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IV


HIVERNAGE


Depuis leur naufrage sur le plateau, les aéronautes avaient eu, en somme, beaucoup de chance dans tous les périls qu’ils avaient courus.

Ils avaient l’espoir de regagner l’Europe, et ils ne se trouvaient à plaindre d’aucune façon.

Grâce à leur ingéniosité, grâce aussi aux ressources que leur avaient offertes la faune et la flore du plateau, ils n’avaient presque rien à désirer sous le rapport du confortable.

Il ne leur manquait guère que deux choses essentielles : le vin et le pain.

Pour le vin, Alban, Mme Ismérie et Armandine, n’en ressentaient nullement la privation.

Ils étaient, par régime et par goût, d’une grande sobriété. Aussi s’étaient-ils promptement habitués à se contenter de l’eau limpide et fraîche qui descendait des sommets de la montagne.

Ludovic avait été plus sensible à la privation de vin ; mais, il en avait vite pris son parti et avait fini par s’y résigner. Il s’habitua si promptement au régime d’eau claire, qu’il refusa l’offre que lui fit un jour Alban de lui fabriquer de la bière, en faisant fermenter de jeunes bourgeons de pin, ainsi que le pratiquent les habitants du nord de la Russie.

— Non, dit-il, mon cher Alban, je vous remercie. La boisson que vous me proposez doit, si j’en crois les récits de certains voyageurs, avoir un goût de résine fortement prononcé. J’attendrai notre retour en Europe, pour me remettre à boire du vin.

— À votre aise, avait dit l’aéronaute. Je crois, d’ailleurs, que nous ferons bien de perdre le moins de temps possible en travaux superflus. Nous devons tout notre temps à la réparation de l’aéroscaphe.

L’absence de vin sur la table commune ne souleva donc aucune récrimination.

Il n’en fut pas de même de celle du pain.

Alban, tout le premier, s’y montra sensible.

Pour donner le bon exemple aux enfants, il crut devoir n’en laisser rien paraître, et Mme Ismérie l’imita.

Ludovic, dont l’orgueil était le principal défaut, et qui tenait, en toutes choses, à faire preuve de courage et de patience, se garda bien de se plaindre quand il vit qu’Alban acceptait le manque de pain comme une privation facile à supporter.

Seule, la petite Armandine regrettait amèrement les croissants dorés de ses petits déjeuners de jadis et les tartines du goûter ; et elle ne se gênait pas pour faire retentir tout haut, presque à chaque repas, des plaintes éloquentes.

— Non, s’écriait-elle, jamais je ne m’accoutumerai à déjeuner et à dîner exclusivement de viande et de fruits sauvages. Hélas ! où sont donc les beaux petits pains à la croûte dorée, et les grosses miches de pain tendre qui exhalent une si bonne odeur en sortant du four.

Il n’était pas de nuit qu’elle ne rêvât de brioches et de petits pâtés.

Alban et Mme Ismérie avaient beau la reprendre sévèrement, ou même se moquer de ce qu’ils appelaient sa gourmandise, l’enfant n’en continuait pas moins ses doléances.

Ludovic ne se mêlait jamais à ces discussions, pendant lesquelles sa physionomie exprimait une indécision comique.

Il était partagé entre le désir de prendre fait et cause pour Armandine et celui de la morigéner, pour montrer clairement qu’un explorateur de sa trempe était au-dessus de pareilles misères.

Un jour, Alban dit à Armandine qui s’était plainte plus amèrement que de coutume :

— Tu me demandes toujours du pain, comme si je pouvais en fabriquer avec n’importe quoi !… Pour faire du pain, il faut du blé ! Donne-moi du blé, et je te fabriquerai des petits pains et même des gâteaux sans la moindre difficulté.

L’enfant se leva de table sans répondre, et fut deux ou trois jours, sans remettre la conversation sur le chapitre de la boulangerie.

Mais un matin, elle arriva triomphante, dans l’atelier de la caverne de sel, où Ludovic et Alban étaient en train de limer des pièces d’acier. Elle tenait à la main deux ou trois épis de blé.

— Voilà, dit-elle, avec une éloquente simplicité.

D’étonnement, Ludovic laissa tomber sa lime et son barreau d’acier.

Quant à Alban lui-même, bien qu’il essayât de dissimuler sa surprise, il était absolument interloqué.

— Où as-tu pris ces épis ? demanda-t-il.

— C’est mon secret, fit la petite fille, en souriant malicieusement… Voilà ce que vous n’auriez pas trouvé, messieurs les savants.

Cependant Ludovic avait pris des mains de l’enfant, un des épis et l’examinait avec attention.

— Mais ils sont vernis, vos épis, s’écria-t-il. Ce sont des épis artificiels.

— Nullement. Vous pouvez voir que les grains y sont.

— C’est vrai, il n’y a rien à dire, fit Ludovic, de plus en plus intrigué.

— Vous renoncez à deviner, n’est-ce pas ? dit Armandine. Eh bien, c’est tout simple… Ces épis servaient d’ornement à un des chapeaux de maman… Seulement, voilà, il fallait y penser. Ils sont vernis, mais cela ne leur enlève aucune de leurs qualités.

