La Prise de Constantinople par les Turcs en 1453

LA PRISE DE CONSTANTINOPLE PAR LES TURCS
EN 1453
D’APRÈS UN LIVRE RÉCENT

L’histoire se fait par les témoignages ; quand l’attestation écrite des contemporains s’anime par la vision directe des lieux, à peine défigurés par les siècles, où se sont dénouées les péripéties d’un des événemens capitaux de l’histoire humaine, il naît vraiment, de ce double témoignage, l’impression de cette « résurrection » dont a parlé Michelet : le récit s’illumine par l’aspect ; l’émotion jaillit de l’intensité de l’évocation. Cette émotion, nous l’avons éprouvée dernièrement en lisant, sur les vieux remparts de Constantinople, le livre récent de M. Gustave Schlumberger : Le siège, la prise et le sac de Constantinople par les Turcs en 1453 [1].

Du fond de la Corne d’Or jusqu’au château des Sept-Tours et à la Marmara, la vieille enceinte terrestre s’étend sans interruption sur près de sept kilomètres, et il n’est guère, dans cet incomparable décor du vieux Stamboul, d’excursion plus pittoresque et plus émouvante que d’en suivre les détours. Les Turcs, depuis la victoire, n’ont pas touché une pierre de la formidable muraille dont les assises remontent au Basileus Théodose II, et qui garde si fière allure, malgré les brèches et les lézardes qui racontent les scènes héroïques et terribles dont elle a été le théâtre. Témoins des temps passés, tours et remparts sont encore debout ; les hommes les ont respectés ; le temps seul a opéré ses lentes destructions. Stamboul n’a jamais rempli l’enceinte de l’ancienne Constantinople ; la ville, sous les Turcs, s’est étendue sur la rive Nord de la Corne d’Or et le long du Bosphore ; elle n’a pas eu besoin de faire éclater ses murailles historiques pour s’épandre dans la campagne ; les fossés se sont peu à peu comblés ; d’habiles jardiniers, dont beaucoup sont des Bulgares, y ont établi des cultures maraîchères ; salades, choux et tomates ont pacifiquement conquis les deux terrasses où se tenaient jadis les défenseurs de la cité impériale ; des ormes, des figuiers, des cyprès ont poussé parmi les pierres ; ici s’est installé un petit tekké de Derviches, là quelques tziganes se sont blottis au pied de la muraille ; les vautours et les hiboux en habitent les créneaux. Une chaussée pavée, contemporaine des empereurs, longe le pied des remparts, mais elle est si défoncée, si rugueuse, que les véhicules ont tracé des pistes nouvelles à côté de la route qu’aucun cantonnier ne répara jamais : c’est la Turquie. Des troupeaux de moutons et de chèvres trouvent leur vie le long des anciens fossés et parmi l’herbe des vastes nécropoles. Autour de la ville, surtout du côté de la Corne d’Or, le terrain vallonné où les Byzantins possédaient jadis des villas et des jardins de plaisance, est envahi par la poétique désolation des cimetières ; sous l’ombre épaisse des grands cyprès, le peuple innombrable des morts a pris possession d’immenses espaces ; les stèles musulmanes, fichées en terre, soit groupées, soit disséminées de-ci de-là dans un pittoresque désordre, semblent les pièces d’un indéfini jeu d’échecs ; les plus anciennes portent le turban national des vieux Osmanlis, les plus récentes sont affublées d’un fez peint en rouge qui les fait ressembler à des champignons vénéneux. Les pierres couchées des cimetières chrétiens ou juifs se pressent en masses serrées, comme un dallage de dominos gris. Toutes ces tombes racontent des siècles d’histoire morte, une succession de générations qui ont passé, improductives pour la civilisation, sans laisser d’autre trace de leur vie que ces témoins de leur mort. Près des portes principales, des fontaines avec des bassins abreuvent hommes et bêles ; quelques petits cafés turcs se cachent dans la poix des cimetières, à l’ombre des cyprès ; des chemins étroits et tortueux s’enfoncent dans la campagne, mais aucune grande route ne vient aboutir aux portes ; jamais les environs d’une ville de deux millions d’âmes ne furent moins animés, plus déserts ; la façade vivante de Constantinople est sur la mer.

Presque à mi-chemin entre les deux mers, une petite vallée où coule le ruisseau du Lycus sort de Constantinople et creuse une dépression de terrain très sensible ; le rempart descend et remonte suivant le mouvement du sol ; il se trouve ainsi, sur certains points, dominé d’assez près, et cette disposition offre à l’assaillant un avantage dont les Turcs profitèrent. Des deux côtés du vallon du Lycus, et surtout près de la porte Saint-Romain, le rempart éventré, les tours lézardées ou en ruines portent la trace visible des énormes boulets de l’artillerie du Sultan ; là s’ouvrent deux larges brèches. La plus importante est voisine de la porte Saint-Romain, que les Turcs appellent Top-Kapou, la porte du Canon, en souvenir de la monstrueuse bombarde que le transfuge Orban dressa en ce point pour battre le rempart. Ici, plus de murailles, les boulets les ont jetées has ; puis un cyclone d’hommes a passé, nivelant tout, faisant des trois remparts un glacis en pente rapide : ainsi apparaissent, dans les hautes montagnes, les endroits où le glissement séculaire d’un glacier et le ruissellement des eaux ont raboté et poli les aspérités de la roche. C’est ici qu’a passé le torrent des Janissaires lancés à l’assaut par l’ardente volonté d’un Sultan de vingt-cinq ans ; sur ces talus de ruines, l’herbe n’a pas repoussé ; on dirait que c’est hier que la foule hurlante des assaillans s’est ruée dans la ville de Constantin. Ici, luttant avec un égal héroïsme, sont tombés les derniers défenseurs de la brèche et les plus braves parmi les Janissaires ; ici Constantin XI, dernier empereur de Byzance, a trouvé une mort glorieuse au milieu de ses fidèles. Quelque chose a fini là qui fut très grand et qui n’a pas été remplacé : la majesté du nom romain.

