La Princesse de Liéven

Revue des Deux Mondes5e période, tome 5 (p. 306-338).
LA
PRINCESSE DE LIÉVEN[1]

Quiconque s’est occupé d’histoire contemporaine connaît le nom de la princesse de Liéven. Mais bien peu de personnes connaissent sa vie, ou tout au moins les dessous de sa vie. Parmi les femmes de la première moitié de ce siècle dont on a le plus parlé, il n’en est pas qui ait, autant qu’elle, fourni matière à des jugemens contradictoires et par conséquent peu susceptibles de nous donner de sa vraie nature une idée précise et juste.

L’Anglais Charles Gréville qui la fréquenta, quand elle était ambassadrice de Russie à Londres, nous apprend, dans son journal, qu’elle est « extraordinairement intelligente, d’une finesse extrême, sait être charmante quand elle veut s’en donner la peine. Rien n’égale la grâce et l’aisance de sa conversation pailletée des pointes les plus délicates. Ses lettres sont des chefs-d’œuvre. » Il ajoute, il est vrai, « qu’elle est profondément blasée et dévorée par l’ennui. » Talleyrand, qui la connut en Angleterre après 1830, n’est pas moins louangeur dans ses mémoires que Charles Gréville, mais avec des réserves analogues : « Beaucoup d’esprit naturel, pas d’instruction, écrit de façon charmante. Caractère impérieux. Pas de beauté, mais de la dignité. »

Un compatriote de Gréville, Sir Sidney Ralph, trace de la princesse le portrait suivant : « C’est une femme grande, droite, maigre, dont l’ensemble a un charme incomparable. Sa conversation se distingue par une brièveté, une précision presque épigrammatique sans affectation, un langage net, clair, court et serré, mais à la fois aisé et gracieux, piquant et quelquefois badin, toujours le mot propre. Musicienne de premier ordre, mais ignorante des choses élémentaires à scandaliser un écolier ; elle n’aime pas la lecture. Elle sait mieux écrire que personne au monde. Elle a une terreur panique de l’ennui. Elle est au-dessus de toute fausseté, de toute petitesse. » Mêmes éloges mêlés de réserves dans les appréciations de la duchesse Decazes. « Taille plate, pas de poitrine, ses robes taillées avec beaucoup d’art cachaient une partie de sa maigreur. Son esprit était bienveillant. Mais il s’exerçait grâce à celui d’autrui dont elle savait tirer parti tout en le faisant valoir, grâce aussi à une faculté réelle de tout comprendre, de tout s’assimiler. Pleine de préjugés aristocratiques, elle était discrète et fidèle à l’amitié. Mais, elle lui demandait beaucoup. » Rappelons, pour en finir avec ces divers témoignages, celui de Guizot, qui nous confesse que dès ses premières relations avec Mme  de Liéven, il fut frappé « de son esprit, de son grand air et plus tard de sa bonté. »

Sauf dans le dernier de ces jugemens, la bienveillance ne va pas, on le voit, sans quelque alliage. Bien que la part de l’admiration y soit supérieure à celle de la critique, ils ne suffisent pas à justifier une opinion définitive. Nous sommes cependant bien loin de la sortie pleine d’amertume à laquelle se livre Chateaubriand contre la princesse dans les « Mémoires d’outre-tombe. » Il ne pardonnait pas à Mme  de Liéven de n’avoir pas été éblouie en le voyant à Vérone et de ne s’être pas enrôlée parmi les thuriféraires de Mme  Récamier. Il se vengea en essayant de la ridiculiser et de ridiculiser du même coup Guizot, dont il ne craignit pas de révéler la liaison avec elle, tout en divulguant celle qui avait existé, vingt ans avant, entre la princesse et Metternich. Nous ne rappellerons ici que le dernier trait de sa philippique. « Les ministres et tous ceux qui désirent le devenir sont fiers d’être protégés par une dame qui a eu l’honneur de voir. M. de Metternich aux heures où le grand homme pour se délasser du poids des affaires s’amuse à effiloquer de la soie. Le ridicule attendait à Paris Mme de Liéven. Un doctrinaire grave est tombé aux pieds d’Omphale.


Amour, tu perdis Troie ! »


Guizot et Mme de Liéven, pour s’être connus et aimés, ne se considérèrent ni comme perdus ni comme ridiculisés. On ne voit pas bien d’ailleurs en quoi Guizot l’eût été davantage aux pieds d’Omphale que Chateaubriand aux pieds de Juliette. Il n’en est pas moins vrai que l’impression produite par ces lignes satiriques s’est prolongée jusqu’à nos jours. La mémoire de Mme de Liéven n’en est pas encore entièrement délivrée, bien que la publication à une date récente de quelques fragmens de sa correspondance avec Metternich ait permis de se faire d’elle une idée très différente de celle qu’en donne Chateaubriand. Je me flatte de l’espoir que les pages qu’on va lire corrigeront ce que cette impression a d’excessif et d’injuste. Dans la femme qu’il nous a présentée comme une poupée sans charme, comme une « dame » pédante, prétentieuse, ennuyeuse, ennuyée, dépourvue de cœur et de sensibilité, elles révéleront une âme ardente, passionnée, prompte à s’émouvoir, une âme de feu, que la douleur avait torturée sans l’aigrir et qui se fondit, au déclin de l’âge, dans un noble et sincère amour. C’est d’un tel sentiment, porté si haut que celui qui l’a inspiré devint bientôt l’objet exclusif d’un culte, qu’on peut dire qu’il suffit de l’avoir conçu et fait partager pour que toute une existence en soit ennoblie et pour confondre ceux qui, ne l’ayant qu’incomplètement connue, n’en ont mis en lumière que les taches et les défauts.


I

Les détails biographiques relatifs à Dorothée de Benkendorff, princesse de Liéven, peuvent tenir en peu de lignes. Elle était née en Russie, en 1784. A seize ans, demoiselle d’honneur de Marie Fédorovna, femme du tsar Paul Ier, elle fut mariée par l’impératrice au lieutenant-général comte, puis prince de Liéven, ministre de la guerre. Etant donné le grade et la fonction de son mari, on pourrait croire qu’il était sensiblement plus âgé qu’elle. Il n’en est rien. Il n’y avait entre eux que sept années de différence. Mais, presque pareils par l’âge, ils ne l’étaient ni par l’esprit ni par l’intelligence. Fonctionnaire correct et docile, le général de Liéven, partout où il passa, fut jugé comme très inférieur à celle qui portait son nom. Chateaubriand, qui ne l’a jamais vu qu’à Vérone, est seul à prétendre le contraire. Mais son appréciation sur le mari ne procède que du désir d’humilier la femme. La vérité qui résulte de tous les dires oblige à reconnaître que ce brillant seigneur, bien qu’il fût ministre à vingt-trois ans, était « aussi nul qu’ennuyeux. » Sa femme l’eut bientôt jugé à sa valeur. Sans faire vis-à-vis de lui étalage de la sienne, elle l’accoutuma à subir en tout son influence, à se laisser diriger par elle dans toutes les circonstances difficiles de sa carrière.

En 1809, elle le suivit à Berlin, où l’empereur Alexandre venait de le nommer ambassadeur. C’est là, au contact des hommes d’état et des diplomates, en un moment où, grâce aux incessantes entreprises de Napoléon, la politique et la diplomatie étaient choses difficiles, compliquées, aussi changeantes que le capricieux et mobile maître de l’Europe, que Mme de Liéven, quoiqu’elle eût à peine vingt-six ans, commença à donner sa mesure, à conquérir sa réputation très justifiée de femme habile et remarquable, plus que qui que ce fût au courant des affaires de l’Europe. Grâce à elle, son mari brilla. L’ambassade qu’il dirigeait, ou plutôt qu’elle dirigeait pour lui, devint en peu de temps un des postes les plus importans du continent.

Ce succès diplomatique eut pour résultat, en 1812, la nomination de M. de Liéven à l’ambassade d’Angleterre. La campagne de Russie venait de s’ouvrir. Le tsar Alexandre avait jugé bon de renouer avec les Anglais ses rapports depuis longtemps suspendus. Les Liéven furent accueillis à Londres avec la faveur la plus marquée. La jeune femme devint en peu de temps l’étoile du corps diplomatique accrédité dans la capitale anglaise, partageant ce privilège avec la princesse Paul Esterhazy, femme de l’ambassadeur d’Autriche.

La cour d’Angleterre était alors la plus excentrique et la plus dissolue des cours. Sous le nom du roi Georges III, tombé en enfance, régnait son fils, le prince régent, qui devait monter effectivement sur le trône en 1818. Ses débauches l’avaient rendu impopulaire parmi ses sujets[2]. Sa femme, la princesse Caroline de Brunswick, de laquelle, depuis plusieurs années, il vivait séparé, courait le monde en triste compagnie, promenant de toutes parts les scandales provoqués par son inconduite. Pour la remplacer a la cour, le prince régent avait recouru à ses maîtresses, l’ancienne : lady Hertford, et la nouvelle : lady Coningham. Afin de justifier leur présence auprès de lui, il invitait fréquemment les femmes du corps diplomatique et notamment l’ambassadrice de Russie. De là, les mauvais bruits qui coururent alors sur elle, à la suite de ses rapports quasi quotidiens avec le prince.

Il semble bien que ces bruits aient été calomnieux, comme d’autres qui circulaient à son sujet de 1818 à 1820. À cette époque, elle était engagée dans une liaison, joie et tourment de sa vie, qui l’absorbait tout entière et la rendait très insensible aux hommages que lui prodiguaient les gens parmi lesquels elle vivait. Au Congrès d’Aix-la-Chapelle, elle avait rencontré Metternich. A la faveur d’une intimité promptement nouée, elle s’était prise de passion pour lui comme lui pour elle. Aucun autre homme, fût-ce même le prince régent d’Angleterre, n’aurait pu la détourner de l’objet qui remplissait son cœur, ni la distraire de la douleur qui la dévorait depuis qu’elle avait dû se séparer de celui que Louis XVIII appelait « le cher amant, » sans savoir quand elle le reverrait. En février 1819, lorsque Gréville nous la montre en proie à son incommensurable ennui, elle était revenue à Londres depuis un mois. Elle ne se consolait pas de l’éloignement de Metternich. Par surcroît elle commençait une grossesse pénible que la vivacité de ses souvenirs devait lui rendre plus douloureuse encore. L’ennui s’expliquerait à moins. Au reste, pour préciser les causes du sien, il suffit de citer quelques lignes d’une lettre qu’un mois avant ses couches, le 3 septembre, elle écrivait à Metternich du château de Midleton où lady Jersey la recevait.

