La Princesse des airs/Épilogue

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ÉPILOGUE


Pendant tout ce voyage, la Princesse des Airs avait marché avec autant de vitesse que la prudence le permettait. Pour ne pas fatiguer les organes délicats de sa machinerie et donner à son appareil planeur un point d’appui plus solide, Alban avait maintenu l’aéroscaphe dans les couches inférieures de l’atmosphère à une hauteur moyenne de cinq à six cents mètres.

Grâce à cette circonstance, la Princesse des Airs fut aperçue et signalée en Russie, en Autriche-Hongrie, en Allemagne.

De ville en ville, les savants et les curieux s’avertissaient télégraphiquement de son passage ; grâce à la campagne de presse, naguère entreprise par le docteur Rabican, Alban Molifer et sa machine étaient devenus populaires dans tous les pays du monde.

Tous les journaux français publièrent des articles et des cartes, où était indiqué, approximativement, l’itinéraire de l’aéroscaphe ; on avait même calculé, à peu de chose près, l’heure probable de l’atterrissage des voyageurs à Saint-Cloud.

De Paris et des villes voisines, des milliers de savants et de badauds étaient accourus. Le retour d’Alban Molifer, prenait l’importance d’une véritable solennité publique.

Mme Van der Schoppen et Karl, prévenus des premiers, attendaient avec anxiété. L’aéroscaphe allait-il ramener sains et saufs seulement ses premiers passagers, ou tous les membres de l’expédition ? Telle était la question qui passionnait l’opinion publique.

On était à la fin de mars ; et, malgré la rigueur de la température, une foule de personnes campaient depuis deux jours dans l’avenue du parc de Saint-Cloud, où l’on supposait que l’aéroscaphe descendrait.

Au premier rang, Mme Van der Schoppen, coiffée d’un de ses chapeaux les plus symboliques, et entourée de ses huit enfants, montait la garde avec le courage et l’entêtement d’une matrone romaine.

En prévision d’une longue attente, ses fils s’étaient munis de filets abondamment gonflés de sandwiches et de bouteilles de bière.

Karl, qui avait revêtu pour la circonstance un des chapeaux haut de forme de son père, arborait une épingle de cravate formée d’une sauterelle en or, dont les yeux étaient deux petites émeraudes. Les gens bien informés se racontaient l’histoire du message sur collodion transporté par un insecte et se montraient du doigt le jeune homme, que ne quittaient guère Robertin et Rondinet, les deux collaborateurs dévoués d’Alban Molifer dans la construction de l’aéroscaphe.

Dans la foule, on eut reconnu un grand nombre des clients du docteur Rabican et quelques-unes des victimes de la méthode kinésithérapique. Marthe et Jean aussi étaient là, les deux domestiques de M. Bouldu qui fraternisaient avec ceux du docteur Rabican.

Les notabilités de Saint-Cloud avaient, de leur côté préparé une réception officielle aux hardis aéronautes. Il était question, pour le soir de l’arrivée, d’une illumination, de discours officiels et d’autres réjouissances.

Cependant, la foule qui attendait depuis deux jours, commençait à se montrer très énervée. Il y avait, à la porte du bureau de poste, de véritables batailles, et l’on s’arrachait les télégrammes qui, de quart d’heure en quart d’heure, signalaient le passage de la Princesse des Airs au-dessus de telle ou telle ville.

Il était près de midi, et Mme Van der Schoppen venait de procéder à une distribution générale de sandwiches à sa petite famille, lorsque Karl crut apercevoir dans la foule une figure qui ne lui était pas inconnue.

Il fendit la presse, et se trouva bientôt en face du savant M. Lecormier, qui s’était décidé à entreprendre le voyage de Saint-Cloud et à déserter son laboratoire du Jardin des Plantes, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien des années.

M. Lecormier était depuis deux heurs à la recherche de Karl devenu, depuis l’aventure de la sauterelle, un de ses élèves les plus brillants. Le maître et le disciple échangeaient force politesses, lorsqu’un remous se produisit dans la foule.

Une dépêche venait d’arriver, signalant le passage de la Princesse des Airs au-dessus de Dijon. Les plus enthousiastes prétendaient même apercevoir le grand oiseau d’acier au-dessus de l’horizon de Paris.

M. Lecormier était en train d’appliquer à ces enthousiastes si clairvoyants les épithètes d’hallucinés et de neurasthéniques, lorsque tout à coup un formidable hurrah, une clameur s’échappant à la fois de trente mille poitrines, monta au-dessus de l’océan de spectateurs, dont tous les regards convergèrent vers un point brillant qui venait d’apparaître à peu près à la hauteur de la dernière plate-forme de la Tour Eiffel, et qui grossissait à vue d’œil.

