La Princesse des airs : Au pays des Bouddhas
A.-L. Guyot (4p. 83-114).

CHAPITRE IV

sous la yourte



Lentement, la caravane s’était remise en marche dans la nuit.

On avançait, l’arme au bras, le doigt sur la gâchette, dans la crainte de quelque nouvelle attaque, avec cette défiance dont un explorateur ne doit jamais se départir en pays inconnu.

Sous leur apparente tranquillité, les voyageurs étaient en proie à une anxiété poignante.

Ces Kalmoucks, vers lesquels ils se dirigeaient, étaient-ils des adversaires ou des alliés ?

Chady-Nouka était-il un traître ?

Telles étaient les questions qu’ils se posaient à eux-mêmes, sans oser les émettre à haute voix pour ne pas augmenter le découragement général.

Cependant M. Bouldu, moins réservé que ses compagnons, ne put s’empêcher de s’écrier :

— Je serais curieux de savoir ce qu’est devenu notre guide au nez camard, et où se trouvent les secours qu’il devait nous amener.

— Je crois que le voici, dit Yvon, qui avait l’ouïe excessivement fine.

Tout le monde prêta l’oreille. Et l’on distingua bientôt, à peu de distance, le galop lourd d’un yack. À la lueur de la lune, les explorateurs reconnurent la silhouette efflanquée du Kalmouck, qui pressait sa monture de toutes ses forces, avec des gestes d’affolement et des exclamations de désespoir.

Il était seul.

Quand il se fut approché, personne ne put s’empêcher de rire à l’aspect de sa physionomie bouleversée, où la crainte et la désolation se mêlaient en une grimace inénarrable.

À la vue de la caravane, il poussa des cris de joie, compta sur ses longs doigts osseux pour voir si personne ne manquait à l’appel, et ses gestes et son maintien avaient une expression de vérité et d’émotion telle, que personne n’eut même l’idée de soupçonner sa bonne foi.

— Vous revenez seul ? lui demanda doucement le docteur Rabican.

On s’expliqua.

Le campement où s’était présenté Chady-Nouka appartenait à un « aoul » des Kirghiz-Kaïssak de la Grande Horde, précisément les ennemis de ceux qui venaient d’attaquer la caravane.

Le Kalmouck n’avait eu aucune peine à leur faire prendre les armes. Mais, au moment où ils se mettaient en route, le feu d’artifice avait éclaté.

De ce moment, chacun était rentré sous sa tente, et les darns ou sorciers avaient défendu à tout le monde de sortir, en disant que les Européens étaient la proie des mauvais esprits et que tous ceux qui auraient la témérité de les défendre, deviendraient, comme eux, la proie des serpents de feu.

Quoiqu’il ne fût pas éloigné de partager cette opinion, Chady-Nouka avait essayé de les entraîner quand même. Voyant l’inutilité de ses efforts, il revenait bravement mourir à côté de ses maîtres.

— Tu es dévoué, tu seras récompensé, dit gravement le docteur, mais apprends la vérité à tes amis, les Kirghiz-Kaïssak. Dis-leur que le Bouddha s’est ému de colère contre ceux qui, au mépris des lois de l’hospitalité, essayaient de nous mettre à mort. Il les a livrés au mauvais esprit. Va voir l’endroit où ils nous ont attaqués ; il est jonché de leurs cadavres.

Ces paroles parurent faire une grande impression sur Chady-Nouka.

Il demanda la permission d’aller au campement – dont la caravane ne se trouvait plus guère éloignée que d’une centaine de mètres prévenir les Kirghiz-Kaïssak de l’arrivée des hôtes quasi célestes qui leur étaient envoyés par le Bouddha.

Le docteur Rabican avait parlé à tout hasard du Bouddha ; il ignorait la véritable croyance des Kaïssak, qui sont à la fois Bouddhistes et Manichéens, mais surtout superstitieux.

La communication n’en fit pas moins d’effet.

Les membres de la caravane furent reçus avec le plus grand respect, et, quand ils eurent dressé leurs tentes et allumé leur feu, les Kirghiz leur apportèrent deux moutons, trois seaux de cuir remplis de koumis et une gourde d’araka.

En signe de distinction, le khan leur fit aussi envoyer un pain rassis, une brique de thé et une grande assiette d’étain pleine de miel sauvage.

Le docteur Rabican remit au lendemain ses remerciements et sa visite au chef du campement. Sitôt que le repas fut terminé, que les blessures eurent été sommairement pansées, chacun se roula dans sa couverture de feutre et ne tarda pas à s’endormir sous la garde de Chady-Nouka et de Van der Schoppen.

Le lendemain, le docteur Rabican et ses amis se rendirent à la yourte du khan.

Cette yourte, la plus magnifique de toutes, était de drap écarlate doublé de soie.

Celles des principaux chefs étaient de feutre blanc ; celles de Kaïssak, d’une condition moindre, de feutre gris.

Enfin, les plus pauvres étaient logés dans des huttes de gazon, d’écorce d’arbre et de roseaux tressés.

Bien qu’il fût encore de très bonne heure, les Kaïssak s’étaient rendus sur le champ de bataille de la veille et avaient dépouillé les morts et rapporté triomphalement les corps d’une dizaine de yacks.

Le docteur Rabican reconnut, sur un des coffres qui servaient de sièges dans l’intérieur de la tente, un poignard qu’il se souvenait avoir vu à la ceinture de Philip Myrtall.

Chady-Nouka servit d’interprète au cours de l’entretien qui eut lieu entre le docteur Rabican et le chef des nomades, un maigre vieillard à la face rasée, aux lèvres minces, au sourire astucieux, que l’on nommait Tadji.