«… Rien ne me fait du bien comme un voyage. Je suis à merveille ce soir parce que j’ai fait soixante et dix milles. Si tous tes jours je faisais ce chemin, je serais bientôt auprès de toi. Mais, mon ami, malgré mes efforts, il faut que je reste. Dis-moi donc, que deviendrons-nous ? Peux-tu soutenir l’idée d’une plus longue séparation encore ? Enfin, si nous nous sommes résignés pour l’année 1819, crois-tu possible de le faire pour l’année 1820 ? Dis-moi, Clément, qu’allons-nous devenir ? Penses-tu à cela ? »

« Il faut que je reste ! Qu’allons-nous devenir ? » Ce cri de son âme nous révèle les motifs de son ennui, motifs très légitimes, très humains, dont ne se sont jamais avisés ceux qui le lui ont reproché comme un travers de caractère, alors que c’était l’effet de crises maladives, malheureusement trop fréquentes dans sa vie agitée et tourmentée. À cette heure, l’absence de Metternich était pour elle un supplice. Il avait beau lui écrire : « Je t’aime à Carlsbad comme aux pieds du Vésuve et dans les ruines de Pestum et aux Champs-Elysées, » elle ne se résignait pas à vivre loin de lui, ne se rassérénait que lorsqu’à son tour, elle lui écrivait pour protester de son amour : « A demain. Demain, je t’aimerai comme tous les autres jours de ma vie ! Mon ami, comme il m’est doux de t’aimer. C’est une si ravissante chose ! Bonne nuit, » offrant le reste du temps, à son entourage, ce visage morose, despouding, comme elle disait, où l’on s’obstinait à voir une preuve de morgue et de froideur, comme si la femme capable à trente-quatre ans, de tirer d’elle-même les accens que lui dictait l’amour, n’était pas au-dessus d’une telle accusation. N’est-ce pas au contraire parce que son cœur est toujours brûlant, toujours inassouvi, toujours martyrisé par les épreuves de la vie, qu’elle le dissimule, satisfait ou non, et ne le laisse pénétrer que par ceux qu’elle a jugés capables de la comprendre ? Tant pis pour les autres s’ils n’y savent pas lire. Leur jugement lui importe peu. Dès ce moment, elle est déjà la femme qui plus tard, beaucoup plus tard, vingt ans après, écrira à Guizot, un jour où après une séparation de quelques semaines, elle va le revoir : « Maintenant, je voudrais la tranquillité, la paix du cottage, votre amour, le mien, rien que cela. Ah ! mon ami, c’est là le vrai bonheur. Et nous n’y arriverons jamais ! »

Sa liaison avec Metternich, alors qu’elle ne possédait plus les illusions de la première jeunesse, lui donna plus de tristesses que de joies. Aux larmes que fait verser l’absence de ce qu’on chérit succédèrent les douleurs de la rupture. Je n’ai pu établir à quelle époque ni dans quelles circonstances elle survint. Il est probable que c’est en 1823, après le congrès de Vérone, où tous les deux s’étaient retrouvés. Elle leur fut sans doute imposée par l’impossibilité de se voir et de vaincre les obstacles qui les séparaient. La blessure de Mme de Liéven fut longue à guérir. Montrée à Londres, elle y reprit sa vie, si brillante en surface, si vide au fond. De nouveau, elle s’appliqua à la remplir, en se livrant avec plus d’ardeur encore qu’autrefois à ces préoccupations diplomatiques dont elle avait su se faire un plaisir plus encore qu’un devoir. Mais, même quand elle parut remise de ses épreuves, elle restait désabusée, accablée sous le poids de ses désillusions, souvent inhabile à les dissimuler et donnant à la société parmi laquelle elle vivait le spectacle quelquefois déplaisant « de son ennui. »

Elle allait alors vers la quarantième année. Elle semblait n’attendre rien de l’avenir que la continuation d’une existence qui ne pouvait plus lui apporter de surprise. Physiquement, cependant, elle n’avait pas beaucoup changé. J’ai écrit ailleurs, en parlant d’elle : « On peut se figurer que Balzac l’a prise pour modèle en créant certaines de ses héroïnes. Dans le roman, comme dans l’histoire, la plupart de ces femmes de la Restauration ont entre elles un air de famille, une petite tête sur un long cou, un nez fin et long, une grande bouche, un menton court, des petits yeux, de beaux cheveux blonds. Telle était la princesse de Liéven. La froideur et la dignité combinées avec une grâce hautaine et voulue sont la caractéristique de ces nobles physionomies. Mais, sous cette froideur, sous cette dignité, brûle souvent un brasier et dorment, prêtes à s’éveiller, toutes les ardeurs de la passion[3]. » C’est bien ainsi que jusqu’en 1834, époque où elle quitta Londres, Mme de Liéven ne cessa d’apparaître à l’aristocratie britannique qui, depuis longtemps, lui avait eu quelque sorte accordé la grande naturalisation. Elle y était aimée, « en dépit des travers de son caractère et de ses trop fréquens dédains. » On avait fini par la considérer « comme une adoptée, une compatriote » qui faisait honneur à son pays d’adoption. Tous les soirs, elle recevait. Les ministres, les chefs de l’opposition, les plus illustres représentans de l’aristocratie, voire les princes du sang se rencontraient chez elle, comme sur un terrain neutre où l’on était sûr de trouver toujours bon accueil et sages conseils. A la cour, son influence ne s’exerçait pas moins efficacement. Le pays que son mari représentait à Londres tirait ainsi profit de son savoir-faire. Elle ne l’ignorait pas, puisque le tsar Nicolas se plaisait à le lui dire en des lettres fréquentes et flatteuses. Elle se croyait donc à jamais fixée en Angleterre et maintenant elle ne souhaitait plus en partir. Elle y avait pris ses habitudes.

Au commencement de 1833, une querelle éclata entre la cour de Londres et celle de Saint-Pétersbourg, à propos du remplacement de l’ambassadeur anglais qui demandait son rappel. Pour lui succéder, lord Palmerston, qui était alors ministre, proposa Canning. « C’est un homme impossible, pointilleux, défiant, lui répondit-on. Nous avons des raisons de croire à une impolitesse personnelle faite autrefois par lui au tsar, alors simple grand-duc. Nous ne voulons pas de lui et sommes décidés à ne pas le recevoir. » C’est la princesse de Liéven que le chancelier russe Nesselrode chargea de porter cette réponse à Palmerston. Le ministre anglais commença par promettre de ne pas nommer Canning. Il revint ensuite sur sa promesse, malgré les protestations de l’ambassadrice russe. La querelle s’envenima. Le tsar menaça de rappeler son ambassadeur. Effrayée par cette menace dont l’exécution aurait changé toute sa vie, la princesse partit pour Saint-Pétersbourg afin d’en conjurer les effets. Elle en revint rassurée, « toute rayonnante, nous dit Gréville, de l’accueil qui lui a été fait. L’empereur est allé au-devant d’elle par mer, l’a prise à son bord et l’a conduite dans sa voiture, au palais, où il l’a fait entrer dans la chambre de l’impératrice qu’elle a trouvée en chemise. »

Malheureusement, le conflit entre le cabinet russe et le cabinet britannique devint plus aigu. Le 30 août 1834, le prince de Liéven recevait en même temps l’ordre de revenir à Saint-Pétersbourg et l’avis de sa nomination comme gouverneur du tsarevich. « Cette lettre, dit quelque part la princesse, fit lever les mains à mon mari en signe de joie et moi de douleur. » Elle était inconsolable à la pensée de vivre à la cour de Russie, sous le joug d’un despote qu’elle savait capricieux et dur. Il fallut cependant obéir. Elle rentra à Saint-Pétersbourg. Mais elle était déjà résolue à n’y pas demeurer, à saisir la première occasion d’en partir pour aller se réinstaller à Londres. Lorsque, l’année suivante, elle réalisa son projet, le bruit courait qu’elle avait été poussée à en hâter l’exécution par les dispositions, trop bienveillantes à son gré, que depuis son retour lui témoignait l’empereur. Elle parlait, racontait-on, parce qu’il ne lui convenait pas de devenir l’Egérie de son souverain. Mais il n’existe aucune preuve de la vérité de ces dires, à moins d’admettre qu’elle faisait allusion à cet incident, lorsqu’elle écrivait : « Le maître ne m’a pas pardonné et ne me pardonnera jamais. »

Cependant, par aucun trait, ne se révéla qu’elle déméritait aux yeux du tsar. Il est vrai que son départ se pouvait justifier par l’état de sa santé qu’avait subitement aggravé un cruel événement survenu dans sa vie. Un de ses fils venait de mourir. Elle en avait déjà perdu un quelques mois auparavant. La perte du second, celui qu’elle préférait, fut encore plus déchirante pour son cœur et ne légitimait que trop l’ardent désir qu’elle avait conçu de s’éloigner de Russie. Elle partit donc avec le consentement de l’empereur, tout spécialement chargée de lui écrire avec régularité, comme elle le faisait lorsqu’elle était ambassadrice, afin de lui transmettre le résultat de ses observations sur les hommes et les choses de la politique continentale. Son mari ne fit aucun effort pour la retenir. Depuis longtemps, quoique vivant sous le même toit, ils étaient séparés.