Il faut monter sur cette brèche par la pente d’éboulis où s’entassèrent des monceaux de cadavres, pour imaginer la grandeur tragique du drame. Représentons-nous l’instant décisif où, après une superbe résistance, les derniers défenseurs grecs et latins succombent. Quelques-uns s’enfuient par la petite poterne, qui donne accès des remparts dans la ville et par où vient de s’éloigner Giustiniani blessé ; on s’écrase pour atteindre cette unique issue ; les Turcs s’y précipitent sur les pas des vaincus, les jettent à bas du rempart. Une immense clameur s’élève de la ville où les cloches des centaines d’églises et de monastères appellent, pour la dernière fois, à la prière les fidèles terrifiés... Au delà du vallon du Lycus, on voit la colline où s’élevaient le palais des Blachernes, dernière résidence des empereurs, et celui de Constantin Porphyrogénète, dont les restes imposans s’adossent au vieux rempart de Théodose [2]. Non loin, près de la porte d’Andrinople, au fond d’un repli de terrain, était le célèbre monastère de Chora où fut apportée, durant le siège, l’icône vénérée de la Vierge protectrice de la cité, que la tradition attribuait à saint Luc lui-même. La charmante petite église de ce monastère, toute brillante de mosaïques et de fresques, a survécu aux fureurs du vainqueur et aux tremblemens de terre ; c’est cette Kharié-Djami où un imâm en robe jaune safran explique aimablement aux étrangers les symboles chrétiens et les scènes évangéliques qui décorent sa mosquée. Le jour de l’assaut, un parti de Turcs découvrit une poterne abandonnée, juste en face du monastère, entra par là dans la ville, se rua sur le sanctuaire et détruisit la célèbre image, palladium de la cité gardée de Dieu.

En face de la brèche, se pressaient les bataillons turcs de réserve et se reformaient ceux qui avaient donné les premiers dans le terrible assaut ; plus loin, derrière les lourdes batteries, se dressait la tente du Sultan Mahomet II, et sans doute c’est là qu’on pouvait voir le jeune vainqueur, dirigeant les colonnes d’attaque, mettant partout l’ordre et la confiance, ces deux élémens essentiels de la victoire, ivre de joie en écoutant les acclamations de ses soldats vainqueurs, et en voyant flotter enfin sur les tours son étendard orné du croissant, à la place des bannières de pourpre de l’Empire. Moment solennel et tragique qui marque le recul de la chrétienté devant l’Islam et ouvre pour l’Europe la question d’Orient !

En face de la porte Saint-Romain, nous sommes resté longtemps, à l’ombre des grands cyprès funéraires, assis à un petit café où deux Turcs, sans parler, fumaient paisiblement leur narghilé. La tranquillité de ce lieu, tandis que l’imagination évoque l’affreux tumulte du 29 mai 1453, invite au recueillement et à la méditation. C’est là que nous avons lu les chapitres les plus dramatiques du livre de M. Gustave Schlumberger. Avant lui, il n’existait pas, en français, d’ouvrage spécial relatant, avec tous les détails et toutes les précisions que la critique historique permet d’accueillir comme authentiques, l’histoire de ce long siège. En anglais avait paru, en 1903, le livre de Sir Edwin Pears. M. Schlumberger rend à son devancier l’hommage qui lui revient et suit souvent son récit. Comme lui, il nous donne scrupuleusement, jour par jour, d’après les témoignages des assistans et des acteurs, le récit de cette grande tragédie ; les faits, discutés avec sobriété et précision, sans luxe d’érudition inutile, se pressent vers le dénouement fatal ; le livre est plein de vie, d’animation, de passion même : l’auteur est l’un des assiégés, il partage leurs angoisses, leurs espérances, leur désespoir. Mais, s’il ne cache pas ses sympathies particulières pour les vaincus, il ne dissimule ni les faiblesses ni les erreurs qui ont amené la chute de Byzance, et il rend hommage à la géniale obstination et au courage du vainqueur. Nous ne pouvons pas le suivre dans le récit des épisodes de la grande lutte ; cherchons du moins avec lui à dégager quelques faits dominans.


