent se faire décimer par nos feux de salve, une strophe de femme aux lèvres.

A droite et à gauche, c’était ici, pourtant, l’empire peuhl du Macina, sous l’autorité de Sékou-Hamadou qui acheva de convertir à l’islamisme ceux d’ici. Il avait, en 1827, installé ses fidèles à Tombouctou, après avoir pris Djenné, conquis les vallées du Niger et du Bani, tout le delta.

Le vieux prophète accueillit, près de Sofara, El-Hadj-Omar. Celui-ci revenait alors de la Mecque avec l’investiture du Khalifa pour le pays du Soudan. Peut-être espérait-il déjà, par le bonheur de victoires constantes, étendre, jusqu’ici, la puissance de l’empire toucouleur, qu’il allait fonder sur les rives du Sénégal. Triomphe promis à cet enfant de Podor, par la prophétie de l’iman Youssouf lui ayant annoncé la domination sur les gens de leur pays. Pendant qu’il recevait ce bon accueil de Sékou-Hamadou, El-Hadj-Omar souhaita de régner sur la région du Niger. Les honneurs que prodiguaient aux pèlerins de la Mecque les musulmans très pieux l’induisirent à se croire digne de toutes les ambitions. Car il commença presque aussitôt à rassembler des armes et de la poudre. S’imaginait-il, ayant, à cinquante ans, acquis par la persuasion une armée de fanatiques, vaincre sans combattre ? Se voyait-il dans la suite utilisant sa force comme on sait, brûlant les villages de ses contradicteurs bambaras, peuhls et malinkés, tuant les adultes, asservissant les femmes et les petits, envahissant les vallées du Bafing et de la Falème d’abord, puis celles du Haut-Sénégal et du Baoulé, choisissant Nioro pour capitale, et le Kaarta pour domaine de chasse ? Se promettait-il d’assiéger un jour les Français de Faidherbe dans Médine, après s’être dit adroitement leur allié ? Se représentait-il sa retraite parmi les rochers du Félou, avec les rages de la défaite, en juillet 1857, et sa hâte de chercher refuge à Koundian, au Sud, derrière le Bafing ? Exerçait-il déjà son habileté stratégique, grâce à quoi, en 1860, il devait, évitant toute rencontre avec nos troupes, ressaisir son royaume épars, rassembler 40 000 âmes autour de ses bannières et les conduire au Niger en triomphateur ? Voyait-il, en rêve, les armées Soninkés de Segou, et les armées peuhles de Sansanding se disperser alors devant lui, les Arabes Kountas de Tombouctou envoyer, par Tripoli, des ambassadeurs à la reine Victoria pour implorer les secours de l’Angleterre contre la force du saint ? Causant avec Sekou-Ahmadou, il convoitait le Macina de son hôte, et il souhaitait la prise de Tombouctou : chose qui devait, trois fois, avant 1864, advenir.

Date où, vaincu à son tour, par les Arabes Kountas et les Peuhls du Gourma, le conquérant toucouleur mourut fugitif, dans les falaises de Bandiagara, laissant à Ahmadou l’empire sur les peuples que le colonel Archinard délivra en 1894, et à son neveu Tidiani le Macina.

« Je suis un porteur d’outrés. Mes outres sont Djenné et Tombouctou ; si tu les veux, saisis le porteur avant, » répondait fièrement celui-ci au lieutenant de vaisseau Caron qui lui demandait un appui d’allié pour atteindre, avec ses trois mauvais bateaux, les ports de la ville mystérieuse. La chose pourtant s’accomplit.

Car nous sommes ici au pays de l’héroïsme latin. Ni l’histoire de Rome, ni l’histoire de la Grèce ne donnèrent, peut-être, des exemples d’honneur aussi purs que ceux prodigués par les Paul Hollé, les Tautain, les Archinard, les Boiteux, les Bonnier, les Ponty, les Clozel, les Marchand, les Baratier, les Mangin, les Cornet, les Guignard, les De Chevigné, les Le Lorrain, les Rossi, les Mouret, leurs camarades, prédécesseurs, et successeurs. Les épopées les plus fabuleuses relatent des exploits moindres que celui d’un lieutenant de Chevigné se brûlant la cervelle, pour contraindre à la retraite ses spahis noirs, rebelles à l’idée d’abandonner, devant l’ennemi, leur chef immobilisé par sa blessure. Roland à Roncevaux fut-il plus noble ? Ses compagnons furent-ils plus dévoués ?

Comment ferions-nous croire qu’une ville grande comme Amboise, avec l’importance financière et commerciale du Havre par rapport au pays, avec une tradition historique de valeur égale, capitale et port du Sahara, terminus des caravanes marocaines et tripolitaines depuis les temps inconnus, terminus de toute la navigation soudanaise depuis l’origine des transactions africaines ; comment ferions-nous croire que cette ville, disputée depuis l’an mil, par les empereurs de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud, au prix de batailles effroyables où des peuples s’épuisèrent, comment faire croire que cette ville fut prise par les douze hommes du lieutenant Boiteux, et qu’elle demeure sous notre drapeau, depuis dix-huit ans, malgré tous les efforts des adversaires touareg et marocains ; grâce au génie de nos officiers ? Maîtres à présent du Sahara, ils se déclarent prêts à réunir notre domaine d’Algérie à notre empire du Soudan, et prêts à défendre de toute attaque la voie ferrée que, d’oasis en oasis, l’on trace, entre Colomb-Béchar et Tosaye, ce point de l’Est, vers Gao, où le terrain rocheux étreint le cours du fleuve.

Voilà pourquoi il fallait parvenir à Tombouctou. Demain, la locomotive rendra voisines les eaux de la Méditerranée et celles du Niger, et celles du Congo, celles-ci malheureusement soumises, par la plus lâche et la plus inutile des capitulations, aux enclaves des terres germaniques. Demain, Tunis et Abécher, Alger et Brazzaville, Oran et Dakar, seront les préfectures d’un seul empire cohésif, à vingt millions d’habitans. Vingt millions de consommateurs pour les industries de nos ouvriers. Vingt millions d’amis loyaux pour le renforcement de nos armées. Vingt millions de cultivateurs et de pasteurs pour l’enrichissement, et l’aise du monde.

Sans doute s’expliquaient-ils ces évidentes possibilités, à Mopti, le lieutenant de vaisseau Boiteux et les sept Français qui de là, selon les ordres du général Archinard, assuraient, avec leurs laptots, la libre navigation, vers l’Est, des longues pirogues djennéennes. Cette doctrine, ils la tenaient pour certaine, quand ils conduisirent, jusqu’à Saraféré, leurs chaloupes, afin de suivre deux émissaires de Tombouctou, qui réclamaient une protection pour les marabouts et les marchands, contre la cruauté quotidienne des Touareg accourant des alentours, pillant la ville même après la perception des impôts à eux consentis, dépouillant les femmes songaï dans les rues, égorgeant l’audacieux capable de riposter à leurs insolences ou de protester contre leurs vols sur le marché, envahissant les maisons, s’y rassasiant, et y dérobant, la lance haute, ou bien enlevant les écoliers accroupis sur une place, autour de leur maître, avec leurs planchettes d’écriture, et les offrant plus tard contre rançon aux mères en peine. De ces récits, on pouvait conclure qu’un parti attendait, dans la ville, des libérateurs. On pouvait craindre aussi que les barbares missent à sac les barques de commerce que nous devions sauvegarder et ne s’emparassent des cargaisons à l’heure du débarquement.

Aussi le lieutenant Boiteux résolut-il de mener ses canonnières jusqu’au port de Korioumé. Le lieutenant Caron avait bien, en août 1887, séjourné, dans cet endroit, avec sa vedette, son chaland et sa péniche, sans commettre l’imprudence de s’aventurer, sans avoir rien subi d’offensif. Pour renseigner le colonel Bonnier qui s’avançait avec une colonne, sur la rive droite, il était nécessaire de reprendre la tentative jadis avortée, d’écrire aux chefs des partis en rivalité dans la ville, puis d’entrer en relations avec eux par le moyen de messagers. Les canonnières suivirent donc, sur le Niger, le vol de ces oiseaux blancs et mouchetés de noir qui les guidèrent le long des berges sablonneuses. Les ibis les regardèrent de coin, en penchant la tête, un ver dans le bec. Les geais de marécage, droits sur leurs pattes noires, se cambraient en manteau havane et se rengorgeaient sous leur rabat blanc, au passage de la flottille. A Korioumé, cette multitude d’oiseaux augmenta dans les étangs riverains. Multitude sans peur, étonnée seulement par le bruit de la machine.

Que recelait l’avenir du lendemain caché derrière ces dunes et ces herbages, après ces mailles de ruisseaux, de canaux et de rivières entrelacés qui séparent Korioumé de Kabara, le port intérieur ? Certainement nos marins ne doutaient pas du prestige acquis, au Soudan, par notre drapeau, depuis les défaites successives des empereurs esclavagistes El-Hadj-Omar, Ahmadou, Mahmadou-Lamine, Samory, depuis l’entrée du colonel Archinard au Macina, et l’investiture de notre protégé le prince Aguibou, qui refusait à ceux de Tombouctou les grains de ses plaines, qui menaçait d’une famine partielle cette capitale de déserts infertiles. Certainement nos avant-coureurs savaient que les marchands, avides avant tout de rétablir les relations commerciales avec le Macina des pasteurs, n’épargneraient rien pour obtenir de notre force la protection de leurs intérêts. Mais, d’autre part, les Marocains appuyés sur les Touareg nous démontraient, depuis 1893, par des légats, les pouvoirs de leur sultan sur Tombouctou. Pouvoir authentique dès le XVIe siècle. Une harka maghzen allait partir de Marrakech, disait-on. Aussi la prudence était-elle prescrite par le colonel Bonnier, docile aux recommandations du colonel Archinard. D’ailleurs, les deux colonnes, selon le plan de ce chef admirable alors en France, ne devaient pas cueillir le fruit de Tombouctou avant qu’il fût mûr indubitablement. Ces deux colonnes arrivaient seulement au Niger. L’une, celle du commandant Joffre, venait du Haut-Sénégal et de Nioro où elle avait pacifié la capitale et le pays d’Ahmadou. L’autre, celle du colonel Bonnier, rentrait à Ségou après une rude expédition sur les frontières de la Guinée où Samory avait dû lui abandonner toute une foule de malheureux captifs, aussitôt réintégrés dans leurs villages en ruines, et parmi les ossemens de leurs familles, de leurs défenseurs. Aussi le lieutenant Boiteux avait-il pour mission exclusive de convoyer, avec ses canonnières, les pirogues commerciales, de s’arrêter à l’escale de Korioumé, de ne pas avancer davantage, d’attendre, à bord, les renseignemens politiques de Tombouctou.