En 1836, elle était à Paris, mais à titre provisoire, sans intention de s’y fixer, n’y prolongeant son séjour qu’en raison de l’accueil quelle y recevait et de son désir de se familiariser avec un milieu « tout égalitaire, » si différent de ceux où elle avait vécu jusque-là. Ses goûts aristocratiques s’accordant bien mieux avec les habitudes anglaises qu’avec les habitudes françaises, c’est Londres qui l’attirait, Londres où elle avait laissé tant de relations, tant d’amitiés, tant de souvenirs. Cependant l’année 1837 la trouva encore en France, très intéressée parce qu’elle y voyait, perfectionnant son éducation politique, reçue aux Tuileries, dans le faubourg Saint-Germain, dans les salons de la diplomatie, déjà mêlée à tout et sur tout disant son mot. Le 2 janvier, Metternich écrivait de Vienne à l’ambassadeur d’Autriche à Paris : « Je suis surpris que vous ne me nommiez plus jamais ni le prince de Talleyrand, ni le comte Pozzo di Borgo, ni la princesse de Liéven… Elle doit se remuer dans un sens quelconque, car, il n’est pas dans sa nature de rester tranquille. »

Quinze jours plus tard, Charles Gréville venu à Paris pour quelques semaines, mentionne dans son journal que Mme de Liéven paraît s’y être fait une situation des plus agréables. « Elle est chez elle tous les soirs et, son salon étant un terrain neutre, tous les partis s’y rencontrent, si bien qu’on y voit les adversaires les plus acharnés, engagés dans des discussions courtoises. Sa présence à Paris dans de semblables conditions doit être fort utile à sa cour, car une femme comme elle sait toujours glaner quelque information intéressante et utile. Elle s’y plaît infiniment, mais professe un dédain sans bornes pour le caractère français et vante très haut la supériorité morale de l’Angleterre. Parmi les hommes du jour qu’elle préfère sont Molé, aimable, intelligent, de bonne compagnie et, sinon le plus brillant de tous, celui qui a le plus de sens et de jugement ; Thiers, le plus remarquable de beaucoup, plein d’esprit et d’entrain, Guizot et Berryer, tous deux remplis de mérite. Elle prétend les Français profondément ignorans de ce qui se passe chez nous. Ainsi, Molé lui disait un jour :

« — C’est vrai que nous ne sommes pas dans une situation brillante, mais celle de l’Angleterre est encore pire.

« Cependant le roi est mieux informé et comprend mieux notre système de gouvernement. »

C’est encore le journal de Gréville qui nous apprend que Thiers, alors premier ministre, ayant à se plaindre des procédés de l’ambassadrice d’Angleterre Lady Granville envers Mme Thiers, pria la princesse de Liéven de l’avertir qu’en persévérant dans cette attitude, elle s’exposait à provoquer le rappel de son mari. En une autre circonstance, le duc d’Orléans qui cherchait à se marier « ayant eu la fantaisie de faire incognito une fugue en Allemagne » pour voir de près, sans être vu, deux jeunes princesses de Wurtemberg, le roi leur père, en ayant été informé après coup, écrivit à Mme de Liéven pour se plaindre de cette escapade « comme d’une grosse impertinence. » On devine à ces traits quelle situation s’était faite, moins d’une année après son arrivée à Paris, l’ancienne ambassadrice de Russie à Londres.

Nous en possédons d’ailleurs d’autres témoignages, ses lettres à M. de Bacourt récemment publiées et sa correspondance avec le baron de Barante insérée dans les « Souvenirs » que nous devons au petit-fils de celui-ci. C’est là qu’on peut saisir sur le vif l’activité intellectuelle de la princesse, sa connaissance profonde de l’échiquier diplomatique, la confiance qu’elle inspirait, par la rectitude de son jugement et la sûreté de son commerce, à quiconque avait à faire à elle. Qu’elle soit à Paris, à Boulogne, à Brighton, à Richmond, elle sait tout ou veut tout savoir. Elle renseigne, interroge, prévoit, s’éclaire, toujours nette, précise, logique et toujours avec autant de grâce que d’esprit, fidèle à l’amitié, « lui demandant beaucoup, » trop peut-être, « mais incapable de petitesse et de fausseté, » soucieuse surtout de n’imposer à personne le contre-coup de ses souffrances matérielles ou morales dont elle ne parlera avec une entière liberté, sans dissimulation ni feinte, qu’à celui à qui elle se sera bientôt accoutumée « à dire tout. »

Celui-là, — elle ne l’avait pas encore trouvé durant la première année de son séjour à Paris — c’était Guizot. Leurs relations dataient de l’hiver de 1836 et d’un dîner chez le duc de Broglie où, placés à table à côté l’un de l’autre, ils avaient causé ensemble pour la première fois. Mais elles restaient encore peu fréquentes, subordonnées aux multiples incidens de leur existence réciproque, attendant pour devenir plus étroites et plus intimes que la confiance qui naît du temps et des circonstances eût fait son œuvre, et leur eût donné une base solide, indestructible. Un billet de Mme de Liéven à Guizot nous permet de préciser le jour où se noua définitivement leur amitié. Il porte la date du 24 juin 1839. Elle écrit : « Il y a deux ans aujourd’hui que nous sommes allés dîner à Chatenay et que nous en sommes revenus. Vous en souvenez-vous ? » C’est donc le 24 juin 1837 qu’ils ont prononcé l’un et l’autre les paroles qui lient « pour l’éternité. » Elles ont dû être solennelles et significatives, à en juger par le souvenir qu’en a gardé Guizot et que vient raviver, deux ans plus tard, une course qu’il fait, seul cette fois, aux lieux où elles ont été dites. « Chatenay était charmant, mande-t-il le 14 juillet à son amie. Je me suis donné le triste plaisir de refaire seul notre promenade. Mêmes allées, mêmes pas ! Ah ! que ne peut-on fixer sa vie à un moment de son choix ! »

Ce qui s’est passé entre eux, ces phrases brèves et discrètes ne nous autorisent pas à le raconter avec certitude. Mais il est du moins aisé de se le figurer. Invités à dîner à la campagne chez la comtesse de Boigne, ils se sont égarés ensemble dans le parc, avant ou après le repas, et là, seul à seul, ils se sont confessés l’un à l’autre la tristesse dont leur Ame est pleine. Que de mélancoliques aveux ils ont pu se faire ! La vie de chacun d’eux s’est déroulée avec des étapes douloureuses où il leur est loisible de revoir, quand ils y reviennent, l’amer faisceau de leurs illusions détruites et de leurs espoirs trompés, source intarissable de larmes. La princesse a perdu deux de ses enfans. De la mort du dernier, qui date d’hier, elle n’est pas consolée. De son existence conjugale rien de deux ni de bon ne lui est resté. Sous la brillante apparence de son passé s’est creusé un vide qu’elle sait ne pouvoir combler.

Renversé du pouvoir depuis quelques mois, Guizot n’a pas de meilleures raisons pour être heureux. Déçu dans ses ambitions d’homme d’Etat, veuf de sa seconde femme, morte depuis peu, il pleure un fils chéri dont le trépas récent le torture encore et dont le souvenir, au jour anniversaire de son malheur, lui arrachera cette plainte émouvante : « Je n’ai vu aucune créature qui semblât créée à ce point pour plaire. Et c’est à moi seul qu’il a plu ! J’ai connu seul le parfum charmant de cette fleur. Il me semble que je l’aurais moins perdu si d’autres en avaient joui comme moi. » Telles sont donc les causes de la détresse morale à laquelle ils sont livrés et que, dès ce moment, ils ne se cacheront plus.

Elle s’aggrave encore du caractère irréparable que lui donnent les années qu’ils ont déjà vécues. M de Liéven a cinquante trois ans, Guizot cinquante. Ils croient n’avoir plus à espérer de l’avenir que des satisfactions du monde ou d’ambitions, bien insuffisantes, à l’âge qu’ils viennent d’atteindre, pour leur rendre ce qu’ils ont perdu. Rapprochés par la parité de leur infortune et après avoir gémi de leur isolement, ils en viennent à se dire que, peut-être, peuvent-ils beaucoup l’un pour l’autre, qu’une entière confiance entre eux, un contact plus fréquent, des rapports quotidiens ne seraient pas sans douceur. La princesse, à qui la solitude morale dans laquelle elle est plongée est encore plus intolérable qu’à Guizot, a probablement plaidé cette thèse avec plus de chaleur que lui.

— Pour franchir le cap des heures mauvaises, lui aura-t-elle dit, vous avez vos enfans, vos travaux, ce que la mort en traversant votre foyer y a laissé, vous avez vos ambitions politiques. Mais, moi, que me reste-t-il ? Je suis seule, toujours seule.

Voilà sans doute ce qu’ont entendu les arbres de Chatenay et sans doute aussi, est-ce ce soir-là que dans le mystère de leur ombre ou dans la voiture qui, le soir venu, l’a ramené à Paris-avec la princesse, Guizot, touché par ces accens, remué jusqu’aux entrailles par la pensée d’une âme à consoler, à relever, à guérir, a pris l’engagement qu’à peu de temps de là il lui rappellera en ces termes : « Souvenez-vous que la première parole qui nous a vraiment unis, c’est : Vous ne serez plus seule. »

Sûre d’avoir conquis ce bien précieux qu’est une fidèle amitié, Mme de Liéven n’était pas femme à ne s’y pas consacrer toute entière. Dès ce moment — nous sommes en 1837 — ses projets de Londres sont abandonnés. Il ne peut plus être question pour elle de quitter Paris. Elle s’y fixera, uniquement préoccupée « d’arranger sa vie » pour Guizot. Bientôt après, elle, s’installe à l’ancien hôtel de Talleyrand, rue Saint-Florentin, devenue la propriété de James de Rothschild. Elle a loué l’entresol. Sa chambre est celle qu’occupait jadis le prince. Dans cet appartement où lui-même, en 1814, reçut l’empereur Alexandre, elle va, durant près de vingt ans, recevoir chaque jour, l’après-midi et le soir, tout ce qui compte dans le monde de la politique et de la diplomatie, heureuse de faire à Guizot les honneurs de ce salon qui n’a tant de charme pour elle que parce qu’il y règne souverainement. C’est pour lui qu’on y vient non moins que pour la princesse. Mais, les habitués ont soin de ne se présenter qu’à certaines heures. Ils savent que Mme de Liéven et Guizot, lorsqu’il est à Paris, se voient régulièrement deux fois par jour et que toutes choses sont combinées pour que rien ne trouble leur tête-à-tête. Dans la journée, personne n’oserait se présenter à l’hôtel de la rue Saint-Florentin ou y rester quand Guizot s’y trouve. On sait à quelle heure il y vient, et chacun a soin de disparaître à temps. Pour la même cause, le soir, on ne visite la princesse qu’à une heure avancée, le début de la soirée étant réservé à son ami. Il est l’unique joie de sa vie, sa lumière et sa conscience. Elle n’a plus que lui. Il est le seul à qui elle se soit révélée telle qu’elle est, le seul qui la connaisse, le seul à qui « elle dise tout » et le seul aussi dont la parole ait assez d’efficacité pour apporter quelque soulagement aux épreuves et aux soucis dont le fardeau l’accable, l’inconsolable regret que lui laisse la mort de ses enfans et d’irritantes discussions d’intérêts, engagées à distance avec son mari : pour l’obliger à rentrer en Russie il retient près de lui le fils qui leur reste, l’empêche d’aller voir sa mère et conteste à celle-ci l’exercice de ses droits sur la fortune qui leur appartient en commun[4].