En apparence, le khan se montra plein de cordialité et, quand le docteur eut expliqué qu’à cause de la maladie de sa femme et de sa fille, il serait sans doute obligé de séjourner pendant une huitaine de jours chez les nomades :

— C’est avec grand plaisir, répondit Tadji, que nous t’accordons ta demande. Tous les hommes de ma horde ont vu avec joie ton arrivée, et ils considèrent ta présence comme une bénédiction. Je veux même faire placer près de tes tentes quelques-uns de mes plus fidèles cavaliers, pour que tu sois entièrement placé sous ma sauvegarde, et qu’il ne te soit fait nulle violence.

— Il ne peut rien m’arriver de fâcheux au milieu de tes tentes, répondit gravement le docteur. Je suis protégé par les Puissances d’en haut. Tu as pu voir, de tes propres yeux, de quelle façon terrible ont été punis ceux qui ont osé m’attaquer.

Après une conversation qui dura à peu près une demi-heure, et pendant laquelle Tadji fit une foule de questions sur les hommes et les choses de l’Europe, le docteur Rabican regagna sa yourte, toujours suivi de Chady-Nouka, de M. Bouldu et d’Yvon qui l’avaient accompagné.

En traversant les tentes, Chady-Nouka fit remarquer au docteur les préparatifs que les Kirghiz-Kaïssak avaient faits en prévision des grands froids. Ils avaient amassé des provisions de fourrage, que recouvraient de grandes pièces de feutre, et creusé de profondes tranchées pour abriter le bétail.

De plus, les tentes étaient établies au plus bas de la vallée, dans une sorte de marécage couvert, à perte de vue, de roseaux desséchés.

— Les Kirghiz, à quelque horde qu’ils appartiennent, expliqua le professeur Van der Schoppen, sont tous d’une grande paresse. Ils passent tout l’été dans l’indolence la plus complète, bien au frais sous les tentes, dont on relève les feutres et dont on garnit les treillis de légers rideaux. Comme ils sont bavards et avides de nouvelles, ils se réunissent pour manger et pour boire, pour écouter les musiciens qui jouent de la balaïka et de la tchibregz, et pour raconter des histoires. Tout leur sourit : la steppe qui, quelques mois plus tard, ne sera plus qu’une plaine désolée, est alors couverte de verdure et de fleurs où abondent les oiseaux, les serpents et les lézards. Quand arrive l’hiver, plus rien de tout cela : les oiseaux et les reptiles ont disparu, des monceaux de neige entourent la yourte du Kirghiz, qui grelotte accroupi près du feu, et dont la tempête menace d’engloutir le fragile abri sous des amas de neige. Aussi le Kirghiz choisit-il, pour établir son campement d’hiver, un endroit abrité, mais il recherche surtout les marécages couverts de roseaux, dont les tiges serrées lui fournissent à la fois un rempart contre le vent, une nourriture pour ses troupeaux et du combustible.

Le docteur Rabican ne prêtait pas grande attention aux savantes remarques du professeur Van der Schoppen.

Il était tout entier à la préoccupation que lui causait l’état de faiblesse alarmant dans lequel se trouvaient plongées Mme Rabican et Alberte.

La secousse qu’elles avaient éprouvée le jour du combat avait été au-dessus de leurs forces.

Il leur était impossible de quitter le lit de feutre sur lequel elles grelottaient auprès d’un feu de roseaux qui donnait plus de fumée que de chaleur.

Leurs physionomies étaient hâves et flétries.

Quand le docteur entra, Mme Rabican répétait pour la vingtième fois :

— Ah ! si j’avais le bonheur de retrouver mon fils avant de mourir !

— Quelle sotte imagination, s’écria le docteur en s’efforçant de sourire. Il ne s’agit nullement de mourir, mais bien de reprendre des forces au plus vite pour continuer notre exploration.

— Je crains que vous ne la continuiez sans moi, répondit lentement la malade en arrêtant, sur son mari, un long regard chargé de muettes interrogations.

Le docteur faisait de vains efforts pour dissimuler son chagrin.

Il ne put que serrer, avec émotion, la main de sa femme et sortit pour aller prendre, dans la pharmacie, une potion fébrifuge.

Trois jours se passèrent sans amener d’amélioration sensible.

Mme Rabican délirait, mêlant, en des phrases confuses, le nom de son fils et de son mari, à ceux des peuples et des villes que l’expédition avait visités.

Alberte, moins gravement atteinte, était plongée dans une sorte de coma, dans un état de prostration qui lui permettait à peine de reconnaître ceux qui l’entouraient.

Le docteur ne lui faisait prendre rien autre chose que du lait frais, en grande abondance dans le campement.

La maladie des deux femmes avait plongé tout le monde dans le marasme.

Yvon ne quittait guère la tente où se trouvaient Alberte et Mme Rabican.

M. Bouldu, mélancolique dans sa grande robe de feutre et sous son haut bonnet, n’avait plus jamais de ces soudaines colères, de ces réparties abracadabrantes qui faisaient la joie de ses compagnons.

Van der Schoppen, très sensible sous ses dehors flegmatiques, passait son temps à inventer de nouvelles médications que le docteur Rabican rejetait toujours comme trop entachées de fantaisie.

Il n’était pas jusqu’au brave Chady-Nouka lui-même qui ne prît part à la douleur de ses maîtres et qui ne s’attristât. Un jour, de la meilleure foi du monde, il amena au docteur Rabican un sorcier tartare, célèbre par la façon dont il lisait dans l’avenir à l’aide des signes produits par le feu sur une omoplate de mouton.

