La Production houillère en Angleterre et en France/01

La Production houillère en Angleterre et en France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 664-694).
II  ►
LA
PRODUCTION HOUILLERE
EN ANGLETERRE ET EN FRANCE

I.
LA QUESTION DE L’EPUISEMENT DES HOUILLERES ET LA HAUSSE DES PRIX.

I. Question des houilles. — Mission de M. de Ruolz en France et en Angleterre, 3. vol. in-4o. Paris 1872-1875. Imprimerie nationale. — II. Rapport de la commission d’enquête sur l’état de l’industrie houillère en France. Paris 1874. — III. Mineralische Kohle, Bericht von J. Pechar und A. Peez (Rapports officiels autrichiens sur l’exposition de Vienne). Wien 1874.

A mesure que l’humanité vieillit, elle sent la nécessité d’inventorier ses biens, de faire le compte de ce qu’elle a dépensé et de calculer ce qui lui reste, d’arrêter partout le gaspillage inconsidéré et d’imposer à son domaine terrestre des conditions économiques d’exploitation. C’est que la population augmente malgré les guerres, malgré la famine et les épidémies ; l’agriculture épuise le sol, l’industrie marche à pas de géant et dévore les matières premières. Notre temps, dont la prévoyance embrasse les siècles, s’inquiète de savoir si nous laisserons à nos neveux un patrimoine en bon état, s’il n’y a pas lieu de mieux régler la production et la consommation en vue des besoins de l’avenir. Si, comme l’a dit un célèbre chimiste, la civilisation est l’art de ménager nos forces, il importe en effet que nous cherchions les moyens de retarder la destruction des richesses que la nature a mises à la disposition de l’homme. Avant tout, il est urgent de procéder au cadastre du globe, de mesurer les terres cultivables, de compter les forêts, de reconnaître les gisemens de bouille épars dans les cinq parties du monde.

Il est possible que, dans un avenir éloigné et incertain, l’industrie arrive à se passer du charbon ; mais en attendant cette révolution, que rien ne fait prévoir, nous vivons dans l’âge de la houille. La houille est pour nous une source de chaleur, de lumière, de force, de mouvement ; que deviendraient nos usines, nos chemins de fer, notre navigation, et jusqu’à l’éclairage de nos rues, si, par miracle, toutes les mines de houille se trouvaient vides tout à coup ? Toutes les conditions physiques de la vie de l’homme civilisé ne seraient-elles pas bouleversées ? En considérant la progression rapide que suit l’extraction du charbon dans les principaux pays du globe, on peut admettre qu’elle approche déjà de 300 millions de tonnes par an[1] ; si le tiers de cette quantité est consommé par les machines à vapeur, cela représente le travail de plus de 200 millions d’ouvriers qui seraient payés à raison de 5 francs par an. Voilà pourquoi les étoiles coûtent si peu aujourd’hui, comparées au blé, tandis que c’était l’inverse autrefois.

Aussi les gîtes carbonifères du globe sont-ils l’objet de la sollicitude des hommes que préoccupent les destinées de l’industrie. En Angleterre, où la houille représente l’élément principal de la prospérité nationale, l’opinion publique s’émut vivement, il y a treize ans, des sinistres prédictions de quelques géologues qui prétendaient que les mines du royaume-uni seraient épuisées dans un délai relativement court, peut-être avant un siècle. Les débats qui eurent lieu à ce sujet au sein du parlement aboutirent en 1866 à la nomination d’une commission royale d’enquête sur les richesses houillères de la Grande-Bretagne, dont le volumineux rapport, très instructif et très pratique, a été publié en 1871. En même temps que cette grande enquête, on avait entrepris une révision de la législation minière, et le 10 août 1872 le parlement votait la nouvelle loi qui, abrogeant toutes les dispositions antérieures, constitué désormais le code des mines de la Grande-Bretagne.

En France, ces graves préoccupations ne pouvaient pas rester sans écho. Dès 1866, M. Béhic, alors ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, confiait à un homme dont le nom a été rendu populaire par une importante invention industrielle, M. le comte de Ruolz-Montchal, inspecteur-général des chemins de fer, la mission d’étudier la question des houilles au point de vue français. Il s’agissait de savoir pourquoi nos mines étaient impuissantes à soutenir, tant sur notre littoral qu’à l’étranger, la concurrence des charbons anglais, pourquoi elles étaient incapables de fournir à la marine marchande le fret de sortie qui lui manque. Y avait-il lieu d’espérer que, par des mesures appropriées, ce fâcheux état de choses pourrait être changé ? Pendant trois années, M. de Ruolz a donc visité les principaux centres houillers de la France et de l’Angleterre, ainsi que tous les ports maritimes de l’Océan et de la Méditerranée ; il a recueilli les renseignemens les plus précis et, réuni d’immenses matériaux. Les résultats de cette enquête, poursuivie à travers mille obstacles, sont enfin sous les yeux du public ; ils remplissent trois gros volumes in-quarto, dont le dernier est un atlas de statistique, et qui ont paru de 1872 à 1875. Si des causes diverses ont retardé le commencement d’une publication qui était ordonnée dès 1870, se retard a été mis à profit pour enrichir l’ensemble de l’œuvre d’une foule de faits nouveaux. Les vicissitudes par lesquelles le commerce du charbon a passé pendant l’impression des trois volumes s’y reflètent dans des annotations et des appendices qui animent ces pages en donnant parfois aux conclusions de l’auteur quelque chose de plus persuasif et de plus frappant.

On sait qu’en 1872 une hausse, jusqu’alors sans exemple par la soudaineté comme par les proportions, s’est produite sur les houilles en Angleterre. En peu de mois, le prix du charbon a doublé, triplé même, et cette hausse a eu son contre-coup en Belgique et en France. La crise qui en est résultée a fait en 1873 l’objet des études d’une commission parlementaire anglaise, et d’une commission d’enquête nommée par l’assemblée nationale, dont le rapport a été déposé le 22 janvier 1874 par l’honorable M. Ducarre. La lecture de ces divers documens suggère de graves réflexions. On sent que de grands progrès pourraient être accomplis, si la portée des questions multiples que soulèvent la production, la consommation et l’exportation du charbon minéral, et surtout les rapports étroits de ces questions avec celle de la marine marchande, étaient mieux connus. Peut-être réussirons-nous à mettre en lumière, quelques-uns des points les plus importans de la question des houilles, en prenant pour guide les hommes autorisés qui ont approfondi l’étude de ces problèmes.


I

Si la Grande-Bretagne n’est pas le pays du globe où la houille a été le plus anciennement utilisée comme combustible, puisque les Chinois en connaissent l’usage de temps immémorial, il est du moins certain que dès le IXe siècle le charbon de terre y était employé, car un titre de l’abbaye de Peterborough, doté de 852, parle de la réception de douze charrettes de « charbon de fosses » M. Edward Hall croit même avoir démontré qu’on brûlait déjà du charbon de terre dans la Grande-Bretagne pendant la domination romaine. En 1238, des affleuremens de bouille ayant été découverts dans les environs de Newcastle-on-Tyne, près d’un château que possédait Henri III, ce prince permit aux habitans d’en entreprendre l’exploitation, et peu de temps après on expédiait de la houille à Londres. En 1325, un navire français apporte un chargement de grains à Newcastle et s’en retourne avec un chargement de charbon : -c’est le plus ancien document sur l’exportation de la houille anglaise.

Cependant l’épaisse fumée que produisait ce combustible donna lieu à tant de plaintes que l’usage en fut pendant quelque temps sévèrement prohibé à Londres. Cette interdiction ne pouvait durer. Partout on trouvait de nouveaux gisemens, des mines s’installaient, et la couronne commençait à en imposer le produit. Dans le voyage qu’il fit en Écosse, au commencement du XVe siècle, Æneas Sylvius, qui plus tard fut pape, sous le nom de Pie II, vit avec étonnement des mendians presque nus, après avoir reçu quelques pierres aux portes des églises, s’en aller tout joyeux ; « ce genre de pierre, dit-il, contient du soufre ou du bitume, et se brûle en guise de bois dans cette contrée, qui en est dépourvue. » Vers 1600, la houille, qui jusqu’alors n’avait été consommée que par les brasseurs, par les forgerons et pour les usages domestiques, commença d’être utilisée pour la fabrication du fer ; cependant des échecs répétés firent bientôt abandonner cette application et ce n’est qu’un siècle et demi plus tard qu’on y revint avec succès. L’essor de l’industrie métallurgique, dont la houille est l’aliment vital, ne date vraiment que de l’introduction générale de l’usage du coke (1780), et c’est là aussi le point de départ du développement extraordinaire qu’a pris le commerça du charbon.

En France, il existait dès les premières années du XIVe siècle des mines d’où l’on tirait du charbon de terre. Un document de 1321 nous apprend que les seigneurs « des contrées de la Loire » s’étaient attribué un cens sur toutes les mines de charbon trouvées dans les limites de leur territoire. Dès cette époque, les mines de Saint-Étienne alimentaient des fabriques d’armes. On voit aussi, dans des actes du XVIe et du XVIIe siècle, que les seigneurs de Montcenis, de Plessy et de Torcy se réservaient le tiers, quelquefois les deux tiers des bouilles extraites dans leurs domaines, qui étaient situés dans le bassin de Saône-et-Loire. Néanmoins le charbon de terre qui se consommait à Paris arrivait d’Angleterre et se vendait au port de l’École ; c’est en 1660 seulement que les charbons français commencent à venir à Paris, et c’est le port Saint-Paul qui leur est assigné comme lieu de vente. On le voit, les houilles anglaises, qui arrivent par la basse Seine, s’arrêtent au port d’aval, tandis que les houilles françaises, qui viennent par le haut du fleuve, se vendent au port d’amont. Au reste la houille anglaise continua d’être importée : « les ouvriers la trouvaient meilleure. » On ne recevait le charbon qu’à l’état de menus, et il était employé principalement par les forgerons, les armuriers, les ceinturonniers, etc. C’est seulement en 1774 qu’on essaya de l’utiliser pour le chauffage des maisons ; cette année-là, l’hiver étant très dur et le bois fort cher, le peuple se porta en foule aux ports Saint-Paul et de l’École pour acheter du charbon ; mais « la malignité de ses vapeurs et son odeur de soufre » en inspirèrent si vite le dégoût, qu’on renonça à s’en servir.

