La Production agricole de la France en 1914 et l’alimentation publique

LA
PRODUCTION AGRICOLE DE LA FRANCE
EN 1914
ET L’ALIMENTATION PUBLIQUE

A l’heure où ces lignes sont écrites, l’ennemi occupe encore une partie du territoire français dans le Nord et le Nord-Est. Une autre région, qui s’étend au Sud de la première, a été le théâtre des combats les plus violens. Il n’est pas défendu de supposer que tous les départemens successivement parcourus et occupés par les deux armées ont été littéralement ravagés et dépouillés d’une fraction fort notable des récoltes déjà recueillies, du bétail, des fourrages nécessaires à l’entretien de ces animaux, etc., etc.

Or, la partie de la France ainsi privée de ses ressources et de ses produits agricoles est, à coup sûr, une des plus riches de notre pays au point de vue de l’exploitation du sol.

Bien loin de pouvoir concourir à l’alimentation de la population de la France, tout le territoire foulé par les combattans et saccagé par les bandes allemandes devra peut-être recourir à des achats pour assurer la vie de ses habitans, pour reconstituer un capital de culture réduit ou anéanti...

Quelles répercussions une pareille situation peut-elle avoir, cette année même et l’année prochaine, sur la production agricole et l’alimentation publique ?

C’est ce que nous voudrions indiquer rapidement sans optimisme aveugle comme sans pessimisme exagéré.


LA PRODUCTION VÉGÉTALE EN 1914

La récolte de 1914, celle que l’on vient de faire, pour les céréales, celle que l’on va faire pour les pommes de terre, les betteraves, et le vin, est une récolte moyenne. Des pluies persistantes et des froids imprévus avaient retardé, en juillet, la maturité des céréales. La moisson était tardive dans toute la moitié septentrionale de la France. La mobilisation qui date du 2 août, a rendu partout difficile la rentrée des recolles de blé auxquelles devait succéder celle de l’avoine. Partout, cependant, à notre avis, cette rentrée a été achevée, exception faite, bien entendu, pour les zones du territoire que les troupes ont occupées immédiatement.

Quelles peuvent être à cet égard les pertes subies ? Pour le savoir, il faut tout d’abord évaluer la production du blé et de l’avoine sur le territoire qui a été occupé par l’ennemi ou qui l’est encore. Voici un tableau dont les élémens sont empruntés à la statistique officielle du ministère de l’agriculture pour l’année 1912, année moyenne comparable, croyons-nous, à l’année 1914 :

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Récolte en milliers de quintaux «
Blé. Avoine.
Aisne 2 900 1 800
Ardennes 1 000 650
Marne 1 600 1 500
Haute-Marne 900 600
Meurthe-et-Moselle 950 700
Meuse 1 000 700
Nord 3 100 1 400
Pas-de-Calais... 2 900 2 200
Oise 2 400 2 100
Vosges 490 990
17 240 12 640


Or, la production totale de ces deux céréales, en 1912, s’est élevée à :

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Blé 90 millions de quintaux
Avoine 51 — —

Comparées à ces chiffres, les récoltes de la zone des armées en campagne représentent respectivement :

18 pour 100 pour le blé.
23 pour 100 pour l’avoine.


Les déprédations, les pillages et les incendies imputables à l’armée allemande peuvent avoir réduit dans une proportion considérable la récolte des départemens envahis, mais l’ennemi n’a pas réussi cependant à tout détruire ou à tout prendre. Une partie des gerbes recueillies n’avaient pas été battues ; le grain était encore dans l’épi, et l’ennemi n’a certes pas enlevé un produit aussi encombrant que des millions de gerbes de céréales. En admettant que la moitié de la récolte ait été volée ou détruite, nous n’atténuons pas abusivement la perte subie. Celle-ci ne dépasse donc pas 9 pour 100 de la production française pour le blé en grain, et 12 à 15 pour 100 pour l’avoine. Il nous faudra bientôt tenir compte de cette évaluation, quand nous étudierons les répercussions possible du déficit constaté sur le chiffre des disponibilités et sur les cours qu’elles gouvernent.

Dès à présent, ces cours ont subi une double influence qu’il convient de signaler pour comprendre ce que signifient leurs variations :

1° Depuis le jour de la mobilisation, les droits de douane ont été supprimés ;

2° Les craintes relatives à un déficit de la production et à une réduction sensible des disponibilités ont agi en sens inverse de l’abolition des taxes douanières, et ont eu pour effet certain de relever le niveau des prix.