Ces renseignemens se succédèrent contradictoires et incomplets. Selon leurs espoirs, les lettres des négocians assuraient que les Touareg ne détenaient plus le pouvoir sur les Kountas, ni les partisans des Marocains, et que, malgré la nouvelle de notre navigation en avant, transmise par une barque de Saraféré, les Touareg-Tenguèregifs, campant au cœur de la ville, n’obtenaient pas du maire l’armement réel de la population. L’officier pensa que franchir les quelques kilomètres du canal réunissant Korioumé à Day, ne modifierait guère les conditions de la reconnaissance. Là, peut-être, les bateliers venus de l’Est par le marigot de Day, pourraient fournir des indications. L’aspect tranquille de cette escale, les rapports entendus décidèrent le lieutenant de vaisseau à explorer les abords de Kabara. En un chaland, avec quelques laptots qui le poussèrent de la perche sur le canal creusé, dit-on, par Ali-Ber au XVe siècle, M. Boiteux releva le dessin des rives. Il sonda la profondeur des eaux. Il nota l’étendue approximative des plaines marécageuses où l’on voit des jumens et leurs poulains galoper dans les mares, en faisant lever, par myriades, les oiseaux blancs tachetés de noir. Bientôt se précisèrent les feuillages en coupoles des beaux arbres ombrageant le quai et son marché, puis les nattes en voûtes sur nombre de longues pirogues à l’amarre, enfin les couffes de riz en piles, et, derrière cela, toute une foule debout, immobile, grands hommes bleus masqués, cavaliers à lance et à javelots, Arabes à fusil. Sans croire à l’attaque, l’officier cependant fit lâcher les perches, et armer des carabines. Aux premiers gestes douteux de cette foule, il fit coucher ses laptots dans la profondeur de l’embarcation immédiatement heurtée par le choc des javelots et des lances, par les balles éraflant les bois, crevant la chair d’un noir, qui cria. Aussitôt commandé, le feu de salve riposta, très efficace à cette petite distance. Et l’on vit s’abattre des blessés, se crisper un agonisant, galoper au loin les cavaliers bleus, fuir la cohue blanche des hurleurs et des lâches.

Ce drame bref s’accomplit sur la charmante esplanade que, d’ordinaire, occupent, chaque matin, les vendeuses de corbeilles fines, de karité en mottes, de branches à brûler, d’antimoine en morceaux, de sel gemme, de piment vert. Là, s’émouchent, de la queue, les baudets en troupes grises, les « farcas, « prêts à recevoir sans fiéchir l’échiné, des fardeaux considérables. De leurs masses gibbeuses les dromadaires encombrent, le cou allongé dans le sable. Ou bien ils lèvent, au bout d’un col recourbé, leur tête lippue, prétentieuse et insolente, tandis que leurs gros yeux méfians épient sous des cils rudes. Le boucher des moutons, qui, du jour au lendemain, alterne avec le boucher de bœufs, débite sa viande devant une branche fourchue plantée en terre, potence de la victime. Coutelas en main, le sacrificateur, assis par terre, découpe une dentelle de graisse et de peau sur le thorax ouvert de l’animal. Pas une goutte de sang ne macule la chlamyde bleue, ni la robe de dessous en coton blanc, ni le litham de guinée, ni le turban qui coiffe ce grand Berbère noirci mâtiné de songaï. Saisies d’admiration pour la délicatesse d’un pareil travail, les filles bambaras ne renouent qu’avec distraction le pagne qui glisse de leurs hanches, ou le foulard à ramages qui recouvre, en housse, la mitre monumentale de la chevelure.

Après la panique des Touareg et des Kountas, les laptots du lieutenant Boiteux virent bientôt se rétablir toute cette scène habituelle. La curiosité, la bonne humeur des noirs ne leur permettent pas une timidité trop longue. Leur fatalisme se résigne vite à l’acceptation du fait accompli. On put interroger bientôt les âniers, revenus à la recherche de leurs bourriques, telles vieilles esclaves d’os et parchemin ridé qui, sachant ne valoir que cinq ou six barres de sel chacune, et ne pouvant tenter beaucoup la brutalité des ravisseurs, s’en furent quérir de l’eau dans leurs calebasses et leurs pots d’argile. Une fois le pacifisme de ces contacts vérifié, la marmaille sortit des chaumières pointues et se répandit. Les réparateurs de pirogues se mirent, tout le long de la berge, à joindre par des nœuds de ficelles les planches vrillées des embarcations, et à les calfater avec leur sorte de chanvre. Les propriétaires des cargaisons débarquées réclamèrent la protection des vainqueurs, en rivalisant d’éloquence imaginative pour renseigner sur l’état politique de la région. Un palabre s’accroupit à l’ombre bleue des grands doubalés. Ces négocians aux faces de fer, agitant les manches de leurs boubous blancs, ne tardèrent pas, sans doute, à calculer que la barre de sel valait trente francs, et à s’offrir, pour douze cents francs, un jeune eunuque payable en cette denrée.

Le calme se rétablit si vite que les canonnières appelées vinrent amarrer, avec leurs chalands, une heure plus tard, entre les grandes pirogues que l’on peut charger chacune de 400 barres de sel, soit de 12 000 kilogrammes environ. Pour un salaire quotidien de sept sous, outre le couscouss, des calfats les ont soigneusement radoubées. Maintenant, une toute petite ville en banco est construite là. Le drapeau domine la tour à créneaux. L’ânier chante des louanges à la jeune bambara. Il lui rappelle qu’il y a dix ans une vierge de même taille et de même âge eût valu huit cents francs payés en barres de sel sur le débarcadère. L’évocation de ce gros prix étonne et flatte l’indifférente. Elle apprécie mieux ses poignets fins, ses chevilles étroites, les sphères pesantes de sa gorge. Nonchalamment elle rattache les deux banderoles qui lui pendent devant et derrière sous le pagne de coton, signe de son adolescence intacte, puis se remet à parfaire la vannerie de couleur qu’elle tresse sous le feuillage des doubalés luisant comme le buis de nos jardins. Ayant rejeté sur chaque épaule les amples manches de son boubou, le séducteur continue son entreprise. Pourquoi l’imprudente n’a-t-elle pas bouché les goulots des « Canaries ? » Les djinns s’y baigneront ; et la buveuse avalera le mauvais sort laissé par eux dans l’eau fraîche. L’enfant écarquille ses yeux langoureux. Son nez camus se dilates Le sourire éblouit. Elle doute par les lèvres. Elle croit par l’esprit. Derrière cent moutons poudreux, voici le berger peuhl au nez droit, et sa lance d’acier lumineux. Un bâton a crosse aide sa marche. L’outre liée en bandoulière lui mouille la tunique ceinte sur les reins. Ses larges pieds plongent dans le sable. Riche, il passe sans que le tentent les pièces de cotonnades ou les bracelets d’or creux, ni ceux d’argent massif, ni les miroirs à cadre de plomb que lui montrent les dioulas malins sous le bonnet blanc, à l’abri du hangar municipal. Ils réussiront mieux auprès de la femme Bella. Assez noble en son teint bleuâtre, avec cinq tresses contre chaque tempe, qu’entoure un diadème en tissu de perles, cette fille de Targui et de captive songaï, s’apparente à toutes nos descriptions des Carthaginoises. Elle porte la mante bleue sombre qui, par-dessus le pagne de cuir, l’enveloppe d’ampleurs exposées dans les vitrines des musées européens, sur les déesses phéniciennes de terre cuite. Parmi ces femmes Bellas, marchandant les grains ronds et jaunes du jujubier, ou les boules en farine de mil unie à des pimens et à du miel que l’on vend un centime, les compagnons du lieutenant Boiteux attendirent le messager de la ville. Peut-être même jusqu’à Tombouctou qu’atteignait alors l’eau du canal rempli par l’abondance triennale de la crue, envoyèrent-ils une ou deux pirogues de ces pêcheurs somonos portant, sur le crâne rasé, un cimier de crins et de boules d’ambre, en queue vers la nuque.

Une lettre des notables arriva dans la nuit. Ils s’y défendaient d’avoir préparé l’attaque, œuvre particulière des Touareg et des Kountas, mais confessaient l’envoi, naguère, d’un message au sultan du Maroc pour lui demander avis. La réponse tardant beaucoup, ils acceptaient la venue des Français, sans avoir l’intention de s’y opposer par les armes : « Nous, nous sommes des femmes, nous ne nous battons pas. » On renvoya le courrier avec un billet invitant les notables à venir causer dans l’enceinte de Kabara. Le lendemain, deux légats se présentèrent. L’un était chef de quartier. L’autre, un commerçant tripolitain, fut récusé, comme étranger au pays. Un marabout le remplaça qui put annoncer la retraite des Touareg partis vers Goudam, afin de garder leurs familles et leurs troupeaux menacés par la marche de la colonne Joffre. Toutefois personne de Tombouctou ne veut signer la capitulation. Chacun craint pour sa tête, dans le cas où les Touareg réoccuperaient, un jour, la ville. Ces difficultés de forme ne sont pas pour arrêter le lieutenant Boiteux. En somme, l’ennemi réel évacue la place, et les habitans ne résisteront pas. Or, une crue exceptionnelle porte à cette heure les embarcations par le marigot de Kabara, jusqu’aux faubourgs Est de la cité. Rien de plus simple que d’aller voir. Deux canons-revolvers sont immédiatement démontés sur les chaloupes, adaptés sur deux chalands, et les douze audacieux glissent, rapides, vers la capitale mystérieuse, mal définie par les légendes marocaines, quelque peu décrite par les René Caillié, les Barth et les Lenz.