Alban réfléchissait profondément. Ce fut Ludovic qui prit la parole.

— Ces quelques épis ne nous avancent pas à grand-chose, affirma-t-il, doctoralement. Pour nous procurer assez de blé pour fabriquer du pain, il faudra semer ces quelques grains de blé, attendre qu’ils aient produit eux-mêmes d’autres épis, et recommencer ainsi deux ou trois années de suite… Au bout de ce temps, nous auront peut-être de quoi faire du pain. Seulement…

— Seulement quoi ? fit Armandine.

— Seulement, à cette époque, il y aura beau temps que nous aurons quitté ce plateau, et que nous serons revenus à Saint-Cloud, où les petits pains, les gâteaux, les tartelettes et les pâtés sont en abondance.

— Ludovic a raison, interrompit Alban, jusque-là demeuré silencieux… Il ne se trompe que sur un point. Il ignore que la science possède, depuis quelques années, le moyen de hâter artificiellement la végétation.

— C’est merveilleux, s’écria Ludovic.

— C’est cependant fort exact… En plantant des graines dans un terreau mélangé d’acide formique, et placé dans une caisse dont les parois sont munies d’électrodes disposés de façon particulière, on peut arriver à faire pousser des plantes presque instantanément.

— Je serais curieux de voir cette expérience, s’écrièrent, d’une seule voix, Ludovic et Armandine.

— Eh bien, acquiesça Alban, vous la verrez. Nous sommes amplement pourvus d’électricité ; et il y a, dans notre pharmacie de voyage, un flacon d’acide formique, qui en contient suffisamment pour faire pousser quelques épis… Pour ce qui est de fabriquer du pain, c’est une autre affaire.

Le même jour, Alban donna satisfaction aux enfants. Une caisse métallique fut disposée sur un support isolant, et rempli de terreau finement tamisé, que l’on mélangea d’acide formique en proportion convenable…

Puis, les grains y furent semés, avec autant d’attention et de solennité que ceux que l’Empereur de Chine dépose lui-même, tous les ans, en présence de sa cour, dans les sillons du champ sacré.

Le lendemain, de petits points verts presque imperceptibles, mouchetaient la surface brune du terreau.

— Quel dommage, s’écria Ludovic. Si nous avions eu des graines de plantes potagères, nous aurions pu installer un petit jardin électrique… Il faudra que vous nous trouviez des graines, Armandine, vous qui avez déniché, si facilement, des épis de blé !

— Eh ! je ne dis pas non, répartit la petite fille piquée au jeu.

— Où les prendrez-vous ?

— Je ne sais pas encore. Mais, tenez, il y a peut-être là, des graines utiles.

Et Armandine montrait du doigt, au-dessus du squelette du vautour, tué dans la première chasse au yack, le bouquet offert à Mme Ismérie, à Saint-Cloud, lors du départ de la Princesse des Airs, et qu’on avait religieusement conservé.

Il était maintenant absolument desséché.

Ludovic se précipita, détacha le bouquet, que nouaient encore des faveurs roses et bleues, et l’examina soigneusement.

Ludovic poussa un cri de joie.

Le jeune Van der Schoppen, en sa qualité de botaniste, ne faisait aucune différence entre les plantes d’agrément et les plantes potagères.

Il les trouvait toutes aussi belles les unes que les autres et avait employé les fleurs les plus disparates.

Les belles corolles violettes des salsifis et les embelles blanches des carottes l’avaient séduit.

Son bouquet contenait de tout, des lys et de la graine d’oignon, des géraniums et de ces fleurs de pommes de terre que le roi Louis XVI ne dédaigna pas d’arborer à sa boutonnière, le jour où il admit à sa table l’illustre Parmentier.

Malheureusement, les graines étaient en petit nombre.

Mais Ludovic en recueillit encore assez pour commencer à installer son potager électrique.

Sur les conseils d’Alban, il ne sema que la moitié de ses graines, dans le terreau saturé d’acide formique.

Le reste fut mis dans des caisses en bois, pleines de terre végétale ordinaire, et qu’on plaça près d’un hublot de la salle commune, où le soleil donnait toute la journée.

Bien lui en prit d’avoir agi avec cette prudence.

Quelques jours après, le jardin électrique fut victime d’un véritable désastre.

Armandine, que son père avait chargée de lui apporter un flacon d’air liquide, se heurta, dans sa précipitation, contre un meuble. Le bouchon, mal assujetti, du flacon, sauta ; et un jet glacial vint fuser sur les jeunes pousses, espoirs des petits cultivateurs à domicile.

L’air, en passant de l’état liquide à l’état gazeux, produit, comme on sait, un froid considérable.

C’est ce froid qui est utilisé pour la conservation des aliments, et que M. Bouldu avait employé avec tant de succès pour rafraîchir l’atmosphère brûlante des ateliers et même des places publiques.

Le jardin électrique fut entièrement gelé.