Les remparts de Constantinople méritent une place à part Dans l’histoire de la civilisation humaine. Les vagues successives de la Barbarie du Nord et du Midi sont venues s’y briser ; les Avares en 625, les Arabes en 654, 661 et 716, les Bulgares en 1014, et combien d’autres encore, se sont vainement acharnés sur ces murs ; leur élan s’y est arrêté. De là partaient les Empereurs pour reprendre, après chaque assaut, leur œuvre patiente d’assimilation et de civilisation-par les armes, par le christianisme et l’hellénisme ; la Porte Dorée voyait le retour de leurs cortèges triomphaux qui s’en allaient vers Sainte-Sophie pour de solennelles actions de grâces en l’honneur du Basileus vainqueur de la Barbarie. Ces remparts, élevés par Théodose II pour remplacer l’enceinte de Constantin, devenue trop étroite, étaient un chef-d’œuvre de l’architecture militaire du moyen âge ; ils constituaient pour une armée dépourvue d’armes à feu, une barrière formidable. L’assaillant se trouvait d’abord en présence d’un fossé continu profond de vingt mètres et rempli d’eau, précédé lui-même d’un mur extérieur de trois mètres de hauteur ; au delà du fossé, s’étageaient trois remparts successifs ; le premier, le moins élevé, surplombait directement le fossé ; le second, crénelé, était haut de sept mètres et dominé par des tours de seize mètres ; le troisième, la muraille intérieure, avait vingt-deux mètres de hauteur ; de la Marmara à la Corne d’Or, vingt-sept tours le renforçaient. Un espace large de cinq mètres séparait l’enceinte intérieure de l’enceinte médiane, les historiens du siège l’appellent péribole intérieur ; là se tenaient les défenseurs et étaient placées les machines, les armes de jet, là furent mis en batterie les trop faibles canons que possédaient les Byzantins. Entre la muraille externe et la muraille médiane s’étendait un autre péribole, dit extérieur, qui constituait une première ligne de défense. En haut des tours et du rempart intérieur se tenaient seulement les archers et arbalétriers. Du rempart, on ne pouvait descendre dans la ville que par d’étroites poternes qui, pendant le combat, étaient verrouillées ; donc, pas de retraite pour les défenseurs, il fallait vaincre ou mourir. Pendant un assaut, on ne pouvait se battre que sur la muraille et dans les périboles ; dans un espace si resserré, le nombre était moins important que la valeur individuelle des soldats. Constantinople aurait peut-être, longtemps encore, bravé les fureurs des assaillans, si le Sultan n’avait réuni contre elle la plus formidable artillerie qui eût jusqu’alors fait son apparition dans l’histoire.

Un Hongrois nommé Orban [3], passé maître dans l’art de fondre les gros canons, avait mis ses talens au service du Basileus ; mais Constantin était pauvre, et surtout il était servi par de malhonnêtes fonctionnaires, qui détournèrent à leur profit une partie du traitement alloué à l’ingénieur hongrois, de même qu’ils gardèrent pour eux l’argent destiné à réparer les murailles ; Orban, mécontent, alla offrir ses services à Mahomet II qui lui donna plus d’or qu’il n’en souhaitait, pourvu qu’il lui assurât la supériorité en artillerie. Il fondit à Andrinople une pièce en bronze de dimensions colossales ; elle avait, dit-on, trois pieds de diamètre ; il fallut deux mois, des centaines de bœufs et une armée d’ouvriers, terrassiers, charpentiers pour la traîner jusqu’au pied des remparts de Constantinople et pour l’installer en face de l’un des points faibles du rempart ; elle ne pouvait tirer que sept fois par jour et une fois la nuit ; après chaque coup, on la couvrait d’épaisses étoffes de laine et on versait dans l’âme des flots d’huile ; elle lançait des boulets de marbre noir, très dur, qui pesaient 1 200 livres. Cette pièce formidable finit par éclater en tuant son constructeur, mais elle fut remplacée, et d’ailleurs elle n’était pas seule ; le Sultan avait au moins trois très gros canons appuyés par toute une artillerie moyenne et petite. Mahomet II semble avoir été lui-même un artilleur habile, c’est lui qui choisit l’emplacement des batteries et veilla à leur installation. L’effet fut formidable ; chaque coup abattait des pans entiers détours ou de murailles ; ce sont les canons qui ont ouvert les trois larges brèches par où les assaillans s’emparèrent de la ville. L’effet moral fut peut-être plus désastreux encore ; ces formidables détonations, cet écroulement irréparable du rempart consternèrent les imaginations : la catastrophe approchait ; Dieu et la Panagia abandonnaient la cité. Pourtant les braves qui combattaient autour de Constantin et des capitaines génois et vénitiens ne perdirent pas courage : avec des troncs d’arbres, des balles de laine, des tonneaux remplis de terre, ils édifièrent des remparts de fortune derrière lesquels ils luttèrent pied à pied. La supériorité de l’artillerie turque, voilà, militairement parlant, la cause de la chute de Constantinople.