L’enseigne Aube demeura pour garder la flottille. Bientôt il apprit la réussite complète du commandant. Ce qui lui donna toute audace lorsque, dix jours plus tard, une cavalcade de Touareg apparut soudain, en vue des canonnières. Selon leur habitude, les hommes voilés s’enfuirent en tourbillon, dès que les dix-neuf laptots eurent tiré leur salve. L’enseigne ne voulut pas laisser l’outrage impuni. Entraînant ses hommes, par l’espèce d’avenue sablonneuse et large qui mène à Tombouctou, entre les bosquets de mimosas et d’épineux, il les essouffla. Quand ils durent faire halte, ruisselans, épuisés, haletans, les Touareg tournèrent bride. Revenus au galop, ils entourèrent le détachement qui se réfugia derrière un monticule.. Ils l’y fusillèrent, le décimèrent, puis le massacrèrent.

Il est fort émouvant de se diriger vers le cénotaphe érigé en l’honneur de ces intrépides, surtout si des soldats vous accompagnent qui connurent des périls semblables, et qui gagnèrent, avec le même héroïsme, ces croix aux moires rouges épinglées contre la blancheur pure des dolmans. Le casque orné de son ancre prête aux figures françaises la vigueur de portraits historiques. On touche les mains de la gloire. On écoute les paroles du génie. Car n’est-ce pas une œuvre de génie, celle d’avoir libéré, en un demi-siècle, le Sénégal et le Soudan, ces Bambaras, ces Saracolés, ces Songaïs, et ces Peuhls dont une centaine, méharistes en uniforme de tirailleurs, sont ici comme délégués par la gratitude chaleureuse de leurs concitoyens, pour achever avec nous la tâche grandiose de la République. Cet escadron de méharistes allant derrière la hampe rustique des trois couleurs, au pas allongé des hautes bêtes blondes, cet escadron de spahis trottant avec les éclairs de ses lances, selon l’allure des petits chevaux vifs, ces fantassins aux visages de bronze et de fer sous la chéchia, et qui accélèrent leurs pas nus, et de qui leurs officiers content les exploits fabuleux, cette cavalcade et cette infanterie parées de leurs incroyables souffrances et de leurs incomparables courages, on ne peut les voir sans émotion s’aligner devant la pyramide modeste, et là, respecter le souvenir des braves morts, pour le même espoir de justice et de liberté, en combattant la fureur esclavagiste.

C’est autour d’un monticule où se termina la tragédie suprême, et que recouvrent, en partie, des faux-gommiers, des mimosas poussiéreux, et qu’encercle, jusqu’au loin, un océan de dunes formées, déformées par le vent. Our’ Oumaira : « On n’entend pas, » tel est le nom indigène du lieu que d’autres massacres avaient jadis ensanglanté, sans qu’on eût rien ouï des appels. L’autorité militaire a fait sortir, dans la matière du monument, un octogone de métal. La dénomination sinistre y est inscrite, avec les noms des morts, et cette réplique : « Tombouctou entendit, accourut, et, aussitôt, vengea ! » En effet le bruit de la fusillade ayant été perçu par les patrouilles circulant aux environs de la ville, le lieutenant Boiteux et un autre Européen avaient bondi sur les deux seuls chevaux présens. Suivis au pas de course par leurs laptots, ils avaient rejoint les hommes voilés qui durent abandonner quinze de leurs cadavres sur la route.

Le plaisir d’être fier récompense, ici, le touriste français qui s’arrête sur son méhari, aux côtés d’un colonel Sadorge, ou d’un colonel Roulet, d’un lieutenant Gallé-Lalande, d’un lieutenant Ranc, de leurs camarades, en écoutant les récits très simples de ces soldats. Et ce plaisir-là, celui de savoir la Nation mère de telles âmes, ne vaut-il pas à lui seul tous les autres plaisirs du beau voyage ? Avec quel orgueil saint on s’avance ensuite, la bouche ouverte à l’air tiède, par cette contrée de sables et d’arbustes poudreux, vers la capitale de nos conquêtes libératrices.

Après la d’une d’Amadia, le touriste a dépassé le « le Seuil du destin des vierges, » Fina-Kadar-el-Alkâr. A cette place en 1448, périrent trente filles de jurisconsultes coraniques, mises à mort sur l’ordre de Sonni-Ali, parce qu’elles ne pouvaient davantage avancer dans le sable, étant venues déjà de Tombouctou à Kabara pour satisfaire un caprice du vainqueur, puis, ayant dû repartir à pied dans la mollesse brûlante du désert. Cette route a bu trop de sang, que versèrent tour à tour, au XIIIe et au XIVe siècle, les Mandingues de l’empereur Kankan Moussa, les Songaïs des Dias de Gao, au XVIe siècle, les Marocains vainqueurs des Annasqui, terrifiés par les arquebuses, jetaient, contre terre, leurs boucliers pour s’y accroupir, et tendre le cou aux égorgeurs. Au XVIIe , les armées des pachas et les escadrons des Touareg n’épargnèrent ni l’âge, ni le sexe, ni le savoir.

Pas une éminence, pas une combe qui ne suggère au guide les souvenirs d’un meurtre célèbre, d’un massacre historique. Sur la fosse d’un marabout assassiné, un arbuste a poussé dont toutes les branches arborent des centaines de chiffons qui prouvent la piété des fétichistes comme des musulmans. Les carcasses d’animaux dévorés brillent de-ci de-là, dans la poudre. Le paysage de dunes onduleuses, et d’arbustes roussis se perpétue. Le silence des humains souvent dure. On ne perçoit alors que les foulées plongeantes des méharis, le cliquetis des gourmettes aux mors des chevaux, le trot de l’escadron. Un vautour plane et s’éclaire, plus roux dans le soleil. Un berger pousse l’indolence de ses moutons. Une Songaï à trois houppes et chargée de bijoux presse, de sa jambe au lourd anneau d’argent, le flanc docile de sa bourrique.

Quelques dunes encore avec les couleurs diverses de leurs arbustes roux, verts ou secs..


II. — LES VISAGES DE TOMBOUCTOU

Brusquement, le terrain se dénude. Il s’affaisse. Il découvre, sous l’incandescence du firmament, la ligne grise d’une longue ville aux façades graves ; et, plus loin, l’espace infini du désert qui vibre, qui scintille.

Ici la joie de l’Afrique s’est tue. Ce visage mural du Sahara porte le deuil d’une histoire continûment tragique. Il n’est que du silence dans la lumière souveraine. Sournoisement l’épaisseur du sol meuble étouffe les bruits. Plus on s’avance, plus s’accroît, plus vous oppresse, plus vous stupéfie, l’impression de grandeur sévère. A demi submergée par les vagues de sables, la capitale leur résiste, de tout son effort qui s’allonge, qui s’étend, à la mesure du ciel et de la terre nus.

Depuis l’an mil, où des Touareg installèrent ici un bivouac, afin de gagner à l’échange de leur sel contre les marchandises de Kabara, que de guerres ont mêlé de sang ces quartiers aveugles, clos et muets ! Seules la sonnerie des clairons, et les voix militaires de la France semblent ressusciter la vie qui allait mourir, au fond des rues tortueuses, derrière les portées ferrées, toujours entaillées par les glaives et les lances des envahisseurs. Bleue comme la mer, blanche comme le soleil, rouge comme un baiser, nos trois couleurs chantent ici les phases de leur épopée accourue sur les flots pour affronter les feux de l’Afrique, et embrasser fraternellement les races faibles.

Passé le champ de courses où nos officiers s’entraînent et encouragent l’émulation des cavaliers maures, passé la tribune des parieurs, un bastion angulaire du fort, à gauche, élève dans la clarté les ombres de sentinelles en armes. L’escorte longe la défense. Les éclaireurs débouchent sur une esplanade. Les escadrons tournent en bel ordre, pour l’admiration figée d’une marmaille attentive, d’une foule aux visages de fer, en ses plis blancs, en ses plis bleus, devant les arcades roses d’un marché populeux. Au premier rang il y a les sourires ironiques des Maures et des Touareg. Ces maîtres dépossédés font obligatoirement le salut militaire. Sous leurs chevelures abondantes, deux par deux, ils posent enlacés. Un bras se place sur l’épaule de l’ami ; l’autre se cramponne à une fine lance de cuivre et d’acier. Celui-ci, par habitude, applique la plante de son pied gauche contre le mollet de sa jambe droite ; attitude ordinaire de repos. Et tous dévisagent ces gens étranges, pas très beaux, qui sont venus de si loin, en si petit nombre, qui ont tant fait.

La halte a lieu entre deux palais, celui du colonel, celui de l’administrateur. Imposans édifices larges et carrés, à deux étages d’arcades, et qu’assiègent les plaideurs, les solliciteurs, les réclamans. Des baliveaux grandirent au cœur de l’humus importé, dont les jardiniers noirs soignent, arrondissent et arrosent les tas précieux.