Les jeunes pousses furent fanées, flétries ; pas une n’en réchappa.

Armandine en eut beaucoup de chagrin, et fut très longtemps à s’en consoler.

Cependant, les réparations de l’aéroscaphe étaient poussées avec ardeur.

À l’atelier de la caverne de sel, on travaillait nuit et jour.

Alban aurait voulu partir avant l’hiver ; mais, on eut beau se hâter, l’hiver arriva bien avant que les ailes eussent été remises en état, et que l’enveloppe de l’aérostat fut réparée.

Les arbres du plateau étaient tous dépouillés ou jaunis ; des rafales de vent chassaient des monceaux de feuilles mortes par les sentiers.

Mme Ismérie et Armandine ne se risquaient plus hors de l’aéroscaphe que pour les courses indispensables, au vivier ou au perchoir électrique.

Les plaques de chauffage, dans la salle commune, étaient continuellement portées au rouge.

Alban et Ludovic, qui se rendaient, matin et soir, à l’atelier de réparation, ne sortaient plus que chaudement enveloppés.

Heureusement que, dans la caverne de sel, la température, de même que dans une cave profonde, se maintenait toujours égale, et qu’ils n’avaient point, pendant leur travail, à souffrir des rigueurs de la saison.

Bientôt la neige tomba en abondance.

Les yacks, la plus grande partie du jour retirés dans leur caverne, ne sortaient plus que pour gratter la neige de leurs sabots, et arracher à la terre durcie, de maigres touffes de mousse et de lichen.

En prévision d’un hivernage, Alban dut en abattre plusieurs.

Leur peau, sommairement tannée avec de l’eau de cendre, servit à confectionner des pelisses, des bonnets et des guêtres pour tout le monde.

Mme Ismérie imagina même d’orner le sommet de ces bonnets de queues de Yacks, qui donnaient aux aéronautes, surtout vus d’un peu loin, l’aspect de dignitaires du Céleste-Empire.

Le seul inconvénient de ces vêtements, c’est qu’ils exhalaient une odeur assez désagréable. Alban dut y remédier en procédant à leur stérilisation et à leur dessication, à l’aide d’un fort courant électrique.

Le premier mois d’hiver s’écoula presque sans incidents.

Il ne fut signalé que par la capture d’un second vautour, dans des circonstances assez curieuses.

Ludovic était, un jour, occupé à chasser des poules de neige et des canards sauvages, à l’aide du perchoir électrique, lorsqu’un vautour, sans doute enhardi par la faim, tomba comme une masse, du haut des airs, et saisit, entre ses serres, un superbe canard sauvage.

Mais, l’oiseau de proie eut le malheur d’effleurer le fil chargé d’électricité. Il roula à terre, à demi-foudroyé.

Ludovic qui, dissimulé dans sa cachette habituelle, faisait manœuvrer l’accumulateur, s’élança et acheva l’oiseau de proie à grands coups de baton.

Les plus belles plumes de ses ailes furent soigneusement mises de côté pour être rapportées en Europe, et gardées à titre de souvenir.

Cependant, le froid devenait de plus en plus vif.

Un matin que Mme Ismérie voulut se servir de son fourneau électrique pour apprêter le déjeuner de la famille, elle s’aperçut, avec surprise, que le courant n’arrivait plus.

Immédiatement, elle alla prévenir Alban, qui, lorsque de pareilles interruptions se produisaient, avait vite fait d’en découvrir la cause et d’y remédier.

Mais, cette fois, il eut beau examiner, en détail, toutes les pièces du fourneau électrique, il n’y remarqua rien qui expliquât l’interruption du courant.

Il pensa que le fil qui reliait l’accumulateur à l’usine dynamo-électrique avait dû être brisé par le vent, et il s’apprêta à sortir, pour chercher à quel endroit s’était produite la rupture.

Quand il eut descendu l’escalier extérieur de l’aéroscaphe, il poussa un cri de surprise.

Comme sous la baguette de quelque puissant magicien, le décor s’était entièrement modifié pendant la nuit.

La neige recouvrait le sol d’une couche épaisse, d’une blancheur éblouissante.

Les cascades pendaient, du flanc du rocher, solidifiées en longues stalactites cristallines.

Avec ses hauts sapins chargés de neige, son lac glacé et ses rochers, le plateau avait revêtu l’aspect de certains paysages de la Suisse.

L’atmosphère, pure et froide, permettait d’entrevoir les objets à de grandes distances.

— Parbleu, dit Alban à Ludovic, qui s’était empressé de revêtir son caban de peau de yack et de sortir à la suite de l’aéronaute, je ne suis plus surpris que nos appareils ne marchent point. La rivière est gelée ; la roue de notre moulin s’est arrêtée. C’est fort ennuyeux.

— Il faut casser la glace !

— Cela ne nous avancerait à rien.

— Et pourquoi ?