Or, dans le courant du mois d’août, la cote des blés et avoines à la Bourse de Commerce de Paris a varié de la façon suivante par rapport aux prix de juillet :

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Prix par quintal.
Juillet Août
Blé 27,16 fr. 27,84 fr.
Avoine 21,67 22,04


En somme, le prix de ces deux céréales a fort peu changé. Certes, la situation politique, le déficit possible résultant du défaut de main-d’œuvre au moment de la moisson et de la rentrée des récoltes, puis, enfin, la difficulté des transports ont fait naître les inquiétudes les plus légitimes. Toutefois ces craintes ont provoqué simplement un relèvement des prix égal à celui que déterminaient les droits de douane avant leur suppression récente. Le cours du blé notamment est resté pour ainsi dire sans changement.

Voici maintenant ce qui s’est passé sur le marché de Paris pendant le mois de septembre. Nous avons relevé les cours cotés par les courtiers pour chaque semaine :

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Dates Blé Avoine
2 septembre 27,50 fr. 23 » fr.
9 — 27,50 fr. 23 »
16 — 27,50 fr. 23 »
23 — 27,50 fr. 24 »
Moyenne 27,50 fr. 23,25


Le prix du blé est absolument stationnaire ; celui de l’avoine n’a subi qu’une hausse de un franc par quintal. Comparée à la moyenne d’août, celle de septembre accuse une baisse pour le blé et une hausse insignifiante de 0 fr. 30 pour l’avoine. C’est là un résultat fort remarquable. Les variations des cours marquent, en effet, d’une façon très précise les fluctuations de l’opinion du public commercial, ses espérances ou ses craintes, sa défiance ou sa confiance.

La fixité des cours démontre, à nos yeux, la confiance et ne révèle, à coup sûr, aucune inquiétude relative aux difficultés possibles de l’approvisionnement général. Il y a plus. Ces cours sont assez élevés pour donner satisfaction aux producteurs agricoles, dont les intérêts pouvaient être momentanément inquiétés par la suppression des droits de douane. En réduisant leurs recettes, une baisse les eût durement éprouvés, au moment surtout où les difficultés relatives à la main-d’œuvre devenaient plus grandes, et l’on peut dire, plus angoissantes que jamais.

On se demande même comment il peut se faire que les événemens actuels n’aient pas provoqué une hausse qu’ils semblaient visiblement légitimer.

Il faut le reconnaître avec joie et avec fierté, le calme dont a fait preuve le monde commercial atteste la bonne organisation de nos marchés et la confiance inébranlable des gens bien informés dans les ressources extraordinaires que possède la France agricole.

Insistons maintenant sur ce point, et montrons, en nous appuyant sur des faits précis, dans quelles régions il sera possible notamment de puiser pour assurer notre approvisionnement en ce qui touche le blé, le blé qui nous donne le pain.

La région qui produit la plus grande quantité de froment par rapport à l’étendue de son territoire n’est pas tout entière envahie par l’ennemi. L’Eure-et-Loir, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, ne se trouvent pas dans cette zone, mais figurent, en revanche, parmi les départemens les plus riches en blé. Il en est de même pour la Vendée, dont la production moyenne, comme celle des trois départemens cités plus haut, est presque double de la moyenne française.

Il faut mentionner ensuite les anciennes provinces du Maine et de la Bretagne, sans compter deux départemens normands grands producteurs également, l’Eure et la Seine-Inférieure. Dans cette région, puis dans le Maine-et-Loire, la Charente-Inférieure et les Deux-Sèvres, la puissance productive du territoire varie encore de 300 à 400 hectolitres par 100 hectares, alors que la moyenne française ne dépasse pas 230 hectolitres. Toute cette zone riche en froment peut exporter une grande quantité de grain après avoir assuré la consommation locale. Par suite, l’approvisionnement de Paris se trouve singulièrement facilité. Or l’agglomération parisienne avec sa banlieue représente un groupe de quatre millions d’habitans. Enfin, il nous est encore possible de puiser momentanément à une autre source. La Touraine, la Bourgogne, le Berri et le Bourbonnais produisent également plus de blé que n’en consomme la population de ces régions. Le déficit résultant des pertes subies dans le Nord et le Nord-Est peut être comblé en faisant des achats là où le froment est assez abondant pour permettre des exportations. On doit réussir ainsi à satisfaire les besoins de la consommation pendant un fort long temps. Il ne faut pas oublier, en effet, que d’ordinaire la production française grossie par la récolte algérienne nous permet de nous suffire à nous-mêmes sans importer de l’étranger des quantités considérables. Ainsi, de 1901 à 1910, notre récolte moyenne s’étant élevée à 89 millions de quintaux, nous n’avons acheté au dehors que 3 millions de quintaux seulement. Encore faut-il bien remarquer que, dans ce dernier chiffre, les envois de l’Algérie figurent pour plus de moitié. La récolte de 1911 ayant été un peu inférieure à la moyenne 1901-1910, nos importations ont augmenté et se sont élevées à ! millions de quintaux.