Mais si, lorsque Guizot est à Paris et vient la voir tous les jours, plusieurs fois par jour, elle se sent forte contre l’adversité, si elle goûte près de lui tout le bonheur dont elle est encore susceptible de jouir, en revanche, les absences auxquelles il est obligé la jettent dans une détresse d’âme que sa présence seule peut soulager et qui s’exprime avec véhémence dans les lettres qu’elle lui écrit. C’est une âme tourmentée, passionnée, avide d’affection et qui ne saurait se satisfaire de ce qui est incomplet. Chacune de leurs séparations est un déchirement pour elle. Quand il est parti elle le pleure comme si elle l’avait perdu et ne devait plus le revoir. Et de loin, il a beau verser sur elle, en de « douces paroles », tout ce que la raison, la tendresse, l’intelligence peuvent inspirer d’éloquemment consolant à une âme généreuse et sensible, rien n’y fait.

Pour qu’elle se relève, se console et se reprenne à l’espoir, il faut l’annonce de son prochain retour. C’est là ce qui caractérise leur correspondance et lui donne tant de prix. On y voit d’une part la plainte d’une âme en peine et d’autre part la sollicitude incessante d’un grand cœur, prodiguée sans mesure sous les formes les plus parfaites à une créature véritablement martyrisée par son isolement.


II

Après 1840, lorsque Guizot eut repris le pouvoir qu’il devait conserver jusqu’à la révolution de février, ses voyages devinrent plus rares et les souffrances de la séparation, si cruelles à la princesse de Liéven, s’espacèrent, tandis qu’au début de leur liaison, ses absences étaient longues et fréquentes. Tous les ans, l’été venu, il s’installait pour plusieurs mois à la campagne avec sa mère et ses enfans. Père exquis, fils modèle, nulle considération n’aurait pu le détourner de ce qu’il regardait comme un devoir. Mais, cet amour filial et paternel que cependant elle admirait rappelait sans cesse à l’amie qu’elle n’était pas tout pour son ami. Dans la mère qu’il vénérait, dans les enfans qu’il chérissait, elle voyait des rivaux qui lui disputaient le cœur où elle aurait voulu régner seule. Elle se reprochait d’en prendre ombrage. Elle n’en souffrait pas moins. La douleur de le savoir loin d’elle s’aggravait de cette jalousie inconsciente qu’elle eût voulu lui cacher et que trahissaient ses plaintes. Lorsque, sous le ministère Thiers, il partit pour Londres comme ambassadeur, elle en souffrit aussi, moins cependant, parce que dans son éloignement, elle voyait pour lui un intérêt de carrière et surtout parce qu’elle avait résolu de l’aller rejoindre. Mais, lorsqu’elle le savait au Val Richer, lorsqu’elle se disait qu’il y était par sa propre et seule volonté, qu’il aurait dépendu de lui de ne pas y être, elle avait peine à se contenir, toujours vibrante de cette affection dans laquelle elle s’était jetée avec une exclusivité, un entier oubli de ce qui n’était pas « lui. »

Le 28 juillet 1838, ils venaient de se séparer ; elle lui disait : « Ah ! que le temps va être lourd, insoutenable. J’en suis accablée d’avance. J’ai envie de pleurer vingt fois le jour. Je suis si abandonnée, il me semble qu’il y a un an que je ne vous ai vu. Où trouver du courage ? Adieu, je vais relire votre lettre, mais la relire, c’est pleurer. Donnez-moi de la force. » Et lui de répondre : « Vous me demandez de la force, j’en ai eu beaucoup dans ma vie, jamais avec le sentiment que j’en avais assez. Bien souvent, au contraire je me suis senti sur le point d’en manquer. Je ne puis vous donner que beaucoup d’affection. Faites-en de la force si vous pouvez. Je le voudrais bien. Près de vous je l’espère. Mais de loin ! Il y en a pourtant à prendre à cette source, même de loin. »

À cette source, malheureusement pour elle, elle ne puisait jamais assez de courage. Il lui fallait la présence réelle, seule condition de bonheur, puisqu’elle seule permet le constant échange de pensées, les longues confidences, celles qu’on n’épuise jamais, à la faveur desquelles on apprend à se connaître. Sur ce point, il pensait comme elle : « Nous nous sommes beaucoup écrit, beaucoup parlé. Que de choses pourtant nous ne nous sommes pas dites. » Mais, il se résignait, attendant de l’avenir la plénitude de ces jouissances de l’amitié que la séparation empoisonnait. Plus impatiente que lui, elle ne se résignait pas. Obligée, en 1838, pour le règlement de ses affaires, d’aller à Baden, pendant qu’il était au Val Richer, il arrivait qu’un jour, au cours de ce voyage, elle se voyait privée de la lettre quotidienne qu’elle avait coutume de recevoir de lui, et aussitôt elle éclatait : « Comment ! pas de lettre de vous ! Au nom de Dieu ne me donnez pas de ces inquiétudes. Je n’y puis suffire. Il me semble maintenant que le plus grand des malheurs pour moi serait de rester deux jours sans nouvelles de vous. Je ne pense qu’à cela depuis hier cinq heures, l’heure de la poste. J’ai été bien loin dans les montagnes, dans les forêts. Il faisait si beau, il y ferait si beau avec vous ! Je n’aurais besoin de rien, de personne, ce qui se passe dans le monde me serait indifférent. Vous ne sauriez croire à quel point cette image me plaît. Et puis j’étais si triste ! si triste ! si triste ! Vous êtes si loin. » C’est à la même époque qu’elle lui disait. « Préoccupez-vous beaucoup de ma santé. C’est juste. Mais ne vous préoccupez plus de mon cœur. C’est une injure. Je vous en prie, ne songez plus à lui que pour votre plaisir. Soyez sûr de mon cœur comme du votre. Soyez sûr que je vous dis vrai. »

Du reste, elle ne trouvait pas quelle lui exprimât jamais assez combien grande était la place qu’elle lui avait faite dans sa vie. Aussi, s’ingéniait-elle à le lui répéter, à l’en convaincre. « Je vous aime, je vous aime, je vous attends. Je vous le dirai autrement quand vous serez là devant moi, près de moi. Quel plaisir ! Adieu. » — « Adieu, vous qui n’êtes pas une illusion, vous qui êtes ma seule vérité, vérité que je chéris, que je chérirai toute ma vie. » — « Vous ne m’avez jamais donné un mauvais moment. Tout ce que vous me dites est si bon, si affectueux, si tendre. Je veux le mériter, je le mérite, car, j’ai le cœur si reconnaissant, si plein d’affection. »

Lorsqu’elle lui parlait ainsi, c’est qu’elle avait reçu de « douces paroles » telles qu’elle les aimait et lui en demandait souvent. « Si je parlais la langue de Pétrarque, lui avait-il écrit, je vous dirais que dès qu’il s’élève dans mon unie une impression douce, elle me quitte et va vous chercher. Si elle vous trouve, elle me revient. Si elle ne vous trouve pas, elle me quitte tout à fait. » Ou encore : « Je me suis promené deux heures seul, aussi jeune que l’air, que les bois, que les champs. Je ne le dis qu’à vous ; vous ne le direz à personne… Je vous voudrais comme ma vallée, fraîche et riante. Je la regarde avec envie en pensant à vous. Je vous vois maigre, triste, despouding, en larmes. Je reste en vous ; je resterai toujours avec vous. »

Comment n’eut-elle pas été ravie de ce langage ? C’est après en avoir savouré la douceur qu’elle écrivait dans un élan de reconnaissance : « Que je vous remercie de la douce musique qui m’attendait à mon réveil. J’ai lu et relu ces paroles si sérieuses, si tendres, si intimes, si vraies. Je vous dois une grande jouissance. Vous avez remis bien du calme dans mon Ame. Non, sûrement, mon humeur ne s’adressait pas à vous, elle ne s’adressera jamais à vous. Mon Dieu ! que je serais coupable si je me permettais jamais une injustice, une impatience envers vous. Mais, je suis triste, je resterai triste jusqu’à ce que je vous revoie… l’éternité, dans huit mois ! » C’est cette tristesse abominable qui la torturait. Impuissante à la secouer, elle la subissait dans toute son horreur. Elle « n’osait regarder en arrière, ni se livrer aux souvenirs les plus doux. Et mon avenir ! s’écriait-elle, je n’en ai pas ! Ah ! si je n’avais pas votre tendresse, je serais perdue. Ne m’en ôtez rien jamais ! jamais. »

Cette note plaintive revient fréquemment dans ses lettres, quand ils sont séparés et quelquefois émouvante et pathétique, comme dans celle-ci en date du 26 août 1838 :

« Votre lettre d’hier m’a fait pleurer. Oui, nous sommes malheureux tous les deux, bien malheureux. Mais je le suis bien plus que vous. Vous avez des enfans à élever, vous avez une patrie, vous avez des devoirs publics une belle carrière à soutenir. Vous avez un home. Qu’est-ce que j’ai ? Pensez à tout ce que j’ai perdu. Pensez à ce qui me reste et ne soyez pas mécontent lorsque je vous montre de la tristesse, beaucoup de tristesse. J’en ai moins auprès de vous. Quelquefois même, j’oublie auprès de vous mes chagrins. Mais lorsque je me retrouve en face de moi-même, rien que moi ! Ah ! c’est affreux.

« Tous les jours je le sens davantage, parce que je ne vois aucun terme à cette dure situation. Je la vois au contraire s’empirer tous les jours, j’ennuie ou je mécontente ceux auxquels je parle. Vous-même je vous ennuie peut-être, je vous mécontente peut-être. Vous trouvez que je n’apprécie pas assez la seule consolation que le ciel m’a envoyée. Vous vous trompez ; mon cœur est plein de reconnaissance, d’affection, mais encore une fois j’ai trop perdu, trop, et je rencontre de la froideur, de la dureté là où je devais attendre du soutien, de la consolation. Et plus cela se prolonge, plus mon cœur se révolte. Vraiment quelquefois il est prêt à se briser. Je ne me sens de courage pour rien. Il me semble que, jamais je n’ai été si triste. Je ne devrais pas vous dire tout cela, mais songez qu’il n’y a plus que vous à qui je le dise. Pardonnez-moi, ne vous fâchez pas. Ayez pitié de moi.