— Parce que la rivière gèlera de nouveau dans quelques heures. De plus, nous ne sommes qu’au commencement de l’hiver. Dans quelques jours, je prévois qu’il se produira des froids tels, que la couche de glace deviendra assez épaisse pour braver tous nos efforts… Je connais heureusement un moyen de remédier, d’une autre façon, à l’accident. Mais ce travail, qui nous occupera bien pendant une huitaine de jours, va encore nous retarder. Cependant, il le faut.

— Vous aviez parlé d’un moulin à vent ?

— Précisément. C’est bien un moulin à vent que je veux construire. Puisque les courants aquatiques nous refusent le service, nous allons nous adresser aux courants atmosphériques qui, eux, ne chôment jamais, surtout à cette altitude.

— Mais, que va faire, d’ici là, Mme Ismérie ? Elle va être obligée de dépenser l’électricité que nous avons en réserve dans nos accumulateurs.

— Je ne vois pas d’autre moyen… L’intérieur de l’aéroscaphe ne possède ni cheminée, ni poêle, et n’a été aménagé qu’en vue du chauffage par l’électricité.

La construction du moulin à vent, qui devait mettre en mouvement les électro-aimants de la machine dynamo-électrique, fut commencée sans retard.

Pour simplifier les travaux, Alban s’avisa d’un expédient assez ingénieux.

Il choisit, dans un endroit bien exposé au vent, cinq gros sapins.

Quatre d’entre eux étaient disposés à égale distance l’un de l’autre, de manière à former un carré dont le cinquième occuperait le centre.

Les quatre premiers arbres furent sciés à un mètre du sol ; le cinquième à six mètres.

C’est ce cinquième arbre qu’Alban utilisa pour servir d’axe à la tourelle mobile du moulin à vent.

Quand cette tourelle fut construite, munie de ses ailes et du mécanisme rudimentaire par lequel, grâce à une simple courroie de transmission, le mouvement était communiqué à la machine dynamo-électrique, Alban scia le pied de l’arbre central, en amincit l’extrémité inférieure, et l’emboita dans un creux pratiqué dans la partie du tronc restée en terre.

Des étais, en nombre suffisant, assuraient la solidité de cette installation.

Au bout de six jours de travail, le moulin à vent était terminé.

Au moyen d’un levier, que la force de deux personnes suffisait à faire mouvoir, on pouvait, à volonté, faire évoluer la tour mobile, sur le tronc qui lui servait de base, et présenter les ailes au vent dominant, quelle que fût sa direction. Ce moulin à vent, quoique grossièrement installé, donna de très bons résultats.

Les naufragés de la Princesse des Airs n’eurent pas à craindre d’en être réduits à s’éclairer avec des chandelles de résine, et à se chauffer avec du bois de sapin.

Mais, tous ces travaux avaient causé une perte de temps.

Alban s’aperçut qu’à son grand regret, les réparations ne seraient terminées qu’à l’époque du froid le plus rigoureux.

La monotone existence d’hivernage commença.

Alban et Ludovic, tout le jour occupés à la caverne de sel, n’avaient pas le temps de s’ennuyer.

Il n’en était pas de même de Mme Ismérie et d’Armandine, confinées dans la salle commune de l’aéroscaphe.

Et, par malheur, tous les livres avaient été précipités, avec la caisse qui les contenait, pour alléger la Princesse des Airs poursuivie par un aérostat militaire, lors du passage de l’aéroscaphe au-dessus du territoire russe.

Il ne resta aux deux recluses que la ressource des travaux d’aiguille et de l’écriture.

Cette dernière occupation était la distraction préférée de Mme Ismérie. Elle mit à profit ses loisirs forcés, en relatant, avec le plus de détails possibles, tous les incidents du voyage.

Le soir, quand Alban et Ludovic rentraient, brisés de fatigues, elle leur lisait, après le repas, ce qu’elle avait écrit pendant la journée. Alban et Ludovic trouvaient toujours moyen de se rappeler quelque détail, quelque incident laissés de côté par la narratrice, à qui son mari avait décerné le titre d’historiographe de la Princesse des Airs. Mme Ismérie recopiait soigneusement ces notes, qu’elle avait l’espoir de présenter, un jour, à la Société de Géographie.

— Il ne manquera qu’une chose à ma relation de voyage, dit-elle un jour ; j’ai des vues photographiques, des échantillons de minéraux, des spécimens de la faune et de la flore de notre plateau ; mais il faudrait aussi en dresser la carte.

Alban, qui ne cherchait qu’à fournir des moyens de distraction aux membres de la petite colonie, approuva fort cette idée, et promit de consacrer, de temps en temps, quelques heures au relevé topographique du plateau.

— Puis, ajouta-t-il gaiement, une fois notre carte dressée, il faudra y mettre des noms. Nous ne pouvons décemment quitter le pays qui nous a donné l’hospitalité et dont nous sommes certainement les premiers habitants, sans baptiser les cours d’eau, les montagnes et les ravins, qui ont été le théâtre de nos aventures.

Mme Ismérie, et surtout Armandine et Ludovic, applaudirent bruyamment à cette idée.

Sans plus attendre, chacun se mit à proposer des noms.