Le docteur eut toutes les peines du monde à se débarrasser du charlatan tartare qui insistait pour guérir, même sans récompense, les « deux femmes européennes ».

Jonathan Alcott, seul, ne prenait point part à la tristesse générale. Taciturne, suivant son habitude, il demeurait enfermé dans sa tente presque tout le jour, ne s’informant de la santé des deux malades qu’aussi rarement qu’il lui était possible de le faire sans impolitesse.

En son âme, tout entière livrée aux bas instincts et aux vils calculs, Jonathan se réjouissait de la maladie de Mme Rabican et de sa fille.

Il espérait bien qu’elles succomberaient, et le misérable en était heureux.

— Moins ils seront nombreux, se disait-il cyniquement, plus il me sera facile de m’en débarrasser. Et alors, à moi la vengeance et la fortune !

Cependant l’Américain ne tarda pas à faire une découverte qui lui inspira de sérieuses réflexions.

Un matin, il s’était promené plusieurs heures de suite, à travers le camp, entrant de temps à autre sous une yourte boire un verre de koumis, et distribuant, çà et là, des pièces de menue monnaie aux enfants et aux femmes occupées à traire les juments et les brebis.

L’envie lui prit de s’aventurer dans le marécage de roseaux secs qui s’étendait à perte de vue, pour tâcher d’abattre une outarde ou un cygne sauvage.

Mais, il avait à peine fait quelques mètres hors de l’enceinte des tentes, qu’un cavalier courut après lui, le prit par le bras et le ramena doucement, malgré ses protestations, jusque dans l’intérieur du camp.

Jonathan, que ses études acharnées avaient enfin mis à même de comprendre, et de parler un peu le dialecte tartare, demanda au cavalier pourquoi il ne fallait pas s’éloigner du camp.

— Notre chef l’a défendu, répondit le Kirghiz. Il craint que vous ne soyez attaqué, et il nous a commandé de ne jamais vous laisser vous éloigner des tentes. Vous êtes sous sa protection.

Jonathan eut beau insister, il ne put tirer de son interlocuteur aucun autre renseignement.

Il revint à sa tente, sans savoir au juste s’il était prisonnier ainsi que ses compagnons, ou si la défense de quitter le campement devait au contraire être considérée comme une preuve du bienveillant intérêt que Tadji portait à ses hôtes.

Van der Schoppen, à qui Jonathan raconta ce qui venait de lui arriver, se montra partisan de la première hypothèse.

— Je crois, dit-il, que nous sommes bel et bien prisonniers. Les Kirghiz sont d’une extrême cupidité. Dans l’espoir de tirer une rançon de leurs ennemis, ils ne se décident à les tuer que quand il leur est tout à fait impossible de les prendre vivants. C’est même pour cette raison que nous n’avons reçu que très peu de blessures dans le dernier combat soutenu contre la troupe commandée par Philip Myrtall.

L’incertitude où se trouvèrent les explorateurs de savoir s’ils étaient libres ou captifs, vint encore s’ajouter à leurs autres ennuis.

L’état des malades allait plutôt en empirant.

L’aigre bise de l’Himalaya, s’engouffrant sous le feutre des tentes, glaçait les malheureux Européens qui n’avaient pas été, comme les Kirghiz, habitués dès l’enfance à camper au milieu des glaciers et à dormir, en plein hiver, sans autre oreiller que la selle de leurs chevaux.

Le docteur Rabican toussait. M. Bouldu avait des attaques de rhumatisme. Yvon et Van der Schoppen, lui-même, avaient perdu l’appétit.

Jonathan voyait avec joie arriver le moment, où tous les membres de l’expédition seraient moribonds ou malades. Mais, cette fois encore, il fut déçu dans ses criminelles espérances.

Il y avait bientôt trois semaines que la caravane s’était arrêtée près des tentes de Tadji, lorsqu’un soir, Chady-Nouka se présenta dans la yourte qu’occupaient M. Bouldu et Van der Schoppen.

Accroupis autour d’un plat de fer rempli de charbon, leurs dents claquaient de fièvre et de froid, malgré l’épaisseur des couvertures de feutre dont ils étaient drapés.

Chady-Nouka fit signe à Van der Schoppen de le suivre.

Le professeur, croyant que M. Rabican le demandait, se leva aussitôt. Mais, à sa grande surprise, ce ne fut pas vers la tente du docteur que Chady-Nouka le conduisit, ce fut vers la yourte de drap rouge qu’occupait Tadji.

En entrant, le professeur Van der Schoppen se trouva en face d’un lugubre spectacle.

À la lueur d’une veilleuse, formée d’une mèche de jonc qui trempait dans une tasse de cuir remplie de suif de mouton, il aperçut le khan étendu sur des feutres et tout couvert de sang.

Il avait le tibia brisé en trois endroits.

Sa jambe n’était plus qu’une bouillie de chair mêlée de petits fragments d’os. D’une pâleur livide, le khan semblait à chaque instant près de s’évanouir, et la douleur lui arrachait, de minute en minute, des gémissements plaintifs.

Chady-Nouka expliqua, dans le mauvais français qu’il avait fini par apprendre dans ses entretiens avec Yvon et Jonathan, que Tadji, s’étant aventuré seul dans la montagne, avait été à demi écrasé par un bloc de rocher détaché du sommet d’une falaise granitique.

Son cheval avait été tué ; et ses hommes avaient eu toutes les peines du monde à rapporter leur khan dans sa yourte.

Il soupçonnait les Kirghiz – vaincus dans leur lutte contre les Européens – d’avoir fait rouler sur lui ce quartier de roc.