« Qu’il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Savez-vous que c’est là ce qui m’empêche de me bien porter. Il me semble que, si vous étiez auprès de moi, je serais bien, tout à fait bien. Que de fois je me sens saisie de ce besoin, ce désir d’aller où vous êtes, de causer avec vous, de vous dire tout. Ce n’est qu’avec vous que je sais parler, ce n’est que vous que j’aime à entendre. Je n’ai que tristesse et ennui là où vous n’êtes pas. Vous me manquez bien plus que moi je ne puis vous manquer. Soyez bien sûr de cela. »

Aux jours de commémoration douloureuse, aux jours anniversaires de la mort de ses (ils, deuils qu’elle porte éternellement, toujours aussi sombre que s’ils dataient de la veille, sa peine prend un caractère encore plus aigu. « J’étais réveillée à six heures, ce matin, 4 mars 1839, comme il m’arrive toujours de l’être à pareil jour. Quatre ans ! Ah ! mon Dieu, c’est hier. Et en même temps, il me semble que j’ai vécu cent ans, tant la douleur m’a usée. Et puis, il me semble qu’on m’attend et que je tarde bien ! »

Parfois aussi, de l’humeur, beaucoup d’humeur, se trahit sous sa parole. « Je suis extrêmement triste et par vous. Ah ! que nous allons mal quand nous sommes séparés. » — « Il faut convenir que vous prenez bien mal votre temps pour douter de mon cœur, pour douter que mon cœur, ma vie sont à vous, pour croire que vous ne suffisez pas à mon âme ? Où trouve-t-elle du repos, de la douceur, si ce n’est en vous ? Je suis bien accablée de mes malheurs passés, de mes peines présentes ; je le suis plus ici que lorsque j’étais auprès de vous, et cependant avec quel bonheur je pense à vous, comme je retrouve de la joie, de la sérénité dans le fond de mon âme en arrangeant le reste de ma vie pour vous, avec vous ; vous êtes bien le reste de ma vie. Si je ne vous avais pas, je n’aurais plus rien. Dites-vous cela, dites-vous que je le pense sans cesse, sans cesse, et voyez, si je ne vous aime pas plus que vous ne pouvez m’ai mer ? Car vous, vous avez du bonheur sans moi, et moi, je n’ai plus rien sans vous. » — « Je n’ai plus la plus petite envie de Versailles. Je me sens fort sotte d’en avoir jamais témoigné. Cela a l’air d’un caprice. Ah ! que j’aurais besoin d’être gouvernée ! Pourquoi ne me gouvernez-vous pas ? Rien ne me plaît que ce qui plaît à un autre. Mais l’autre il faut que je l’aime, et je n’aime pas assez M. E…, ni M. A…, ni personne. Personne… que la Normandie. Quelle belle manière d’échapper à la personnalité ! Je deviens bête, je crois même que vous le trouvez un peu. Nous nous adressons de sottes lettres, vous ne me dites rien… »

De quelle agitation intérieure témoignent ces cris et ces plaintes ! Comment s’y prendra-t-il, lui l’ami, pour verser l’apaisement dans cette âme si prompte à la crainte, à la révolte, au soupçon ? C’est ici qu’apparaît dans toute sa grandeur le dévouement d’une amitié sincère auquel celui qui l’a conçue attache des idées d’éternité. Avec quel esprit, quelle grâce, quelle hauteur, quelle patience il la défend contre l’amie qui lui paraît si près de la méconnaître ! D’abord, il tachera de l’intéressera ce qui l’intéresse lui-même. Parti pour le Val Richer, il lui écrit en y arrivant.

« Je suis arrivé ici par le temps le plus noir, la pluie la plus épaisse, les plus sales chemins qui se puissent imaginer. La Vallée est verte, fraîche, couverte de fleurs, parée pour recevoir le soleil qui ne vient pas. Ainsi va le monde. Le soleil manque à la verdure, et la verdure au soleil. Aussi quel ravissement quand ils se rencontrent ensemble quelque part, un moment ! En toutes choses, dans la nature ou dans l’âme, nous ne faisons qu’entrevoir la perfection. Mais quand on l’a entrevue, comment peut-on laisser retomber plus bas sa pensée ?

« J’ai très peu dormi en voiture. Je prenais quelque plaisir à veiller pendant que tout le monde dormait autour de moi, comme si j’en avais été un peu moins en voyage, resté un peu plus à Paris ! Que notre cœur est inventif et subtil à se créer des illusions si vaines, si fugitives que la pensée ne peut même les saisir, et pourtant elles plaisent ! Mes enfans ont très bien dormi. Ils se réveillaient pour me demander du sucre, des cerises. Ils dorment profondément depuis trois quarts d’heure, fatigués du voyage, de leur joie ; ils se réveilleront demain en chaulant, en sautillant, comme les oiseaux de ma vallée. Je voudrais vous envoyer, j’aurais voulu vous laisser un de mes enfans. Ah ! que de vains désirs ! Adieu. Je vais me coucher. Je dormirai. Je suis fatigué. Vous vous couchez aussi en ce moment. Adieu. Donnez, dormez donc… adieu. »

Il est charmant ce tableau familial, et charmante aussi l’image de la vallée qui attend le soleil. Mais, la grâce de l’un, le caractère touchant de l’autre ne suffisent pas à bercer la douleur de l’amie, à la consoler de l’absence qui s’annonce longue. Il lui faut mieux et plus ; il lui faut de « douces paroles. »

« De douces paroles, répond-il, je ne vous en enverrai jamais, je ne vous en ai jamais dit d’assez douces à mon gré. Vous craignez que je ne sois mécontent. Non, je ne suis pas mécontent. Je vous aime trop et je vous connais trop bien pour l’être jamais. Mais je suis triste, triste comme je ne puis pas ne pas l’être. Je vous ai demandé un jour comment on faisait pour avoir de l’humeur sans en avoir contre quelqu’un. Je ne puis admettre qu’à cause de notre séparation vous ayez de l’humeur contre moi… Quand le moment de notre séparation est venu, je ne pouvais hésiter ; ma mère, mes enfans attendaient impatiemment la campagne. C’est leur plaisir. C’est un grand bien pour leur santé. Ils y comptaient. Ma mince fortune, dont il faut bien que je m’occupe pour eux, m’y obligeait. Je me suis promis que dans ma vie publique, jamais, même pour mes enfans, les considérations de fortune n’exerceraient sur moi la moindre influence. Raison de plus pour que j’en tienne quelque compte dans la vie privée. Je vous ai quittée en essayant d’étouffer près de vous mon chagrin pour vous aider à étouffer aussi le vôtre. J’ai eu tort. Si vous aviez vu ce qu’il m’en coûtait de vous quitter, votre chagrin fût resté le même : mais une minute d’injustice, une minute d’humeur contre moi eût été impossible.

« Dites-moi que vous n’êtes pas injuste, que votre humeur ne s’adresse pas du tout à moi, qu’elle porte uniquement sur l’imperfection, l’amère imperfection de notre relation, de notre destinée. Dites-moi cela, pensez-le toujours. Et même loin de vous, même sous ce fardeau si lourd de l’absence, je me sentirai le cœur confiant et ferme, je reprendrai mon rêve, le rêve de vous rendre heureuse, heureuse malgré tout ce qui nous manque, malgré mes cruels souvenirs…

« Votre plus grand défaut est de ne savoir vous plaire qu’à ce qui est parfait. Défaut qui me chagrine et me désole. Quand je vous vois repousser avec un si fier dédain tout ce qui est médiocre, ou lent ou froid, ou insuffisant, ou mélangé, tout ce qui témoigne en quelque manière que ce soit de l’imperfection de ce monde, je vous en aime dix fois davantage. Et puis quand je vous vois triste et ennuyée, je vous voudrais plus accommodante, moins difficile. Je mens, restez comme vous êtes, même à condition d’en souffrir. Je le préfère infiniment. Je vous voudrais seulement pour vous-même, un peu plus de goût pour une occupation quelconque, lecture ou écriture, pour l’exercice solitaire et désintéressé de la pensée. Vous n’y perdriez rien et vous vous en trouveriez mieux. Mais vous n’aimez que les personnes, il vous faut une âme en face de la vôtre. »

On voit que, bien qu’ils ne soient entrés en confiance vis à-vis l’un de l’autre que depuis peu de temps, ce temps, en dépit de sa brièveté, a suffi à Guizot pour faire le tour de cette âme qui s’est donnée à lui avec une sorte de violence et qu’il la connaît bien. Mais, cette connaissance qu’il a d’elle éclate avec une évidence plus grande dans une autre lettre qu’il faut citer du commencement à la fin tant elle met en lumière la haute raison et le don de pénétration de celui qui l’a écrite.

« Vous me demandez si je ne vous trouve pas un peu d’humeur. Oui, Madame, quelquefois, J’ai été quelquefois tenté de m’en choquer. Excepté de ma mère, je n’ai jamais supporté l’humeur de personne. Quand la vôtre ma apparu, je vous aimais déjà beaucoup, beaucoup. L’affection a contenu la surprise. Et puis j’ai bientôt reconnu la source de votre humeur. Elle ne vient en vous d’aucun défaut, d’aucun désagrément de caractère ni de susceptibilité, ni de brusquerie, ni d’exigence, ni d’attachement aux petites choses. Vous êtes naturellement très douce, très égale, charmante à vivre. Votre humeur ne naît jamais que du chagrin, d’un grand, d’un profond chagrin, il vous indigne et vous révolte, il s’empare de vous tout entière, et alors ce qui ne répond pas pleinement à votre chagrin, ce qui n’est pas en harmonie, en parfaite harmonie avec l’état de votre âme, vous donne de l’humeur. L’humeur est pour vous l’une des formes de la douleur.