Cependant en 1717 Nicolas Desaubois avait découvert le gisement de Fresnes, dans le Hainaut français, et MM. Desandrouin et Taffin, auxquels il céda son privilège, avaient trouvé en 1734, après douze ans de recherches, la célèbre veine Maugretout, point de départ de la fortune de la compagnie d’Anzin et de l’industrie houillère dans nos départemens du nord. De même, en 1769, M. de la Chaise avait obtenu une concession sur le territoire de l’ancienne baronnie de Montcenis, dans le bassin de Saône-et-Loire, qui est devenu le berceau du puissant établissement du Creusot. Néanmoins la production du charbon resta pendant longtemps encore presque insignifiante en France, car en 1789 elle ne s’élevait qu’à 250,000 tonnes, avec une importation à peu près équivalente. C’est seulement après 1830 que l’on voit l’usage du charbon de terre se généraliser à la fois dans les usines et dans les demeures : l’extraction atteint près de 2 millions de tonnes, et l’importation dépasse 600,000 tonnes. Dès lors l’exploitation des mines d’Anzin et du Creusot prend son essor, et des compagnies nouvelles se forment de tous les côtés.

En 1873, il y avait en France 612 concessions de combustible minéral, d’une étendue superficielle de 540,000 hectares ; mais 335 seulement de ces concessions étaient exploitées. Pour la houille proprement dite, la production des 204 concessions s’est élevée à près de 16 millions de tonnes ; en y ajoutant 131 exploitations de lignite et d’anthracite, qui ont fourni 1 million 1/2 de tonnes, on arrive à un total de 17 millions 1/2 de tonnes, représentant sur le lieu d’extraction une valeur de près de 300 millions de francs. Tel est le bilan de notre production houillère en 1873 ; les chiffres de 1874 et de 1875 ne diffèrent pas sensiblement de ceux de l’année précédente, autant qu’on peut en juger par les statistiques qui ont été publiées. Voici la part pour laquelle les principaux bassins ont contribué à cette production :


Bassins Départemens Production (1873)
Valenciennes Nord, Pas-de-Calais 6,418,000 tonnes
Loire Loire, Rhône 3,856,000
Alais Ardèche, Gard 1,689,000
Commentry Allier 1,102,000
Blanzy, Creusot, Epinac Saône-ot-Loire 997,000
Aubin Aveyron 687,000
Ahun Creuse 356,000
Aix Bouches-du-Rhône, Var 349,000
Graissessac Hérault 283,000

On voit que depuis le commencement du siècle la production du combustible minéral a fait en France de très grands progrès. En moyenne, on peut dire qu’elle a toujours doublé dans l’espace de douze à quatorze ans, comme le montrent les chiffres suivans :


Années Production Consommation
1789 250,000 tonnes 454,000 tonnes
1815 950,000 1,180,000
1830 1,800,000 2,431,000
1843 3,700,000 5,221,000
1855 7,453,000 12,294,000
1869 13,464,000 20,591,000
1872 15,703,000 22,292,000
1873 17,486,000 23,829,000

La perte des mines du Bas-Rhin et de la Moselle, qui se rattachent au bassin de la Sarre, et qui fournissaient environ 200,000 tonnes par an, n’a eu qu’une très faible influence sur le résultat total.

On remarquera que la consommation du charbon a suivi une marche parallèle à celle de l’extraction. Cette dernière ne constitue toujours que les deux tiers environ de notre consommation ; pour le reste, nous sommes tributaires de l’étranger. Ainsi en 1872 la France a importé, de Belgique, d’Angleterre et d’Allemagne, 7,373,000 tonnes de houille, et n’a exporté que 784,000 tonnes ; l’importation a donc excédé l’exportation de 6,589,000 tonnes qu’il a fallu ajouter aux 15,703,000 tonnes fournies par nos mines, pour suffire aux besoins de la consommation. Il est bon de noter toutefois que depuis 1869 cet écart entre la production et la consommation tend à diminuer, grâce au développement rapide des extractions de quelques-uns de nos bassins, parmi lesquels il faut nommer en première ligne ceux du Nord et du Pas-de-Calais. M. de Ruolz évaluait en 1867 à 4 ou 5 millions de tonnes l’accroissement possible de la production houillère des bassins français, qui était alors d’environ 12 millions ; il n’a fallu que six années pour réaliser cette prédiction, et maintenant la limite ainsi fixée est déjà dépassée. Malgré tout, il est à croire que la France sera toujours obligée d’importer une partie des charbons dont elle aura besoin ; nous ; verrons qu’il y a là une question de topographie, une fatalité géographique : contre laquelle il serait inutile de lutter.

Tout autre est la situation de la Grande-Bretagne. D’abord sa production houillère est depuis longtemps environ huit fois plus considérable que celle de la France. Comme la statistique des mines n’est régulièrement tenue en Angleterre que. depuis 1854, on ne peut donner pour les années antérieures que des estimations grossières. En 1800, on suppose que l’extraction atteignait déjà 10 millions de tonnes ; en 1840, elle était comprise entre 30 et 40 millions ; en 1855, elle atteignait 64 millions. En 1869 et en 1872, elle dépasse 107 et 123 millions de tonnes ; elle a donc augmenté, en trois ans seulement, de 16 millions de tonnes, c’est-à-dire d’une quantité équivalente à la production actuelle de la France. En 1873 et en 1874, d’après les Statistiques minérales de M. Robert Hunt, la production houillère du royaume-uni paraît avoir été respectivement de 127 et de 125 millions de tonnes. Ces évaluations sont données en tonnes anglaises ; on aurait des chiffres un peu plus forts en les réduisant en tonnes métriques[2]. Pour se faire une idée de cette colossale production, on n’a qu’à se figurer le volume qu’elle représente : il y aurait là de quoi bâtir, le long du chemin de fer de Paris à Marseille, un mur de charbon qui aurait 10 mètres de haut et 17 mètres de large.

D’après ces estimations, le chiffre de l’extraction semble doubler chez nos voisins à peu près tous les quinze ans ; la progression est un peu moins rapide qu’en France. Mais on comprend qu’avec une pareille production l’Angleterre puisse se suffire à elle-même et en donner aux autres : son importation est nulle, et l’exportation représente depuis vingt ans, d’une manière assez constante un dixième du produit total des mines. Ainsi elle était en 1872 de 13 millions de tonnes, dont la France et l’Allemagne ont reçu chacune 2 millions, la Méditerranée et la Mer-Noire 2 millions 1/2, etc. Si des 123 millions de tonnes que les mines ont fournis la même année on ôte les 13 millions qui ont été expédiés aux nombreux cliens de l’Angleterre, il reste encore 110 millions pour la consommation totale, à l’intérieur. C’est cinq fois la consommation de la France ; mais, pour la production des deux pays, le rapport est, comme nous l’avons vu, celui de 1 : 8.

Cette disproportion entre la production houillère de la Grande-Bretagne et celle de la France est malheureusement dans la nature des choses. Par la constitution géologique de leur soi, les îles britanniques méritent d’être appelées les îles fortunées. Toute la région sud-est de l’Angleterre se compose de terrains relativement récens qui forment une plaine continue, couverte de champs et de pâturages. A l’ouest et au nord s’étendent les formations anciennes, appartenant au trias et aux terrains de transition, où se trouvent ’les gîtes carbonifères.. Ces immenses dépôts, ces « Indes noires, » ont dormi sous le sol jusqu’au jour où l’avènement de la vapeur a fait du charbon « le pain de l’industrie ; » ce jour-là, ils ont donné à l’Angleterre le sceptre de la puissance économique.

On sait que la houille résulte de la minéralisation de matières végétales, déposées sur le sel en couches horizontales pendant la période carbonifère et ensevelies chaque fois sous des dépôts sédimentaires : grès, schistes, etc., dont les strates alternent avec les filons de houille ; on appelle terrain houiller l’ensemble de ces assises, qui, dans certains bassins, atteint une puissance de plusieurs milliers de mètres, les couches les plus récentes sont formées par le lignite, les plus anciennes par l’anthracite ou charbon de pierre, qui est une houille privée de bitume, — du carbone presque pur. La structure intiment la composition chimique de ces substances en trahissent l’origine, évidemment les lits de plantes enchevêtrées sont d’abord passés à l’état de tourbe ; ensuite l’action séculaire des forces chimiques. et la pression exercée par les terrains supérieurs ont transformé peu à peu la tourbe en lignite, le lignite en houille et la houille en anthracite, par l’élimination progressive des matières volatiles primitivement associées tau carbone. Les tourbières que nous voyons s’accroître sans cesse des détritus de toutes les plantes qu’elles nourrissent, les forêts sous-marines qui résultent d’affaissemens du sol, les amas de bois que les fleuves de l’Amérique charrient jusqu’à l’Océan, les mers de sargasses où s’accumulent les plantes marines, constituent ides gisemens de matière végétale qui deviendront du charbon minéral, si jamais l’une révolution géologique les amène dans les conditions où se sont trouvés les dépôts des âges passés. A l’époque de leur formation, ces couches carbonifères ont sans doute occupé d’immenses étendues ; mais, bouleversées par des soulèvemens et ravagées par les eaux, qui en ont enlevé les parties saillantes, elles ont été morcelées par une lente dénudation avant d’être recouvertes par le permien, le nouveau grès rodage, les marnes rouges, etc., qui, à leur tour, ont disparu partiellement sous les terrains modernes et ont subi toute sorte de dislocations. De ci de là, des affleuremens plus ou moins puissans apparaissent sous nos pieds ; mais nous sommes loin de connaître toute l’étendue des richesses qui se cachent sous le sol.

Les principaux bassins houillers de l’Angleterre sont : le bassin du Northumberland et du Durham, que traverse la Tyne et qui borde la mer sur une longueur de 40 kilomètres, au nord et au sud de Newcastle ; c’est un des gisemens les plus riches du globe ; — ceux du Yorkshire et du Lancashire, qui ont donné la vie à des centres industriels comme Leeds, Sheffield, Manchester, Liverpool, — ceux du pays de Galles, où le terrain houiller acquiert une épaisseur totale de plus de 3,000 mètres et renferme 100 veines dont 25 sont exploitables, — enfin le groupe des bassins du Staffordshire, qui compte plus de 400 mines, et qui alimente les nombreuses fabriques de poteries ou de faïences ainsi que les usines métallurgiques de cette région, où s’étalent des villes manufacturières comme Wolverhampton et Birmingham. C’est ici le « pays noir, » couvert et enveloppé de poussière de charbon, illuminé la nuit par les feux des innombrables hauts-fourneaux, fonderies, forges, qui donnent à cette contrée l’aspect d’un atelier de Cyclopes. Plusieurs de ces bassins ont une superficie qui dépasse 2,000 kilomètres carrés, et la longueur totale de la bande sur laquelle sont semés ces dépôts est d’environ 500 kilomètres ; cependant ils sont loin de représenter toute la richesse houillère de l’Angleterre, car à la limite des bassins connus les couches s’enfoncent sous des formations plus récentes, et tout porte à croire que ces bassins sont reliés entre eux par des couches profondes qui doublent l’étendue totale des gisemens.