Van der Schoppen examina la blessure et vit qu’il n’y avait pas de temps à perdre.

— Vite, ordonna-t-il à Chady-Nouka, allez chercher le docteur Rabican. Qu’il apporte ses instruments, et tout ce qu’il faut pour une opération.

Le docteur arriva presque aussitôt. Il ne jeta qu’un coup d’œil sur la blessure.

— L’amputation est nécessaire, dit-il simplement.

Et il disposa son appareil à chloroforme et ouvrit sa trousse.

Mais, quand Tadji vit reluire l’acier brillant des bistouris, des scalpels, des couteaux de dissection et des scies anatomiques, il se mit à pousser des cris lamentables.

Ses yeux se remplirent de grosses larmes.

Le docteur Rabican eut beau lui expliquer, par l’entremise de Chady-Nouka, la nature et l’urgence de l’opération qu’il allait subir, le vieux Kirghiz continua de pleurer sans répondre une seule parole. Les serviteurs kirghiz étaient consternés ; le docteur Rabican et Van der Schoppen eux-mêmes, plus émus qu’ils ne voulaient le paraître.

Le docteur s’était remis à étudier de près l’horrible blessure de la jambe.

Il marmottait entre ses dents :

— Après tout… oui… pourquoi pas ? Le genou, le pied et la cheville sont intacts.

— Que dites-vous ? demanda Van der Schoppen qui n’avait jamais eu beaucoup de goût pour la chirurgie.

— Je crois, répondit le docteur en qui l’instinct scientifique reprenait, pour un instant, le dessus, qu’on pourrait éviter l’amputation. Autrefois, à l’institut de Saint-Cloud, j’ai mené à bien une opération du même genre.

— Et comment feriez-vous ?

— J’enlèverai toute la partie de l’os qui est brisée et je la remplacerai par un autre os pris à un animal quelconque. Je rapprocherai les chairs. La jambe sera maintenue dans un appareil ; et ces Tartares ont une telle vitalité, qu’au bout d’un mois, j’en suis sûr, il n’y paraîtra plus.

— Essayons ! s’écria Van der Schoppen enthousiasmé ; l’opération est magnifique !…

— Essayons, je veux bien, mais à condition que le malade y consente.

Chady-Nouka fut chargé d’expliquer clairement au blessé ce dont il s’agissait.

Tadji devint très attentif en apprenant qu’il ne serait pas nécessaire de lui couper la jambe, et que, même, il ne resterait pas boiteux.

Il se montra tout à fait décidé, lorsque le docteur Rabican lui eut garanti qu’il n’éprouverait aucune douleur et que l’opération se ferait pendant son sommeil.

Immédiatement, on se mit à l’œuvre.

Pendant que Tadji subissait l’influence stupéfiante du chloroforme, le docteur enlevait les esquilles de l’horrible blessure, écartait les chairs, et mettait à nu ce qui restait du tibia.

Sur l’ordre de Chady-Nouka, les serviteurs de Tadji-khan avaient abattu un jeune yack. On en apporta au docteur les pattes de devant encore chaudes. Aidé de Van der Schoppen, il les dépouilla rapidement de la peau, des muscles et des nerfs, tailla de deux coups de scie le tronçon dont il avait besoin, et de deux autres coups de scie enleva un égal tronçon de l’os de la jambe du khan.

Puis, le tibia, complété par le fragment d’os enlevé au yack, fut rajusté et remis en place, après avoir été fortement antiseptisé…

II fut ensuite réuni au péroné qui était indemne, et recouvert de la chair, des nerfs et de la peau.

Le tout fut entouré de bandelettes antiseptiques, et enfin serré dans un appareil composé de planchettes et de ligatures.

Pour mener à bien cette opération, devenue aujourd’hui courante dans toutes les cliniques de chirurgie, le docteur n’avait mis que onze minutes.

Les Kirghiz le regardaient faire avec une stupeur mêlée d’épouvante.

Cependant Chady-Nouka, sur l’ordre du docteur, fit disparaître les débris anatomiques, lava le sang et remit tout en ordre dans la yourte.

Cela fait, Van der Schoppen arrêta son appareil à chloroforme, qu’il fit disparaître avec la trousse, ainsi que les flacons, dans une des poches de sa robe de feutre.

Quelques minutes après, Tadji-khan rouvrait les yeux, et regardait autour de lui avec surprise.

Il était encore dans cet état d’hébétement que produisent les anesthésiques.

— Tu es guéri, lui dit le docteur Rabican, ou plutôt tu le seras dans quelques jours ; mais il ne faut pas remuer ta jambe sans que je l’aie permis. Je reviendrai te voir demain ; en attendant, bois cette liqueur.

Et il offrait au blessé une tasse de cuir, où il venait de verser quelques cuillerées de chloral.

Tadji but et ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil.

Les jours qui suivirent, Tadji eut la fièvre, comme cela devait arriver ; mais, les bons soins du docteur, secondés par la robuste constitution du Kirghiz, en triomphèrent promptement.

Bientôt, il alla mieux, et accabla son sauveur de protestations d’amitié et de cadeaux.

Dans tout le campement, le docteur Rabican fut vénéré à l’égal d’un dieu.

On dit qu’un bonheur ne vient jamais seul.

Bientôt il fit moins froid.

Cette élévation de température se traduisit par un mieux sensible dans l’état d’Alberte et de Mme Rabican.

Le docteur résolut de mettre à profit cette amélioration inespérée. Il jugea que le moment était venu de gagner ce monastère bouddhique des montagnes, qu’on lui avait dépeint comme un endroit où ses compagnons pourraient trouver le repos, et ses chères malades la sécurité et le confortable nécessaires à leur entière guérison.