Sur les parterres de l’administrateur s’épanouissent de puissans aloès et d’autres plantes africaines. De la fraîcheur circule par les galeries. Dans le courant d’air pendent les gargoulettes pleines d’eau pure. Des gouttes se forment que cueillent, au vol, les oiselets habitant aussi la maison. Ils pépient dans le bureau des affaires indigènes, le tribunal et le corps de garde, dans le coin où les marchands obséquieux déploient leurs boubous brodés, leurs armes de panoplie, les selles, harnais, portières et tapis du Maroc.

Que l’on gravisse promptement l’escalier d’argile bien crépie, que l’on gagne la toiture plate, que l’on s’accoude en fermant les yeux sur la balustrade, puis, qu’en les rouvrant, on dirige le regard d’abord sur la mer de sable, vers la silhouette de la caravane lointaine, vers le groupe des méharis agenouillés contre les dômes en paillassons des nomades, vers le faubourg de grandes ruches collé aux courbes de la d’une ; enfin qu’on respecte la sévérité de la ville en sa longueur avec les pyramides saintes de ses trois mosquées debout, pour la foi de quatorze mille, et, parfois, de vingt mille fidèles en méditation sous leurs terrasses blondes, sèches et vides, derrière les murs de leurs maisons épaisses, basses, lourdes, agencées, chacune, autour de la courette que font retentir les coups sourds du pilon à mil ; et l’on comprendra toute l’histoire de cette capitale fille des espoirs conçus par les chameliers vendeurs de sel saharien, et par les bateliers vendeurs de l’or mandingue.

Le soleil qui dessèche l’argile de ces terrasses vides, l’effrite et la pulvérise entre leurs parapets rectangulaires s’emboitant ou s’entremêlant à l’infini, ce soleil n’éclaira point, durant les premiers siècles de la cité, une étendue si considérable de maisons blondes aux coins obliques, de façades à merlons et à obélisques de rues tortueuses sous les gargouilles, de porches crénelés, de murs innombrables et défensifs, de constructions trapézoïdales, de remparts lointains, de quartiers uniformes, de faubourgs en paillotte, à demi noyés, là-bas, dans la lumière des sables. L’azur aveuglant du ciel n’a pas toujours encadré les blondes pyramides de Djinguer-Ber et de Sankoré toutes hérissées de poutres en saillie, et qui s’offrent si noblement à la vue du touriste comme les sommets nécessaires de cette ville géométrique, de cette ville aux lignes roides, faite de murs qui découpent le ciel, selon leurs masses sommairement polyédriques, accolées sous un ensemble de toitures en paliers où, seuls, un pot terne, une natte incolore, attestent, de-ci, de-là, quelque probabilité de vie humaine. Bien moins que n’en évoquent les objets latins survivant parmi les ruines de Pompéi. Cet horizon de sables montueux et de buissons rabougris n’a pas toujours encerclé, de son atmosphère onduleuse, un si formidable ensemble de logis compacts et pressés pouvant défendre, contre la chaleur, contre l’ennemi, cinquante mille personnes, et davantage, soixante-dix mille, a-t-on supposé.

Pour apprendre toute l’évolution de la capitale saharienne, il faut quitter le spectacle de cette ville grandiose, sévère et muette, déserte en apparence comme l’aridité sans limite des dunes. Après un repos des yeux dans l’obscur de quelque salle propice, éventée, garnie de couleurs sur les tentures soudanaises, sur les coussins en cuir, et de lueurs sur les aciers des armes touareg, sur les cuivres des tasses et des aiguières marocaines, il faut se rendre au puits voisin. Vers l’an 1100 il fut le lieu favorable aux premiers campemens, la raison du choix décisif, pour laisser, en cet endroit, comme garde permanente, la famille d’une aïeule avisée. Tin-bok-tou, en berbère, signifierait peut-être « place de la vieille. »

Au moment de la crue, le courant du Niger, si elle est forte, pousse, non loin de ce lieu, à l’Ouest de la ville, une quantité d’eau. Elle s’avance, depuis Kabara, dans une assez longue dépression du sol, et laisse, après la décrue, une série de lacs, d’étangs, de mares, de flaques. Le liquide ne se corrompt pas, de longtemps, dans ces récipiens de sable pur. Il se filtre et s’infiltre, reparaît de-ci, de-là, au creux d’entonnoirs naturels dont les parois, transformées peu à peu en humus, se sont recouvertes d’herbes et de buissons. Même des rôniers y poussèrent, obliques et courbes avec leurs éventails verts au sommet. Même le feuillage verni d’un doulabé épanouit son dôme au-dessus de la flaque qui miroite dans le fond du puits. Nues jusqu’à la ceinture, violâtres comme l’encre, des jeunes filles Bellas descendent, par le sentier mobile, plongent leurs jarres, les remplissent, les chargent sur l’épaule ou sur la tête, et remontent, la face digne, entre leurs cadenettes, leurs pendeloques d’ambre, de piécettes et d’anneaux en ivoire, et le front ceint de diadèmes en perles. Telles, sans doute, elles allaient et venaient sous l’œil de la vieille commise à la surveillance du puits par les Touareg du XIIe siècle qui, de Teghazza ou d’ailleurs, apportaient là, vers la saison de la crue, aux lianes de leurs dromadaires, les planches de sel extraites, par leurs vassaux Soninkés de Ghana, dans l’espoir d’échanger cela contre de l’or en poudre, de l’ivoire, du mil, et des bandes tissées, ainsi qu’on faisait alors, un peu plus loin, à Tirakka.

A suivre ces ménagères, ces femmes Songais qui marchent droites sous la grande calebasse humide écrasant leur cimier de trois houppes, et plissant leur front cerclé de verroteries, leur figure ornée d’une boucle en or qui perce la cloison nasale, on atteint, derrière cette théorie de sveltes créatures aux belles jambes, aux bras fins, aux échines souples, les haies en épines sèches d’un quartier bellah. Des pieux fichés dans le sable soutiennent, à quelque distance du sol, un dôme de paillassons cousus ensemble. Là-dessous, dans le courant d’air, des hommes conversent, accroupis. Debout, en leurs tuniques bleues, d’autres surveillent les chameaux agenouillés, les poules qui picorent, les chevreaux qui cabriolent. Deux ou trois nattes, des pots de terre, des selles (rallahs) en bois et en fourrure de mouton, pour les méharis, quelques sacs de cuir servant de coussins, voilà tout le mobilier de ces gens dont la garde-robe, pagnes bigarrés, boubous bleus et braies de lustrine, s’étale au soleil, sur l’arène, après la lessive.

Ni les Maures, ni les Touareg ne semblent mieux logés. A vrai dire, cela n’indique point un état correspondant de barbarie. La nécessité de se mouvoir sans cesse, pour un peuple de pasteurs et de chameliers, dans une région de très maigres pâturages bientôt tondus, contraignit toujours ces hommes secs et sobres, sans grands besoins, à considérer leur demeure comme provisoire. Par ailleurs, le climat n’invite point à se créer des abris solides, immuables. Un courant d’air, sous une tente brune que des piquets surélèvent, assure le maximum de l’aise à des Berbères et à des Sémites que le soleil rôtit, éblouit, noircit depuis tant de siècles. Aussi voit-on de nobles figures de Maures et de Touareg, majestueusement appuyés sur leurs fines lances d’acier à volutes de cuivre, et beaux comme des Antinoüs méditerranéens, se glisser sans honte sous les arceaux de bois soutenant les paillassons de leur fragile coupole.

Autour d’eux, les dromadaires baraqués, les moutons en masse, les chèvres éparses, l’essaim des captifs ou serviteurs empressés à leur besogne, les planches de sel grisâtre étalées ou en piles, signifient assez l’opulence du maître. Le respect lui vient qui lui paraît dû. Lui-même se contente, pour parure, des sachets en cuir à gris-gris pendus sur la poitrine, parmi son porte-monnaie et son sac à tabac, au bout de lacets. Les broderies linéaires en fils de couleur qui parent ces objets suffisent à la coquetterie virile, outre des bracelets de cuir rond, de marbre ou de verre enfilés au-dessus du coude, sous le biceps qu’ils pressent. Car elles sont misérables et sales, les loques dont ils se masquent pour ne pas être appelés « mangeurs de mouches, » pour éviter plutôt l’absorption des sables que le vent promène, et qui s’introduiraient dans les poumons. Le coton bleu très miroitant du long scapulaire pendu devant et derrière le cavalier déteint sur l’ambre de la peau. C’est un luxe. Les braies tournoient, larges et à plis, jusqu’aux pieds nus dont l’orteil traverse une bague d’argent. Au poignet très fin un bracelet de cuir encore attache la dague et son fourreau savamment cousu, parfois artistement composé de pièces bleues, noires et pourpres, toujours joint à un pommeau en forme de croix. Probablement ces formes furent copiées sur celles qui furent laissées en Tunisie, ou au Maroc, soit par les Byzantins lors de la conquête arabe, soit par les Croisés morts autour de saint Louis soit par les Espagnols prisonniers des Maures. Le bouclier en peau de girafe a d’ailleurs l’indéniable apparence d’un écu de chevalier latin. Juchez ces Touareg sur les grands dromadaires blonds qu’ils dirigent de l’orteil posé contre le cou aux flexions de cygne, et aussi par une cordelette fixée au naseau. Imaginez cet escadron accourant les boucliers au soleil, les glaives en l’air, les lances tendues comme au tournoi, dans un nuage qui roule avec les colères hurlantes des impulsifs, des orgueilleux et des cruels, ainsi qu’ils apparaissent encore à l’heure de la fantasia, et vous évoquerez la terreur qu’inspirèrent toujours leurs faces masquées, enturbannées, leurs élans fous, obliques sur le sable, sur l’étendue sans refuge.