Comme l’année 1914 est, nous l’avons dit déjà, une année de récolte moyenne, nos achats devront atteindre également 7 ou 8 millions de quintaux. Si, comme nous le pensons, les pertes subies dans les régions envahies représentent 9 à 10 pour 400 de la production française, c’est-à-dire 10 millions de quintaux au maximum, il nous suffira, pour rétablir l’équilibre, d’importer une quantité égale. Nos achats à l’étranger ne dépasseront donc pas 17 ou 18 millions de quintaux. Ce chiffre est inférieur à celui que l’on relève pour les entrées de froment étranger en 1911 à la suite de la mauvaise récolte de 1910. Or personne n’a souffert de la disette en France durant l’année 1911, et les cours n’ont jamais dépassé 30 francs par quintal. La liberté du commerce maritime nous étant garantie dès à présent, et les Etats-Unis, le Canada, l’Argentine, l’Inde, l’Egypte étant capables de fournir aisément l’appoint nécessaire pour assurer notre approvisionnement, il n’est pas défendu d’envisager avec le plus grand calme la situation du marché du blé.

En est-il de même pour d’autres produits agricoles de grande consommation qui sont indispensables à l’alimentation ou à l’industrie ?

Voici, par exemple, les pommes de terre. Ce tubercule joue un rôle des plus importans dans la vie de chaque ménage, et plus spécialement dans la vie de chaque famille pauvre. Suivons la méthode déjà adoptée pour nous rendre compte de la situation présente. En calculant, d’après les statistiques officielles de 1912, la production des départemens envahis, on arrive au chiffre de 20 millions de quintaux, représentant 13 pour 100 de la récolte française.

Ici, toutefois, nous nous trouvons en présence d’une situation spéciale très différente de celle qui se rapporte aux céréales. Les crains étaient récoltés, ou du moins blés, avoines, orges, etc., étaient « sur pied » au moment de l’invasion. L’ennemi a pu voler, incendier, et le passage des troupes sur les terres encore couvertes de récoltes a complété l’œuvre de destruction. Il n’en a pas été de même pour la pomme de terre dont l’arrachage n’a lieu qu’en septembre, voire à la fin de septembre.

Les bandes allemandes ont eu d’autres préoccupations que celle d’arracher des pommes de terre, et, en tout cas, fantassins ou cavaliers n’ont pas détruit la récolte en foulant le sol qui la recelait. Les pertes ont donc été moindres que pour les grains. L’abondance de nos réserves disponibles va rester considérable, et l’alimentation publique sera très largement assurée. Une seule observation mérite d’être consignée ici. Les départemens envahis sont précisément ceux qui produisent les trois quarts, si ce n’est les quatre cinquièmes des betteraves industrielles récoltées chaque année en France. Ces racines n’ont-elles pas été brisées, arrachées, et consommées comme fourrages par l’ennemi ? On peut le craindre. D’autre part, les fabriques d’alcool de cette région ont été sans doute dévastées systématiquement, et il en a été de même pour les sucreries, dont les mélasses constituent une des matières premières de l’industrie de l’alcool. Dans ces conditions, il faudra utiliser la pomme de terre pour remplacer la betterave de distillerie et les mélasses en vue de la fabrication des alcools. Nos pommes de terre, recherchées déjà par les féculeries, seront probablement plus chères. Il ne faut pas exagérer cependant, et nous trouverons sans doute à l’étranger, sans grandes difficultés, des alcools ou des fécules, pour combler le déficit de notre production.

En tout cas, dès à présent, à la fin de septembre, la pomme de terre reste à bas prix relativement, parce qu’elle est encore fort abondante. Notre puissance productive est si grande que nulle crainte sérieuse ne saurait être légitimée par la situation actuelle. Le défaut de main-d’œuvre au moment des arrachages est une grave difficulté, mais nous sommes persuadé que nos cultivateurs en triompheront, puisque les marchés sont fort bien approvisionnés en ce moment même.