Les bassins écossais sont moins vastes ; mais on y trouve cette houille précieuse, si recherchée pour la fabrication du gaz, qu’on nomme boghead, du nom du village où a lieu l’extraction, et le cannel-coal (charbon-chandelle), qui s’allume avec une flamme vive et brillante[3]. L’Irlande seule est déshéritée : bien que la plus grande partie de sa surface soit composée de calcaires carbonifères, ce terme, par lequel on désigne la roche qui supporte généralement le terrain houiller, ressemble ici à une amère ironie, car, à une époque reculée, les flots de la mer ont dénudé ces terrains et lavé les dépôts qui s’y trouvaient entassés : il en reste à peine quelques traces, qui ne représentent pas un millième de la richesse houillère du royaume-uni. Par compensation, l’Irlande possède des tourbières aussi vastes que celles de l’Ecosse.

Si nous comparons à cette opulence les gisemens houillers de la France, dont l’étendue connue est cinq fois moindre que celle, des bassins anglais, il devient évident que la lutte ne pourrait être soutenue sur le pied d’égalité. Cependant la France est assez riche pour suffire à ses besoins, car, si certaines de ses régions sont, par la nature des choses, tributaires de l’Angleterre et de la Belgique, véritables magasins de charbon établis à ses portes, en revanche d’autres districts pourraient facilement exporter du charbon. Notre importation, toujours assez considérable, est bien moins une preuve de l’impuissance des houillères françaises qu’une simple conséquence de leur situation géographique.

En dehors du groupe circulaire des bassins du, massif central, parmi lesquels les plus riches sont ceux de la Loire (Saint-Etienne et Rive-de-Gier), d’Alais et d’Aubin, d’Ahun et de Commentry, de Blanzy et du Creusot, la France possède le magnifique bassin de Valenciennes, qui est la continuation des gisemens belges, et qui, grâce surtout à l’activité prodigieuse de la compagnie d’Anzin, fournit déjà à lui seul plus du tiers de notre production. Une foule d’autres dépôts sont encore semés sur un grand nombre de points ; la Savoie notamment a d’abondans gisemens d’anthracite. Quelques-uns de ces gîtes carbonifères sont circonscrits par des roches plus anciennes, et tout à fait isolés ; mais beaucoup d’autres, comme ceux d’Alais, d’Aubin, de Blanzy, disparaissent sous des terrains plus récens, où ils s’épanouissent probablement en nappes dont il est difficile d’assigner les limites. Si l’étendue de ces terrains carbonifères est en rapport avec leur épaisseur, qui dépasse parfois 2,000 mètres, la richesse houillère de la France est peut-être beaucoup plus grande qu’on ne l’a cru jusqu’à présent.

Toutefois la disposition de nos bassins est médiocrement favorable à l’exploitation. On ne rencontre nulle part ces masses continues et compactes qui font la fortune des houilleurs anglais. En Angleterre, les couches de houilles sont généralement presque horizontales et fort régulières : elles n’offrent que de rares plissemens ; les seuls accidens fréquens consistent dans des failles, comblées parfois par des roches éruptives, et ne produisant que des rejets. Aussi n’emploie-t-on guère que la méthode des galeries et piliers (port and stall) ou celle, plus récente, des grands massifs ou longues tailles (long wall), qui tend de plus en plus à remplacer la première. En France, les dépôts ont été beaucoup plus tourmentés par les révolutions du sol ; les couches ont été inclinées en pentes rapides, elles offrent des plissemens multipliés, accompagnés de failles et de rejets, et la position presque verticale des plis fait croire souvent à des épaisseurs inusitées, d’où il résulte, dans toutes les recherches, une part très grande à faire à l’imprévu. La méthode suivie pour l’exploitation des couches d’épaisseur ordinaire est celle des galeries et piliers avec remblais. La méthode des longues tailles, que la consistance des roches du plafond permet de généraliser en Angleterre, est déjà ancienne en France, mais elle a dû être graduellement abandonnée, parce que les toits ont rarement la même solidité qu’en Angleterre. Quant aux couches puissantes du centre et du midi de la France, dont l’épaisseur, dans certains bassins et dans les parties renflées, dépasse 25 mètres, divers obstacles en rendent l’exploitation difficile et dangereuse ; on y applique la méthode par remblais, plus ou moins variée.

Les conditions de l’exploitation sont encore rendues plus onéreuses par ce fait, qu’en France les dépôts se trouvent enfouis sous des épaisseurs considérables de morts-terrains, et qu’il faut employer plus d’ouvriers que dans les mines anglaises au fonçage des puits ainsi qu’aux manœuvres de la montée et de la descente. Les terrains sont aussi en général plus aquifères, et il faut plus de travail pour l’épuisement des eaux ; enfin ils sont moins solides, on les soutient par des boisemens : c’est une dépense qui chez nous varie de 75 centimes à 1 fr. 50 cent, par tonne de houille extraite, tandis qu’en Angleterre elle ne dépasse jamais 20 centimes. L’instabilité des terrains a encore un autre inconvénient : elle occasionne dans les galeries des changemens de niveau fréquens qui s’opposent au roulage économique par rails et machines, usité en Angleterre ; puis la houille française est plus friable, et il faut plus d’ouvriers pour utiliser le poussier sous forme d’agglomérés.

La conséquence de ces obstacles naturels qui entravent nos exploitations, c’est que le travail du mineur anglais est deux fois plus productif : en 1872, le rendement par jour était de 1,134 kilogr. pour l’ouvrier anglais, et de 647 kilogr. seulement pour l’ouvrier français, ce dernier ne produisant ainsi que 57 pour 100 du produit obtenu par le premier. Dans la mine d’Hetton (comté de Durham), l’ouvrier du fond, exploitant une veine de 5 pieds d’épaisseur, extrait 3 tonnes dans sa journée ; c’est le triple de l’effort qu’on obtient en France et en Belgique.

Ce ne sont pas seulement les difficultés plus grandes de l’exploitation technique et les frais plus considérables des travaux de premier établissement ou de recherches qui tendent à hausser en France le prix de revient du charbon, il faut encore y ajouter l’élévation des frais généraux qui résulte de la dissémination des petits bassins et de la division des exploitations. Cette division nécessite un personnel nombreux d’ingénieurs, de directeurs et de maîtres mineurs, tandis qu’en Angleterre on voit un seul ingénieur diriger jusqu’à quatre centres d’exploitation, produisant chacun 200,000 tonnes, et que les mines sont groupées de telle sorte qu’une seule administration suffit à plusieurs d’entre elles ; enfin cette division augmente la main-d’œuvre, et ne permet pas d’avoir partout un outillage aussi puissant que celui des Anglais.

En 1B65, — avant la hausse des salaires, — le prix moyen de revient d’une tonne de houille était, en Angleterre, de 7 fr. 30 cent., tandis qu’en France il s’élevait à 9 francs 37 cent., chiffre que le prix de revient n’a atteint chez nos voisins qu’en 1872, quand les salaires avaient monté de près de 2 francs par tonne. Dans ces prix, la main-d’œuvre figure à peu près pour moitié ; elle varie de 3 fr. à 6 francs, selon les bassins ; mais elle est toujours plus chère dans les petites exploitations que dans les grandes.

Si le prix de revient de la tonne de houille est plus élevé en France qu’en Angleterre, nos charbons sont malheureusement inférieurs en qualité aux charbons anglais ; c’est ce qui résulte d’un grand nombre d’analyses chimiques et d’expériences comparatives sur le pouvoir de vaporisation des combustibles de provenances diverses, que M. de Ruolz a recueillies avec soin. On peut en conclure qu’en moyenne 100 kilogrammes de houille anglaise équivalent, pour l’effet utile, à 120 kilogrammes de charbons français. Enfin la friabilité de la plupart de nos houilles constitue une autre cause d’infériorité commerciale. Outre la proportion énorme des menus et poussiers produits dans l’abatage et dans les manutentions postérieures (proportion qui s’élève souvent à 40 pour 100), la quantité déjà relativement faible de gros et moyens obtenus sur le carreau subit encore un déchet considérable pendant le transport, surtout par les chemins de fer, et pendant les opérations de transbordement. Aussi ne connaît-on pas chez nous le gaspillage qui caractérise la plupart des exploitations anglaises. Dans beaucoup de districts houillers du royaume-uni, la quantité de charbon abandonnée au fond des mines représente une perte de 40 pour 100. Presque partout on brûlait au bord des puits des montagnes de menus charbons, que l’on commence seulement à utiliser pour la fabrication des agglomérés. En 1861, le charbon ainsi brûlé aux seuls puits d’Ecton et de Blackboy représentait un total de 160,000 tonnes. On estime qu’en 1865 cette perte s’est élevée à 20 millions de tonnes pour l’ensemble du royaume-uni 1 Depuis les crises que le commerce de la houille a traversées dans ces dernières années, les charbonniers anglais sont devenus moins prodigues de leurs menus. En France, dès longtemps la friabilité du charbon avait fait de l’économie une loi ; on avait songé de bonne heure à tirer parti des menus par le triage, le lavage et l’agglomération. Très certainement la fabrication des agglomérés changera un jour les conditions de notre industrie houillère.

Comme le travail du mineur anglais est moins difficile que celui du mineur français, il n’est pas étonnant qu’il gagne beaucoup plus dans sa journée. Le salaire moyen était, en 1865, de 5 fr. 90 cent. pour l’Anglais et de 2 francs 87 cent, pour le Français ; le minimum était de 8 francs pour le premier, de 1 franc 50 pour le second, et le maximum pour l’un de 10 francs, pour l’autre de 6 francs. Ce salaire s’élève avec le prix de vente du charbon, mais rarement dans la même proportion que ce dernier. Ainsi la hausse extraordinaire qui fit monter, en 1872, le prix de la tonne de houille au carreau de 10 ou 12 francs à 20 et 25 francs, n’a augmenté le salaire, dans le bassin du Nord, que de 36 pour 100, car l’ouvrier y gagnait, dans l’année, 764 francs en 1869 et 1,060 francs en 1873.