— D’abord dit Alban, le ravin où nous avons abordé si miraculeusement, s’appellera le « Ravin de l’Aéroscaphe ».

— Oui, approuva Mme Ismérie, mais je suis d’avis, dans cette nomenclature, de faire plutôt usage des noms et des prénoms des amis que nous avons laissés là-bas !… À notre retour, ils s’apercevront, ainsi, que nous n’avons pas cessé un instant de penser à eux.

— Sans doute, interrompit Ludovic. Mais il serait injuste de nous oublier nous-mêmes… Je demande à donner mon nom à la caverne de sel, dont j’ai si malencontreusement provoqué l’éboulement.

— C’est trop juste, s’écria-t-on de toute part, en riant. Désormais cette caverne s’appellera la « Caverne Ludovic ».

— Moi, dit Armandine à son tour, je voudrais baptiser de mon nom, une des petites rivières qui tombent dans le lac.

La motion fut adoptée à l’unanimité, à la grande joie de la petite fille.

Alban lui-même prenait goût à ce jeu, et s’amusait comme un enfant. Il donna le nom de « Mont Alban » au pic d’où il était si miraculeusement descendu en parachute.

Mme Ismérie se contenta de devenir la marraine du petit lac où l’on avait, pour la première fois, pêché des truites et des saumons.

Alban fit la remarque qu’il n’allait plus rester grand-chose pour les parents et les amis.

— Mais si, dit Mme Ismérie, il en restera pour tout le monde. Je propose, par exemple, de placer la cataracte qui gronde au bas de la vallée, sous l’invocation de l’irascible M. Bouldu ! Ce sera une innocente vengeance de la mauvaise humeur dont il a toujours fait preuve à notre égard.

Dans le même ordre d’idées, Alban proposa de donner le nom de Jonathan Alcott, à qui il gardait rancune, au gouffre du rebord duquel on avait précipité la sauterelle.

Yvon Bouldu eut en apanage le cours d’eau principal ; et les jeunes Van der Schoppen décorèrent de leurs prénoms tudesques, huit des ruisseaux qui descendaient de la falaise basaltique.

Leur père donna son nom à une des montagnes que l’on apercevait à l’horizon.

Robertin et Rondinet eux-mêmes, les deux constructeurs de la Princesse des Airs eurent aussi chacun une montagne.

Alberte Rabican eut en partage la prairie des yacks, et sa mère, le moulin de l’écluse.

De cette façon tout le monde eut son lot, même le docteur Rabican qui donna son nom à la forêt.

Toutes ces appellations que Ludovic avait notées à mesure, furent plus tard reportées avec soin, par Mme Ismérie, sur une carte du plateau, qu’Alban avait dressée aussi soigneusement que possible.

— Maintenant, s’écria Armandine, d’une petite voix triste, il ne nous reste plus qu’à partir d’ici. Malgré tout, vous savez, je préfère de beaucoup Saint-Cloud à ce désert où l’on ne peut même plus aller se promener.

— Nous n’en avons sans doute plus pour longtemps, dit Alban d’une voix pleine de mélancolie.

Ses regards, s’arrêtèrent longuement sur la petite fille qu’il trouva pâlie.

Depuis le commencement de l’hivernage, la santé d’Armandine s’était altérée.

Jamais elle ne se plaignait ; mais elle passait des heures entières à rêver, et elle avait perdu toute sa gaieté.

Quand sa mère la voyait ainsi plongée dans cet état de prostration, elle lui demandait pourquoi elle était triste.

— Je ne suis pas triste, répondait l’enfant. Je pense…

— À quoi ?

— À nos amis de là-bas !

Et il était impossible de tirer d’elle rien autre chose. Alban commença à s’alarmer.

Il fit de vains efforts pour distraire l’enfant.

Un jour, il lui fit la surprise d’un jeu de dames qu’il avait fabriqué lui-même avec les débris d’une caisse, et il lui apprit à jouer.

Mais, au bout de deux jours, Armandine délaissa le damier qui ne l’amusait plus.

Ludovic lui tressa une cage avec des baguettes d’osier flexible et parvint à attraper, dans la neige, deux petits oiseaux.

Armandine se montra enchantée du cadeau.

Elle leur donnait elle-même à manger, et ne voulait laisser à personne le soin de s’occuper d’eux.

Malheureusement, les oiseaux, habitués à se nourrir d’insectes, dépérirent et moururent au bout de quelques jours.

L’enfant en eut un grand chagrin, et devint plus pâle et plus morose que jamais. Elle avait entièrement perdu l’appétit, et, sans être atteinte d’une maladie bien caractérisée, elle s’alanguissait de plus en plus, s’anémiait, ne bougeant plus de la journée du fauteuil où elle venait s’asseoir le matin.

Armandine dépérissait d’ennui.

Il eût fallu la distraire ; et Alban et Mme Ismérie, secondés par Ludovic, que la maladie de sa petite camarade affligeait profondément, avaient épuisé tous les moyens à leur disposition.

D’ailleurs, Alban et Ludovic, absorbés par leur travail, étaient obligés de s’absenter toute la journée.