Notre confiance fait place aux appréhensions les plus vives en ce qui concerne la betterave à sucre. Les sept départemens envahis au moins en partie, à savoir : l’Aisne, les Ardennes, la Marne, le Nord, l’Oise, le Pas-de-Calais et la Somme, produisent, à eux seuls, 58 millions de quintaux de betteraves sucrières, alors que dans la France entière la récolte ne dépasse pas 72 million s de quintaux. Plus de 80 pour 100 des quantités produites sont tirées précisément de la zone envahie. L’arrachage et les transports seront très difficiles ou impossibles, au moment opportun, c’est-à-dire pendant le mois d’octobre. D’autre part, comme nous le disions plus haut, beaucoup de fabriques de sucre ont été pillées, dévastées, ou mises, à tout le moins, hors d’état de recevoir des betteraves à l’époque ordinaire. Il est donc certain que le sucre va devenir rare et cher, cela est même d’autant plus certain que l’Allemagne, l’Autriche et la Belgique, pays de très grosse production, ne pourront pas sans doute exporter les quantités de sucre dont le marché dispose ordinairement. La cote des sucres à la Bourse de Paris accuse en septembre une hausse de plus de 10 pour 100 ; elle traduit ainsi une inquiétude générale très justifiée. Cette situation est d’autant plus déplorable que la perte énorme qu’elle accuse sera supportée presque exclusivement par la région du Nord, déjà si cruellement éprouvée.

Parmi les grandes productions agricoles végétales, il y a lieu de compter le vin. Nous ne pouvons pas manquer d’en parler. La récolte ne parait pas bonne, sauf dans le Languedoc où elle est probablement moyenne ou médiocre. Le défaut de main-d’œuvre et la rareté des capitaux disponibles rendent la vendange particulièrement difficile dans les six ou sept départemens méridionaux. La cueillette du raisin doit se faire à peu près au même moment sur le littoral méditerranéen. La mobilisation a enlevé tous les hommes en pleine force. Assurément, femmes, enfans, vieillards, seront utilisés, et la nécessité rendra les vignerons avisés et prévoyans. Toutefois, à vrai dire, la difficulté reste grande pour tout le monde, et plus spécialement pour les grands propriétaires qui ont recours à la main-d’œuvre salariée. Il y a, d’autre part, des avances considérables à faire pour opérer la vinification, et bientôt après, pour donner aux vignes les soins qui assurent la récolte prochaine, celle de 1915 ! A un moment où chacun restreint ses dépenses, il est clair que la consommation du vin doit fléchir, et, en dépit du déficit de la production dans les régions du Centre ou de l’Est très éprouvées par le mildew, il est possible que les débouchés soient, cette année, bien moins larges que d’ordinaire. Les prix auront donc une tendance à fléchir au moment même où les producteurs verront grossir leurs dépenses par suite de la rareté de la main-d’œuvre, rareté qui risque d’en élever le taux.

Il ne faut pas oublier, d’autre part, que les vignobles algériens sont très productifs. Nul ne sait exactement quelles seront les exportations de l’Afrique du Nord. Elles serviront en tout cas à combler le déficit de la production métropolitaine en nous fournissant trois ou quatre millions d’hectolitres, si ce n’est davantage. La consommation publique sera assurée, mais les prix seront contenus et limités par cette concurrence.


Quelle conclusion générale pouvons-nous tirer des faits déjà cités et des commentaires qui les concernent ? Cette conclusion est, en somme, assez rassurante. La principale de toutes les céréales, le blé, ne manquera pas plus à l’homme que l’avoiné ne manquera aux chevaux. Notre récolte de 1914 n’est pas mauvaise et les fluctuations des prix n’accusent nullement une hausse qui révélerait toutes les inquiétudes du monde commercial. Nos importations seront sans doute considérables, puisqu’elles doivent compenser les pertes subies dans les régions envahies, mais elles ne dépasseront pas le niveau atteint dans les années de mauvaises récoltes. Ces achats à l’extérieur seront faciles, et, en attendant, notre seule production intérieure suffira pendant neuf ou dix mois aux besoins de la consommation. A cet égard, nul péril ne nous menace. L’élévation modérée des cours est justifiée par une situation exceptionnelle, et elle favorise fort heureusement les intérêts du producteur rural.