Mais, pour partir, il fallait au docteur l’autorisation de Tadji-khan.

Il se rendit donc un matin sous sa tente, et quand les salutations et les formules de politesse eurent été épuisées :

— Tu m’as fait, dit-il, une foule de promesses pour me remercier de t’avoir guéri. Je viens voir si tu es disposé aujourd’hui à me rendre service à ton tour.

— Parle. Tu m’as fait une jambe nouvelle, tu m’as arraché à la mort, la moitié de mes biens est à toi, répondit Tadji d’un ton grave qui ne manquait pas de noblesse.

— Il faut que je parte, dit le docteur avec autorité.

— Tu veux partir ? Notre hospitalité te déplaît donc ? Tu ne te crois donc plus en sûreté parmi nous ?

— J’y suis parfaitement en sûreté ; mais on a dit que nous étions prisonniers, que tu ne nous gardais ainsi que pour vendre plus tard notre liberté contre une rançon. Je te demande de me dire ce qu’il peut y avoir de vrai dans tout cela ?

Tadji avait rougi imperceptiblement à ces dernières paroles, que Chady-Nouka venait de lui traduire.

— Il n’y a rien de vrai dans tout cela, répondit-il vivement. Tu m’as sauvé ; il ne peut être question pour moi de mettre à prix ta liberté. J’aurais voulu te retenir plus longtemps ; il m’eût été agréable de t’avoir pour hôte jusqu’au retour de la belle saison ; mais, puisque tu veux partir, tu es libre.

— Je savais bien que tu étais un homme juste. Mais, puisque je pars, je voudrais que tu m’accordes une escorte de quelques cavaliers.

— Tu les auras. De quel côté te diriges-tu ?

— Je voudrais arriver au monastère des Lamas, que l’on m’a dit se trouver à trois journées de marche d’ici. Là, je pourrai me reposer avec mes compagnons.

— Tu auras l’escorte et les guides que tu demandes…

— Tu peux partir aujourd’hui si tu veux, et je ne te renverrai point sans de riches présents.

Tadji et le docteur se séparèrent en se jurant une éternelle amitié. Le docteur n’avait voulu accepter de son malade qu’un pot de porcelaine cerclé d’argent de provenance chinoise, dont la forme baroque et le travail curieux l’avaient séduit. En échange, il laissa au Khan un superbe revolver à six coups et lui apprit la manière de s’en servir. Aucun cadeau ne pouvait faire plus de plaisir au chef tartare. Il pourvut avec célérité à tout ce qui était nécessaire à la caravane ; et il désigna quatre cavaliers intrépides pour l’escorter et un vieillard pour servir de guide.

La première journée de voyage se passa sans aucun incident : les cavaliers et le guide marchaient en tête de la colonne, en observant un profond silence, et obéissaient docilement aux injonctions que leur transmettait le docteur par l’intermédiaire de Chady-Nouka.

La caravane traversa d’abord des marais glacés couverts de mousse et de grands roseaux. Les marais dans cette région sont dans beaucoup de cas formés par d’anciens lacs qui ont été peu à peu envahis par les mousses et les végétations aquatiques qui, en s’épaississant, arrivent à former une sorte de couverture flottante composée de tourbe et de débris de plantes à demi-carbonisées.

La traversée de ces marécages est très dangereuse en été, car il existe, de place en place, des endroits profonds, sortes de puits que les végétaux n’ont pu combler et que la fallacieuse verdure qui les recouvre rend très périlleux pour les voyageurs. Mais, à cette saison, la glace avait assez d’épaisseur pour qu’on pût traverser ces marécages en toute sécurité.

Yvon Bouldu et Chady-Nouka profitèrent de leur passage dans cette région pour abattre quelques douzaines de canards sauvages, de pilets, de vanneaux et de sarcelles. La chair noire et serrée de ces volatiles, un peu maigres, fut très appréciée des voyageurs.

Après ces marais, on aborda brusquement des pentes boisées : dans ces forêts dominaient le sapin ordinaire, le bouleau, le tremble, le pin mélèze (Larix siberica) et le cèdre de Sibérie (Pinus cembra) qui produit de petites noisettes très agréables au goût. Il en restait encore dans les endroits abrités, ou mêlées à la mousse qui couvrait le sol. Yvon en recueillit une certaine quantité à l’intention d’Alberte et de Mme Rabican.

Sur le sol humide étaient étendus d’immenses troncs renversés par l’ouragan, ou tombés de décrépitude et pourrissant sur place ; la surface en était couverte d’une épaisse couche de mousse cédant à la moindre pression ; par-dessous le tronc était vide. Ces arbres à demi pourris servaient de sol à des touffes de fougères et à des colonies entières de champignons à large chapeau.

Cette forêt qui, dans la belle saison, devait être magnifique, n’offrait que des amas de feuillages à demi décomposés, recouverts, çà et là, d’une mince croûte de neige.

L’itinéraire de la caravane dans ces forêts était extrêmement varié. Tout en serpentant parmi d’énormes blocs de pierre disséminés de place en place, le sentier tantôt s’abaissait subitement au fond d’un ravin abrupt et pierreux, tantôt s’élevait sur un rocher presque vertical. À droite et à gauche, entre les arbres, on apercevait de gigantesques troncs couverts d’une vieille mousse brune. De loin, ils ressemblaient si bien à des ours, qu’à la grande joie de M. Bouldu, Yvon mettait involontairement la main à son revolver. Quelquefois, la forêt était interrompue par de nouveaux marais, où les chevaux et les yacks s’enfonçaient jusqu’au-dessus des genoux ; ou bien c’était des fossés à franchir, vu que l’épaisseur de la forêt ne permettait en aucune façon de faire un détour.