La grande différence qui existe entre la situation matérielle de l’ouvrier anglais et de l’ouvrier français prouve bien que le salaire se règle non sur l’effort fait par les travailleurs, mais sur le résultat obtenu. « Il existe, dit à ce propos M. Levasseur, pour l’ouvrier comme pour le propriétaire, une sorte de rente dans le sens économique du mot, c’est-à-dire un avantage du à des conditions naturelles plus favorables et se traduisant par un revenu plus considérable pour un même effort. Le mineur anglais possède cet avantage sur le mineur français ; en France, certaines mines heureusement situées en jouissent, bien qu’à un moindre degré, à l’égard d’autres mines. » Malheureusement l’ouvrier ne sait pas toujours user de ces avantages de manière à les faire tourner au profit de son épargne. En Angleterre, les mineurs ont profité de la hausse pour faire réduire le nombre des heures à huit et même à sept, et tandis que, de 1868 à 1872, on peut porter en France à 281 le nombre moyen des journées de travail dans l’année, en Angleterre il se réduit à 260 journées. Pendant la même période, l’extraction s’est accrue dans les deux pays de 18 pour 100, et le nombre des ouvriers est resté à peu près stationnaire en France, tandis qu’en Angleterre il a augmenté d’un cinquième[4]. Il s’ensuit que chez nous la puissance productive de chaque mineur s’est notablement accrue, tandis que chez nos voisins elle a plutôt diminué. C’est la suite des fêtes prolongées, des chômages, des grèves. Une compagnie du bassin de la Loire se plaignait également que l’effet utile de chaque ouvrier avait diminué depuis 1866 d’environ 7 pour 100 (il était descendu de 229 tonnes par an à 213).


II

L’industrie, ce Gargantua qui se nourrit de charbon, grandit si vite que l’armée souterraine qui lui fournisses alimens a quelque peine à suivre les progrès de sa voracité. En 1872, l’Angleterre a consommé 110 millions de tonnes de houille. Sur cette quantité, l’industrie du fer a usé à elle seule 35 millions de tonnes ; les manufactures à vapeur, les usines minéralurgiques, etc., ont absorbé ensemble 34 millions, le chauffage domestique 20 millions, les mines 8 millions, la fabrication du gaz 6 ou 7 millions, la navigation à vapeur 3 millions 1/2, et les chemins de fer un peu plus de 2 millions de tonnes. Pour la France, le détail de la consommation intérieure n’est connu que d’une manière assez vague ; l’industrie du fer, les manufactures, la fabrication du gaz, consomment ensemble environ 18 millions de tonnes de houille (le quart de ce qu’elles consomment en Angleterre), le chauffage domestique 2 millions 1/2, les chemins de fer moins de 2 millions, la marine à vapeur 1/2 million de tonnes, etc.

On ne peut le nier, dans les deux pays, la consommation du charbon a fait de rapides progrès : en Angleterre, elle a doublé, en France elle a presque triplé depuis vingt ans. Cette énorme progression n’a pas laissé d’inquiéter certains économistes anglais, qui prétendirent que les gisemens houillers du royaume-uni ne pourraient, malgré leur richesse prodigieuse, résister longtemps à un pareil pillage, qu’on verrait bientôt le prix de revient du charbon s’élever d’une façon menaçante pour l’industrie, et que la période d’éclat du commerce britannique touchait à son terme. C’est sir William Armstrong qui, dans un discours qu’il prononça comme président de l’Association britannique pour l’avancement des sciences, a sonné la cloche d’alarme. C’était en 1863 ; le meeting se tenait à Newcastle, et le lieu de réunion suggérait à l’esprit des réflexions sur l’avenir de ces mines qui font la prospérité de la contrée. Dans ce discours, qui eut un immense retentissement, le célèbre ingénieur évalue, avec M. Hull, à 80 milliards de tonnes la quantité de houille exploitable, enfouie dans le sol anglais, et il en prédit l’épuisement prochain ; en admettant, dit-il, que l’extraction augmente seulement de 2 millions 1/2 de tonnes par an, il n’y en a plus que pour deux cent douze ans. M. Stanley Jevons alla plus loin : pour lui, les mines du Royaume-Uni ne pouvaient plus même satisfaire aux besoins de la consommation pendant un siècle. Depuis soixante ans, disait-il, la consommation s’est accrue dans la proportion de 1 à 7, et pourtant rien n’est fini : tous les chemins de fer réclamés ne sont pas encore construits, la navigation à vapeur n’en est qu’à son début ; dans vingt ans, l’application de la vapeur à l’agriculture aura pris une extension considérable, enfin on s’en servira dans les villes pour la distribution des eaux, pour le nettoyage des rues et des égouts, et pour une foule d’autres usages. Au surplus, le fer tend de plus en plus à se substituer au bois et à la pierre dans les constructions navales, dans le matériel d’artillerie, dans le charronnage ; on construit en fer jusqu’à des maisons et des meubles ; or on sait que chaque tonne de fer exige pour sa fabrication plusieurs tonnes de houille[5]. Prenant alors pour base l’accroissement que l’extraction de la houille avait subi dans la dernière période décennale, M. Stanley Jevons calcule qu’au bout d’un siècle elle dépassera 2 milliards de tonnes par an, et qu’avant ce terme le stock accessible du royaume-uni sera complètement épuisé.

De pareilles assertions ne pouvaient manquer de semer l’émoi. Les journaux renchérissaient sur les prédictions des savans. « Un seau de charbon, y lisait-on, deviendra aussi rare dans le royaume-uni qu’une pièce de deux liards de la reine Anne. » La houille malheureusement est un capital qui s’use et ne se reproduit point. « Une tonne de charbon consommée, disait mélancoliquement un chef d’usine, est un chèque tiré sur la banque de nos houillères ; le vide qu’il fait dans la caisse ne sera jamais comblé. »

Les uns, sous l’impression de ces craintes exagérées, déclaraient qu’il fallait prohiber l’exploitation de la houille ou du moins l’enrayer par un droit de sortie. Déjà, trente ans auparavant, le docteur Buckland, questionné sur ce qu’il pensait de l’exportation de la houille, avait répondu : « Je pense que c’est l’autorisation donnée aux étrangers de consommer l’élément vital de notre postérité. » D’autres au contraire soutenaient que les mines de l’Angleterre étaient pour ainsi dire inépuisables, et que ce serait folie pure de créer un impôt qui pèserait directement sur le commerce du charbon (l’exportation représente aujourd’hui une valeur de 300 millions de francs) et indirectement sur la marine, qui fait la force et la gloire du pays. On faisait remarquer d’une part l’exagération manifeste des calculs de M. Jevons, qui suppose que la consommation croîtra sans cesse en suivant une progression régulière. L’accroissement rapide qu’elle a subi dans ces derniers temps s’explique, disait-on, par la révolution qui s’est opérée dans le matériel de l’industrie et de la marine ; cette transformation une fois accomplie, les besoins rentreront dans une limite plus normale. D’autre part, ajoutait-on, les gisemens de l’Amérique et de l’Australie fourniront bientôt leur contingent à la consommation générale, de manière à se suffire d’abord, ce qui restreindra naturellement l’exportation anglaise, puis à vendre aux étrangers et aux Anglais surtout les charbons dont ils ont besoin pour leurs stations de dépôt. Enfin on contestait l’évaluation de M. Hull relative aux richesses souterraines du royaume-uni, sur laquelle s’appuyaient les calculs des alarmistes. D’éminens géologues, comme sir Roderick Murchison, assuraient que le charbon existe à des profondeurs exploitables sous les formations du nouveau grès rouge et du permien, qui occupent de vastes étendues dans la Grande-Bretagne ; M. Mathias Du nu, le regretté doyen des inspecteurs des mines, affirmait qu’on en trouverait encore sous les bancs de craie du sud de l’Angleterre, qui ne sont que le prolongement des terrains crétacés de la Belgique et du Pas-de-Calais. On faisait remarquer que certaines personnes qui niaient bien haut ces probabilités avaient des intérêts dans les mines d’Ecosse et du nord de l’Angleterre, et devaient craindre la découverte de nouveaux gisemens dans le sud du pays.

Ces discussions passionnées, qui de la presse avaient été transportées dans le parlement, donnèrent lieu au mois de juin 1866 à la nomination d’une commission d’enquête, chargée de faire des recherches sur la quantité probable de charbon contenue dans les divers bassins houillers du royaume-uni et sous les formations non encore attaquées, ainsi que sur la consommation actuelle et sur les moyens de la rendre plus économique. Les résultats de cette enquête ont été publiés en 1871 ; les rapports des commissaires occupent trois volumes in-quarto. Pour donner une idée du soin avec lequel ils ont rempli leur mission, il nous suffira de dire que dans le second volume on trouve une série de 6557 questions posées par quatre sous-comités, avec les réponses des témoins entendus par eux.

Le premier comité devait déterminer les profondeurs où l’exploitation de la houille est possible. Comme plusieurs gisemens s’étendent à des profondeurs qui dépassent de beaucoup celles auxquelles on est arrivé jusqu’à présent, il importait en effet de connaître le maximum de la profondeur accessible. La seule cause qui puisse pratiquement limiter cette profondeur, c’est l’élévation de la température que l’on constate à mesure qu’on descend au-dessous de la surface du sol. En Angleterre, on rencontre une température sensiblement constante jusqu’à 15 mètres environ ; dans cette première couche, le thermomètre marque 1.0 degrés centigrades. A partir de là, dans les districts houillers, la température des couches augmente en moyenne de 1 degré par 37 mètres, d’où il suit qu’à 1 kilomètre de profondeur elle atteint la température du sang (37 degrés). Cette chaleur terrestre gêne les exploitations en échauffant l’air que l’on fait circuler à travers la mine. C’est à l’origine des galeries que l’échauffement est le plus rapide, parce que la différence entre la température de l’air et celle des mines est alors à son maximum ; cette différence diminue à mesure que la course de l’air s’allonge, cependant l’égalité ne s’établit jamais tout à fait. Comme le fonçage des puits pour atteindre la houille à de très grandes profondeurs coûtera fort cher, on sera forcé de grandir le champ d’exploitation à partir de chaque fonçage, d’où résultera un allongement considérable des courans d’air. Or, bien que l’air en circulant absorbe la chaleur, des couches et abaisse ainsi peu à peu la température de la mine dans le voisinage du puits, cet effet de refroidissement devient insignifiant à de longues distances : à 2 kilomètres du puits, il est tout au plus de 3 degrés, à 3 kilomètres il atteint à peine 1 degré.