L’immense oiseau d’aluminium était maintenant nettement visible. Il déployait toute la rapidité de ses ailes de métal, pour regagner plus vite l’endroit d’où il s’était envolé.

Les photographes disposèrent leurs appareils.

Les musiciens d’un orchestre installé par les soins de la municipalité sous un bosquet de verdure, embouchèrent leurs instruments pour être prêtes à attaquer une « Marche Indienne » vibrante, au moment où les voyageurs mettraient pied à terre.

Le bruit ne tarda pas à se répandre dans la foule que tous les membres de l’exploration se trouvaient réunis à bord ; des curieux, munis de longues-vues et de jumelles de théâtre, prétendaient avoir reconnu, sur la galerie extérieur de l’aéroscaphe : M. Bouldu et son fils, Van der Schoppen et la famille Rabican.

Bientôt, tout le monde put se rendre compte de la véracité de cette assertion.

L’aéroscaphe, qui rasait maintenant à petite vitesse le côteau de Sèvres, apparaissait aux regards dans tous ses détails.

Mme Van der Schoppen, au comble de l’émotion, défaillit presque, et dut être soutenue par son fils Karl et par M. Lecormier. Mais elle se remit vite de cette alerte, qui avait produit, dans la petite tribu des Van der Schoppen, un concert de sanglots et de cris discordants.

Cependant la Princesse des Airs, avec la précision d’un cheval bien dressé, était venue s’arrêter juste au-dessus de l’endroit d’où elle était partie plus d’une année auparavant.

L’énorme masse descendait lentement, et l’on distinguait maintenant le sifflement produit par le battement des ailes, et le bruit du gaz s’échappant des fusées à air liquide destinées à ralentir la descente.

La foule s’était respectueusement écartée et avait fait cercle. Mais, quand l’aéroscaphe se fut posé doucement sur le sol, la foule se rapprocha.

Les voyageurs furent acclamés, embrassés, et faillirent être étouffés. De gré ou de force, ils furent portés en triomphe, musique en tête, jusqu’à la mairie de la ville, où une réception solennelle leur était réservée.

Chady-Nouka, devenu très rapidement populaire, faisait l’admiration des enfants. On le prenait pour un personnage de haute naissance, et il dut, au banquet qui eut lieu le soir et qui réunit tous les voyageurs, faire raison à une foule de santés. Il est juste de reconnaître d’ailleurs qu’il s’acquitta de ce devoir avec un sang-froid et une complaisance qui eussent fait honneur aux plus illustres buveurs anciens et modernes.

Après les illuminations et le banquet, ce ne fut pourtant pas sans un véritable sentiment de joie, et même de soulagement, que le docteur Rabican, ayant pris congé de ses amis, regagna les appartements depuis si longtemps déserts de son institut, dont les jardins étaient maintenant complètement envahis par les hautes herbes.

Longtemps, en compagnie de sa femme, à la fenêtre grande ouverte sur les bois inondés de lune, il se prit à rêver à l’heureux avenir qui attendait ses enfants ainsi que ses amis.

Alban Molifer, riche et glorieux, prendrait, parmi les savants, le rang auquel il avait droit ; Van der Schoppen commencerait, dès le lendemain, le livre sur l’Asie Centrale qui devait le rendre célèbre ; Yvon deviendrait un grand explorateur.

– Et Chady-Nouka ? demanda en souriant Mme Rabican. Dis-moi vite ce que tu comptes en faire avant que nous nous retirions, car j’ai grand besoin de repos.

– Chady-Nouka, répondit le docteur sur le même ton, nous le marierons à Marthe, la bonne de M. Bouldu ; et comme il est fait pour la vie au grand air, je lui procurerai une place de garde du bois ?

– Et moi ? Et moi ? dirent en même temps Ludovic et Alberte qui s’étaient approchés tout doucement de leurs parents.

Le docteur se retourna malicieusement.

— Quant à vous autres, je n’en suis pas inquiet. Mais vous avez donné assez de preuves d’indépendance pour que je vous laisse faire votre bonheur à votre guise. Alberte ne peut maintenant épouser qu’un explorateur, et Ludovic une aéronaute. Mais, nous reparlerons de cette question dans quelques années. Il faudra d’ailleurs que je consulte à ce sujet nos meilleurs amis, c’est-à-dire M. Bouldu, ainsi qu’Alban et Mme Ismérie.

Alberte rougit à ces paroles. Ludovic et sa sœur, après avoir embrassé leurs parents, se retirèrent dans leur chambre. Une heure après, tout le monde, à l’institut Rabican, goûtait un repos bien mérité.


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