Il en est une seconde, bien connue, qu’il suffira de rappeler : c’est le transport, par-dessus la colline de Péra, d’une partie de la flotte turque jusqu’au fond de la Corne d’Or. Les Génois et les Vénitiens, qui combattaient avec les Grecs, étaient maîtres de la mer. Non seulement leur flotte était à l’abri dans la Corne d’Or, protégée par la chaîne qui fermait le port entre la Pointe du Sérail et Galata, mais leurs gros navires à voiles possédaient une supériorité absolue sur les petits bateaux et les galères du Sultan. Le 20 avril, quatre bâtimens génois qui arrivaient d’Italie au secours de la ville assiégée, tinrent tête, plusieurs heures durant, à l’effort acharné des centaines de bateaux de l’amiral Baltoglou et finalement pénétrèrent dans la Corne d’Or, non sans infliger aux Turcs des pertes sensibles. Le Sultan, exaspéré de cet échec, chercha l’occasion d’une revanche. Tous les efforts pour briser la lourde chaîne qui fermait le port ayant échoué, il résolut de tourner la difficulté en transportant des bateaux par-dessus la colline abrupte de Péra pour les faire descendre dans la Corne d’Or. L’opération, qui a étonné les contemporains et consterné les Byzantins, n’était pas sans précédens : déjà le « khagan » des Avares, lors du siège de 625, l’avait exécutée. Quatorze ans avant le grand siège, les Vénitiens avaient ainsi fait passer une escadre de l’Adige dans le lac de Garde, et l’archevêque Léonard de Chio, l’un des chroniqueurs du siège, nous dit que ce fut le même ingénieur vénitien qui dirigea les travaux pour le Sultan Mahomet II. L’opération est moins prodigieuse qu’elle n’en a l’air. Les bateaux turcs étaient des bâtimens légers appelés « fustes, » sortes de grandes barques à rames, qu’il ne fut pas très difficile de tirer hors de l’eau, d’installer dans une sorte de forme en bois et de faire glisser, à grand renfort de bœufs et de bras d’hommes, sur un plancher graissé recouvrant le sol et formant une sorte de chemin artificiel. Ce qui est étonnant, c’est la célérité et l’ordre avec lesquels l’opération fut conduite, sous les yeux du Sultan lui-même. A l’aube du 22 avril, les Génois de Galata et les Grecs, du haut de leurs remparts, purent voir avec stupeur soixante-dix navires turcs grimper la côte abrupte, au son des fifres et des tambours, redescendre l’autre pente et flotter dans la Corne d’Or. Cette manœuvre audacieuse obligea les Grecs à garnir de défenseurs le rempart du côté de la Corne d’Or et à tenir au complet les équipages des navires. Toutefois, cette grave complication ne leur enleva pas la supériorité navale ; les navires turcs restèrent dans la Corne d’Or sans oser attaquer les gros bateaux génois et vénitiens. Ceux-ci gardèrent si bien la maîtrise de la mer qu’au moment où la ville fut prise, ils purent mettre à la voile et s’en aller sans être inquiétés. Il est certain que si Constantin XI eût été un lâche, il aurait pu facilement s’enfuir par mer et éviter son tragique destin.

Les deux adversaires, dans ce grand duel de deux civilisations et de deux races, furent vraiment dignes l’un de l’autre. Celui qui allait porter dans l’histoire le titre de « Sultan Fatih » n’avait que vingt-cinq ans. Depuis son avènement, une pensée unique occupait son esprit : Constantinople. Toutes les facultés de son intelligence, toutes les énergies de son être, étaient tendues vers ce but suprême. M. Schlumberger nous montre bien comment il avait patiemment préparé, par une campagne diplomatique très habile et par un intense entraînement militaire, la redoutable entreprise où il voulait immortaliser son nom. Le Prophète avait dit que le plus grand prince de l’Islam serait celui qui prendrait Constantinople ; il voulut être celui-là : un Turc réussirait là où les Arabes avaient échoué. Toutes les chances de succès que la prévoyance la plus active peut assurer à un souverain, Mahomet II les mit de son côté avant de dresser ses batteries devant les murs théodosiens. Dans l’exécution, il se révéla général habile ; admirable entraîneur d’hommes, il exigea de ses troupes l’ordre et la discipline ; en artillerie, il fut un novateur ; l’assaut final fut préparé et dirigé avec une science et une énergie dignes d’un grand capitaine.

Le dernier héritier des Césars ne se montra pas indigne de la grande lignée qui allait se terminer avec lui. Il déploya, pour conjurer le danger, une noble activité, cherchant des alliances, conjurant les princes de la Chrétienté de ne pas laisser périr son trône et sa ville. Pendant le siège, il fut royalement brave, toujours le premier aux remparts, courant sans cesse, sur sa jument arabe, partout où sa présence pouvait ranimer les courages ; il fit preuve de fermeté, de tact politique et d’esprit d’organisation. Pas un instant, il ne s’abandonna lui-même. Il eut, jusqu’au degré héroïque, la vertu d’espérance ; il aurait pu fuir, il aurait pu obtenir, après l’échec des premiers assauts turcs, une capitulation honorable que son ennemi lui offrait ; il préféra la lutte jusqu’à la mort. Un prince a toujours, dans une pareille extrémité, des conseillers pusillanimes qui savent lui démontrer que le parti le plus prudent est aussi le plus sage ; l’auteur anonyme de la Chronique moscovite, qui fut sans doute un témoin oculaire du siège, nous raconte que, dans l’entourage du Basileus, on lui remontrait que l’intérêt même de son empire était qu’il s’embarquât sur les galères génoises et qu’il allât chercher le secours de son frère le despote de Morée, des Albanais et de leur terrible Scanderbeg, de Jean Hunyad, du Pape et des princes chrétiens. L’empereur, dit la chronique, écouta en silence ses conseillers et leur fit cette réponse : « Votre conseil est excellent. Je vous en remercie. Je sais combien la démarche que vous me proposez d’accomplir pourrait être utile à notre cause, puisque, ainsi que vous le dites fort bien, tout peut arriver, mais jamais je ne me déciderai à abandonner dans une telle infortune mon clergé, les saintes églises de la capitale, mon trône et mon peuple. Que dirait de moi l’univers ? Je vous supplie, au contraire, de me demander de ne pas vous abandonner. Oui, je désire mourir ici avec vous tous [4]. » Quand il ne resta plus à sauver que l’honneur du nom chrétien et du nom romain, Constantin tira son épée et se fit tuer en combattant sur la brèche de la porte Saint-Romain. En vérité, le dernier des Césars n’inspire pas seulement la pitié, mais aussi l’admiration : c’est une belle figure de l’histoire.