Maintenant quelle est la plus haute température de l’air où l’homme puisse encore travailler sans danger pour sa santé ? Plusieurs témoignages recueillis par l’enquête anglaise mentionnent des températures vraiment extraordinaires qui auraient été supportées impunément dans les chambres des chaudières des bateaux à vapeur, ainsi que dans les ateliers où l’on souffle le verre. Il s’est présenté, paraît-il, des circonstances où un homme a pu travailler, sans altérer sérieusement sa santé, pendant que le thermomètre accusait 82 degrés ; mais il faut observer que, dans ce cas, le thermomètre était évidemment influencé par la chaleur rayonnante, et n’indiquait nullement le véritable, état de l’air. En effet, dans une expérience faite sous la direction du comité, il s’est trouvé qu’un thermomètre suspendu dans la chambre des chaudières d’un navire et exposé à leur rayonnement marquait 40 degrés, tandis qu’un second thermomètre, abrité contre ce rayonnement, ne donnait que 25 degrés. Il ne faut pas non plus oublier que les chauffeurs et les souffleurs de verre ne sont point, comme les mineurs, confinés dans leur enfer, et qu’ils peuvent de temps en temps aller respirer l’air frais du dehors.

Un des médecins consultés dans l’enquête, et qui a passé la plus grande partie de sa vie sous les tropiques, affirme qu’il a subi une température de plus de 52 degrés à l’ombre, et que la sécheresse de l’atmosphère rendait cette chaleur tolérable, tandis qu’une autre fois il n’avait pu supporter, par une atmosphère humide, la température relativement basse de 30 degrés. Par une autre déposition, l’attention du comité fut appelée sur des travaux exécutés dans une mine du Cornouailles, où, disait-on, une source d’eau chaude portait la température de l’air à 50 degrés et en même temps le saturait d’humidité. On délégua le docteur John Burdon Sanderson pour visiter cette mine. Il fut constaté que le maximum de chaleur existait à l’extrémité d’une excavation peu profonde formant cul-de-sac, et où pénétrait un courant d’eau à 46 degrés. Le thermomètre, qui, à 1 mètre du fond, accusait 40 degrés, tombait à 27 degrés quand on l’en éloignait de 3 mètres. Cependant d’autres témoins avaient vu la chaleur s’élever davantage en cet endroit. Les mineurs restaient dans les travaux six heures sur vingt-quatre ; on employait à la fois quatre ouvriers, dont deux constamment au repos dans l’air frais, et deux travaillant d’une manière intermittente. La durée totale du travail effectif de chaque homme n’atteignait donc pas trois heures par jour, et aucun mineur ne restait exposé à la chaleur plus de quinze minutes de suite. Selon le docteur Sanderson, les ouvriers, au moment où ils se retiraient dans l’air frais, semblaient, complètement épuisés, mais cet état de prostration cédait promptement à des allusions d’eau froide ; le témoin en conclut que ce genre de travail « n’est pas absolument incompatible avec la santé. « Il avait cependant appris que beaucoup d’ouvriers étaient forcés de renoncer à ces travaux après en avoir fait l’essai. Somme toute, il est convaincu de l’impossibilité du travail dans l’air humide, à une température égale à celle du sang (37 degrés), si ce n’est par reprises de très courte durée. C’est du reste l’avis des autres médecins consultés par les commissaires de l’enquête. M. Grosjean, dans une communication faite à l’Association française pour l’avancement des sciences, parle, il est vrai, d’une mine qu’il a exploitée lui-même, où il y avait 43 degrés dans les chantiers ; mais ce sont là certainement des exceptions qui ne peuvent servir de règle.

Il paraît démontré que la température que les ouvriers peuvent supporter dans les mines dépend beaucoup de l’état hygrométrique de l’air, et que les mines les plus profondes sont en général les plus sèches. La profondeur où la température de la terre atteindrait celle du sang (37 degrés) serait d’environ 1 kilomètre ; avec la méthode d’exploitation par longues tailles, on pourrait la dépasser de plus de 100 mètres, grâce à la différence de près de A degrés qui s’obtient entre la température de l’air et celle des couches du front de taille. Enfin il est à croire que des moyens de ventilation plus puissans permettront de pousser les exploitations à des profondeurs d’au moins 1,200 mètres.

En adoptant cette limite extrême pour la profondeur accessible, et en tenant compte pour chaque district des pertes qui ont lieu, soit par suite de méthodes d’extraction défectueuses, soit par suite de la nécessité où l’on se trouve d’abandonner des masses de houille comme barrages ou supports, — pertes qui dans certains cas dépassent 40 pour 100 du produit, — la commission a évalué en détail les quantités de combustible que renferment encore les divers bassins connus. Elle est arrivée ainsi, toutes déductions faites, et en négligeant les filons de moins de 30 centimètres d’épaisseur, à un total de 90 milliards de tonnes de houille que la Grande-Bretagne peut encore extraire de ses mines. Si l’on pouvait aller au-dessous de 1,200 mètres, on trouverait en plus dans les mêmes bassins 7 milliards de tonnes. On peut donc estimer l’approvisionnement de combustible des bassins connus du royaume-uni, en nombre rond, à 100 milliards de tonnes. Ces évaluations ne comprennent que les couches de charbon qui affleurent, ou dont des travaux de mine ont démontré l’existence ; mais les données de la géologie permettent d’affirmer qu’il existe aussi de vastes gisemens sous le permien, le nouveau grès rouge et d’autres formations récentes, dans des districts qui n’ont pas encore été explorés.

En examinant attentivement la direction et l’inclinaison des couches du terrain houiller, en se rendant compte de la manière dont elles plongent sous l’affleurement du permien et des autres formations secondaires, on peut arriver à se faire une idée assez exacte de l’étendue et de la puissance des gisemens qui forment le prolongement hypothétique des divers bassins connus, et qui se trouvent cachés sous des terrains plus récens. Le sous-comité de géologie, composé des professeurs Ramsey, Prestwich, Jeikie, Jukes (remplacé après sa mort par M. Edward Hull), a constaté ainsi que dans les comtés voisins des districts houillers il existe certainement, sous le permien et le nouveau grès rouge, des gisemens de charbon dont la richesse est exactement égale à celle des bassins connus : le total des estimations détaillées, entreprises pour vingt gisemens différens, s’élève à 97 milliards de tonnes, dont 56 milliards à des profondeurs de moins de 1,200 mètres, et 41 milliards au-dessous de 1,200 mètres. La richesse totale des bassins carbonifères de la Grande-Bretagne peut donc s’évaluer à près de 200 milliards de tonnes, dont 146 milliards se trouvent à la portée de nos ingénieurs, c’est-à-dire à des profondeurs de moins de 1,200 mètres, et environ 50 milliards à des profondeurs plus grandes.

Ce n’est pas tout. M. Prestwich soutient, avec M. Godwin Austen, que très probablement la houille existe sous le terrain crétacé du sud-est de l’Angleterre. N’a-t-on pas découvert, il y a près de deux siècles, que le bassin houiller du Hainaut se continuait jusqu’à Valenciennes, et n’a-t-on pas réussi plus tard à le suivre sous la craie jusqu’à 50 kilomètres de Calais ? M. Godwin Austen tient pour très probable qu’après s’être aminci sous la craie près de Thérouanne le terrain houiller reprend sa puissance vers Calais, se continue sous la Manche et se prolonge, en suivant la direction des vallées de la Tamise et du Kennet, jusqu’au bassin de Bristol et de Bath. Il lui parait démontré que les bassins houillers d’une grande partie de l’Angleterre, de la Belgique et de la France sont les débris d’une vaste nappe continue dont on retrouve encore une portion considérable cachée sous les roches secondaires du sud de l’Angleterre. M. Prestwich évalue à 240 kilomètres la longueur de ce lit de houille hypothétique, dont la largeur pourrait varier de 3 à 13 kilomètres ; quant à la puissance des terrains qui recouvrent la houille, elle ne doit pas dépasser 360 mètres. Il pense aussi que la houille existe sous le canal de Bristol, mais à une profondeur qui ne serait pas moindre de 500 ou 600 mètres. Pourtant sir Roderick Murchison a cru devoir protester hautement contre le passage du rapport relatif à l’existence de la houille sous le terrain crétacé.

Pour déterminer la durée probable du stock de houille que le royaume-uni renferme encore dans ses flancs, il faut nécessairement recourir à des hypothèses plus ou moins plausibles sur la marche que suivra l’accroissement de la production. Or cette production, qui, de 1855 à 1858, s’était maintenue à environ 65 millions de tonnes, atteignait, en 1873,127 millions. D’un autre côté, le sous-comité chargé de s’enquérir des conditions de la consommation déclare qu’à son avis, dans certaines branches de l’industrie, on a presque atteint le maximum d’économie possible, et que dans d’autres cas on s’efforce depuis longtemps d’arriver au même but ; il est donc à présumer que les progrès qui pourront encore être réalisés dans ce sens n’auront pas pour effet de diminuer d’une manière bien sensible la consommation générale.

D’ailleurs, selon M. Stanley Jevons, toute économie obtenue dans la consommation des machines à vapeur a toujours eu pour conséquence un accroissement au lieu d’une diminution de la quantité de charbon employée à la production de la force, chaque progrès de ce genre ayant invariablement étendu la sphère des applications de la vapeur. Il en résulte que l’introduction des procédés économiques ne limitera point la consommation, et que celle-ci marchera toujours de front avec le développement de l’industrie et le progrès de la population. De même, la consommation du charbon pour les usages domestiques est évidemment destinée à s’accroître en même temps que l’aisance générale. L’exportation seule ne semble pas devoir augmenter ; il est au contraire probable qu’elle se trouvera bientôt restreinte par l’entrée en scène des immenses gisemens houillers de l’Amérique et de l’Asie.

M. Jevons avait évalué à 3 1/2 pour 100 le taux annuel d’accroissement de l’extraction et de la consommation en Angleterre, et d’après les résultats des dernières années ce taux pourrait même être porté à 5 ou 6 pour 100 ; en supposant que cette proportion doive se continuer, on arriverait à des résultats invraisemblables. Il est évidemment plus rationnel d’admettre avec M. Price Williams que le taux d’accroissement de la production houillère ne tardera pas à s’abaisser, comme on l’a constaté déjà pour le taux d’accroissement décennal de la population, qui depuis soixante ans est tombé de 16 à 11 pour 100. La fièvre de production qui a suivi l’introduction de la vapeur et qui a aussi stimulé le progrès de la population a été une sorte de crise qui touche à son terme. En traçant les courbes qui, selon lui, représentent le développement probable de la population de la Grande-Bretagne et de sa consommation houillère pendant les trois premiers siècles à venir, M. William Price trouve que la population de ce pays, qui était en 1871 de 26 millions d’habitans (non compris l’Irlande), sera de 59 millions au bout d’un siècle, de 93 millions dans deux cents ans, de 120 millions dans trois cents ans[6], et ainsi de suite. La consommation, calculée à raison de 4 tonnes, 65 par habitant, suivrait une marche parallèle, tandis que l’exportation resterait ce qu’elle est aujourd’hui. La conclusion, c’est que le stock de 146 milliards de tonnes que l’Angleterre possède encore sera épuisé au bout de trois cent soixante ans. En admettant que les ingénieurs de l’avenir réussissent à extraire aussi les houilles profondes situées au-dessous de 1,200 mètres, ce qui porterait le stock disponible à 200 milliards de tonnes, le terme final de la production serait reculé d’environ soixante-dix ans.