« Je vous aime trop, Madame, pour que cette forme-là ne s’efface pas devant la profonde sympathie que votre douleur m’inspire. Vous avez cruellement souffert. Mais laissez-moi vous le dire : je suis plus fait à la douleur que vous, à la douleur morale, comme à la douleur physique. Vos épreuves vous sont venues tard, au milieu d’une vie qui avait été constamment facile, agréable, brillante. Vous n’aviez connu ni le malheur, ni la contrariété. Vous n’aviez porté aucun fardeau. Vos émotions même, malgré le sérieux de votre naturel, avaient été assez superficielles, et bien loin d’ébranler toute votre âme, un seul sentiment, le dernier venu, était en vous très puissant et profond. Quand vous avez été frappée, vous avez éprouvé cette immense surprise, cette révolte intérieure qui accompagne les premiers chagrins, les chagrins de la jeunesse, et comme vous n’aviez plus, pour y échapper, les ressources de la jeunesse, sa mobilité, sa facilité à se distraire, son empressement à jouir de la vie encore inconnue, vous êtes restée sous l’empire de cette impression de surprise et de révolte. La douleur vous a atteinte tard et trouvée jeune pour souffrir. Et vous avez souffert avec l’impatience, avec l’âpreté de la jeunesse. J’ai éprouvé, j’éprouve encore, en vous voyant souffrir, le sentiment d’un vieux soldat couvert de blessures, qui voit les fatigues, les langueurs, les souffrances d’un jeune homme qu’il aime et qu’il soigne. »

Cette fois, l’amie est vaincue par ce que ce langage lui révèle de sympathie et de générosité. Mais, elle ne s’apaise pas et c’est un cri de souffrance qui vient traverser encore l’expression de sa gratitude.

« Que je vous remercie de me raconter si bien mon caractère. Vous avez mille fois raison dans ce que vous me dites de moi, dans l’explication de mon humeur, surtout dans ce que vous me dites de ce sentiment profond de ma douleur. Voilà ma passion intime, immense : ma douleur. Dieu m’a retiré ce que j’aimais tant, parce que je l’aimais trop. Que serai-je devenue en avançant dans la vie ? Je frémissais d’avance en songeant à l’avenir de mes enfans. Quel pays ! quel maître ! quel père, hélas ! Tout cela me donnait des angoisses inexprimables pour eux, pour eux, pas pour moi. Ils n’étaient déjà plus faits pour cette horrible patrie. Ils en ont trouvé une. Ah ! Monsieur, et je n’y suis pas avec eux ! Dites-moi que j’y serai bien sûr. »

Il le lui dit, et en quels accens ! C’est assurément une des pages les plus admirables qu’ait jamais écrites ce grand écrivain, ce grand philosophe, ce grand chrétien.

« Quand de cruelles images vous assiègent, quand vous n’êtes entourée que de morts, faites un effort, prenez votre élan, sortez de ces tombeaux. Ils en sont sortis, ils sont ailleurs. Nous serons où ils sont. Je me suis longtemps épuisé à chercher où ils sont. Je ne recueillais de mon travail que ténèbres et anxiétés. C’est qu’il ne nous est pas donné, il ne nous est pas permis de voir clair d’une rive à l’autre. Si noms y voyions clair, s’ils étaient là, devant nos yeux, nous appelant, nous attendant, supporterions-nous de rester où nous sommes aussi longtemps que Dieu l’ordonne ? Irions-nous jusqu’au bout de notre tâche ? Nous nous refuserions à tout, nous abandonnerions tout ; nous jetterions là notre fardeau, notre devoir, et nous nous précipiterions vers cette rive où nous les verrions clairement. Dieu ne le veut pas, mon amie ; Dieu veut que nous restions où il nous a mis, tant qu’il nous y laisse. C’est pourquoi il nous refuse cette lumière certaine, vive, qui nous attirerait invinciblement ailleurs ; c’est pourquoi il couvre d’obscurité ce séjour inconnu où ceux qui nous sont chers emporteraient toute notre âme.

« Mais l’obscurité ne détruit pas ce qu’elle cache ; mais cette autre rive où ils nous ont devancés n’en existe pas moins parce qu’un nuage s’étend sur le fleuve qui nous en sépare. Il faut renoncer à voir, il faut renoncer à comprendre. Il faut croire en Dieu. Depuis que je me suis renfermé dans la foi en Dieu, depuis que j’ai jeté à ses pieds toutes les prétentions de mon intelligence, et même les ambitions prématurées de mon âme, j’avance en paix, quoique dans la nuit, et j’ai atteint la certitude en acceptant mon ignorance. Que je voudrais vous donner la même sécurité, la même paix ! Je ne renonce pas, je ne veux pas renoncer à l’espérer. »

Nous en avons assez dit pour montrer à travers quelles vicissitudes matérielles, intellectuelles et morales se forma entre la princesse et Guizot la noble amitié qui devait remplir la fin de sa vie et embellir sa vieillesse et comment, à la faveur des plus délicats sentimens qu’ait jamais conçus l’âme humaine, elle trouva dans l’ami qu’elle s’était choisi le secours, le réconfort et l’apaisement dont elle avait désespéré. Comme s’il dépendait de nous de les concevoir et de nous y livrer, ces sentimens qui constituent un privilège portent avec eux leur récompense. Celle qu’a dû, pendant tant d’années, Mme de Liéven à Guizot ne lui a laissé que bien peu à désirer. Du 3 août 1840, — date où ils se sont engagés l’un à l’autre « pour la vie et pour l’éternité » jusqu’à l’heure de sa mort — 26 janvier 1857, — elle a connu, avec les joies d’une affection tendre, fidèle et payée de retour, celle du dévouement infatigable et réciproque qui en est la forme la plus parfaite, et, après avoir lu les citations qui précèdent, nul ne contestera plus, — Chateaubriand lui-même ne le contesterait plus, — qu’elle était digne d’en jouir.


III

Jusqu’ici, à travers les extraits des lettres de Mme de Liéven et de Guizot, on ne les a vus que dans leur vie intime, celle dont l’âme seule fait tous les frais. Avant de fermer cette attachante et volumineuse correspondance d’où d’autres, nous l’espérons, tireront plus tard les innombrables traits et les incomparables joyaux qu’elle recèle, il faut lui emprunter encore de quoi prouver que chez la princesse de Liéven, l’esprit n’était pas moins aiguisé que le cœur. Lorsqu’elle était séparée de Guizot, elle ne passait pas tout son temps à gémir et à se plaindre. Elle en consacrait beaucoup à lui rendre compte des grands et menus faits de son existence quotidienne, à le renseigner sur les hommes et les choses du moment, allant de droite et de gauche pour se documenter. De là toute une suite de lettres charmantes et piquantes, » pailletées, comme dit Gréville, des pointes les plus délicates, « portraits et récits qui font de ces pages écrites d’après nature, de véritables pièces historiques, lesquelles, plus d’un demi-siècle après que se sont clos les événemens et éteints les acteurs, éclairent encore les uns et les autres d’une vive lumière C’est ainsi que le 12 juillet 1839, ayant rencontré Pozzo di Borgo, l’ancien ambassadeur de Russie à Paris, qui de 1815 à 1820, a tenu une si grande place dans les affaires de France, la princesse écrit :

« J’ai vu Pozzo, affreusement maigri, rétréci, rapetissé ; les yeux enfoncés dans un cercle de charbon, la parole chancelante, les épaules voûtées, les jambes ployées, les habits trop larges, l’esprit aussi chancelant que la parole. Nous causions seuls dans le premier petit salon de Mme de Boigne. Edouard de La Grange est entré. Il l’a pris pour le marquis de Dalmatie, lui a parlé du maréchal, puis M. de Lagrange passé, il m’a dit tout bas :

« — C’est bien le marquis de Dalmatie, n’est-ce pas ? en homme qui doute de lui-même.

« Pourtant il m’a parlé longtemps de la dernière affaire à Londres, de ses conversations avec lord Melbourne et lord Palmerston, de tout ce qu’il leur avait dit sur la nécessité de maintenir la paix, tout cela très nettement, très spirituellement comme par le passé, avec verve dans l’imagination en même temps qu’avec faiblesse et trouble dans le langage. Puis en finissant :

« — C’est une campagne de vétéran. Un autre hiver à Londres me tuerait. »

Quatre jours après, c’est encore Pozzo qui fait les frais de sa lettre. « J’ai vu Pozzo deux fois hier, le matin chez lui, le soir chez Mme Appony. Chez lui nous avons très bien causé, lentement, sans bruit. Il ne faut pas que le vent souffle et que le feuillage tremble. Mais à la condition du calme et du silence autour de lui, le rossignol chante encore. Chez Mme Appony, il avait dîné, il était fatigué ; on remuait dans le salon, la mémoire lui manquait comme la parole. On doit lui mettre aujourd’hui un vésicatoire et des ventouses. Je lui ai demandé qui était son médecin. Il m’a dit Lerminier qui est mort depuis trois ans. Au fond, il a la conscience de son état.

« — J’ai donné dix ans de ma vie à l’empereur en passant deux hivers en Angleterre. Je ne puis faire plus. Je ne sais comment l’empereur me remplacera. Mais c’est assez.

« Voilà ce qu’il m’a dit hier matin. »

Une autre fois et sans doute avec plus de malice que de vérité dans sa description, elle nous ouvre le salon de la comtesse de Boigne qui est au chancelier Pasquier ce qu’elle-même est à Guizot. Elle raconte ce qu’elle a vu et entendu :

« J’ai dîné hier chez les Appony. Plus tard j’ai été chez Mme de Boigne. Elle est maintenant fixée ici. Rien ne m’a paru plus ridicule que la demi-heure que j’y ai passée. Il y avait M. de Sainte-Beuve (dis-je bien ? ) Les premières deux minutes, il causait à voix basse avec M. Bossi. Lorsque le chancelier est entré, Mme de Boigne, sans lui dire bonjour ni bonsoir, lui montre M. de Sainte-Beuve et lui dit qu’il soutient les Jansénistes. Depuis cet instant, je n’ai plus entendu que Pascal, Arnauld, Nicole, avec un flux de phrases, de sentences d’un côté et de l’autre à tel point qu’il a été impossible de dire un mot ou d’avoir une idée. Au fond, j’avais bien envie de rire. C’était une véritable exhibition. Je crois que c’est comme cela que l’entendaient ces Messieurs. M. Bossi m’a plu, il n’a pas ouvert la bouche. Je l’aimerais tout à fait si je pouvais savoir qu’il a trouvé cela aussi ridicule que moi, mais j’en doute. Quant aux interlocuteurs, je n’ai jamais vu des airs plus satisfaits, et lorsque je suis partie, car je suis partie au beau milieu d’une discussion superbe, je suis persuadée qu’ils se seront dit que j’étais confondue. C’est bien vrai cela, mais pas tout à fait comme ils l’entendent. Savez-vous que c’est bien français. Ne vous fâchez pas, d’autant plus que vous n’auriez pas fait cela. »

