La Princesse de Babylone/Chapitre XVIII

La Princesse de Babylone
La Princesse de BabyloneGarniertome 21 (p. 413-417).
Chap. XIX.  ►


CHAPITRE XVIII.

AMAZAN TRAVERSE LA GERMANIE, PASSE À VENISE. CE QU’IL Y REMARQUE. IL ARRIVE À LA VILLE DES SEPT MONTAGNES. CE QU’IL Y REMARQUE DE SINGULIER.


Sitôt qu’Amazan fut débarqué sur le terrain égal et fangeux de la Batavie, il partit comme un éclair pour la ville aux sept montagnes. Il fallut traverser la partie méridionale de la Germanie. De quatre milles en quatre milles on trouvait un prince et une princesse, des filles d’honneur, et des gueux. Il était étonné des coquetteries que ces dames et ces filles d’honneur lui faisaient partout avec la bonne foi germanique, et il n’y répondait que par de modestes refus. Après avoir franchi les Alpes, il s’embarqua sur la mer de Dalmatie, et aborda dans une ville qui ne ressemblait à rien du tout de ce qu’il avait vu jusqu’alors. La mer formait les rues, les maisons étaient bâties dans l’eau. Le peu de places publiques qui ornaient cette ville était couvert d’hommes et de femmes qui avaient un double visage, celui que la nature leur avait donné et une face de carton mal peint qu’ils appliquaient par-dessus : en sorte que la nation semblait composée de spectres. Les étrangers qui venaient dans cette contrée commençaient par acheter un visage, comme on se pourvoit ailleurs de bonnets et de souliers. Amazan dédaigna cette mode contre nature ; il se présenta tel qu’il était. Il y avait dans la ville douze mille filles enregistrées dans le grand livre de la république ; filles utiles à l’État, chargées du commerce le plus avantageux et le plus agréable qui ait jamais enrichi une nation. Les négociants ordinaires envoyaient à grands frais et à grands risques des étoffes dans l’Orient ; ces belles négociantes faisaient sans aucun risque un trafic toujours renaissant de leurs attraits. Elles vinrent toutes se présenter au bel Amazan et lui offrir le choix. Il s’enfuit au plus vite en prononçant le nom de l’incomparable princesse de Babylone, et en jurant par les dieux immortels qu’elle était plus belle que toutes les douze mille filles vénitiennes. « Sublime friponne, s’écriait-il dans ses transports, je vous apprendrai à être fidèle ! »

Enfin les ondes jaunes du Tibre, des marais empestés, des habitants hâves, décharnés et rares, couverts de vieux manteaux troués qui laissaient voir leur peau sèche et tannée, se présentèrent à ses yeux, et lui annoncèrent qu’il était à la porte de la ville aux sept montagnes, de cette ville de héros et de législateurs qui avaient conquis et policé une grande partie du globe.

Il s’était imaginé qu’il verrait à la porte triomphale cinq cents bataillons commandés par des héros, et, dans le sénat, une assemblée de demi-dieux, donnant des lois à la terre ; il trouva, pour toute armée, une trentaine de gredins montant la garde avec un parasol, de peur du soleil. Ayant pénétré jusqu’à un temple qui lui parut très-beau, mais moins que celui de Babylone, il fut assez surpris d’y entendre une musique exécutée par des hommes qui avaient des voix de femmes.

« Voilà, dit-il, un plaisant pays que cette antique terre de Saturne ! J’ai vu une ville où personne n’avait son visage ; en voici une autre où les hommes n’ont ni leur voix ni leur barbe. » On lui dit que ces chantres n’étaient plus hommes, qu’on les avait dépouillés de leur virilité afin qu’ils chantassent plus agréablement les louanges d’une prodigieuse quantité de gens de mérite. Amazan ne comprit rien à ce discours. Ces messieurs le prièrent de chanter ; il chanta un air gangaride avec sa grâce ordinaire.

Sa voix était une très-belle haute-contre. « Ah ! monsignor, lui dirent-ils, quel charmant soprano vous auriez !… Ah ! si…

— Comment, si ? Que prétendez-vous dire ?

— Ah ! monsignor !…

— Eh bien ?

— Si vous n’aviez point de barbe ! » Alors ils lui expliquèrent très-plaisamment, et avec des gestes fort comiques, selon leur coutume, de quoi il était question. Amazan demeura tout confondu. « J’ai voyagé, dit-il, et jamais je n’ai entendu parler d’une telle fantaisie. »

Lorsqu’on eut bien chanté, le vieux des sept montagnes alla en grand cortège à la porte du temple ; il coupa l’air en quatre avec le pouce élevé, deux doigts étendus et deux autres pliés, en disant ces mots dans une langue qu’on ne parlait plus : À la ville et à l’univers[1]. Le Gangaride ne pouvait comprendre que deux doigts pussent atteindre si loin.

Il vit bientôt défiler toute la cour du maître du monde : elle était composée de graves personnages, les uns en robes rouges, les autres en violet ; presque tous regardaient le bel Amazan en adoucissant les yeux ; ils lui faisaient des révérences, et se disaient l’un à l’autre : San Martino, che bel ragazzo ! San Pancratio, che bel fanciullo !