Ils ont peu changé. Les voici dans leur quartier, non loin du puits. La brise colle les étoffes bleues et blanches à la maigreur de leurs grands corps. Devant leurs cases en coupoles, des femmes graves, les seules Africaines qui commandent, adoptent des attitudes en leurs plis longs. Bleuies par l’antimoine, les paupières et les lèvres sont immobiles dans les visages droits entre les tresses de cheveux luisans qui s’emmêlent avec le corail, les perles, l’ambre et l’or des colliers puniques. Reines du campement et de leurs époux monogames, elles ordonnent du signe aux concubines, aux servantes. Ainsi la Vieille-du-Puits devait, ici même, diriger sa famille et les gardiens du lieu choisi.

Longtemps Tombouctou n’a présenté d’autre aspect que celui de ces campemens denses et populeux, séparés par de larges espaces. Les sacrificateurs y égorgeaient les moutons, pendus aux fourches des arbustes grêles, avant de les dépouiller, de les dépecer, de placer les morceaux pantelans sur les branches sèches que soutiennent deux petits murs en banco, puis que le feu tord. Au delà se hérissaient le village soudanais, ses ruches géantes, ses clôtures enfermant les demeures de famille à cinq ou six cases chacune et qui dégorgeaient leurs marmailles devant les mères allaitant, sur des trépieds, devant les aïeules squelettiques filant le coton de leurs minuscules quenouilles égyptiennes. Entre ces deux sortes de quartiers, les tentes de commerce montées, comme elles le sont aujourd’hui, sur des perches en arceaux, s’alignaient dans l’esplanade. Et la foule des acheteurs, des vendeurs, jasait. Les visages d’ambre et de bronze entamaient la discussion des grandes affaires, sans négliger de choisir les ustensiles de la Méditerranée, ni les produits du Soudan accumulés sous les tentes, ni les mille friandises et comestibles étalés contre terre sur des pans de cotonnade, par les villageoises en ligne.

Cette foule à grands plis, à face de topazes ou de fonte circule, comme à l’origine, comme elles durent circuler, ailleurs, dans le temps où Carthage dominait l’Afrique du Nord. Sous leurs tignasses abondantes, les Sémites se promènent en tuniques bleues, deux par deux, comme si rien n’était changé depuis la mort des Barra et des Hannon. La jambe fine, le sourire ironique, les yeux malins, ils gardent l’allure des maîtres. Maîtres du passé, maîtres du futur, s’ils ne sont point ceux du présent. Le salut militaire qu’ils adressent aux Latins leur semble burlesque évidemment. Notre victoire, c’est l’erreur de Baal-Allah pour un jour, une semaine, un mois, un an. Comme auparavant, les Songaïs s’effacent devant eux. Cependant les Songaïs ont toujours été ici les vrais possesseurs sous leurs élites d’ « armas » berbères, fils de Lemtas chrétiens venus de la Cyrénaïque après l’invasion mahométane. Aujourd’hui encore, à 60 000, ils entourent les 6 000 Maures de l’Azouad et les 28 000 Touareg dans le cercle de Tombouctou. Pour un peu, ces Numides Tenguereguif et ces Puniques de l’Azouad recommenceraient à prendre ce qui leur convient dans le marché parmi ces tas d’antimoine, parmi ces mottes de karité, parmi ces lampes romaines, ces scies triangulaires, ces pièces d’étoffe, ces boubous suspendus aux voûtes de nattes, ces noix de cola, ces bottes et ces babouches marocaines, ces viandes cuisant sur des branches enflammées. Solides, rustiques, les femmes maures habillées, comme la vierge Marie, d’un voile bleu qui couvre à demi leurs bandeaux ou leurs tresses, sont méprisantes à l’envi pour les Songaïs à trois houppes, bien plus fines cependant, bien plus flexueuses sous le bambou blanc qui vole, bien plus prêtes à un sourire de leur visage penché qui comprend et qui se joue de l’interlocuteur en toge neuve, une main sur le sabre.

L’extrême sensualité des femmes Arabes les rend attentives et pudiques. Elles baissent le velours de leurs cils sur des yeux qui guetteraient, qui dévisageraient, qui s’insinueraient dans ceux du Marocain au turban, du Maure à l’imposante perruque, de notre soldat casqué, galonné. Cependant, tête basse entre des boucles d’or, des anneaux d’ivoire, des boules d’ambre, la Kounta s’esquive. Elle cache sa tête enveloppée de cotonnades ténébreuses. Elle agite ses pieds luisans. Les vingt sachets à gris-gris dansent sur sa poitrine émue. Les femmes arabes, ici, ont, chez les négocians des caravanes, une réputation de beauté que contredisent à peine le nez fort et les narines mobiles, la bouche épaisse en dédain, la rusticité des mains grandes et rugueuses. À en croire la rumeur publique, de riches personnages se ruinent pour obtenir le droit très onéreux de les aimer. Une partie de l’argent gagné à Tombouctou remplit les coffres de fer et de cuir à serrures énormes de ces courtisanes. Il en est qui réclament un don de quinze louis avant d’accueillir les hommages d’un admirateur.

Les femmes maures les méprisent un peu. Sévères, leurs yeux, sous le froncement des sourcils, se détournent. Elles vont à leur quartier de chaumières coniques, où de belles nattes tendues ombragent l’accès des portes hautes. Dans les intérieurs, les cuivres des aiguières brillent, ceux des plateaux, les aciers des lances, les ferrures des cassettes. Des bracelets d’ivoire ceignent les poignets des jeunes filles indolentes. Sur une selle deux manuscrits de poèmes arabes demeurent ouverts pour l’étude anxieuse d’une jeune dame souriante, en pagne, et qui se tient la gorge dans les mains croisées.

Même quand la prospérité nouvelle de Tombouctou eut réduit à rien la vie commerciale de Tirakka, célèbre par ses tortues et ses termites, port ancien sur le Niger, ces villages berbères en forme de paillassons, ces villages songaïs de grandes ruches pressées, ces villages maures de chaumières coniques, ces foires permanentes aux boutiques de nattes, furent les quartiers divers de la cité primitive. Tels ils subsistent aujourd’hui avec leurs marchands et leurs cultivateurs, leurs nomades et leurs caravaniers du Nord que pacifie, que concilie le Français leste, affable, indulgent sous le casque, en son costume de pierrot frais.

Dès le XIIe siècle, pourtant, sous la paille des toitures, se développa toute une vie de riches cachant leurs trésors et de guerriers convoitant le butin. De Ghana, au Nord, comme de Djenné, au Sud, de plus en plus, affluèrent, dans ces villages unis, les objets ingénieux de la Méditerranée latine et arabe, les produits naturels du Niger, mandingue, peuhl, songaï et saracolé. Alors, sans doute, les marchands commencèrent à bâtir, dans le centre, certains groupes de maisons solides, et à placer dans leurs murs, les portes bardées. Néanmoins, ces constructions furent très rares au début. Tombouctou demeura, plus d’un siècle, comme un ensemble de bourgs aux cases de torchis, couvertes en chaume. De larges étendues séparaient les agglomérations. Tels sont encore ces faubourgs tassés où fourmille une plèbe de sombres athlètes, où se réunissent les chameliers maures, où gîtent les Bellas gagne-petit et les Bambaras ouvriers, où les bergers peuhls amènent leurs troupeaux de Macina, où les théories de lavandières défilent nues presque, et droites sous leurs calebasses surchargées. Si le quartier des négocians se transforma peu à peu en une masse de maisons serrées le long des rues tortueuses, facilement défendables, c’est que les conquérans africains souhaitèrent de bonne heure y lever l’impôt.


III. — LA CROISSANCE DOULOUREUSE DE LA CITÉ. INTELLIGENCE DE L’ISLAM SAHARIEN

D’abord, l’empereur berbère de Gao, le Dia, fils de ces Berbères Lemta, jadis chrétiens, chassés, par l’Islam triomphant, de leur Tripolitaine, parvenus à Gounguia, sur le Niger oriental, et accueillis chez le peuple songaï comme alliés, pour leurs mérites d’archers, armas, puis comme chefs de guerre, afin de réduire la caste des pêcheurs Sorkos qui prétendaient à la domination intégrale du fleuve et des contrées riveraines. Quand il sut que les caravanes de Oualata et de Tadmekkot allaient vers Tombouctou plutôt que vers sa capitale pourvue cependant d’un quartier arabe pour les caravaniers en manteaux rouges du Sahara, le Dia voulut y paraître avec ses magiciennes aux oreilles chargées de perles, avec ses danseuses à trois houppes, et y recueillir le sel qui, dans son empire, servait couramment de monnaie. Donc, à la fin du XIIe siècle, les marchands de Tombouctou eurent à subir les offenses des Songaïs en habits de cuir et de leurs armas. Pendant la présence du souverain lemta, ces marchands durent, selon la coutume de Gao, interrompre toutes leurs occupations à l’heure du repas impérial, jusqu’après l’instant où des clameurs proférées par le harem et la garde annonçaient que l’on jetait au Niger les reliefs du festin, et que chacun pouvait se remettre à ses travaux, à ses plaisirs.

Ensuite, il fallut subir les conséquences des guerres entreprises par et contre les Dias. Les caravaniers du Maroc, arrivant à Tombouctou pour y compléter leurs achats d’or et d’esclaves commencés dans la région du Oualata, demeuraient moins longtemps par crainte, au retour, des Malinkés alors en victoires constantes sur le Haut-Niger et le Haut-Bakoy, dans le Bambouck, dans le Ghana. Debout sur les toits en chaume et en branches de leurs maisons éparses, dans les avenues de la ville blonde, les riches anxieux regardèrent, un jour de 1325, la poudre soulevée par la redoutable avant-garde mandingue, par les escadrons noirs du Mali. Devant les corps des victimes, il fallut bien se réunir, au milieu du marché, et faire hommage de la ville à l’empereur Khan-Khan-Moussa, fier de montrer son nouveau domaine au poète de Grenade, El-Sahéli, et au prophète de Ghadamès, El-Maner, qu’il ramenait l’un de la Mecque, l’autre de la Tripolitaine. Après avoir traversé fastueusement avec eux le Sahara alors presque peuplé et fertile, Khan-Khan-Moussa allait recevoir le sceptre de Gao, conquis en son absence par son lieutenant Sagamandia. Au son de tabalas lugubres tapés par des poings de fer malinkés, les marchands songaïs, djennéens ou arabes ne purent que consentir l’impôt exigé par les vainqueurs aux grosses lèvres et aux pommettes dures.