Elles existent à foison dans la correspondance les lettres de ce genre, et c’est à, regret que nous abrégeons nos citations pour garder la place de faire avant de finir quelques derniers emprunts à celles que la princesse écrivait, en 1840, à Guizot, alors que sous le ministère Thiers, il était à Londres, en qualité d’ambassadeur de France. Pendant cette période aussi bien qu’au cours de ses précédentes absences, et en attendant de l’aller retrouver, elle recevait de ses nouvelles tous les jours. Tous les jours aussi, elle lui écrivait. Ces lettres rapprochées forment un bien intéressant chapitre de l’histoire de cette ambassade de Guizot qui ne dura que quelques mois et précédait de si peu sa rentrée au ministère. Mais, ici encore, il faut se borner à s’en tenir à quelques traits :

« 3 mars. — Vous voyez comme je reviens à vous souvent. Il me semble que vous m’avez recommandé de vous redire souvent ce que je vous avais dit souvent déjà ici. Eh bien, restez ce que vous êtes, grave, sérieux, naturel. Défendez-vous de l’enivrement de la situation nouvelle où vous vous trouvez. Rappelez-vous que vous vivez dans une maison de verre. Tout sera remarqué. Les Anglais sont infiniment plus fins qu’on ne l’imagine, et singulièrement observateurs et curieux, tout en ayant l’air de n’y pas regarder. »

L’avertissement était sage. Mais, bientôt il parut à Mme de Lieven que Guizot n’en tenait pas assez de compte. De sa correspondance quotidienne où il lui racontait par le menu les mille incidens de sa vie à Londres, elle tira cette conclusion qu’il se dissipait, et trop inconsciente de sa jalousie pour mesurer la place que cette jalousie mal dissimulée tenait dans ses craintes, elle lui écrivit avec la vivacité des premiers jours de leurs relations, presque avec colère.

« 3 avril. — Voici votre lettre. Vous dirai-je franchement ? Elle ne me plaît pas du tout. Vous vous lancez en dépit de mes avertissemens dans toutes les invitations qu’on vous fait. Qui est-ce qui a jamais songé à aller dîner chez M. M… ? Sa femme est tout ce qu’il y a de pi us dévergondé à Londres. Les convives, à ce que je vois, étaient à l’avenant. Vraiment mon mari aurait plutôt passé la Tamise à la nage que dîné chez ces gens, et il avait bien moins que vous une réputation de gravité. Si vous acceptez comme cela de dîner chez tout le monde, le vrai monde ne tiendra plus à si grand honneur de vous avoir à dîner chez lui.

« Notez qu’il faut rendre, et je vous défie de composer un dîner convenable où serait Mme M… Les femmes n’en voudraient pas et beaucoup d’hommes non plus. Je suis tout à fait fâchée de ce que vous avez fait là. On parlait l’autre jour de vos succès à Londres et quelqu’un ajoutait :

« — Et même il fait la cour aux femmes.

« — Allons, ajoutait un autre, ne désespérons pas de le voir revenir ici même mauvais sujet.

« En vérité en dînant chez Mme M… vous en êtes tout près. Je vous demande pardon de vous dire si vivement ce que je pense, mais je ne sais pas dire autrement quand j’éprouve de la peine. Et je suis si triste, si triste. Je ne vous1 répéterai plus : Restez ce que vous étiez, sérieux et grave. Vous n’y pensez plus. Mon ami, vous allez déchoir et vous me causez une vive peine ! Adieu, adieu. »

La mercuriale était vive, aussi vive que peu méritée. Guizot ne s’en offensa pas. Il mit même son habituelle et patiente douceur à en démontrer l’injustice. Elle lui valut de tendres regrets.

« 7 avril. — Je viens de recevoir votre lettre. Le cœur m’a faibli en l’ouvrant, et j’ai fondu en larmes en la lisant, en lisant la fin. Des larmes de tendresse, de reconnaissance. Vous êtes si doux, si bon, si indulgent, car j’avais été vive ; mais vous avez si bien compris pourquoi ! Vous avez l’esprit bien grand, bien haut, jamais votre supériorité ne m’a autant frappée qu’aujourd’hui. Vous ne savez pas tout ce que vous venez d’ajouter à ce qu’il y avait pour vous dans mon cœur. Ah ! si je pouvais vous le dire, vous le montrer, vous seriez content. »

Le 28 mai, c’est une autre note :

« Ecoutez, hier j’ai rencontré Thiers à dîner chez mon ambassadeur. En entrant dans le salon, il me dit :

« — Je viens de recevoir une dépêche télégraphique de Londres.

À ce mot télégraphe, ma figure s’illumine, elle disait : « Je suis bien contente. »

« Thiers a été mon voisin de table. Il est fort content des nouvelles de Londres, il se loue beaucoup de vous. Il dit qu’à vous deux vous faites des merveilles. Il ajoute :

« — J’arrange les affaires de façon qu’il n’y a que M. Guizot qui puisse être mon successeur.

« — Ou plutôt vous les arrangez de façon à les garder toujours pour vous ?

« — Oh ! je vous en réponds ; mais tenez, je suis jeune, je sais bien qu’une fois, je les garderai toujours. Je ne sais si cette fois-là est à présent ; c’est possible, cela n’est pas sûr ; nous verrons. Mais si M. Guizot s’ennuyait à Londres, je l’arrangerais ici.

« — Il me semble que M. Guizot s’amuse fort bien à Londres et qu’il aimera à y rester.

« — Oui, mais allez-y ; car sans cela bientôt il vous fera des infidélités !

« Voilà vous. « Après cela, il m’a parlé du vote d’avant-hier. Il me dit :

« — J’ai fait une faute, je devais parler. J’ai eu grand tort de ne pas le faire. Je n’avais pas idée que la chambre voterait comme elle a fait. J’étais ennuyé de parler. Et puis j’aurais dit des paroles peut-être trop excitantes. Enfin, j’ai mal décidé, et une fois le vote, je me suis mis dans une grande colère. J’ai dit des choses très dures au Président. Je lui ai dit : — Monsieur, vous ne connaissez pas votre devoir, vous ne savez pas présider Ce que vous venez de faire est absurde, je répète absurde. Je lui ai dit tout cela, là à sa chaise. J’ai dit des paroles dures à Dupin, j’en ai dit au secrétaire de la justice, à tout le monde. J’étais en grande colère.

« Il a causé de tout, et m’a beaucoup divertie. Il dit des choses très piquantes. A propos de la responsabilité ministérielle, il dit :

« — C’est l’hypocrisie du despotisme.

« Au fait, hier, il était en train ; il n’a fait que causer avec moi, nous avions commencé par Sauzet, nous avons fini à César. Il dispute tout au duc de Wellington et plus que jamais il glorifie Napoléon. C’était hier un dîner de trente personnes. »

Puis, en post-scriptum :

« J’ai envie de vous redire les petits mots entrecoupés entre M. Thiers et moi.

« — Vous êtes très fine, pas plus que moi, mais je crois presque autant.

« Moi. — Vous avez beaucoup d’esprit, mais je pense quelquefois que vous en avez trop. »

« — Cela voudrait dire pas assez ? Non, mais, vous abusez. »

« THIERS. — Il n’y a de véritable ami qu’une femme. Dans les amitiés d’hommes, il y a toujours un peu de jalousie. »

« Lui ENCORE. — J’ai peu à faire avec les étrangers. Nous n’avons rien à nous dire, je suis poli, je pense qu’ils n’ont pas à se plaindre, mais voilà tout. »

Il est historiquement intéressant de citer la réponse que de Londres fait Guizot à cette dernière lettre :

« Votre conversation avec Thiers est charmante. Je suis quelquefois tenté de croire qu’il est embarrassé et se déchargerait volontiers de son embarras pour un temps sur les épaules d’autrui. Nous verrons jusqu’à quel point la fécondité de l’esprit, la dextérité de la conduite et le talent de la parole suffiront au gouvernement. En attendant, il est absurde de se plaindre qu’il ne s’occupe pas des petites affaires. Je suis sûr qu’il s’en occupe plus qu’on n’a le droit de l’exiger dans sa situation. C’est précisément une de ses qualités de pouvoir penser à la fois à beaucoup de choses, grandes et petites, et porter rapidement de l’une sur l’autre son activité et son savoir-faire. »

On sait que, contrairement à l’espérance manifestée par Thiers, le cabinet qu’il présidait ne tarda pas à être renversé, mais non sans avoir ramené en France les cendres de l’Empereur. À la veille de cet événement, les inquiétudes étaient grandes dans le monde politique. La princesse en entretenait son ami, lui transmettait l’opinion de Molé, très assombrie, celle du vieux comte de Montrond l’ami de Talleyrand, très rassurante.

« 31 mai. — M. Molé affirme, contrairement à mon opinion, que les funérailles de Napoléon ne peuvent être faites avec sécurité que par un autre que Thiers. Il est très noir sur tout ce sujet. Son opinion est nécessairement exagérée. Cependant aujourd’hui je vous assure que tout le monde est d’accord pour trouver toute l’affaire bien étourdie. Moi je ne la trouve pas étourdie.

« J’ai vu hier Montrond, fort tranquille aussi, et content : « Tout cela ne sera rien. Il n’y a plus de Bonapartistes en France. » Le roi a dit aux ambassadeurs : « Tout ceci ne me regarde en rien. Je ne m’en môle pas. »

Au milieu de ces préoccupations purement politiques, l’amitié ne désarmait pas, ne renonçait à aucun de ses droits. Elle se faisait entendrez dans les lettres quotidiennement échangées et toujours aussi vive, aussi susceptible, aussi vibrante. C’était au moment où la princesse se préparait à partir pour Londres, sous le prétexte « de vendre ses diamans » et de voir ses amis, alors qu’un seul l’attirait et l’appelait :

« 3 juin 1840. — Que votre parole est puissante ! Et quand je pense qu’outre cette parole puissante, il y aura bientôt cette voix, ce regard, qui agissent sur moi si fortement, je me sens bien petite de me laisser aller à des momens de tristesse, de doutes où vous me voyiez si souvent.