On ne peut s’empêcher toutefois de remarquer combien de pareils raisonnemens sont hasardés. A quelque point de vue qu’on se place, il faut toujours compter avec des éventualités impossibles à prévoir, et qui pourront bouleverser tous nos calculs[7]. En tout cas, il est certain que l’extraction ne continuera pas en pleine activité jusqu’à l’épuisement du dernier lambeau pour s’arrêter ensuite brusquement. On traversera d’abord une période de rareté et de cherté du combustible, qui, en limitant la consommation, prolongera la durée de la réserve souterraine, au détriment, il est vrai, de la prospérité du pays. On commencera d’ailleurs par épuiser les veines les plus riches et les plus facilement accessibles, — on les a déjà passablement écrémées, — et il arrivera un moment où l’exploitation des dernières couches deviendra tellement coûteuse qu’il sera plus économique d’importer du charbon. Bien avant de toucher à sa dernière réserve, l’Angleterre sera donc forcée de s’adresser à l’étranger ; « mais, dit le rapport, on peut douter avec raison que la suprématie industrielle du royaume-uni puisse se maintenir quand l’importation de la houille sera devenue pour lui une nécessité. » C’est ainsi que l’Angleterre compte anxieusement les siècles qui lui restent à vivre avant de céder le sceptre de l’industrie à d’autres peuples qui sont les élus de l’avenir.

Bien qu’il ne soit pas au pouvoir des hommes de rien changer aux fatalités naturelles, il est toujours utile de faire le bilan de ses destinées ; la grande enquête anglaise aura eu cette utilité de faire envisager sérieusement les moyens de retarder le terme de la production indigène par une extraction plus prévoyante et mieux dirigée. Déjà d’ailleurs l’exploitation des houillères anglaises tend à devenir plus économique, surtout depuis la mémorable crise de 1872. Au lieu de détruire les énormes quantités de poussier que l’on brûlait en pure perte au bord des puits, on commence à les convertir en briquettes. Des veines de moins de 1 pied d’épaisseur, que l’on dédaignait autrefois, sont maintenant jugées bonnes à exploiter. On s’applique à chercher des succédanés : on descend jusqu’à la tourbe, dont on faisait fi jusqu’à présent. D’autre part, les consommateurs deviennent parcimonieux. Dans les maisons, on introduit des foyers économiques. Les machines à vapeur réduisent leur dépense de combustible ; on arrive à ne plus brûler que 1 kilogramme ou 1 kilogramme 1/2 de charbon par cheval-vapeur et par heure ; dernièrement un steamer a réussi à réduire sa consommation à 590 grammes de charbon par cheval-vapeur. L’usage des fours Siemens se généralise dans l’industrie du fer. Sans doute, chaque économie nouvelle ne fait que stimuler la consommation ; mais on obtient de plus grands résultats à moins de frais.


III

De pareilles alarmes seraient-elles justifiées pour la France ? C’est une question qu’il importe de nous poser à temps. Sans doute, si notre production houillère continuait à suivre une progression géométrique, nous arriverions, à la fin du siècle, à une extraction de 80,000 tonnes par an, chiffre hors de proportion avec la richesse de nos bassins. Mais il est peu probable qu’une progression aussi rapide se maintienne longtemps : elle se heurterait notamment contre l’insuffisance des bras et l’élévation des salaires, qui en serait la conséquence. Le recrutement de la population minière devient de plus en plus difficile, à mesure que les exploitations descendent à des profondeurs plus grandes, et que le travail devient plus pénible et plus dangereux.

D’un autre côté, les gisemens houillers de la France sont peut-être beaucoup plus vastes qu’on ne le suppose généralement. La richesse totale de nos gisemens est très difficile à évaluer : on manque de données sur l’étendue superficielle des bassins comme sur la puissance des couches. On ne pourra en établir le bilan avec quelque certitude qu’après une enquête sérieuse, comme celle qui a été menée à bonne fin par nos voisins, enquête sur la nécessité de laquelle M. de Ruolz insiste avec force[8]. En somme, pour nous faire une idée de la richesse relative de la France et de la Grande-Bretagne, nous sommes réduits à comparer entre elles les surfaces houillères des deux pays, qui paraissent être dans le rapport de 1 à 5. En 1858, M. Amédée Burat évaluait la surface houillère de la France à 3,500 kilomètres carrés ; quant aux concessions, elles représentent dès à présent une surface d’environ 550,000 hectares (5,500 kilomètres) ; mais l’on sait que les concessions comprennent toujours beaucoup de terrains stériles. M. Gatschet a donné en 1875 les chiffres suivans pour la surface houillère des divers pays d’Europe :


Angleterre 23,000 kilom. carrés
Russie 20,000 —
Allemagne 9,000 —
France 4,600 —
Belgique 2,300 —

Nul doute que l’étendue des champs de houille exploitables en France ne dépasse de beaucoup ces estimations, car souvent les couches plongent sous des terrains plus récens, où l’on n’a pas encore songé à les suivre. Des sondages seraient probablement fructueux sur beaucoup de points, comme ils l’ont été en 1841 dans le Pas-de-Calais et en 1817 dans le département de la Moselle : on sait qu’on a retrouvé ainsi, à une faible profondeur au-dessous du grès des Vosges, le bassin de la Sarre, perdu par le traité de 1816. Beaucoup de géologues admettent aujourd’hui que nos bassins houillers, bien que disséminés sur le sol et en apparence isolés, ne sont que des lambeaux d’une vaste formation démantelée, disloquée par des révolutions géologiques, et en partie détruits par des érosions séculaires ; il s’ensuit qu’il doit exister des liaisons entre les bassins connus, et que des recherches bien dirigées permettront d’en étendre beaucoup les limites[9]. M. Fournet, notamment, partant de ces idées, rattachait le terrain houiller du Nord aux vastes formations de l’Angleterre, et croyait à la possibilité de l’élargir en se rapprochant de la mer. Selon ce géologue, les recherches de la houille dans le grand intervalle qui sépare les mines du Nord de celles de la Manche et du Calvados, par exemple, seraient pleinement justifiées, et ces vues sont confirmées par les conclusions de MM. Godwin Austen, Prestwich, Mathias Dunn. M. Fournet considérait aussi comme réunis entre eux les dépôts houillers de l’est et du centre, et il conseillait des sondages en Champagne ou dans les plaines de Dijon ; de même, suivant lui, le fond de la vallée de la Loire, qui montre la houille à Decize, peut encore en contenir jusqu’à la hauteur de Roanne. Le terrain houiller de Saint-Etienne doit se prolonger du côté du nord et de l’ouest. Dans la Corrèze, il existe peut-être un bassin houiller de plus de 50 kilomètres de longueur, et les affleuremens du Cantal semblent aussi trahir de vastes dépôts. Quelle que soit la valeur de ces hypothèses, elles montrent combien d’études peuvent être faites encore en France.

D’après M. de Ruolz, les recherches promettraient surtout d’être fructueuses dans le Finistère, sur les côtes de la Manche, dans le bassin du Vigan, dans le Var, dans l’Allier, en Corse. Dans le Finistère, où un affleurement existe près de Quimper, la princesse Bacciocchi avait déjà fait commencer une série de travaux ; mais les tentatives d’extraction, interrompues par la mort de la princesse, n’ont pas été couronnées de succès. On ne peut nier les résultats considérables que la découverte d’un gisement de quelque importance dans la presqu’île bretonne aurait pour l’alimentation des deux ports militaires de Brest et de Lorient. Sur les côtes de la Manche, de nombreux sondages ont été déjà pratiqués aux environs de Boulogne, mais les difficultés qu’ils présentent ont jusqu’à présent déjoué tous les calculs. Il est permis de fonder des espérances plus sérieuses sur les explorations qui sont entreprises sur une vaste échelle dans l’ensemble du bassin de l’Allier (où des découvertes intéressantes ont été faites récemment dans la concession de Commentry), et sur celles qui pourraient être effectuées dans le bassin du Vigan et dans le Var. D’après les investigations de M. Parran et de M. Rousselier, il y a de fortes présomptions en faveur de l’existence d’une nappe houillère continue entre le Vigan et Graissessac, dont ces deux gisemens ne feraient que marquer les limites au nord-est et au sud-ouest, la formation carbonifère s’étant trouvée ici dans les conditions les plus favorables pour constituer un dépôt tranquille dans un vaste golfe bordé de terrains anciens. Une société de recherches s’est formée sous l’inspiration de M. Armand, ancien président de la chambre de commerce de Marseille, et elle n’a point hésité à entamer des sondages d’une grande profondeur dont les résultats, s’ils répondent aux prévisions des ingénieurs, contribueront au développement de l’exportation maritime par le port de Cette. M. Armand a également fait exécuter des recherches dans le département du Var, où le bassin houiller de Fréjus, encore peu exploité jusqu’à présent, offre un grand intérêt par sa situation sur les bords mêmes de la mer ; bien des indices font supposer que les affleuremens qui se rencontrent dans cette région dénotent l’existence d’un dépôt carbonifère considérable, à une profondeur encore indéterminée au-dessous de la zone de grès bigarrés qui traverse le département du Var de l’est à l’ouest.

Parmi les études spéciales que M. de Ruolz consacre à plusieurs régions de notre territoire, une des plus intéressantes est celle qui a pour objet la Corse. Cette île, trop négligée, renferme des richesses minérales, agricoles et forestières à peine exploitées, qui n’attendent, pour devenir productives, que des travaux sérieux d’assainissement et un réseau plus complet de voies de communication[10]. C’est ainsi qu’il existe à Osani, sur la côte occidentale, à quelques centaines de mètres d’une anse accessible aux navires de 500 tonneaux, un dépôt d’anthracite de bonne qualité, qui n’a encore été reconnu que sur une faible étendue. Or cet anthracite donnerait, par le mélange avec les lignites des Bouches-du-Rhône, un excellent combustible pour les navires à vapeur ; bon nombre de ces navires, trouvant en Corse un port charbonnier, pourraient éviter le crochet sur France, la navigation difficile du golfe du Lion, les lenteurs et les frais du port de Marseille ; l’exploitation du gisement d’Osani serait donc lucrative par elle-même et rendrait à la marine des services sérieux. En Angleterre, on voit chaque jour les capitaux s’engager dans des recherches houillères offrant beaucoup moins de chances de succès.