Bientôt on vit El-Sahéli rassembler les maçons, les briquetiers, les crépisseurs. Lentement, une pyramide s’éleva au flanc de la ville, puis des murs et des piliers lourds. Ce fut la grande mosquée, Dyinguer-Ber. En même temps, la coupole d’un palais s’arrondit dans le ciel. Elle y resplendit dans le plâtre frais. Elle étonna par la profusion de ses arabesques polychromes. À l’exemple de ce luxe impérial, les riches se hâtèrent d’édifier plusieurs groupes de maisons à terrasses, selon le style marocain d’El-Sahéli. Tombouctou s’embellit et commença de posséder, au centre, quelques rues de maisons en argile, avec des terrasses à rebord. Les Touareg s’étonnèrent de ce luxe. Accroupis derrière les lances droites, la dague au poignet, ils durent regarder les maçons bambaras ou songaïs, sur des échelles de branches et de lattes, étaler le crépi avec leurs mains, contre les alignemens de briques ovales. À voir construire ces maisons semblables à celles de la Méditerranée punique et romaine, faites comme à Pompéi de petites chambres exiguës étagées autour d’une courette interne et d’un escalier en briques, peut-être la mémoire des Berbères se rappelait-elle les souvenirs transmis d’ancêtres en aïeux, et qui leur évoquaient une mer d’azur, argentée par le sillage des galères, un môle de pierres roses et jaunes, un peuple bavard devant les demeures innombrables que frôlaient les ailes des oiseaux, le cortège d’un consul précédé par les haches des licteurs, et la hampe de la louve, ou la procession d’un évêque en or derrière une croix gemmée. Mêlant leurs tignasses, les Maures supputaient la richesse des propriétaires, et ce qu’on pourrait un jour leur dérober à la faveur d’une bagarre.

Tant de prospérité visible attira des convoitises plus lointaines. Ce fut huit ans après l’invasion mandingue, alors que l’islamisme de la population se développait quotidiennement sous les piliers nouveaux de la Dyinguer-Ber, où les marabouts noirs de Khan-Khan-Moussa et de Mali-Maghan commentaient le Coran à la foule assise sur les talons, convaincue par la longueur de l’édifice aux longues nefs parallèles, très hautes, relativement obscures et fraîches, sonores aussi, avec des orées de soleil radieux tout au bout, dans l’ombre bleuâtre ; brusquement on sut que les païens du Mossi et du Yatenga se précipitaient sur l’empire de Mali. On redouta leur cavalerie formidable, leurs esclaves soldats, et les amulettes miraculeuses de Rialé assurant à leur détenteur le pouvoir universel, selon les traditions du Yatenga, Les bateliers du Niger contaient les prestiges de l’empereur du Mossi. Ils décrivaient sa Cour, ses pages-vierges, que les griots tuent, si l’eau lustrale de la fête annuelle, en mirant leurs visages, y révèle les traces d’un amour capable de livrer aux femmes les secrets du prince. Certains expliquaient les honneurs rendus à ses fils nombreux, nés dans les villages des harems qu’on ne peut approcher sans craindre l’attaque des eunuques et la mort. On disait l’adresse de leurs archers.

Elle fut terrifiante quand ils sortirent par essaims agiles et prompts des bosquets couvrant les dunes de Kabara, et quand ils eurent cloué à la palissade les guerriers de la garnison mandingue qui s’avançaient à la rencontre. Aussitôt les lanciers débouchèrent. Puis d’autres cavaliers pourvus de petites haches qui fendaient les têtes audacieuses. Ils firent des manchots et des cadavres pantelans. Très noirs, et le rictus affreux, ces tueurs, aux têtes rases, tout de suite épouvantèrent les défenseurs qui s’enfuirent à travers des ruelles ménagées entre les clôtures. Le reste de la garnison les précéda. Elle gagna le désert, ayant toutefois surexcité l’ennemi suffisamment pour qu’il se ruât en furie, et, partout, flambât les dômes de paillassons, les ruches pointues, les cases coniques, les maisons à terrasse de lattes et de nattes, afin de détrousser les gens qui se sauvaient avec leurs coffres, leurs urnes, leurs étoffes précieuses. A travers les incendies, les lanciers, les sapeurs du Mossi bondissaient, des têtes sanglantes au poing. Alors on se résigna. Sur les ânes pris, la richesse de Tombouctou fut entassée, menée aux pirogues du Niger, avec les jeunes filles bonnes pour le harem, les jeunes hommes bons pour les guerres futures. Les toits de Tombouctou brûlèrent toute une semaine. Ils s’effondraient dans les sables.

Ce ne fut qu’une tourmente. Les Mandingues rentrèrent après le départ des envahisseurs. Une partie de la cité fut rebâtie en banco, mais avec des toits de paille. Les Marocains envoyèrent bientôt une ambassade solennelle, et des courtiers pour l’achat de l’or, des esclaves, pour la vente des corans, des étoffes, des objets manufacturés, des chevaux, des armes précieuses. Vers 1340, ces immigrans construisirent des entrepôts. Leurs notables s’installèrent. Ils apportaient aux habitans l’aide précieuse de leur influence et du prestige religieux acquis aux sultans de Fez, comme à ses imans. Leur parfaite entente avec les souverains du Mali protégea l’évolution de la cité. Cinquante mille habitans finirent par y loger. Même l’élite des jurisconsultes et des lettrés berbères reformée à Ghana, puis à Oualata, se transportait autour de la Dyinguer-Ber. Bientôt cette compagnie étonnait, par ses connaissances, les savans de Fez en voyage.

Très puissant à cette époque sur les esprits des grandes familles soudanaises, l’Islam dirigeait de nombreux pèlerins vers la Mecque, par les routes et les oasis du Sahara, par le Sud de la Tripolitaine, la Cyrénaïque et l’Egypte. Les imans nègres, s’ils ne réussissaient guère à convertir la masse paysanne de leurs compatriotes, décidaient facilement les citadins, les chefs et les marchands. Ceux-ci, d’ailleurs, observaient à leur guise les prescriptions du Coran. Ibn-Batouta, pieux lettré marocain, s’indignait, en 1352, des mœurs faciles, de la nudité féminine partout habituelle, même dans les cortèges de Ramadan, des affections adultères, des danses, des pèlerinages à la Mecque accomplis en la société d’agréables folles par les cadis eux-mêmes.

Les Mandingues ont l’imagination vive et gaie. Ceux du Mali qui possédaient tant d’or l’employaient à se réjouir. Aujourd’hui leurs ballets de tam-tam sont les plus fréquens, leurs orchestres les mieux pourvus. Tombouctou dut connaître la joie quotidienne de ces femmes à cimiers et à mitres rythmant par centaines, de leurs mains frappées en cadence, les entrechats et les essors de ballerines ornées, de filles en farandoles, de guerriers agitant les queues d’éléphant, de griots clamant les hymnes des combats et de l’amour. La passivité naturelle des Songaïs ne tarda point à s’accommoder de cette mode. Malins derrière leurs yeux tirés et leurs pommettes saillantes, les Soninkés apprécièrent, au bout de leurs navigations commerciales, ces fêtes constantes dans le clair de lune. Vieil hommage à la déesse carthaginoise et que n’aimèrent pas moins les caravaniers marocains du Sahara. Las de leurs peines et de leurs fatigues, ces conducteurs des douze mille chameaux qui transportaient à la Mecque les pèlerins du Mali, chaque année, puis à Takedda, propageaient de tels plaisirs. Car, dans tout le Sahara qui se déclarait vassal du souverain mandingue, Souléïman, de son peuple et de ses goûts, la sûreté des routes sahariennes était, à cette époque, parfaite, la richesse des oasis et des salines, constante, l’agrément de Oualata sans pareil. Ibn Batouta l’affirme qui venait de Fez. Les femmes Messoulas au visage découvert régissaient tout. Selon leur caprice elles aimaient. Les métisses noires de Berbères et de Soninkés firent impression sur le voyageur, comme le miel délicieux, œuvre des abeilles logées dans les troncs des vieux baobabs desséchés. Les beignets frits dans l’huile de karité lui parurent exquis. Il croqua les arachides. Il savoura la farine de haricots, et celle de mil, la pâte bien cuite de l’assida. Dans Mali même, Ibn Batouta put disserter avec des jurisconsultes égyptiens. Il obtint de l’empereur Souléïman, outre trois fromages, du bœuf à l’huile, et du lait caillé, 1 600 francs en poudre d’or. Ensuite le souverain se laissa voir entouré de piquiers et d’archers, assisté d’un interprète que coiffait un turban à franges, que chaussaient des bottes, qu’armaient un javelot d’or et un javelot d’argent. Autour de lui, les olifans d’ivoire sonnaient. Les tambours retentissaient. Les balafons tintaient. Un vélum de soie abritait le monarque rendant la justice, sous un fromager-bombax, en écarlate avec un turban d’or. Deux béliers fétiches le protégeaient contre le mauvais œil. Les femmes se dénudaient en sa présence. Les solliciteurs se présentaient en loques. Ils tombaient à genoux, et se couvraient le dos de poussière avant de parler. Aux jours de cérémonies, des étendards en soie rouge flottaient. Cent jeunes captives fastueusement parées, ceintes du diadème, expertes en danses et en chants, ballaient devant un orchestre de trente jouvenceaux en tuniques rouges et turbans blancs. Comme aujourd’hui encore, le chef des griots posait la tête sur les genoux de l’empereur, avant de la poser sur l’épaule droite, enfin sur l’épaule gauche du maître impassible. Ces mœurs et ces luxes des Mandingues avaient sans doute pénétré Tombouctou.

