La Princesse de Babylone/Chapitre XIV

La Princesse de Babylone
La Princesse de BabyloneGarniertome 21 (p. 405-406).
Chap. XV.  ►


CHAPITRE XIV.

AMAZAN PASSE EN SCANDINAVIE, EN SARMATIE. CE QU’IL VOIT DANS CES CONTRÉES, AINSI QU’EN GERMANIE. IL DONNE PARTOUT L’EXEMPLE DE LA FIDÉLITÉ.


Il était parti pour la Scandinavie[1]. Ce fut dans ces climats que des spectacles nouveaux frappèrent encore ses yeux. Ici la royauté et la liberté subsistaient ensemble par un accord qui paraît impossible dans d’autres États ; les agriculteurs avaient part à la législation, aussi bien que les grands du royaume ; et un jeune prince[2] donnait les plus grandes espérances d’être digne de commander à une nation libre. Là c’était quelque chose de plus étrange : le seul roi[3] qui fût despotique de droit sur la terre par un contrat formel avec son peuple était en même temps le plus jeune et le plus juste des rois.

Chez les Sarmates[4], Amazan vit un philosophe[5] sur le trône : on pouvait l’appeler le roi de l’anarchie, car il était le chef de cent mille petits rois dont un seul pouvait d’un mot anéantir les résolutions de tous les autres. Éole n’avait pas plus de peine à contenir tous les vents, qui se combattent sans cesse, que ce monarque n’en avait à concilier les esprits : c’était un pilote environné d’un éternel orage ; et cependant le vaisseau ne se brisait pas, car le prince était un excellent pilote.

En parcourant tous ces pays si différents de sa patrie, Amazan refusait constamment toutes les bonnes fortunes qui se présentaient à lui, toujours désespéré du baiser que Formosante avait donné au roi d’Égypte, toujours affermi dans son inconcevable résolution de donner à Formosante l’exemple d’une fidélité unique et inébranlable.

La princesse de Babylone avec le phénix le suivait partout à la piste, et ne le manquait jamais que d’un jour ou deux, sans que l’un se lassât de courir, et sans que l’autre perdît un moment à le suivre.

Ils traversèrent ainsi toute la Germanie ; ils admirèrent les progrès que la raison et la philosophie faisaient dans le Nord : tous les princes y étaient instruits, tous autorisaient la liberté de penser ; leur éducation n’avait point été confiée à des hommes qui eussent intérêt de les tromper, ou qui fussent trompés eux-mêmes : on les avait élevés dans la connaissance de la morale universelle, et dans le mépris des superstitions ; on avait banni dans tous ces États un usage insensé, qui énervait et dépeuplait plusieurs pays méridionaux : cette coutume était d’enterrer tout vivants, dans de vastes cachots, un nombre infini des deux sexes éternellement séparés l’un de l’autre, et de leur faire jurer de n’avoir jamais de communication ensemble. Cet excès de démence, accrédité pendant des siècles, avait dévasté la terre autant que les guerres les plus cruelles.

Les princes du Nord avaient à la fin compris que, si on voulait avoir des haras, il ne fallait pas séparer les plus forts chevaux des cavales. Ils avaient détruit aussi des erreurs non moins bizarres et non moins pernicieuses. Enfin les hommes osaient être raisonnables dans ces vastes pays, tandis qu’ailleurs on croyait encore qu’on ne peut les gouverner qu’autant qu’ils sont imbéciles.


  1. La Suède.
  2. Le prince royal, qui, trois ans plus tard, fut Gustave III.
  3. Le roi de Danemark Christian VII.
  4. En Pologne.
  5. Stanislas Poniatowski, né en 1732, élu roi de Pologne en 1764. Ce fut sous son règne qu’eurent lieu (depuis la publication de la Princesse de Babylone) : en 1773, le démembrement, ou premier partage ; et vingt ans après, le second partage, ou anéantissement de la Pologne. Stanislas mourut en 1798.