On peut proposer la même conclusion en ce qui concerne les pommes de terre, plus utiles que jamais en présence des difficultés que présente notre approvisionnement en légumes secs provenant de Russie.

En revanche, la production du sucre concentrée dans les régions envahies sera considérablement réduite au moment même où l’Allemagne, l’Autriche et la Belgique cesseront presque complètement leurs envois. La hausse du sucre est donc certaine et se fait déjà sentir.

Quant au vin, il sera peu abondant dans les régions du Centre, de l’Est et de l’Ouest, mais le Midi disposera d’une récolte moyenne que réduira malheureusement le défaut de main-d’œuvre, si les viticulteurs méridionaux ne peuvent pas faire leur vendange en temps utile.


LA PRODUCTION ANIMALE EN 1914

En étudiant maintenant la production d’origine animale, nous sommes obligés de faire état des pertes considérables subies dans les régions envahies. Ces dix départemens possèdent environ :

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1 600 000 têtes d’animaux de l’espèce bovine
1450 000 — — — ovine
654 000 — — — porcine.


Ce troupeau si précieux a sans doute été décimé. Il représente à peu près, pour chacune de ces trois espèces, le dixième de notre stock d’animaux de ferme et une valeur supérieure à un demi-milliard de francs, car le capital correspondant — pour la France entière — est certainement égal à cinq milliards. Le service de l’intendance est, en outre, obligé de faire des achats dans les régions voisines de la zone des armées, et notre troupeau diminue à mesure que la guerre se prolonge, car on ne saurait réduire la ration des troupes en campagne. Cette situation est-elle donc menaçante à l’heure actuelle ? Nous ne le croyons pas. Telle est notre richesse, au point de vue du bétail, que nous pouvons suffire à une augmentation considérable de la consommation, sans que les prix augmentent beaucoup, et les cours, nous le répétons encore, traduisent fidèlement la situation du marché. A Paris même, malgré les difficultés du ravitaillement, la valeur du kilogramme de viande nette n’a pas subi la hausse que l’on pouvait prévoir et redouter. Au moment de la déclaration de guerre, la cote du marché de La Villette s’élevait à 1 fr. 72 et à 2 fr. 60 pour le bœuf et le mouton de première qualité. Jusqu’à la fin d’août, les maxima atteints ont été respectivement de 1 fr. 90 pour le bœuf et de 2 fr. 80 pour le mouton. En septembre, les prix oscillent de 1 fr. 62 à 2 fr. 10 pour le bœuf, et de 2 fr. 06 à 2 fr. 92 pour le mouton.

Ce ne sont pas là des cours de disette. Les marchés de province ont été largement approvisionnés à des prix moins élevés.

A coup sûr, ni l’armée, ni la population civile ne manqueront de viande d’ici bien longtemps. On peut légitimement se préoccuper de l’avenir et se demander comment on reconstituera un troupeau réduit, mais la situation actuelle n’est point inquiétante. Les ressources disponibles ne sauraient nous manquer. Nous devons cette sécurité et cette force à l’extraordinaire puissance de notre production et aux remarquables progrès de notre élevage depuis vingt ans.

Le lait lui-même n’a pas manqué à Paris dont la population a diminué, il est vrai, d’un million de têtes... et d’estomacs. Le beurre et les fromages ne font jamais défaut. Les variations des cours le montrent et le démontrent même très clairement. Il faut, en vérité, être reconnaissans à nos braves paysans, et à leurs femmes en particulier, d’avoir triomphé partout de d’obstacle que représente le défaut de main-d’œuvre. On ne se doute pas de ce qu’a demandé, par exemple, de peine, de dévouement et de vrai courage, la traite de nos millions de vaches laitières avec un personnel réduit. Or cette opération ne souffre aucun retard. La santé, la vie même des animaux en dépendent !

Une seule chose, à vrai dire, nous préoccupe et pourra nous inquiéter. On a toujours remarqué que les grands mouvemens des troupes — avec le bétail qu’elles traînent à leur suite — avaient pour conséquence la propagation des maladies qui déciment les troupeaux. La Fontaine qui était un « rural » parle, dans une de ses belles fables, d’un mal qui répand la terreur : de la peste faisant aux animaux la guerre. Il avait raison. La peste bovine à elle seule pourrait nous faire subir plus de pertes que les réquisitions allemandes. Gagnant de proche en proche les régions non encore envahies, ce fléau serait redoutable. Il importe que, dans tous les départemens voisins de la zone des armées, le service public des épizooties redouble de vigilance et s’arme de rigueurs non pareilles pour s’opposer à la propagation de toutes les maladies du bétail.