« Je rentre et l’on me remet votre 384. Il y a vos inquiétudes. Ah ! ne les regrettez pas, ne regrettez pas de les avoir exprimées, Elles m’ont fait tant de plaisir. Je me sens le cœur plus large, plus libre. Le retard de ma lettre vous avait donné du chagrin, presque de l’angoisse. Je suis si contente ! voyez cet atroce égoïsme ! haïssez-moi bien, car je jouis vivement de vos peines quand c’est à moi qu’elles s’adressent. Nous nous sommes souvent dit que nous ne savions pas rendre tout ce qu’il y a dans notre âme. Jamais je n’ai tant senti l’insuffisance de mes paroles. Mais vous verrez quand vous m’entendrez ! De près il me semble que je serai bien éloquente. »

Et enfin, en apprenant, dix jours plus tard, qu’il était invité à Windsor, elle lui recommandait d’y penser à elle : « Pensez à moi à Windsor. Il n’y a pas un coin de ce château et de ce parc où je ne me sois pas arrêtée. Si vous avez l’appartement où il y a un salon en haute lisse faisant face au long walk, c’est le mien. Le canapé vert, à la gauche de la cheminée, dans le salon de la reine, est celui où j’ai passé tant de soirées à côté de Georges IV et de Guillaume IV. Que Windsor va vous plaire ! Mais je ne vous envie pas Ascott. Cela me faisait mourir d’ennui. »

Quelques jours après, la princesse était à Londres. Puis, avant que l’année s’achevât, l’ambassade de Guizot ayant pris lin par suite de son retour au pouvoir, elle rentrait à Paris où désormais elle allait connaître la douceur d’un beau rêve réalisé, qu’on a cru longtemps irréalisable. Maintenant, ils se voyaient tous les jours et, comme nous l’avons dit, plusieurs fois par jour. C’est chez elle que Guizot venait se reposer du tracas des affaires, chez elle qu’il donnait ses rendez-vous, chez elle aussi qu’étaient assurés de le rencontrer ceux de ses amis qui voulaient causer avec lui librement, dans l’intimité. Des survivans de cette époque, habitués de ce salon, il n’en est guère qui liaient conservé le souvenir de la maîtresse de la maison, toujours accueillante en dépit de sa grâce un peu hautaine et toujours svelte et fine dans la toilette dont elle s’était fait une habitude, une robe de velours noir ayant au corsage le chiffre des dames d’honneur de l’impératrice de Russie, un rang de perles dans les cheveux ou encore, dans les grands jours, la couronne de princesse. C’est après ce retour à Paris qu’entre elle et Guizot fut agitée la question de leur mariage[5]. Ils le désiraient l’un et l’autre. Mais, elle ne put se résoudre à se dépouiller du titre et du nom qu’elle avait si longtemps portés. De son côté, Guizot ne voulait pas d’une union morganatique. Le projet fut abandonné presque aussi vite que conçu sans que d’ailleurs leur affection réciproque en fût atteinte. Ils avaient uni et confondu leurs vies et la mort seule devait les séparer.

Le 24 février 1848, la princesse trembla pour son ami. Elle redoutait pour lui la violence des fureurs populaires. L’ambassadeur d’Autriche, comte Appony, étant venu lui offrir à elle-même un asile contre l’émeute à l’hôtel de l’ambassade, elle ne consentit à accepter cette offre qu’après avoir acquis la certitude que Guizot était en sûreté. La semaine suivante, ils se retrouvaient à Brighton. Metternich parle à plusieurs reprises dans ses Mémoires des visites qu’à cette époque, chassé de son pays lui aussi par une révolution et réfugié en Angleterre, il faisait à la princesse de Liéven. Il mentionne que toujours, il a rencontré chez elle l’ancien ministre de Louis-Philippe. Ils étaient en effet toujours ensemble. L’amitié consolait Guizot des amères déceptions de la vie politique. En Angleterre, jusqu’en 1850, puis en France, cette consolation lui resta. Il devait en jouir jusqu’au 26 janvier 1857, date du décès de la princesse de Liéven.

Elle avait alors soixante-douze ans. Depuis longtemps, sa santé déclinait. Mais, elle n’avait rien perdu de son intelligence, de son esprit, ni de la vivacité de son cœur. Elle allait même gagner en courage, car longtemps, épouvantée par l’idée de la mort, tout à coup, à la veille de l’heure suprême, elle cessa de s’en effrayer, montrant à son fils Paul de Liéven et à Guizot un visage ferme et rasséréné, surtout après qu’elle eut communié des mains du pasteur Cuvier « assise dans son lit, recueillie, sereine, simple avec tristesse. » A la fin de la cérémonie, son fils s’étant détourné pour pleurer, elle eut un éclair de joie maternelle, « un peu inattendue, » et prenant la main de Guizot lui dit :

— Il a du cœur. Ayez toujours de l’amitié pour lui, je vous le demande.

Le même jour, ayant appris qu’un de ses amis les plus chers, M. de Meyendorf, venait d’arriver à Paris, elle lui écrivit : « Quelle joie et quelle misère ! Vous arrivez et je pars pour si loin. Venez me voir ; vous serez peut-être à temps. » Il vint dans la soirée. Elle le reçut une minute, seul avec elle.

— Je croyais mourir ce soir, lui avoua-t-elle ; ça n’a pas réussi.

Une lettre de Guizot au baron de Barante, — écho de son cœur « à la fois trop plein et trop fermé » — nous trace un émouvant tableau de la mort de Mme de Liéven[6]. « La nuit du dimanche au lundi fut pénible ; point de force pour expectorer. Tout le mal a été là. Le lundi matin, je la trouvai bien plus faible et bien plus altérée encore, mais toujours également sereine, parlant très peu, mais s’occupant des plus petites choses, y compris le menu du dîner pour son neveu Benkendorf et sa nièce, arrivés la veille de Stuttgard. Vers midi, elle dit à Oliffe (son médecin) : « Si je ne mourrais pas cette fois, ce serait dommage ; je me sens bien prête. » Le soir, vers dix heures, elle me fit signe d’approcher et me dit : « J’étouffe… mon éventail ! » Je le lui donnai, elle essaya de s’éventer elle-même. On lui posa un sinapisme sur la poitrine. Quand elle commença à le sentir, elle fit signe qu’elle voulait écrire. On lui donna son crayon et du papier. Elle écrivit très lisiblement : « How long must it remain ?[7]. » Et quelques momens après, elle me dit : « Allez-vous-en, allez-vous-en tous, je veux dormir. » Nous sortîmes, son Mis, son neveu et moi. Au bout d’une heure on vint me chercher. Elle n’était plus. Je suis convaincu qu’elle s’était vue mourir et qu’elle n’avait pas voulu que nous la vissions mourir.

« Une heure après sa mort, son fils me remit une lettre d’elle écrite et cachetée la veille au soir, au crayon : « Je vous remercie des vingt années d’affection et de bonheur. Ne m’oubliez pas. Adieu, adieu. Ne refusez pas ma voiture le soir. » Son testament a contenu le commentaire de ces derniers mots. Elle me disait souvent : « Je ne regrette point que vous ne soyez point riche, cela me plaît. Mais, je ne me résigne pas à ce que vous n’ayez pas une voiture. » Elle m’a légué 8 000 francs de rente viagère, une voiture.

« Le lundi matin, elle dit à son fils : « Point de funérailles, des prières dans ma chambre et tout de suite le chemin de fer pour la Courlande. » Elle a toujours voulu être transportée auprès de ses deux fils morts à Saint-Pétersbourg en 1835, dans un château de famille, près de Mitau. Elle m’avait montré, je ne sais plus en quelle année, le dessin de leur tombeau. Elle est partie vendredi 30. Elle doit être arrivée à présent… Je m’étonne du plaisir que je prends à vous dire tout cela. Si vous étiez là, peut-être vous en dirais-je encore plus ; peut-être moins. Je ne sais. »

Ce que Guizot ne dit pas dans cette lettre, c’est que la princesse de Liéven avait demandé qu’on la couchât dans son cercueil, vêtue de sa robe de velours et son diadème au front. « Je connais quelqu’un, raconte la duchesse Decazes, qui l’a vue ainsi, ayant dans les mains un crucifix d’ivoire. » Ce crucifix, entre ses doigts était le symbole de l’apaisement enfin recouvré après les agitations de sa vie. Mais, ce n’est pas seulement à la mort qu’elle le devait. De son vivant, et du jour où elle avait connu Guizot, l’amitié, de plus en plus, avait contribué à la mettre en possession de ce bien précieux, réalisant l’espoir que lui avait exprimé jadis, au début de leur liaison, cet admirable ami, lorsque, lui confessant que depuis qu’il « s’était renfermé dans sa foi en Dieu, en jetant à ses pieds toutes les prétentions de son intelligence » il possédait la paix et la sécurité, il s’écriait :

— Que je voudrais vous donner la même sécurité, la même paix !

Ce fut son bonheur à elle de les recevoir de lui sous la forme d’un dévouement incessant et tendre, et son honneur à lui d’avoir toujours été à la hauteur de rattachement qu’il avait inspiré et partagé.


ERNEST DAUDET.

  1. D’après des publications contemporaines et sa correspondance inédite avec Guizot. Je dois à une bienveillance qui m’honore infiniment communication de ces précieux papiers formés de plusieurs centaines de lettres toutes plus attachantes les unes que les autres tant en raison de leur intérêt historique que par ce qu’elles nous laissent voir de l’âme de leurs auteurs. En m’ouvrant ce parterre enchanté, on m’a demandé de n’y cueillir que quelques fleurs, les héritiers de Guizot se réservant de publier un jour tout ce qui dans les écrits inédits de leur aïeul peut aider à grandir sa mémoire. Cette restriction si aisée à comprendre n’enlève rien à la gratitude dont je suis pénétré. Mais elle explique la discrétion et la réserve avec lesquelles j’ai touché à ces reliques sacrées et pourquoi des volumineux dossiers qui les contiennent j’ai tiré si peu.
  2. J’en ai parlé précédemment avec plus de détails. — Voyez la Revue du 15 novembre 1899.
  3. Le Temps, 10 janvier 1898.
  4. Ces discussions ne prirent fin qu’à la mort du prince de Liéven. Il mourut à Rome en 1839.
  5. Je tiens ces détails du regretté duc de Broglie qui avait connu ce projet et les motifs qui en empêchèrent la réalisation.
  6. Souvenirs du baron de Barante, publiés par son petit-fils Claude de Barante, t. VIII, p. 157. C’est à propos de ce récit que Guizot écrivait le 15 mai suivant : « Faites-moi un triste plaisir auquel je tiens. C’est à vous que j’ai écrit avec le plus de détails sur les derniers momens de Mme de Liéven. Envoyez-moi, je vous prie, une copie de ma lettre. Je veux garder une trace exacte de tout. »
  7. « Combien de temps faut-il le garder ? »