Chez l’empereur Paléologue, la volonté de ne pas périr fut égale à l’ardeur de vaincre qui animait son adversaire, mais les moyens d’action n’étaient pas égaux. Le sultan commandait une armée d’au moins 150 000 hommes, dont 12 000 Janissaires. Les Janissaires étaient alors la plus redoutable troupe organisée qu’il y eût en Europe. C’étaient des soldats de métier, enfans chrétiens dérobés ou livrés en tribut par les peuples vaincus et convertis à l’Islam ; sans famille, sans patrie, ils ne connaissaient que le Sultan et la Foi ; ils étaient constamment entraînés à la guerre et leurs imâms entretenaient chez eux le fanatisme musulman.

L’armée du Sultan n’était donc pas composée uniquement de soldats de race turque ; outre les Janissaires, Mahomet II commandait aux contingens des princes et des peuples chrétiens, sujets ou vassaux de l’empire : c’étaient environ 30 000 hommes. Beaucoup parmi les plus habiles conseillers de Mahomet II étaient chrétiens ou renégats. Zagan-pacha, le plus ardent de ses lieutenans, était un Albanais renégat ; son amiral, Baltoglou, un Bulgare renégat ; Orban, le fondeur des grosses bombardes, un transfuge hongrois ; les sapeurs qu’il chargea de creuser des mines sous les remparts ennemis étaient des Serbes ; chrétien aussi l’ingénieur qui fit passer les vaisseaux par-dessus les collines. L’intérêt ou la nécessité avait amené ces hommes dans le camp turc. Il ne faut pas se représenter les Turcs comme tout à fait étrangers aux Grecs ou aux autres peuples chrétiens du Balkan ; des mariages avaient uni les maisons régnantes, des princes fugitifs avaient trouvé asile dans les cours rivales. Un prince turc nommé Orkhan combattit en brave sur les remparts de Constantinople. Déjà, au XIIIe siècle, Isaac Comnène avait passé une partie de sa vie à la cour du Sultan d’Iconium ; son fils aîné, frère du fameux Andronic II, avait épousé la fille d’un émir musulman. Au XIVe siècle, pour la première fois, on vit un prince byzantin, Cantacuzène, marier sa fille Théodora au Sultan turc de Nicée, Orkhan. On vit même un fils du Sultan Bajazet, laissé en otage à Constantinople, y devenir l’ami du prince Jean, le futur Jean VIII, se convertir spontanément et mourir chrétien en 1418. Depuis 1390, les Turcs étaient déjà si nombreux à Constantinople que le Basileus leur avait accordé une mosquée et un cadi. Les Turcs avaient adopté certaines coutumes ou mœurs de la civilisation grecque, et réciproquement ; il y avait eu même des projets d’alliance politique ; les Grecs de Byzance, surtout depuis qu’ils avaient perdu leurs provinces d’Europe et d’Afrique, étaient devenus des Orientaux : n’eût été la religion, ils se fussent trouvés, sans doute, moins loin de Mahomet et de ses Turcs que des « Francs » de l’Occident et de leur Pape.

L’étude des rapports de l’empire byzantin avec la catholicité occidentale jette une vive lumière sur les derniers jours de Byzance. La ville des Césars, dans les deux derniers siècles de son histoire, est redevenue, comme au temps de Constantin, une cité gréco-latine. Même après la chute de l’empire latin fondé par les Croisés en 1204, l’influence de l’Occident méditerranéen alla grandissant. En Occident était la force militaire. Les Génois et les Vénitiens se partageaient le commerce de la Méditerranée orientale ; leur mercantilisme avait dénaturé l’esprit de croisade ; ils avaient des colonies dans tous les ports du Levant. La chrétienté d’Occident, au XIIIe et au XIVe siècle, développait les principes de vie que le catholicisme latin avait déposés en elle ; une civilisation originale, dans tout l’éclat de sa forte jeunesse, s’y épanouissait et faisait resplendir les lettres et les arts. L’Orient, au contraire, séparé par le schisme de cette grande source de vie et de progrès, se repliait sur lui-même, s’étiolait dans un particularisme étroit, s’enfermait dans une civilisation figée et hiératique. Les plus intelligens des empereurs de Byzance avaient compris la nécessité de rajeunir le Byzantinisme ; plusieurs d’entre eux épousèrent des princesses latines ; ils favorisèrent le développement de la colonie génoise de Galata. « Sous le règne de l’empereur Manuel, aimé de Dieu, écrit Guillaume de Tyr, le peuple latin avait trouvé auprès de lui le juste prix de sa fidélité et de sa valeur. L’empereur dédaignait ses petits Grecs comme des hommes mous et efféminés et, ayant lui-même de la grandeur d’âme et une bravoure incomparable, il ne confiait qu’aux Latins le soin de ses plus grandes affaires, comptant avec juste raison sur leur dévouement et leur vigueur. Comme ils étaient fort bien traités par lui et qu’il ne cessait de leur prodiguer les témoignages de son extrême libéralité, nobles et roturiers accouraient de tous les coins du monde vers celui qui se montrait leur plus grand bienfaiteur [5]. »