Enfin l’alimentation même des animaux domestiques devra être l’objet de soins particuliers. La difficulté des communications rendra plus malaisé l’achat des matières qui sont très souvent employées pour compléter la ration du bétail. Nous voulons parler des résidus industriels comme les tourteaux de graines oléagineuses. Il faudra suppléer à l’insuffisance des ressources en utilisant d’autres alimens complémentaires.

Le zèle éclairé des professeurs départementaux d’agriculture trouvera une nouvelle occasion de se déployer en renseignant les cultivateurs. Les syndicats agricoles, à leur tour, multiplieront les indications utiles aussi bien que les achats avantageux. Ces syndicats rendront de grands services en procurant aux agriculteurs la main-d’œuvre qui pourrait être disponible sur certains points, et en centralisant, tout à la fois, les demandes et les offres.


En résumé, la production d’origine animale doit suffire en ce moment aux exigences de la consommation, malgré les pertes déjà subies dans nos régions envahies, et en dépit des difficultés redoutables que présente la solution du problème de la main-d’œuvre.

Après avoir parlé ainsi du présent, il nous faut toutefois envisager l’avenir et nous préoccuper notamment des nécessités de la culture en vue de préparer la récolte de 1915.


LA SITUATION AGRICOLE ET LA FUTURE RÉCOLTE

A cette heure, la production agricole suffit, croyons-nous, aux besoins de la consommation, et l’approvisionnement général est assuré pendant neuf ou dix mois. Rien de plus heureux assurément, mais il est nécessaire de songer à un avenir plus éloigné. L’agriculture doit préparer et assurer longtemps à l’avance la récolte de l’année suivante. Que va-t-on faire, que pourra-t-on faire pour veiller à ce que la production de 1915 soit suffisante et pour épargner à la France une disette en 1916 ? Le problème est assez important pour qu’il soit indispensable de le poser nettement et de l’étudier.

Certes, le public est souvent mal informé quand il s’agit d’agriculture, mais personne n’ignore cependant qu’une terre ne produit qu’à la condition d’être « préparée, » d’avoir reçu des « façons culturales », et d’être ensemencée. Comment va-t-on précisément préparer le sol, le fumer, l’ameublir, l’ensemencer pour pouvoir récolter l’an prochain ? Il ne s’agit pas de besogne qu’on puisse ^différer sans risque de ruine, ou du moins sans grave péril. A la rigueur, les céréales d’automne peuvent être semées a la fin de l’hiver, mais c’est là un expédient déplorable. Le blé semé d’octobre à décembre est presque toujours meilleur que le froment semé en février et en mars. Les labours d’automne sont pour ainsi dire indispensables.

Remarquez-le, il ne s’agit pas d’une opération limitée à une faible surface. Pour le blé seul, il faut préparer six millions d’hectares, et le temps presse, car ces travaux devront commencer dans quinze jours, dans un mois au plus tard. Or, souvent la terre est encore couverte par des récoltes : récolte des pommes de terre, récolte des betteraves à sucre ou fourragères. C’est là un travail formidable, quand il ne reste dans les fermes que des femmes, des enfans ou des vieillards ! Bien mieux, les attelages font défaut. Beaucoup de chevaux ont été réquisitionnés, beaucoup de bœufs ont été vendus. — Il ne faut pas se le dissimuler, dans bien des cas, nos champs resteront en friche jusqu’au printemps. La vigne ne sera pas taillée et ne recevra pas les façons qui lui sont nécessaires. Mais nous avons cependant confiance dans l’invincible énergie de la population rurale. D’un bout à l’autre du territoire, on fera des efforts qui ressembleront à des miracles, et, de même que la jeunesse partie à la frontière se sera montrée vaillante, la famille gardienne du foyer se révélera forte, ingénieuse, obstinée. Notre vieux sol a produit des défenseurs : sous l’effort redoublé de ceux ou de celles qui restent, il produira encore des moissons.

A cet égard, la division de la propriété et de la culture faciliteront une tâche que rendrait presque impossible l’emploi de la main-d’œuvre salariée sur des grandes exploitations. Les désastres, à tout le moins, seront limités ou conjurés, et ce serait bien mal connaître le courage du paysan français, — comme celui de la paysanne française, — que d’annoncer la disette et de prévoir la stérilité de nos guérets délaissés.


D. ZOLLA.