On y battait et on y enchaînait les écoliers paresseux qui n’apprenaient pas les versets du Coran. Bien que les habitans, fussent en partie des Berbères Massoula venus des salines de Teghazza avec le litham sur le visage, ils obéissaient au proconsul de Mali. Ils en recevaient, pour leurs chefs, le turban d’investiture. La bière au miel les désaltérait. Attentives sous leur casque crépu, les teinturières Malinkés plongeaient, dans des cuves pleines d’indigo, les étoffes tissées par bandes sous tous les hangars de la ville par des artisans graves travaillant des pieds et des mains derrière leur réseau de fils tendus. Ainsi les voit-on de notre temps.

Les caravanes venant de la Tripolitaine constituèrent un quartier. Elles y laissèrent, au départ, des gardiens et des entrepositaires. Les Marocains, les Arabes ajoutèrent leurs villes à la ville. On s’y enrichissait de plus en plus. On s’y alanguissait dans des plaisirs défendus par le Prophète. En vain tout un siècle, les imans déclamèrent dans l’obscurité fraîche de la grande mosquée. Sous les cintres bas, entre les piliers lourds, les auditoires souriaient accroupis dans le moelleux du sable. Tombouctou gardait sa foi en l’excellence des plaisirs. Ne délassent-ils pas le négociant après les calculs ? Ne récompensent-ils pas, de ses longues angoisses, la caravane parvenue au but avec la plupart de ses dromadaires et de ses charges ?

Lorsque déclina le pouvoir des empereurs mandingues, les Touareg hésitèrent moins à rançonner ces lentes caravanes, et même à les piller sous des prétextes spécieux. Puis les troupeaux de Tombouctou attirèrent des ravisseurs hardis qui s’habituèrent à razzier les camps des pasteurs et des chameliers. Au cours des bagarres, les faubourgs brûlèrent. En 1433, le Targui Akil expulsa les troupes mandingues. Il décida que le maire du pays lui verserait les deux tiers de l’impôt ; mais ses soldats réclamaient bientôt le tiers réservé. Au moment de la perception, ils envahissaient la ville, bousculaient les citoyens, enlevaient les femmes, jusqu’à ce que des résistances justifiassent un combat, puis le versement, comme indemnité, du tiers municipal.

Dès lors, les marchands de Tombouctou vécurent dans ces angoisses. Néanmoins, les bénéfices étaient encore si grands qu’on supportait tout. Par ses libéralités seules, une femme pieuse permit de construire la mosquée de Sankoré. Bien plus, de grandes familles arabes nées, développées hors du pays, dans les régions de Ghana, se joignirent aux citoyens de Tombouctou. Tels Sidi-Yahia et les pieux ancêtres des Kounta Bekkaï.

M. Félix Dubois a tracé un tableau saisissant de la vie religieuse et savante autour de l’université de Sankoré. Dans l’ombre de sa pyramide blonde, hérissée de poutres en saillie, tout un esprit se développa qui fit, de la cité, un centre de l’Islam politique, sans rien amoindrir toutefois de la volupté quotidienne. Pendant tout le XIVe siècle, les imans, les cheiks, les fakis et les marabouts se multiplient. Les docteurs de la loi coranique enseignent partout. De Fez et du Caire les mosquées envoient des consultans. Plusieurs miracles exaltent les foules. De belles paroles sont prononcées qui deviennent maximes et axiomes. Des manuscrits s’accumulent dans des coffres de cuir et de ferronnerie. Au milieu de ses disciples Sidi-Yahia (1373-1462) professe. Il arrête l’orage. Il abolit les effets de la flamme. Sa famille, d’autres, pieuses et lettrées, s’accroissent par des mariages. Elles acquièrent le respect de la foule. Ainsi, dans le quartier de Sankoré, une force indéniable se constitue. Une force morale, et une force intellectuelle.

Il faut s’attarder un peu dans cette mosquée où tant de cerveaux furent instruits, tant de cœurs émus, tant d’éloquences créées. Il convient de rester en méditation quelques instans, parmi l’obscurité fraîche et le silence. On y doit évoquer l’affluence ancienne des Sémites grêles et chevelus, des Berbères efflanqués, des Songaïs herculéens, lippus, crépus et barbus, marqués d’une triple cicatrice à droite de la bouche. Parvenus à travers les sables et les eaux, parmi de nombreux périls et de nombreux hasards qui avaient réduit la confiance de l’individu en soi, qui avaient accru la résignation à la fatalité, ces hommes apportaient leurs réflexions des longues marches, des repos au bivouac, des navigations sous le soleil inexorable. Les plus intelligens comparaient leurs craintes, leurs espoirs, leurs calculs, leurs idées. La philosophie du désert fut discutée, propagée. Les membres voyageurs des confréries affilièrent des prosélytes. Les énergumènes en imposèrent aux timides et aux simples. Des mirages, des hallucinations, après la diète ou le délire de la soif, munirent les apôtres d’argumens immédiats, évidens. Les heureux entraient ici, dans le mystère de cette grande salle, afin de remercier le dieu qui leur épargna des infortunes. Les malheureux recouraient à sa justice, afin qu’il finît et compensât les déboires. La confrérie, d’ailleurs, promettait son aide, la clientèle de ses membres, l’appui de ses marabouts glorieux, l’accueil et l’hospitalité dans les oasis où elle avait des amis fidèles, dans les villes où elle entretenait une influence respectée. Plus d’isolement. Moins de faiblesse. Le sein d’une puissance collective et sainte combinée par des ascètes héroïques. Voilà ce que la confrérie musulmane offre encore à ses participans.

Les sciences mêmes, les arts, les littératures, ce sont les cheiks ou les marabouts qui les enseignent, le Coran à la main. L’orgueil de penser, celui d’être admiré pour une œuvre de l’esprit, celui de suivre la floraison de ses talens, au milieu d’une élite qui les nourrit de ses lumières, les éduque et les produit : tout cela dépend aussi de la société pieuse. En outre, du désert, arrive la renommée d’ascètes prodigieux. Ils conversent avec les anges d’Allah, et, parfois, soulèvent les tribus, s’emparent des empires, deviennent des maîtres et des conquérans terribles sous l’étendard du Prophète. Gagner, dans leurs rangs, la vie paradisiaque ou la puissance terrestre, quelle noble tentation !

Aussi les Dias, peut-être chrétiens, de la Cyrénaïque, ces archers, ces armas organisateurs de la nation songaï s’étaient-ils, dès l’an 1050, à peu près convertis. Les princes fétichistes du Mali n’ont pas hésité à recevoir l’investiture du turban, du sabre et du Coran, qui les fit les frères du Maroc almoravide. Nécessité telle que le relâchement de ces liens précéda la déhiscence de leurs Etats si péniblement rassemblés. De plus, il y a pour les chercheurs l’attrait de la magie et de l’alchimie, de l’astrologie. L’Islam détient, au XIVe siècle, toutes les promesses de secours, de prestige et de savoir.

Il les contient encore aujourd’hui pour ce vieux Songaï enturbanné par-dessus sa face camuse et les maigres frisures de sa barbe grisâtre. Enroulé dans les blancheurs de son boubou, il se prosterne, du front touche la terre. S’il fait, avec du sable, un simulacre de se laver les mains et les bras, s’il murmure sans trêve son La ilaha, ila, Allah, Mohammed raçoui Allah, c’est que la somme des promesses si fréquemment réalisées autrefois, il la demande uniquement au dieu de la Mecque.

Pourtant, sur cinq millions de sujets que dirige M. Clozel, le gouverneur de notre Soudan, un million et demi, au plus, adhère à l’Islam, et, sans même se plier aux règles quelque peu gênantes. Chose vraiment incompréhensible : deux mille ans d’efforts, de conquêtes, de commerce actif, d’intelligence pénétrante, d’arts propagés, n’ont pas suffi pour que, de Tombouctou, l’Islam rayonnât sur les régions méridionales du Niger au point de les faire siennes. Les abords des mosquées, à Tombouctou même, sont ordinairement déserts. Quand le muezzin appelle, très peu de dévots lui répondent en accourant. Les murs crénelés de l’illustre édifice ferment un espace presque toujours vide. Rien ici de la ferveur qui, dans l’Assouan égyptien, par exemple, transporte, en un instant, du fond du bazar, des rues lointaines, et des berges du Nil, une foule diverse de fellahs demi-nus, de Nubiens en toge, de Syriens en veston à carreaux jusque sur les marches du sanctuaire, où, précipitamment, ils enlèvent leurs babouches, déboutonnent leurs bottines pour se prosterner sur les nattes du sol consacré. La plupart du temps, au Dyinguer-Ber, dans les cours intérieures, seuls les chats se prélassent. Seuls ils se risquent dans l’ombre des nefs, sous les demi-cintres des colonnades massives. Seuls ils passent les portes de style égyptien que décorent, en relief, les lignes brisées des linteaux. Là, moins qu’en tout autre lieu, apparaît la vie, la vie qui, dans toute la cité, maintenant, se cache.