Ce Manuel Comnène avait fait épouser à son fils Alexis une sœur de Philippe-Auguste, Agnès de France, qui fut impératrice sous le nom d’Anne. Plus tard, une Anne de Savoie, mariée à un Paléologue, contribua beaucoup à la décadence finale de l’empire et au progrès des Turcs en Europe [6]. Manuel II vint à Paris au temps de Charles VI, en l’année 1400 ; ses deux fils Jean VIII et Constantin, qui furent les deux derniers empereurs de Byzance, épousèrent des princesses latines.

Mais le peuple et le clergé de Constantinople ne comprirent jamais cette politique des empereurs ; le peuple détestait dans le latinisme le souvenir de l’assaut et du pillage du 12 avril 1204, il méprisait les « Barbares » d’Occident et les « idolâtres » de Rome et se croyait seul dépositaire de la foi et de la civilisation. A plusieurs reprises, de sanglantes émeutes, encouragées par le clergé ou conduites par quelques ambitieux qui exploitaient les passions de la foule, éclatèrent contre les Latins. Ce fut bien pire quand Jean VIII Paléologue, en 1439, vint au concile de Florence, accompagné du patriarche Joseph et suivi du somptueux cortège que Benozzo Cozzoli a représenté dans la charmante fresque du Palais Riccardi, et proclama l’union des deux Églises. Au mois de décembre 1452, tandis que l’empereur Constantin XI faisait célébrer à Sainte-Sophie une fête solennelle, en l’honneur de la fin du Grand Schisme, où le Cardinal Isidore, légat du Pape, et le Patriarche Grégoire, officièrent en commun en présence du Basileus et de sa cour, la foule, hors de l’église, excitée par l’agitateur Gennadios, par les moines et le bas-clergé, ne cessait de crier : « Mort aux Azimites et à leur idolâtrie ! » Le parti antiromain trouvait de hauts appuis parmi les premiers personnages de l’empire. Qu’avaient besoin les fils dévots de la toute-puissante Panagia du secours du Pape et des Latins ? Les reliques des Saints, les icônes très vénérées, gardiennes, depuis si longtemps, de la cité, suffiraient à la protéger. Jusque sous le feu des canons turcs, une partie des Grecs préférait le Sultan au Pape. Le grand-duc Notaras, le premier personnage de la cour après l’empereur, ne se gênait pas pour déclarer qu’il aimait mieux voir dans Constantinople le turban du Sultan plutôt que la mitre romaine. La grande majorité des Grecs avait cessé, depuis la cérémonie de décembre, de fréquenter Sainte-Sophie, qu’ils regardaient comme souillée par l’idolâtrie romaine, et ceux-là même qui, par politique, acceptaient l’Union, ne le faisaient qu’à contre-cœur, dans l’espoir d’obtenir l’alliance des princes catholiques. Même aux momens les plus tragiques du grand siège, une sourde mésintelligence ne cessa de se manifester entre Grecs et Latins.

Les malheureux Byzantins avaient cependant grand besoin de l’aide des Latins. Dans l’immense cité, bien dépeuplée il est vrai, le Basileus n’avait pu réunir que 4 973 combattans grecs. C’est le chiffre singulièrement précis donné par l’historien Prantzès, l’ami et le meilleur serviteur du Basileus, qui fut lui-même chargé de ce douloureux recensement. Durant le siège, les premiers rôles furent tenus par des capitaines génois et vénitiens et les postes les plus difficiles confiés aux 3 000 braves soldats italiens qu’ils commandaient. Le Génois Jean Giustiniani, condottiere de grand renom, arrivé à la veille du siège avec deux vaisseaux, trois cents marins et quatre cents soldats munis de côtes de mailles, accepta de combattre « pour l’honneur de Dieu et celui de toute la Chrétienté » et de défendre la partie la plus exposée du rempart, près de la porte Saint-Romain. Le Basileus lui donna le commandement supérieur de toutes les troupes. Il fut le héros du siège et sa chute, pendant l’assaut final, fut le signal de la chute de la place. La cardinal Isidore lui-même commandait une portion du rempart. Les Italiens étaient en tout 3 000. Malheureusement, la concorde ne régnait pas entre eux : Vénitiens et Génois, rivaux pour le commerce, se détestaient. Tous firent vaillamment leur devoir, mais enfin, cas étrangers combattaient pour leurs intérêts, non pas pro arts et focis. Le brave Giustiniani lui-même, lorsqu’il tomba grièvement blessé, songea à son salut et, malgré les supplications de Constantin, il se fit ouvrir une poterne qui donnait accès dans la ville et se fit porter à bord de son vaisseau ; cette issue ouverte fut une tentation fatale pour les combattans épuisés et débordés ; ils s’y précipitèrent, et tout fut perdu.