Cet état de choses se fut peut-être terminé pour l’enfant d’une manière fatale, si Alban ne se fut avisé d’un ingénieux expédient.

Depuis les grands froids, les yacks, réduits à ne plus subsister que de mousses et de lichens, à ronger l’écorce des arbres, étaient devenus moins sauvages.

À plusieurs reprises, Alban, qui avait intérêt à leur conservation, leur avait porté des brassées d’herbages tirés à grand-peine de dessous la neige, au bord du lac.

Maintenant, chaque fois qu’ils voyaient Alban ou Ludovic, ils s’approchaient en mugissant et regardaient pitoyablement les deux hommes, de leurs gros yeux suppliants.

Il eût été certainement très facile, alors, de les prendre vivants.

Alban en avait eu bien des fois l’idée ; mais il l’avait rejetée, comme devant causer une perte de temps inutile, et donner un surcroît de travail.

— Ces animaux, se disait-il, sont habitués à hiverner, et ne périront pas pour avoir un peu pâti. Ils en seront quittes pour brouter deux ou trois fois plus, quand les prés auront reverdi.

Ludovic ne partageait pas entièrement cet avis ; et il s’était habitué à déposer, tous les jours, à la même place, quelques poignées d’herbe que venait prendre un tout jeune yack.

— Si vous le permettez, dit un jour Ludovic à Alban, je m’emparerai de ce petit yack – cela ne sera pas difficile – et il distraira peut-être Armandine.

Alban ne vit aucune difficulté à accorder à Ludovic ce qu’il demandait ; et le jour même, le jeune yack, habilement circonvenu, grâce à quelques poignées d’herbe fraîche mêlée de sel, se laissa mettre la corde au cou, et fut emmené, sans résistance, jusqu’à l’aéroscaphe.

Le jeune yack devint très vite fort sociable.

Il reconnaissait Armandine et saluait sa venue par de joyeux mugissements.

— Nous l’emmènerons avec nous en France, disait parfois l’enfant. J’irai le mener paître dans le parc de Saint-Cloud.

— Je ne sais, répondait son père en souriant, si nous pourrons nous charger d’un voyageur aussi encombrant. Les yacks n’ont, que je sache, aucune aptitude pour l’aérostation.

D’autres fois, la petite fille regrettait de ne pas avoir une voiture pour y atteler son yack.

Elle était montée, naguère, au Jardin d’Acclimatation, dans la voiture aux chèvres, et avait gardé, de cette excursion, un vif et charmant souvenir.

— Je vais te donner satisfaction, lui dit enfin son père.

— Tu vas me fabriquer une petite voiture.

— Non, pas une voiture, un traîneau.

Armandine battit des mains ; et Mme Ismérie, tout heureuse de voir son enfant s’intéresser à quelque chose, se mit immédiatement en devoir de découper, dans un grand morceau de cuir, des harnais pour le yack.

Alban de son côté, fabriqua, de deux planches de sapin, un petit traîneau que Ludovic décora de clochettes en aluminium.

On profita du premier jour de froid sec pour essayer cet équipage.

Ludovic et Armandine, chaudement emmitouflés, prirent place dans le traîneau.

On eût dit le petit roi et la petite reine de quelque féerique royaume des neiges.

Ludovic, à qui on avait recommandé la plus grande prudence, prit les rênes, armé d’une branche de sapin en guise de fouet.

De la galerie extérieure de l’aéroscaphe, Alban et Mme Ismérie assistaient à ce départ, et ne pouvaient s’empêcher de sourire de la mine grave des deux petits excursionnistes.

Le yack se prêta de bonne grâce aux fantaisies de ses conducteurs.

Il revint à son étable, après avoir fait le tour du petit lac.

Le seul reproche qu’on eût pu lui adresser, c’était d’aller un peu lentement.

Ces promenades se renouvelèrent fréquemment, à la grande joie d’Armandine, qui s’était apprise à conduire et qui faisait maintenant de longues excursions toute seule.

Le petit yack, est-il besoin de le dire, était soigné, gâté, choyé de toutes les façons.

Sa mangeoire était toujours pourvue d’herbes fraîches ; et un bloc de sel avait été disposé, à son intention, dans un angle de son étable de branchages, pour qu’il pût le lécher à sa fantaisie.

Grâce à l’exercice qu’elle prenait, Armandine reconquit vite son appétit et sa bonne humeur d’autrefois. Elle reprit ses fraîches couleurs, et sembla enfin tout à fait résignée aux longs ennuis de l’hivernage.

Cependant le froid avait augmenté, et était devenu d’une rigueur véritablement sibérienne. D’énormes masses de neige couvraient maintenant le sommet de la falaise, et enveloppaient le plateau d’un blanc rempart, d’un éclat immaculé.

À l’horizon, les lointains avaient perdu leurs teintes azurées, et les sommets apparaissaient maintenant uniformément couverts de glaces, qu’un pâle soleil irisait de ses rayons.