Cependant l’Islam inquiéta, et même il inquiète encore certains de nos administrateurs, de nos officiers. Il leur a fallu longuement étudier le problème, avant de conclure. Dans une excellente brochure, M. le lieutenant-gouverneur Clozel a dit cette série d’observations. Il rappelle qu’au début nous avons gardé, à la tête des peuples animistes, les chefs et les conseillers musulmans investis par les El-Hadj-Omar, et par les Samory, par leurs fils après leurs victoires sanguinaires, et pour leur tyrannie d’esclavagistes. C’était, en quelque sorte, reconnaître à l’Islam une supériorité effective et indiscutable. Cette erreur a vécu. Nos administrateurs ont, partout, retrouvé les familles importantes des races païennes. Ils ont substitué, peu à peu, aux musulmans des princes animistes ou, comme on dit vulgairement, des fétichistes. Pourtant, ce dernier terme est impropre. Car le noir, en général, s’explique monothéiste et panthéiste. Il suppose que l’esprit de création, l’esprit des énergies naturelles est partout répandu, indistinct presque de ses œuvres, et qu’il se manifeste tantôt en celle-ci, tantôt en celle-là, qu’on peut nommer fétiches ; mais sans y attacher un sens différent de celui que nous attribuons aux reliques, aux scapulaires, aux images des saints, aux églises, aux emblèmes et symboles. Il semble même bizarre que ces monothéistes n’aient pas accepté, en plus grand nombre, le culte d’Allah et la vénération du Prophète, après deux mille années de prosélytisme souvent guerrier, souvent dominateur. Seuls à peu près les Songaïs se convertirent au total. Et encore, au commencement du XVIe siècle, Léon l’Africain les a-t-il trouvés, dans Tombouctou, païens presque tous, alors que leur aristocratie berbère, Armas et Dias, observaient, depuis le XIe siècle, la loi du Coran. Aujourd’hui, ces douze mille et, en certaines saisons, vingt mille citoyens de Tombouctou, sémites, berbères et songaïs, professent la religion musulmane pareillement. Ici du moins la leçon des cheiks, imans et marabouts a persuadé.

D’abord, il parut redoutable à notre administration de ne pouvoir agir, en aucune manière, sur les mœurs religieuses de cette capitale, règles de la vie publique. Bien que très heureux de savoir leur vie dérobée aux menaces des Touareg et des Peuhls, leur négoce protégé contre tant d’exactions, les citadins ne s’empressèrent pas d’admettre sincèrement l’influence latine dans l’intimité de leurs existences. Ils restèrent défians. Ils se refusèrent d’envoyer leurs fils à l’école française, sauf quelques-uns trop directement intéressés à nous complaire.

Vouloir lutter contre cet islamisme de Tombouctou qui avait, au IIIe siècle, fondé toute la vie intellectuelle et morale, développé l’action économique, et réuni les diverses faces en concurrence auteur du Puits-de-la-Vieille, autour de Djinguer-Ber et de Sancoré, c’eût été puéril. Très habilement, M. Clozel préféra fonder, auprès de l’école française, une Medersa, l’université coranique. Afin de ne pas laisser naître un doute même, il choisit comme professeurs les deux imans le plus en honneur parmi les dévots des mosquées.

On les voit qui dissertent en un spacieux édifice d’argile, aménagé à leur intention, par les soins du gouvernement. Là, soixante étudians, répartis en plusieurs salles, suivent les cours d’arabe, d’exégèse, de droit coranique que ces imans faisaient jadis en divers coins de la ville. Métis ténébreux de Songaï et de Berbère, un de ces maîtres, solennellement drapé de bleu et de blanc, enturbanné de noir, peut raconter à ses disciples comment il alla, dès notre venue, chercher, à Marrakech, une armée de Marocains pour nous expulser, démarche vaine, et comment, de retour, afin de ne pas reconnaître notre établissement de fait, il s’en fut, pèlerin, vers la Mecque. Apparemment désabusé par l’expérience de ses voyages, apparemment convaincu de notre sincère libéralisme, il reçoit de la France quinze cents francs annuels avec la seule obligation d’instruire les jeunes lettrés de Tombouctou, selon sa conscience musulmane, dans cette Sorbonne d’argile blonde.

Tolérance indéniable et franche qui sut installer, dans un monument de noble aspect, les théologiens de l’Islam, sans rien leur demander que l’application de leurs méthodes antérieures au développement spirituel de leur élite. Ce geste de la République nous a valu des sympathies sans cesse plus évidentes. Entre les deux maîtres de Tombouctou, un professeur musulman d’Alger fut intronisé, qui les avertit de nos théories et de nos façons. Il leur apprend notre vœu de concilier les mœurs religieuses de l’Islam avec nos procédés libertaires de civilisation, puis de les ramener parallèlement vers leurs fins logiques, sans méfiances réciproques. Cet élégant Algérien, de physionomie très fine et souriante sous le turban noir se campe à ravir dans le boubou d’azur soyeux. Il ne semble guère naïf. La figure aquiline, ornée d’une barbe légère comme celle des jouvenceaux peints à Florence durant le quattrocento, ne masque pas une intelligence épaisse. Ce musulman est subtil. Il a compris ce qu’il convient d’obtenir, pour le bien de l’Afrique, selon nos espoirs de fraternité durable. Et déjà l’école française, n’étant plus condamnée par les imans, accueille deux cents élèves. Soixante à peine y fréquentaient de mauvaise grâce, avant la fondation de la Medersa. La diplomatie de M. Clozel atteint vite le succès.

Voilà sous quelle forme persiste aujourd’hui l’enseignement de Sidi-Yabia et de ses émules. Quelques fils de chefs maures viennent le recevoir volontiers, peut-être avec la même piété que leurs ancêtres du XIVe siècle. Si peu de choses se sont modifiées ici !

Comme autrefois, ce bœuf gris à terre, couché sur le flanc, les quatre jambes ligotées devant la porte de celui qui le reçut en cadeau, souffle, la langue hors du museau, sons les mouches qui le dévorent. On attend le sacrificateur qui l’égorgera dans le sable, suivant le rite de l’Hégire. En ce carrefour étroit, deux angles de murailles bises, face à face, montent obliquement vers le bleu très pur du ciel encadré par les rebords de terrasses voisines, par deux rues aveugles qui se croisent vides, muettes, sablonneuses, dorées fort par le soleil à l’Occident. Survient, en pagne et boubou, une vendeuse de colas à deux sous, avec sa corbeille qu’elle tient gracieusement, sur la paume de la main, à la hauteur de l’oreille, son coude plié. Un sourire lippu illumine la face de fer camuse, sous les trois houppes mêlées de corail. Entre le velours des cils, les yeux langoureux vous prient d’acheter. La nuque souple et luisante s’incline. La hanche fait saillie dans les bigarrures du pagne. Aux lobes des oreilles que l’on perça, cinq ou six fils chargés de perles multicolores pendillent. La marchande, lasse, s’appuie contre le cône du four à pain construit dans un retrait de la muraille pour l’usage commun. Continuant de rire un peu sous la boucle d’or accrochée à la cloison nasale, elle répond, timide, aux questions. Une de ses amies la rejoint, qui a, sur le crâne rasé, une tresse occipitale en forme de serpent, tel le pschent des Égyptiennes antiques. Le Maure qui s’arrête, conte que, dans sa tribu, il faut avoir tué un ennemi pour obtenir le droit de laisser ainsi croître et se développer une tignasse de guerrier noble. Ce charmant pasteur aux yeux tendres dit cela lentement comme si la parole le fatiguait, et comme si, de votre indulgence, il attendait une caresse tapotant sa joue d’ambre à frisures rares, pour le féliciter de son exploit.

Ces solides paysannes, lourdement mamelues, mal enveloppées de leurs voiles maures, et qui ont au nez des boules d’or, et qui vous regardent, entre leurs vingt tresses grasses, et qui agrippent ces enfans de bronze habillés chacun d’une ceinture de verroteries, sont-elles différentes des femmes ici même capturées par les Mossi du roi Masserégué ? Est-il en accord avec l’infériorité d’une thérapeutique et d’une assistance rudimentaires, cet effroyable squelette recroquevillé autour de son bâton crasseux ? La sorcière lève, vers vous, des yeux de fantôme à travers le sang et l’humeur flottant au fond des cavités que surplombe un crâne lépreux, à plaques éparses de laine blanche et grisâtre. Comme au temps d’Akil, sa vieillesse et sa laideur portent bonheur à la rue, croit-on.

Ces boules d’ambre monstrueuses oscillant contre les tempes de la femme au crâne rasé, sauf les trois houppes, ne sont-ce pas les ornemens primitifs de l’ère où l’ambre et l’étain provenaient de la Baltique, et, par la vallée du Rhin, celle du Rhône, étaient vendus aux Phéniciens de Tyr et de Carthage dans le port d’une Phocée future ?

A l’oratoire de Sidi-Yahia, une étrange ouverture fut percée, en forme de symbole fécondateur, dans le banco de la muraille ; ainsi, du dehors, le dévot peut introduire sa tête priante sans avoir à pénétrer dans le sanctuaire, pour, de sa voix, atteindre le tombeau du Saint.

Le Targui en larges braies qui tient par la longe le dromadaire beuglant, chargé du bouclier en peau de girafe ; le Maure qui, sous la perruque volumineuse, promène son indolence seigneuriale, cette série de Songaïs effondrés avec les blancheurs de leurs vêtures, le long de la mosquée blonde, contre laquelle ils appuyèrent leurs hautes cannes à bout de laiton ciselé ; ce groupe accroupi dans ses étoffes pour discuter d’une surate, tandis qu’un mouton familier cherche une herbe imaginaire ; ce marchand d’eau pliant sous le faix de l’outre humide, veau naguère, mais dont le liquide s’épanche vers la sébile, si l’on dénoue la ficelle serrant la peau d’une patte, tous ces gens qui se prélassent, qui sommeillent en apparence, ou qui, d’un geste lent et doux, caressent leurs lances d’acier lumineux, ces gens-là méditent en réalité, sous le turban, la calotte blanche ou le fez, comme dans l’ère d’Askya le Grand, restaurateur de l’Islam et de ses prestiges.


PAUL ADAM.