Les Génois de Galata se considéraient comme formant une colonie indépendante ; ils cherchèrent à garder la neutralité, négociant avec le Sultan, l’assurant de leur bon vouloir et sollicitant sa protection. Quand les vaisseaux turcs furent transportés par voie de terre dans la Corne d’Or, au pied même des remparts de leur cité, ils auraient pu gêner beaucoup, empêcher même l’opération ; ils se gardèrent bien de le faire. Ces marchands avisés auraient bien voulu sauver la ville, car ils prévoyaient que, Constantinople prise, leur indépendance serait compromise, mais la peur des représailles turques les retenait : entre ces deux périls, en gens de mer qu’ils étaient, ils louvoyèrent. Le Sultan, de son côté, les ménageait ; l’hostilité déclarée de Galata aurait pu contrarier les opérations du siège et provoquer l’intervention d’une flotte génoise, portant des troupes du duc de Milan ; mieux valait temporiser ; par intimidation et diplomatie, Mahomet II obtint la neutralité, peut-être bienveillante, du podestat de Galata [7]. Après la victoire, le sultan exigea la démolition des remparts et la remise des armes, mais il confirma, par de nouvelles capitulations, les privilèges des Génois, leur accorda le droit de commercer dans tout l’Empire, et de conserver les coutumes et privilèges qu’ils tenaient des Basileis, à l’exception du droit de sonner les cloches. Les Génois, dans cette terrible aventure, furent avant tout commerçans.

Aucun grand Etat chrétien ne secourut la ville assiégée. Jean Hunyad, qui avait signé en 1451 un armistice avec le Sultan, lui fit savoir, quelques jours après le commencement du siège, qu’il avait résigné ses pouvoirs de régent du royaume de Hongrie entre les mains du jeune roi Vladistlav, et que, désirant donner au nouveau prince sa pleine liberté d’action, leurs engagemens réciproques se trouvaient annulés. C’était une menace, pour prix de laquelle il demanda au Basileus la cession de la ville de Mesembrya ; mais la menace ne fut pas suivie d’effet. Le 20 mai cependant, une ambassade venue pour annoncer au Sultan l’avènement du nouveau Roi insista auprès de lui pour qu’il levât le siège, ajoutant que, s’il ne le faisait pas, les Hongrois seraient obligés d’intervenir. Trois jours après, la ville était prise ! Le roi d’Aragon, qui, par avance, réclamait l’île de Lemnos, n’expédia aucun secours. Le despote de Serbie, Georges Brancovitch, envoya au Sultan une ambassade pour le rassurer sur ses intentions. La flotte vénitienne tarda à se montrer dans les parages de l’Archipel ; il fallut toutes les instances et les subsides du Pape pour la décider à faire voile ; vingt ou trente navires sous les ordres de Messire Jacques Loredan étaient arrivés à Chio, où, depuis un mois, ils attendaient des vents favorables, quand la nouvelle du désastre leur parvint. Ce secours aurait sauvé Constantinople. Malgré son immense supériorité numérique, l’armée du Sultan désespéra plusieurs fois du succès. Avant l’assaut final, le grand-vizir Khalil Pacha, qui avait toujours été opposé à la guerre, conseilla de lever le siège. Il montrait avec insistance les Hongrois, les Vénitiens menaçans. Il est très probable que, si un secours de quelque importance fût venu renforcer les assiégés, la ville eût réussi, cette fois encore, à repousser les assaillans.

Aucun secours ne parut, et la ville succomba. Le dernier chapitre de M. Schlumberger décrit dramatiquement le massacre et le pillage qui suivirent. A cette époque, dans toute l’Europe, le cri de « Ville gagnée l’ « annonçait toujours un pillage, souvent un massacre. Avant l’assaut, le Sultan avait promis à ses soldats trois jours de pillage ; tout ce que contenait la cité impériale, hommes, femmes, enfans, richesses devrait être le butin des vainqueurs. Cette promesse fut accueillie, dans le camp turc, par d’immenses acclamations. L’archevêque Léonard de Chio, qui les entendit, en demeurait terrifié : « Oh ! si vous eussiez entendu comme nous leurs cris incessans, dit-il dans sa relation, en vérité, vous vous seriez émerveillés ! » Après un aussi long siège et si difficile, la fureur des assaillans, qui avaient subi de très grandes pertes, s’était exaspérée, d’autant plus que d’imprudens Grecs, assurément de ceux qui avaient soin de se tenir le plus loin du combat, leur lançaient du haut du rempart des injures et des invectives. Il n’est donc pas étonnant que l’entrée des vainqueurs ait été ensanglantée par des massacres, d’autant plus qu’à côté des troupes régulières, l’armée du Sultan comptait des corps nombreux de Bachi-Bozouks.