Le rapport de la commission française d’enquête signale aussi la nécessité d’explorations nouvelles. La commission est d’avis que l’état doit encourager les entreprises de ce genre : il pourrait le faire en confiant à ses ingénieurs des mines les études géologiques préalables devant servir de base aux recherches de l’industrie privée. Il conviendrait tout d’abord de dresser une sorte de cadastre souterrain de la France, c’est-à-dire de faire tenir à jour des plans communaux à grande échelle où seraient reportées les données géologiques, les emplacemens des carrières, des mines, des affleuremens, de tous les anciens travaux connus. Ce relevé une fois fait, les ingénieurs procéderaient, partout où il y aurait quelque chance de trouver du charbon, à une étude détaillée du terrain. De tels travaux offriraient enfin à l’activité des ingénieurs des mines un champ qui serait en rapport avec l’esprit qui a présidé à la création de ce corps savant ; mais il faudrait les affranchir des formalités inutiles et fastidieuses qui absorbent aujourd’hui le meilleur de leur temps.

Ce n’est pas tout de chercher de nouveaux gisemens de charbon, il faut encore étudier la question des succédanés. Déjà on cesse de séparer l’anthracite et le lignite de la houille proprement dite dans les statistiques du combustible minéral. En Amérique, l’anthracite est employé partout pour le chauffage domestique et pour le traitement des minerais de fer, et la Savoie suit cet exemple. En Autriche et en Allemagne, les lignites ont conquis une grande place dans l’industrie métallurgique. Ces deux pays fournissent ensemble 15 millions de tonnes de ce combustible économique, et les lignites de Bohème notamment sont de plus en plus recherchés pour l’usage domestique (sous le nom de Salon-kohle) et pour la fabrication du gaz d’éclairage. C’est surtout par le mélange avec les diverses qualités de houille que le « charbon brun » et le « charbon de pierre » sont appelés à rendre de grands services. En France, l’exploitation des lignites a pris un développement important dans les Bouches-du-Rhône, comme en Angleterre dans le Devonshire. Les lignites de Fuveau se rapprochent beaucoup de la houille.

Un autre élément de secours est fourni par la fabrication des huiles de schiste, que l’on commence à produire sur une vaste échelle. Il n’y a pas dix ans que l’on a entrepris l’exploitation des immenses dépôts de schistes bitumineux qui s’étendent sous une grande partie de la basse Écosse, de la mer d’Irlande à la mer du Nord, et qui donnent jusqu’à 220 litres d’huile par tonne. Les expériences qui ont été faites en Angleterre ont montré qu’un kilogramme d’huile de schiste peut vaporiser de 18 à 22 kilogrammes d’eau tandis que la houille ne vaporise que 9 ou 10 fois son poids, et que l’ébullition s’obtient plus vite. L’emploi de l’huile de schiste permettrait donc aux navires à vapeur de diminuer considérablement l’espace occupé par les soutes à charbon. Il est vrai que l’huile. de schiste est beaucoup plus chère que la houille, mais on pourrait en faire baisser le prix en utilisant les résidus de l’épuration. En la mêlant avec le poussier de charbon, on obtient une matière très propre à la fabrication du gaz. L’huile de schiste offre une ressource plus sûre que le pétrole, dont la production commence à baisser. — Enfin n’oublions pas parmi les succédanés du charbon la tourbe, dont la France, aussi bien que l’Écosse et l’Irlande, possède de vastes dépôts. On a déjà essayé en Écosse de fabriquer des briquettes de tourbe comprimée, et de faire du gaz avec de la tourbe.

Mais le progrès le plus important au point de vue de l’économie, c’est la fabrication des agglomérés. On sait que les charbons menus ont beaucoup moins de valeur que les gros et les moyens, et qu’ils entrent pour près de 50 pour 100 dans l’ensemble de notre production. Les manutentions et les transports augmentent encore le déchet, et il faut ajouter que beaucoup de nos menus sont impropres à la fabrication du coke et du gaz. L’industrie des agglomérés a donc pour nous une importance capitale. Non-seulement elle sauve ce qui serait perdu et ce que nos voisins consentent à perdre, mais elle permet d’améliorer par d’heureux mélanges la qualité de nos charbons. La marine a déjà obtenu de très bons effets du mélange des houilles maigres à longue flamme du Centre avec les charbons demi-gras d’Anzin. Les lignites des Bouches-du-Rhône donnent d’excellens résultats pour les machines de mer en les associant aux charbons demi-gras du Gard, qui, seuls, ne produiraient pas un feu assez vif. Les anthracites de la Corse pourraient être mélangés avec les lignites de Fuveau, et ainsi de suite. Or l’agglomération seule donne le moyen d’obtenir un mélange intime et homogène. En outre, les briquettes acquièrent par la compression un degré de cohésion qui les rend spécialement propres à l’exportation maritime. Des menus de qualité médiocre peuvent ainsi donner des agglomérés qu’on trouve supérieurs à de gros charbons de bonne qualité[11]. On sait d’ailleurs que les charbons perdent de leur qualité par un long magasinage et surtout par une exposition prolongée aux intempéries, tandis que les agglomérés bien préparés résistent aux longs séjours en soutes et aux intempéries, sans se désagréger ni se détériorer. Enfin les briquettes occupent moins d’espace, et elles offrent cet avantage que, pour en vérifier la quantité, il suffit de compter au lieu de peser : c’est du charbon monnayé.

La fabrication des agglomérés se perfectionne sans cesse. Le prix de revient des briquettes dépend du prix de la houille et de celui du brai, qui est un agglutinant relativement cher, et dont le prix est sujet à des fluctuations assez fortes ; en outre, nous sommes obligés de le demander à l’Angleterre, qui seule peut le fournir en quantité suffisante. On a fait de nombreux essais pour le remplacer par d’autres matières agglutinantes, parmi lesquelles la fécule associée à l’acide phénique paraît avoir donné d’assez bons résultats ; mais jusqu’à présent on n’a pas encore trouvé de succédané qui vaille le brai sec. Comme on peut espérer que notre production en agglomérés atteindra bientôt 2 millions de tonnes[12], on voit quelle importance aurait la découverte d’un agglutinant moins cher, et pour lequel nous ne fussions pas à la merci des spéculateurs anglais.

C’est principalement sous forme d’agglomérés que les houilles du Midi arriveront à remplacer la plus grande partie des charbons que l’Angleterre a jusqu’ici exportés en destination des ports de la Méditerranée et de la Mer-Noire, et qu’elles doivent même contribuer à l’approvisionnement de la marine à vapeur dans la mer des Indes et l’Extrême-Orient. Pour développer cette industrie, M. de Ruolz recommande l’établissement à Marseille, ou plutôt à Cette, d’une usine centrale d’agglomération où l’on traiterait les menus charbons des bassins du Gard, de l’Hérault, de la Loire, etc., dont le mélange permettrait d’obtenir un combustible spécialement approprié à l’usage de la marine.


IV

On ne peut reprocher aux Anglais d’avoir entrepris leur grande enquête à la dernière heure, sous le coup d’une calamité, ou talonnés par une crise commerciale : elle a été. une mesure de prévoyance purement théorique. Elle avait pris cinq années, et le volumineux rapport venait d’être imprimé quand la hausse vertigineuse de 1872 s’est déclarée tout à coup. Encore sous l’impression des fantômes de disette qui avaient hanté les esprits, tout le monde a cru d’abord à une terrible pénurie de charbon qui venait sur-le-champ donner un éclatant démenti aux conclusions trop rassurantes de ce rapport. Ces suppositions n’ont pu tenir devant les faits, tels qu’ils ont été constatés par les deux commissions d’enquête du parlement anglais et de l’assemblée nationale, dont les investigations ont fait la lumière sur la nature et sur les causes de la crise houillère de 1872.

Le trait caractéristique de cette crise, c’est que la perturbation n’a atteint que les prix ; la rareté du combustible n’a été qu’un accident local, et tout le monde a pu s’en procurer en consentant à payer les prix exigés par les détenteurs. La hausse a commencé en Angleterre dans l’été de 1871, y est arrivée à son maximum au mois d’octobre 1872, et a duré plus de deux ans ; en Belgique, elle a commencé six mois plus tard, et en France, si nous exceptons les bassins du Nord, cette espèce de mascaret ne s’est fait sentir qu’au bout de neuf mois (au printemps de 1872). La crise a eu, dans ces deux pays, beaucoup moins d’intensité, et nos départemens du Midi et du centre n’en ont ressenti que le contre-coup affaibli par la distance. D’après le rapport de M. Ducarre, sur les marchés du Nord les prix ont monté dans la proportion de 100 à 170[13] ; dans le bassin de Saint-Étienne, la hausse n’a pas dépassé le rapport de 100 à 150, et dans le Gard elle s’est arrêtée à 140. En Belgique, les prix se sont élevés dans la proportion de 100 à 220, et en Angleterre jusqu’à 256 : ce qui valait 10 francs en 1870, s’est payé 25 francs en 1873. La hausse a été encore plus extraordinaire pour le coke, dont le prix s’est élevé, sur les marchés anglais, dans la proportion de 100 à 335. C’est là ce qui nous donne la clé du phénomène économique qui a tant surpris le public.