Le ciel lui-même, les jours où il n’était pas couvert de nuages gris lourds de neige, était de ce bleu léger, à peine teinté, de ce bleu presque métallique qui fait le charme des ciels scandinaves.

Sur le plateau, un profond silence régnait, à peine troublé, de temps à autre, par le cri de quelque oiseau de neige, ou par la chute d’une avalanche partielle détachée du sommet d’un sapin.

On eut dit un paysage de velours blanc, au centre duquel l’aéroscaphe, à demi enlisé, apparaissait comme un fantastique navire d’argent.

Alban fit remarquer à Ludovic combien ce silence et cette nudité des paysages septentrionaux étaient favorables au travail de la pensée.

Dans les contrées méridionales, l’homme, enchanté par tout ce qui l’entoure, ne vit que de sensations.

Dans le Nord, il est forcé de ne vivre que de logique.

Tout Suédois est toujours un peu philosophe, comme tout Italien un peu peintre ou musicien.

Le tempérament français, le mieux pondéré de tous, grâce à la situation géographique du pays, garde un juste équilibre entre les deux extrêmes.

Le froid est ennemi de la paresse.

Aussi Alban et Ludovic, dont l’atmosphère pure de toute poussière et de tout microbe, maintenait la santé dans un état florissant, avançaient-ils, dans leur travail, deux ou trois fois plus vite que pendant les chaudes journées de l’été.

Les ailes étaient presque entièrement remises en état, et il ne restait plus guère qu’à les adapter à la coque de la Princesse des Airs, à recoudre et à regonfler l’enveloppe de l’aérostat, lorsque se produisit une terrible catastrophe.

Un matin que Ludovic et Alban s’étaient rendus, comme d’ordinaire, à l’atelier de la caverne, ils furent tirés de leur travail par un grondement terrible.

On eut dit que la foudre éclatait dans le flanc de la montagne. Puis, le bruit alla en diminuant, et finit par s’éteindre.

Alban ne s’alarma pas tout d’abord.

Depuis quelque temps, ces terribles grondements se produisaient fréquemment ; et Alban n’avait pas tardé à reconnaître d’où ils provenaient.

C’étaient des avalanches détachées des hauts sommets, et qui, après s’être augmentées de toute la neige qu’elles rencontraient sur leur passage, allaient s’engloutir, avec fracas, dans les vallées inférieures.

Mais jamais ce bruit n’avait été perçu aussi distinctement, n’avait paru aussi rapproché.

Alban ne songea pas une minute que l’avalanche dont il venait d’entendre le sinistre grondement, se fut abattue sur le plateau.

La falaise rocheuse était, selon lui, un rempart assez haut pour les protéger contre tous dangers sérieux.

Alban et Ludovic continuèrent donc à travailler jusqu’à l’heure du déjeuner ; mais, lorsqu’ils sortirent de la caverne, ils restèrent comme pétrifiés de stupeur et d’effroi, en face du spectacle qui s’offrait à leurs yeux.

Le cataclysme qu’Alban avait regardé comme impossible, s’était produit.

L’aéroscaphe et toute une partie de la forêt, disparaissaient sous un monstrueux amoncellement de neige, une véritable colline.

— Mme Ismérie ! Armandine ! s’écria Ludovic.

Alban considérait d’un air sombre la masse neigeuse.

Il serrait les poings avec la rage d’un lutteur terrassé par un adversaire invincible.

Ce fut d’une voix brève et rauque qu’il murmura :

— L’aéroscaphe doit être aplati, écrasé. Je ne retrouverai plus que les cadavres de ma femme et de mon enfant !…

— Mais, objecta timidement Ludovic, la carcasse d’acier de la coque a peut-être résisté ?

Alban haussa les épaules avec un commencement de colère.

— Mais non, vous dis-je. Elles ont péri ! La coque est écrasée, et il ne me reste plus qu’à mourir à mon tour.

De grosses larmes coulaient des yeux d’Alban.

Les bras croisés, la tête basse, il demeurait plongé dans son désespoir.

Un mot de Ludovic le tira de cette prostration.

— Vous devriez, en tout cas, essayer de leur porter secours. Qui sait si elles n’ont pas été miraculeusement préservées !

— Soit, fit l’aéronaute d’une voix brève ; mais pour moi je ne conserve aucun espoir, aucune illusion.

Alban et Ludovic prirent chacun une pelle, et se dirigèrent du côté de la colline de neige.

L’ensevelissement de l’aéroscaphe avait été si complet qu’il leur fut impossible de reconnaître exactement à quel endroit se trouvait la Princesse des Airs.

Ils se mirent néanmoins au travail, et commencèrent à creuser, au sommet de la colline, un puits vertical, qui leur permettrait d’atteindre plus rapidement la plate-forme supérieure de l’aéroscaphe, ou ce qui restait de ses débris.

Après cinq heures d’un travail acharné, ils touchèrent le fond de l’excavation qu’ils avaient pratiquée.

Mais ce ne fut pas la coque d’aluminium qu’ils rencontrèrent ; la terre durcie résonna seule sous leur pelle. Ils étaient encore éloignés de l’aéroscaphe d’au moins dix ou quinze mètres.