Les ardents[2], dont le métier était de montrer aux étrangers les curiosités de la ville, s’empressèrent de lui faire voir des masures où un muletier ne voudrait pas passer la nuit, mais qui avaient été autrefois de dignes monuments de la grandeur d’un peuple roi. Il vit encore des tableaux de deux cents ans, et des statues de plus de vingt siècles, qui lui parurent des chefs-d’œuvre. « Faites-vous encore de pareils ouvrages ?

— Non, Votre Excellence, lui répondit un des ardents ; mais nous méprisons le reste de la terre ; parce que nous conservons ces raretés. Nous sommes des espèces de fripiers qui tirons notre gloire des vieux habits qui restent dans nos magasins. »

Amazan voulut voir le palais du prince : on l’y conduisit. Il vit des hommes en violet qui comptaient l’argent des revenus de l’État : tant d’une terre située sur le Danube, tant d’une autre sur la Loire, ou sur le Guadalquivir, ou sur la Vistule[3] : « Oh ! oh ! dit Amazan après avoir consulté sa carte de géographie, votre maître possède donc toute l’Europe comme ces anciens héros des sept montagnes ?

— Il doit posséder l’univers entier de droit divin, lui répondit un violet ; et même il a été un temps où ses prédécesseurs ont approché de la monarchie universelle ; mais leurs successeurs ont la bonté de se contenter aujourd’hui de quelque argent que les rois leurs sujets leur font payer en forme de tribut.

— Votre maître est donc en effet le roi des rois ? C’est donc là son titre ? dit Amazan.

— Non, Votre Excellence ; son titre est serviteur des serviteurs ; il est originairement poissonnier et portier[4], et c’est pourquoi les emblèmes de sa dignité sont des clefs et des filets ; mais il donne toujours des ordres à tous les rois. Il n’y a pas longtemps qu’il envoya cent et un commandements à un roi du pays des Celtes, et le roi obéit.

— Votre poissonnier, dit Amazan, envoya donc cinq ou six cent mille hommes pour faire exécuter ses cent et une volontés ?

— Point du tout, Votre Excellence ; notre saint maître n’est point assez riche pour soudoyer dix mille soldats ; mais il a quatre à cinq cent mille prophètes divins distribués dans les autres pays. Ces prophètes de toutes couleurs sont, comme de raison, nourris aux dépens des peuples ; ils annoncent de la part du ciel que mon maître peut avec ses clefs ouvrir et fermer toutes les serrures, et surtout celles des coffres-forts. Un prêtre normand[5], qui avait auprès du roi dont je vous parle la charge de confident de ses pensées, le convainquit qu’il devait obéir sans réplique aux cent et une pensées de mon maître : car il faut que vous sachiez qu’une des prérogatives du vieux des sept montagnes est d’avoir toujours raison, soit qu’il daigne parler, soit qu’il daigne écrire.

— Parbleu, dit Amazan, voilà un singulier homme ! je serais curieux de dîner avec lui.

— Votre Excellence, quand vous seriez roi, vous ne pourriez manger à sa table ; tout ce qu’il pourrait faire pour vous, ce serait de vous en faire servir une à côté de lui plus petite et plus basse que la sienne. Mais, si vous voulez avoir l’honneur de lui parler, je lui demanderai audience pour vous, moyennant la buona mancia[6], que vous aurez la bonté de me donner.

— Très volontiers », dit le Gangaride.

Le violet s’inclina. « Je vous introduirai demain, dit-il ; vous ferez trois génuflexions, et vous baiserez les pieds du vieux des sept montagnes. » À ces mots, Amazan fit de si prodigieux éclats de rire qu’il fut près de suffoquer ; il sortit en se tenant les côtés, et rit aux larmes pendant tout le chemin, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à son hôtellerie, où il rit encore très-longtemps.

À son dîner, il se présenta vingt hommes sans barbe et vingt violons qui lui donnèrent un concert. Il fut courtisé le reste de la journée par les seigneurs les plus importants de la ville : ils lui firent des propositions encore plus étranges que celle de baiser les pieds du vieux des sept montagnes. Comme il était extrêmement poli, il crut d’abord que ces messieurs le prenaient pour une dame, et les avertit de leur méprise avec l’honnêteté la plus circonspecte. Mais, étant pressé un peu vivement par deux ou trois des plus déterminés violets, il les jeta par les fenêtres, sans croire faire un grand sacrifice à la belle Formosante. Il quitta au plus vite cette ville des maîtres du monde, où il fallait baiser un vieillard à l’orteil, comme si sa joue était à son pied, et où l’on n’abordait les jeunes gens qu’avec des cérémonies encore plus bizarres.


  1. Urbi et orbi. (Note de Voltaire.)
  2. Ordre de saint Antoine.
  3. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Annates.
  4. Allusion à saint Pierre, pêcheur et portier du paradis.
  5. Le Tellier, voyez, tome XV, le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV.
  6. Bonne étrenne.