Pendant toute cette journée Jonathan, tout entier à ses projets, n’avait pas prononcé une parole.

Le soir, on fit halte sur la rive d’un torrent, dont les eaux glacées formaient d’éblouissantes stalactites. Le cours d’eau était comme encaissé dans d’immenses roches grises, d’origine calcaire, entassées les unes sur les autres dans un désordre bizarre.

Ces roches offraient un certain abri : bientôt le campement y fut installé, et les oiseaux aquatiques tirés le matin ne tardèrent pas à se dorer devant la flamme claire, embrochés sur des baguettes de bouleau.

Après ce repas, arrosé de thé bouillant, chacun alla goûter un repos bien mérité.

Mme Rabican et Alberte avaient assez bien supporté les fatigues de la marche. Quand au docteur Van der Schoppen, il émerveillait tout le monde, même Chady-Nouka et même les guides indigènes, par la vigueur de son appétit.

Le lendemain, on se remit en marche à travers un paysage désolé. C’était, partout, des rocs chauves, de maigres bouquets de cèdres et de mélèzes. De crainte de s’égarer, les guides suivaient autant que possible les rives du torrent dont la caravane remontait le cours.

Chady-Nouka toujours en quête d’une bonne occasion, ne tarda pas à disparaître dans les crevasses de rochers, qui mesuraient cinquante mètres de haut et jalonnées, pour toute verdure, de quelques arbres isolés et rabougris. Mais il revint au bout de quelques instants, et annonça la découverte d’une tanière d’ours.

L’ours gris de l’Himalaya, le même que l’on rencontre aussi en Sibérie, fait pendant la saison froide, comme les marmottes, une sieste d’au moins six mois. Sa fourrure devient alors plus épaisse et plus belle ; et c’est généralement à cette époque que les tribus de la steppe et les chasseurs russes préfèrent l’attaquer.

Le repaire que l’ours se construit lui-même dès les premiers froids, a pour base une grosse branche d’arbre couchée horizontalement sur le sol. Aux rameaux de cette branche qui forment angle droit avec la terre, l’ours ajoute d’autres broussailles et des poignées de feuilles mortes qu’il ramasse par terre avec ses pattes de devant, dont il se sert comme de mains.

Cet amas de branchages finit par constituer une sorte de voûte que la chute des neiges et les premières gelées viennent encore solidifier.

L’ours occupe ce repaire seul quand c’est un mâle, avec ses petits quand c’est une femelle. Une fois tapi sous cet amas de branchages et de neige amoncelés, l’ours ferme l’ouverture qui lui a livré passage, et il attend la fin de la mauvaise saison en se léchant les pattes et en vivant philosophiquement aux dépens de sa propre substance.

Dans beaucoup de cas, l’ours s’évite tous ces travaux de construction, en utilisant un abri naturel tel qu’une caverne ou une anfractuosité entre les grosses racines d’un vieil arbre.

— Mais, demanda le docteur Rabican, à qui Chady-Nouka exposait tous ces détails, un ours ainsi terré doit être fort difficile à découvrir par les chasseurs.

— Nullement, lui fut-il répondu. Voici comment on le découvre. La chaleur de l’animal et sa respiration font fondre la neige à travers les interstices des broussailles, ce qui produit à l’extérieur de petits glaçons d’une forme et d’un aspect parfaitement caractéristiques. Quand les chasseurs, errant à travers les bois, aperçoivent ces glaçons à la surface vierge de la neige qui recouvre le sol, ils n’ont pas la moindre hésitation et, après avoir bien remarqué l’endroit, ils retournent à leur village en poussant des cris de triomphe. Puis ils reviennent avec des chiens spécialement dressés, et démollissent la tanière de l’ours à coups d’épieu ferré. L’ours, surpris et harcelé par les chiens, est abattu à coups de fusil ; mais il ne manque pas, en Sibérie et surtout dans l’Himalaya, de chasseurs assez téméraires pour attaquer l’ours gris, armés d’un simple poignard. Le chasseur s’entoure le bras et la main gauche d’une forte corde et pendant que l’ours mord avec fureur cette espèce de cuirasse et essaie vainement de l’entamer l’homme, de son autre main restée libre frappe l’animal droit au cœur.

— Et que peut valoir une peau d’ours gris ? demanda Jonathan qui ne s’intéressait guère qu’aux questions pratiques.

— Environ quatre-vingts à cent roubles ; et l’on en a vu atteindre jusqu’à cent cinquante et même deux cents roubles.

— Maigre somme pour risquer sa peau, répartit flegmatiquement le Yankee. Vous pouvez bien y aller tout seul ; ce n’est pas moi qui vous accompagnerai.

Yvon Bouldu ne partageait nullement l’avis de Jonathan ; et il demanda avec tant d’insistance, à son père et au docteur Rabican, la permission d’aller chasser l’ours gris, que celui-ci finit pas y consentir, mais à condition que le professeur Van der Schoppen, dont la force et le courage avaient déjà plus d’une fois été mis à l’épreuve, serait de la partie. Chady-Nouka avait d’ailleurs affirmé que la chasse ne présentait aucun danger, à condition qu’on fût prudent et bien armé.

Aussitôt après le déjeuner, les chasseurs se mirent en route. Chady-Nouka leur fit gravir un chemin presque perpendiculaire ; plus ils montaient plus la route devenait ardue, presque impraticable. On voulait un ours à tout prix ; mais M. Van der Schoppen, tout essoufflé trouvait qu’on le payait d’avance un peu cher.