— Que faire ? s’écria Alban complètement découragé… Je donnerais ma vie pour savoir ce que sont devenus les êtres qui me sont chers !

Baignés de sueur, Alban et Ludovic étaient remontés jusqu’au bord de l’espèce de puits qu’ils venaient de creuser.

Leurs regards erraient avec angoisse de tous côtés, comme si le paysage désolé qui les environnait eût pu leur fournir quelque inspiration.

Tout à coup, Ludovic poussa un cri.

Ses yeux venaient de s’arrêter sur les poteaux de la petite ligne télégraphique, qui reliait le moulin à vent à l’aéroscaphe.

— L’électricité !… s’écria-t-il.

Alban avait compris.

Il s’agissait de faire fondre la neige, en se servant du courant électrique qui, une fois encore, pouvait devenir, pour eux, un élément de salut.

Tous deux coururent à l’atelier. Ils en revinrent portant une sorte de bouclier formé de barres métalliques reliées avec des fils de cuivre.

Ce bouclier fut aussitôt mis en contact avec le conducteur de l’usine dynamo-électrique.

En quelques instants, les barres devinrent rouges.

Tout autour la neige se mit à fondre et à se vaporiser en sifflant.

Poussant devant eux cet appareil, à l’aide de solides perches, Alban et Ludovic mirent moins d’une demi-heure à se frayer un passage jusqu’à l’endroit où se trouvait l’aéroscaphe.

Sous leurs pieds, la neige fondue s’écoulait en véritables ruisseaux.

Au grand étonnement d’Alban et de Ludovic, la coque de l’aéroscaphe leur apparut intacte.

D’un coup d’œil, Alban s’expliqua comment la Princesse des Airs avait échappé à la destruction.

Le sommet arrondi de la colline neigeuse se trouvait beaucoup plus éloigné de la coque qu’il ne l’avait pensé.

L’avalanche, dont la force avait été déjà amortie par les blocs basaltiques qui se trouvaient en avant de la Princesse des Airs, et qui provenaient de l’explosion de la première cartouche d’eau, n’avait atteint la coque que par contrecoup.

Alban poussa un immense soupir de satisfaction.

— Il reste encore quelque espoir, s’écria-t-il.

Fiévreusement, Ludovic et lui escaladèrent la galerie extérieure, complètement déblayée en face de la porte d’aluminium.

Il faisait, en ce moment, tout à fait nuit ; mais dans leur hâte et leur affollement, Alban et Ludovic ne s’étaient pas aperçus de la chute du jour.

Alban, d’un geste saccadé, poussa la porte de métal.

Une nappe de lumière l’éblouit.

Il demeura immobile, paralysé par la surprise et le bonheur.

Au centre de la salle commune, dont les lampes électriques étincelaient, la table était mise.

Mme Ismérie et Armandine, souriantes, achevaient de surveiller la cuisson d’un superbe aloyau de yack.

On s’embrassa avec effusion, et on s’expliqua.

Alban, à peine remis de son émotion, dit les affres terribles qu’il avait ressenties pendant cette journée.

Mme Ismérie raconta comment elle avait été surprise par l’avalanche.

— Je n’ai pas soupçonné, dit-elle en souriant, la gravité du péril que nous avons couru. Un choc sourd a retenti dans toutes les membrures de la coque ; puis, nous nous sommes aperçues que toutes les fenêtres étaient obstruées par la neige. Nous avons essayé d’ouvrir les portes. Impossible. Mais nous ne croyions pas l’avalanche aussi formidable, et nous avons bien pensé que vous viendriez à notre secours.

— Mais, demanda Ludovic encore haletant d’angoisse, comment n’êtes-vous pas asphyxiées !

— Vous oubliez, dit Mme Ismérie, avec son paisible sourire, que nous avons ici tout ce qu’il faut pour respirer artificiellement. Dès que nous nous sommes aperçues que l’atmosphère de la salle commune se chargeait de vapeurs délétères, se saturait, par notre respiration, d’acide carbonique et d’oxyde de carbone, nous avons ouvert une bonbonne d’air liquide.

Alban gardait le silence, comme brisé par les émotions terribles de cette journée.

— Je t’assure, ajouta Mme Ismérie, en serrant les mains de son mari entre les siennes, que nous n’avons pas eu peur un seul moment… Je comptais même tellement sur vous, ce soir, que j’ai fait cuire un morceau de yack beaucoup plus considérable que d’ordinaire ; car vous n’avez pas dû déjeuner, j’en suis sûre !

— Tiens, c’est vrai, s’écria Ludovic ; nous n’en avons même pas eu la pensée !

On dit que les émotions creusent.

C’est pour cela sans doute que Ludovic et Alban mangèrent comme de véritables ogres.

Il ne resta pas trace de l’aloyau ; et Mme Ismérie dut faire appel aux provisions de la glacière à air liquide, pour les rassasier complètement.

Toute la journée du lendemain fut employée au déblaiement de la neige.



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