On tua surtout les vieillards, qui n’avaient pas de valeur marchande, et on réserva pour l’esclavage les plus jeunes. Ce qui est remarquable, c’est l’ordre relatif que la volonté du Sultan et des chefs turcs parvint à faire régner dans un tel tumulte. Les Turcs furent définitivement maîtres de la ville le 29 mai entre neuf et dix heures du matin, et, à midi, constate M. Schlumberger, un ordre du Sultan, répété par ses crieurs, arrêta le massacre. Le pillage promis se lit aussi avec un certain ordre. Les maisons déjà occupées par des soldats turcs étaient signalées par une petite banderole qui indiquait aux autres qu’ils eussent à se pourvoir ailleurs de butin. Les marins abandonnèrent leurs bateaux pour prendre part au pillage, ce qui permit aux navires chrétiens qui étaient dans le port, chargés de richesses et de fugitifs, de s’éloigner sans combat. Après trois jours, tout rentra dans l’ordre, le yassak turc fut obéi. Le Sultan Fatih fit son entrée dans sa nouvelle capitale à la tête de bataillons parfaitement ordonnés et disciplinés. Il se rendit droit à Sainte-Sophie, monta sur l’autel et, tourné du côté de La Mecque, il fit sa première prière, tandis qu’un imâm, du haut de la chaire, récitait la confession de foi sunnite. Depuis cette heure, l’église de Constantin, le temple de la Divine Sagesse, est une mosquée.

Trois jours durant, la ville immense fut livrée au pillage ; soixante mille prisonniers furent vendus ou attribués comme esclaves aux vainqueurs. La soldatesque assouvit sa luxure non seulement sur les femmes et les jeunes filles des meilleures familles de Byzance, mais aussi sur les adolescens et les enfans ; les chefs donnaient l’exemple : les fils du grand-duc Notaras, celui de l’historien Phrantzès, payèrent de leur tête le crime de préférer la mort au déshonneur. Les immenses richesses d’art entassées depuis des siècles dans la ville des Césars furent dispersées, perdues, gaspillées ; les bibliothèques, qui renfermaient sans doute le trésor de la sagesse et de l’art antiques, furent anéanties, ainsi que les merveilleuses enluminures des manuscrits sacrés. « Ce fut, dit M. Schlumberger, un indescriptible appauvrissement pour l’intelligence humaine. » Sur les incomparables mosaïques, sur les splendides fresques des églises, l’Islam étendit le suaire de ses chaux blanches. Et c’en fut fini de la civilisation byzantine qui avait jeté, à certaines époques, un si vif éclat et qui avait prolongé jusqu’aux temps modernes la grande ombre de l’Empire romain.

Le Sultan était trop intelligent pour ne pas comprendre quelle perte le pillage de tant de trésors était pour lui-même et pour la grandeur turque. Dès son entrée à Sainte-Sophie, la légende veut qu’il ait frappé de son cimeterre un soldat qui brisait le dallage de marbre de ce « monument des infidèles. » Sa volonté rétablit l’ordre ; il donna au patriarche grec l’investiture religieuse et civile avec juridiction sur tous les chrétiens de son Empire ; et ainsi fut créé un statut légal pour les chrétiens survivans.

L’historien Cantemir nous raconte que le Sultan Mahomet, entrant en vainqueur dans le magnifique palais des Blachernes, saccagé par sa propre armée, se sentit pénétré de tristesse et se prit à réciter des vers persans sur ce thème éternellement dramatique des vicissitudes humaines : « Aujourd’hui l’araignée est devenue la gardienne du palais des empereurs et a tissé sa toile devant sa porte : le hibou fait retentir les échos des tombes royales d’Efrasaïb de son chant lugubre. » Le Grec Critobule, de son côté, prêtant ses propres pensées au jeune vainqueur contemplant sa conquête, lui fait dire avec des larmes : « Quelle ville avons-nous livrée à la dévastation ! » On ne peut se défendre de pareils sentimens en contemplant les ruine de ces murs orgueilleux qui, pendant tant de siècles, ont bravé tous les assauts de la « Barbarie » et où poussent aujourd’hui les cyprès et les myrtes. Dans l’enceinte de ces murailles, au jour où les Turcs entrèrent pour l’immense destruction, vivait un empereur magnifique, une bureaucratie exacte et savante, de hauts dignitaires et des fonctionnaires qui se disputaient des insignes, des décorations, des faveurs, tout un clergé de prêtres et de moines zélés, subtils flaireurs d’hérésie, acharnés ennemis de « l’idolâtrie » papiste. Tout cela fut anéanti en un jour. Devant ces ruines de la cité rayonnante, comme parmi les pierres de l’Acropole ou du Colysée, on se prend à répéter les vers d’Homère que, devant les ruines de Carthage vaincue, l’historien Polybe surprit sur les lèvres de Scipion Emilien : « Un jour aussi verra tomber Troie, la cité sainte, et Priam et son peuple invincible. »


RENÉ PINON.

  1. 1 vol. in-8 ; Plon.
  2. Cette belle ruine est appelée Tekfour-Seraï.
  3. Orban, Orbain ou Urbani ; il était Hongrois ou Valaque.
  4. Schlumberger, p. 188.
  5. Voyez les très intéressantes Figures byzantines de M. Diehl ; 2e série, p. 111 (1 vol. in-16 ; Colin).
  6. Ibid., p. 243.
  7. V. Schlumberger, p. 173 : mais il faut se méfier, quand il s’agit des Génois, des informations de source vénitienne.