En effet, l’industrie du fer, dont le coke est un aliment essentiel, est aussi le grand régulateur du marché des charbons. « Le fer et la houille, a-t-on dit, sont frère et sœur ; l’un ne marche pas sans l’autre. » La hausse a commencé par le fer, et elle a été déterminée par des demandes inusitées, venues des États-Unis, qui ont construit en 1872 environ 12,000 kilomètres de voies ferrées, et de l’Allemagne, qui agrandissait toutes ses usines. La quantité de houille réclamée par l’industrie du fer (il faut trois tonnes de houille pour produire une tonne de fonte, puis encore autant pour la convertir en fer laminé) s’est accrue subitement dans une proportion imprévue. Il est très difficile de connaître le chiffre exact de cet accroissement ; la statistique de l’enquête anglaise de 1873 repose sur de Simples estimations, évidemment exagérées. On avait tout de suite cherché à restreindre la consommation par des procédés plus économiques ; c’est à peine si elle paraît avoir augmenté, d’une année à l’autre, de 2 millions de tonnes. Cette augmentation peut, à première vue, paraître insuffisante pour expliquer la violence du mouvement dont elle a été le point de départ ; mais les effets d’une brusque perturbation de ce genre dépassent souvent toutes les prévisions et déroutent tous les calculs. Quand les consommateurs tiennent à se mettre à l’abri d’une disette qui les priverait d’une matière de première nécessité, et qu’ils sont en situation de payer n’importe quel prix, on ne peut dire où s’arrêtera la hausse. Les vendeurs profitent sans vergogne de la panique du marché. En Angleterre, pendant que le prix de la fonte pour forges montait, par étapes rapides, de 62 francs la tonne à 138 ou même 150 francs, celui du coke s’élevait de 12 ou 15 francs à 50 francs dans certains districts. La demande était si urgente, que la hausse s’étendit à toutes les qualités de charbon. A Londres, le charbon de ménage monta de 23 à 40 francs ; il y eut des jours, au Coal exchange (bourse du charbon), où la tonne de houille était cotée 56 francs. La hausse d’ailleurs fut entretenue par les besoins, plus grands que. jamais à ce moment, des diverses industries tant en Angleterre que sur le continent, puis exagérée encore par la panique générale et la spéculation, enfin par les grèves qu’elle amena à sa suite. Ainsi, dans le South-Wales, 60,000 ouvriers ont chômé deux mois et demi, et cette grève a diminué l’extraction de plus de 1 million de tonnes.

Ce qui résulte avec certitude des informations recueillies par la commission parlementaire anglaise, c’est que la hausse des salaires a été la conséquence et non la cause de la hausse des prix. Voyant que le prix de vente d’une tonne de charbon augmentait par exemple de 15 francs, tandis que le prix de revient ne s’était élevé que de 1 ou 2 francs, les ouvriers ont voulu participer à ce bénéfice, souvent plus apparent que réel, parce que beaucoup de propriétaires avaient à remplir des marchés à long terme passés aux bas prix des années antérieures. Quoi qu’il en soit, les grèves aidant, les salaires ne tardèrent pas à s’élever : dans le district de Wigan, les piqueurs étaient payés, en 1873, de 12 à 22 francs par jour. Cependant en moyenne le taux des salaires ne s’est accru, en Angleterre, que de 36 pour 100.

Les ouvriers d’ailleurs tenaient bien plus à une diminution des heures de travail qu’à une augmentation de leur revenu, car l’élévation des salaires décida les mineurs à réduire le nombre des heures de travail, d’où est résultée une diminution du chiffre de l’extraction par ouvrier. Le renchérissement de la main-d’œuvre a ainsi contribué indirectement à maintenir le haut prix de la houille. L’enquête anglaise reconnaît pourtant qu’eu égard aux travaux pénibles et dangereux auxquels les mineurs sont assujettis[14], le taux moyen des salaires n’avait pas dépassé la limite nécessaire pour maintenir le chiffre de la population ouvrière au niveau des besoins. Elle admet également que les anciens prix des charbons n’offraient ni un profit raisonnable aux propriétaires des mines, ni la possibilité d’accorder aux ouvriers la rémunération à laquelle, vu la nature pénible de leurs travaux, ils devaient équitablement s’attendre. Elle constate que, si dans quelques cas le bénéfice des ouvriers a été énorme et a été dépensé avec imprévoyance, cependant, tout bien pesé, la hausse des salaires n’a point été déraisonnable, et qu’en général le sort des ouvriers a été réellement amélioré.

Du fait significatif, c’est que, malgré la hausse inouïe des prix, l’exportation des charbons anglais n’a pas diminué d’une manière sensible : en 1873, elle a un peu fléchi, mais elle s’est relevée l’année suivante ; l’importation de ces charbons en France a même augmenté, en 1873, de 300,000 tonnes. Cela prouve la ténacité avec laquelle les Anglais gardent leurs cliens. Il est d’ailleurs douteux qu’une production plus abondante nous eût préservés de la hausse : notre marché sera toujours solidaire de ceux de l’étranger, et rien n’empêchera la spéculation de prendre sa part du gâteau toutes les fois que l’occasion paraîtra bonne.

Seulement, ce qui est fort possible, c’est que dans un avenir assez prochain la mise en valeur des champs de houille qui dorment encore inexploités en divers points du globe vienne modifier la situation relative des pays producteurs. On sait que l’ensemble des terrains carbonifères déjà connus représente une aire d’un million de kilomètres carrés, — deux fois la surface de la France, et quarante fois celle des gisemens de la Grande-Bretagne. Il y a là à coup sûr beaucoup de morts-terrains, de faux gisemens, depuis longtemps pillés par les eaux, comme en Irlande ; mais rien qu’en Europe, nous savons que la Russie a d’immenses réserves souterraines, et celles de l’Espagne aussi sont à peine entamées.

L’humanité a encore du combustible en cave pour bien des siècles. Et n’est-ce pas lâcher la proie pour l’ombre que de vouloir à tout prix garder nos provisions de houille pour la postérité ? Sans doute elle en tirerait un parti plus complet, en ferait un emploi plus économique ; mais on oublie qu’elle perdrait les intérêts composés du capital que représente le travail accompli à l’aide de chaque tonne de houille actuellement consommée. Ce travail est lancé dans la circulation et porte ses fruits indéfiniment, tandis que la tonne de houille dort improductive dans le sein de la terre, et n’augmente de valeur qu’en raison des perfectionnemens que le temps apporte aux appareils de combustion et aux machines à feu. Un pont de fer dont la construction a exigé 20,000 tonnes de charbon peut faciliter le passage d’une rivière à un million d’hommes par an ; eût-il donc mieux valu conserver ce charbon pendant un siècle, afin de profiter de la plus-value qu’il eût acquise au bout de ce temps, grâce au progrès de l’industrie du fer ? Que pourrait bien être cette plus-value, comparée aux services que le pont aura rendus pendant cent ans ? Et une flotte marchande qui, lestée de charbons, exporte des produits manufacturés chez tous les peuples et en échange rapporte du blé, du coton, de la laine, ne sert-elle point à fonder une prospérité qui vaut bien le bénéfice à longue échéance d’un stock de houille gardé intact pour l’avenir ? L’Angleterre, qui profite largement d’une telle situation, voit avec regret venir le jour où il lui faudra acheter du charbon au lieu d’en vendre. La France, elle, importe une notable partie du charbon dont elle a besoin, et elle fait bien, car la Belgique et l’Angleterre, ce sont deux excellens fournisseurs qu’elle a tout avantage à conserver tant qu’on lui offre la houille à bas prix ; elle ne peut la produire à si bon marché elle-même. Mais ne pourrait-elle pas, malgré cela, exporter, elle aussi, une certaine quantité de ses charbons, — disons 2 millions de tonnes par an, — pour fournir à sa marine marchande le fret de sortie, ce ressort moteur qui lui manque aujourd’hui ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.


R. RADAU.

  1. Grande-Bretagne, 127 millions ; États-Unis, 46 millions ; Allemagne, 46 millions ; France, 17 millions ; Belgique, 15 millions ; Autriche, 11 millions ; les autres pays ensemble, 6 ou 7 millions de tonnes.
  2. Il nous a paru préférable de conserver, toutes les fois qu’il s’agit de l’Angleterre la tonne anglaise, que l’on évalue généralement à 1,016 kilogrammes pour les métaux, et à 1,066 kilogrammes pour les minerais et la houille. Les 127 et 125 millions de tonnes, anglaises valent donc 135 et 133 millions de tonnes métriques.
  3. De ces deux variétés de houille, la Grande-Bretagne produit respectivement 100,000 et 1,500,000 tonnes par an. En 1869, la tonne de boghead se vendait 90 ou 100 francs sur le carreau, quand le prix moyen de la houille ordinaire était de 10 fr.
  4. En 1874, les houillères anglaises occupaient 418,000 hommes, les houillères françaises 86,000.
  5. Pour la fabrication d’une tonne de gros fer, il faut de 4 à 5 tonnes de houille ; il en faut de 10 à 12 pour une tonne d’acier fondu. Un vaisseau cuirassé exige bien 30,000 tonnes de houille pour sa construction.
  6. La densité de la population serait alors de 5 habitans par hectare, trois fois la densité de la population de la Belgique. Ce serait une fourmilière humaine.
  7. En 1843, un ingénieur estimé, M. Gonot, annonçait qu’à la profondeur de 500 mètres il ne restait plus en Belgique assez de charbon que pour vingt années. La production était alors de 3 millions de tonnes ; plus de trente ans se sont écoulés, l’extraction a atteint 16 millions de tonnes, et dans le Hainaut par exemple la profondeur moyenne des puits n’arrive pas encore à 400 mètres.
  8. M. de Ruolz donne quelques évaluations partielles : le bassin de la Loire peut renfermer environ 577 millions de tonnes, celui des Bouches-du-Rhône 63 millions, celui de la Creuse 36 millions de tonnes, etc.
  9. Voyez le Tableau général des mines métalliques et des combustibles minéraux de la France, par M. Alfred Caillaux. Paris 1875.
  10. Les admirables ressources de cette île avaient été appréciées par l’Angleterre, qui, pendant sa courte domination de quelques mois, avait affecté aux travaux publics de la Corse une somme de près de 100 millions.
  11. Tandis que le pouvoir de vaporisation des charbons en roches de Saint-Étienne est égal à 7,32, celui des briquettes de même provenance a été trouvé égal à 8,58, c’est-à-dire supérieur à celui des houilles de Cardin, en roches (8,30).
  12. En 1872, la fabrication des agglomérés dépassait certainement en France 1 million de tonnes, car les briquettes sont entrées pour moitié dans la consommation des six grandes compagnies de chemins de fer, qui s’élève a 2 millions de tonnes, les messageries en ont consommé 145,000 tonnes (dont 62,000 de briquettes anglaises), la marine de l’état plus de 60,000 tonnes, et ainsi de suite. En Angleterre, cette industrie commence seulement à s’acclimater : on la rencontre surtout dans le South-Wales, dont les houilles ont beaucoup d’analogie avec celles du Gard. En 1872, Cardin, et Swansea ont déjà exporté 200,000 tonnes de briquettes, qui d’ailleurs étaient inférieures aux agglomérés français,
  13. La tonne de houille, qui en 1869 valait en moyenne, sur le carreau de la mine, 12 fr. 50 c, se vendait 21 fr. en 4873. Depuis 1874, les prix ont beaucoup baissé) cependant ils ne sont pas encore revenus au taux de 1 70.
  14. Les mines sont un champ de bataille : dans les houillères anglaises, le nombre des décès causés par des accidens est d’un millier par an, de sorte que 100,000 tonnes coûtent toujours la vie à un ouvrier ; en France, on comptait 186 décès en 1866.