Parvenu au sommet d’une crête très élevée, Chady-Nouka se dirigea sans hésiter vers une succession d’angles saillants qui surplombaient et s’arrêta devant une caverne dont l’ouverture mesurait quelques mètres à peine, et qui s’enfonçait dans le roc.

— C’est ici, déclara-t-il gravement.

— Il paraît, fit remarquer le professeur Van der Schoppen, que notre ours est de ceux qui préfèrent se choisir une habitation toute construite que de s’en bâtir une eux-mêmes. Cet intéressant plantigrade ne doit pas avoir le goût du travail.

— Vous pourriez peut-être le lui inculquer à l’aide de votre méthode, répondit Yvon en souriant.

— Qui sait ? murmura le professeur Van der Schoppen, en contemplant tout pensif le paysage désolé.

Cependant, Chady-Nouka avait appuyé sa carabine contre la paroi du rocher et s’était mis à recueillir une grande quantité d’herbes sèches, qu’il entrelaçait de façon à en faire une sorte de longue mèche ; puis, il visita une dernière fois sa carabine et fit signe à ses compagnons de se tenir à quelque distance de l’orifice de la caverne.

Enfin, il alluma sa torche improvisée ; et traînant son arme après lui, rampant sur les mains et sur les genoux il s’enfonça dans l’antre comme une couleuvre. Yvon et le professeur Van der Schoppen ne purent réprimer un frisson.

Pendant plusieurs minutes ils n’entendirent que le bruit de la carabine traînant sur le roc. Puis, le silence se fit. Le cœur d’Yvon battait à se rompre dans sa poitrine.

Brusquement, il y eut une détonation sourde, que répercutèrent longuement les échos de la montagne. Un nuage de fumée s’échappa de l’ouverture de la caverne ; puis, Yvon et le professeur Van der Schoppen perçurent un puissant souffle, rauque et haletant, qui devint de plus en plus distinct. Bientôt, un muffle ensanglanté apparut, et une énorme masse grise s’enfuit en dégringolant à travers les rochers.

Postés à quelques pas de la tanière, Yvon et Van der Schoppen auraient pu tirer sur l’ours dès son apparition ; mais ils craignaient de le faire rentrer dans sa tanière, furieux d’une seconde blessure peut-être insuffisante pour le tuer, et d’exposer en ce cas l’héroïque Chady-Nouka à de terribles représailles.

Yvon et son compagnon se dissimulèrent donc contre le roc, et attendirent que le redoutable animal se fut éloigné de quelques mètres. Alors, ils se rapprochèrent et, barrant de leurs corps l’ouverture de la caverne, ils tirèrent successivement quatre coups de carabine à balle explosible, sans cependant retarder la fuite de l’ours. Bien qu’il fut certainement blessé à mort, comme l’attestaient ses sourds grognements, l’ours continuait à détaler de la même allure entre les rocs.

Bientôt Chady-Nouka, toujours rampant, apparut au seuil de l’antre. Il n’avait pas une égratignure, et un sourire de triomphe illuminait sa naïve physionomie.

Par une pantomime rapide, il fit comprendre à ses compagnons qu’il continuait la poursuite de l’ours et il dégringola à son tour à travers les rocs.

Yvon et le professeur Van der Schoppen le suivirent, mais d’un peu loin, car ils ne possédaient pas son agilité. Bientôt ils virent Chady-Nouka charger sa carabine tout en courant, mettre un genou en terre, ajuster et faire feu.

Puis il reprit sa course, chargeant et tirant alternativement, sans donner à l’ours une minute de répit.

Yvon et le professeur Van der Schoppen venaient d’escalader un amas de pierres, lorsqu’ils entendirent le bruit d’un nouveau coup de feu. Quelques minutes après, ils retrouvèrent Chady-Nouka, assis sur une roche et fort occupé à nettoyer sa carabine.

Il leur indiqua du doigt une pente escarpée, d’où le carnivore plantigrade semblait regarder les chasseurs, comme un prédicateur du haut de sa chaire. Blessé et reblessé, criblé de balles, il avait encore eu la force de tenter ce suprême effort et de gagner cet endroit relativement inaccessible d’où il semblait narguer ses ennemis.

— À mon tour cette fois, s’écria Yvon Bouldu avec exaltation.

Et, quoiqu’il fût légèrement vexé d’en être réduit à terminer les jours d’une bête déjà blessée à mort, Yvon épaula sa carabine et visa longuement.

Le coup partit : l’ours dégringola de son observatoire avec une balle dans la tête.

Chady-Nouka s’avança, le poignard à la main, et se mit en devoir de dépouiller et de dépecer l’ours gris avec une dextérité qui prouvait une longue habitude.

Dans l’ours, comme dans le cochon de Monselet, tout est bon. Les pattes et les jambons sont vantés par les gourmets ; la hure est également très recherchée ; la graisse, très fine et très blanche, ne rancit jamais et donne un goût délicieux aux préparations dont on l’assaisonne. Il n’est pas jusqu’aux entrailles dont on ne prépare des tripes très appréciées.

Pendant que Chady-Nouka terminait son travail, et que le professeur Van der Schoppen fumait sa pipe, Yvon Bouldu avait tiré son album, et prenait un croquis du champ de bataille tel qu’il lui était apparu quelques instants auparavant, c’est-à-dire Chady-Nouka assis sur sa pierre et, plus haut, l’ours ayant l’air de le narguer du haut de son observatoire. Dans un coin l’on apercevait la doctorale figure du professeur Van der Schoppen, dont Yvon avait assez bien attrapé la ressemblance.

— Vous reconnaissez-vous ? demanda Yvon en présentant son croquis.

— Oui ! pas mal ! fit le professeur.

Puis il ajouta après un moment de silence, car ses idées étaient toujours très lentes.

— Seulement il y a un défaut.

— Lequel ?

— Eh bien, mon cher ami, votre dessin pèche par un manque d’observation, je dirai même de philosophie.

— Allons donc !

— Vous m’avez fait des mains ridiculement exiguës et mesquines. Vous oubliez que je suis un adepte pratiquant du dogme kinésithérapique.

Et il brandit ses formidables poings à quelques pouces du visage de son interlocuteur.

Yvon s’empressa de prendre le large pour laisser au professeur Van der Schoppen l’espace nécessaire à sa gesticulation frénétique ; et il se confondit en excuses, afin de ne pas s’attirer dans l’avenir une correction kinésithérapique. Cependant Chady-Nouka avait terminé sa tâche.

— Très gras, cet ours ! s’écriait-il. Magnifique ! Fourrure superbe !

— Et comment ne vous a-t-il pas étouffé dans la caverne ? demanda le professeur Van der Schoppen.

— Ah ! ah ! répondit Chady-Nouka en riant aux éclats.

Il raconta alors qu’après avoir rampé pendant l’espace de quelques mètres, il s’était relevé, toujours sa torche à la main, au fond d’une vaste grotte à la voûte très élevée. Dans les ténèbres, il avait vu briller, comme deux charbons ardents, les deux yeux de l’ours. Immédiatement, il avait fait feu.

Malheureusement, la balle était allée s’aplatir sur la joue de l’animal. Furieux, l’ours s’était élancé, les griffes en avant, en poussant un grognement terrible. C’est alors que Chady-Nouka, sans perdre son sang-froid, s’était tapi dans un enfoncement du rocher, et avait secoué sa torche enflammée au-dessus du mufle de l’ours.

Épouvanté, brûlé, celui-ci s’était enfui, abandonnant son repaire à l’envahisseur.

Le campement n’était qu’à une demi-heure de marche, et la capture de l’ours n’avait pas demandé plus d’une heure.

Pesamment chargés du produit de leur chasse, Yvon et ses compagnons se hâtèrent de redescendre les pentes escarpées du ravin, et se dirigèrent vers la mince colonne de fumée qui signalait l’emplacement du feu allumé sur les bords du torrent, auprès duquel la caravane avait fait halte.

Tout le monde fit fête aux chasseurs. On décida que les morceaux les plus honorables de l’ours gris seraient servis à la prochaine halte.

Alberte et sa mère se réjouirent de la conquête de la magnifique fourrure qui allait leur fournir une chaude couverture pour les nuits glaciales du bivouac.

Ce jour-là, on se remit en marche, après la halte du déjeuner, beaucoup plus tard que de coutume. La route suivie devenait âpre et difficultueuse. C’étaient des amoncellements abrupts de rocs, des vallons désolés, où des torrents glacés se suspendaient à la cime des falaises granitiques comme de mélancoliques panaches…

Dans les maigres bouquets de bois qui s’étendaient çà et là, c’était un silence de mort : pas un son, pas un cri d’oiseau. Ce silence, ainsi que le crépuscule qui régnait sous les vastes branchages de la forêt, remplissait l’âme des voyageurs d’une sorte de terreur.

Mme Rabican et sa fille furent surtout sensibles à cette pénible impression. À la mélancolie du décor venaient s’ajouter les fatigues de la route. C’étaient des fourrés inextricables, des sentiers que le gel rendait glissants, des clairières encombrées par des monceaux de pierres éboulées et par des amas d’arbres déracinés par l’ouragan.

À l’horizon, on voyait comme une mer de chaotiques sommets dont les pics ondulaient comme des vagues : l’on eut dit un océan dont les flots en révolte se fussent trouvés tout à coup pétrifiés en pleine tempête. À la nuit, on fit halte près d’un bouquet de bouleaux ; et le froid était tellement vif que tout le monde dut dormir, roulé dans des couvertures de feutre et dans des fourrures, auprès du brasier que l’on avait allumé en abattant de jeunes arbres.

Le lendemain, on atteignit un plateau boisé où le chemin devint moins fatiguant. Les yacks marchaient avec plus d’entrain : aux haltes, ils s’arrêtaient pour gratter la neige qui couvrait le sol et pour déterrer des mousses, des lichens, de maigres touffes de gazon, dont ils se repaissaient avidement.

Le paysage était devenu moins tourmenté et plus grandiose. C’était un gigantesque cirque de montagnes, qu’encadraient dans le lointain les pics bleuâtres couverts de neiges éternelles.

Ce jour-là, on se sustenta des reliefs de l’ours, qui, la veille, avait été trouvé délicieux. Dans l’après-midi, Yvon abattit un renard noir à reflets bleutés et à filets d’argent, de ceux qui sont le plus estimés dans le commerce des fourrures. Yvon l’offrit galamment à Alberte, qui se promit de le faire transformer en « boa » une fois qu’ils seraient de retour en France.

— Si toutefois nous avons le bonheur d’y revenir ! s’écria M. Bouldu d’un air maussade.

Personne ne releva cette remarque pessimiste ; et contrairement aux prévisions du météorologiste, qui depuis le combat avec les Kirghiz était plein de méfiance, la halte du soir eut lieu sans incident, dans un vallon abrité, et le reste du voyage s’acheva sans encombre.

Le lendemain, trois jours après avoir quitté les tentes de Tadji, les voyageurs se trouvèrent en vue du monastère bouddhique de Balkouch-Tassa.