La Princesse de Babylone/Chapitre II

La Princesse de Babylone
La Princesse de BabyloneGarniertome 21 (p. 373-378).
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CHAPITRE II.

TOUS LES CONCURRENTS TENTENT D’ACCOMPLIR L’ORACLE ; UN SEUL RÉUSSIT, ET NE CESSE PAS D’ÊTRE MODESTE. OISEAU MERVEILLEUX QU’IL DÉPUTE À FORMOSANTE AVEC UN SUPERBE PRÉSENT. QUEL ÉTAIT CE VAINQUEUR. SON DÉPART ; CE QUI L’OCCASIONNE.


Les épreuves commencèrent. On tira de son étui d’or l’arc de Nembrod. Le grand maître des cérémonies, suivi de cinquante pages et précédé de vingt trompettes, le présenta au roi d’Égypte, qui le fit bénir par ses prêtres ; et, l’ayant posé sur la tête du bœuf Apis, il ne douta pas de remporter cette première victoire.

Il descend au milieu de l’arène, il essaye, il épuise ses forces, il fait des contorsions qui excitent le rire de l’amphithéâtre, qui font même sourire Formosante. Son grand aumônier s’approcha de lui : « Que Votre Majesté, lui dit-il, renonce à ce vain honneur, qui n’est que celui des muscles et des nerfs ; vous triompherez dans tout le reste : vous vaincrez le lion, puisque vous avez le sabre d’Osiris. La princesse de Babylone doit appartenir au prince qui a le plus d’esprit, et vous avez deviné des énigmes ; elle doit épouser le plus vertueux, vous l’êtes, puisque vous avez été élevé par les prêtres d’Égypte ; le plus généreux doit l’emporter, et vous avez donné les deux plus beaux crocodiles et les deux plus beaux rats qui soient dans le Delta ; vous possédez le bœuf Apis et les livres d’Hermès, qui sont la chose la plus rare de l’univers : personne ne peut vous disputer Formosante.

— Vous avez raison, dit le roi d’Égypte » ; et il se remit sur son trône.

On alla mettre l’arc entre les mains du roi des Indes. Il en eut des ampoules pour quinze jours, et se consola en présumant que le roi des Scythes ne serait pas plus heureux que lui.

Le Scythe mania l’arc à son tour. Il joignait l’adresse à la force : l’arc parut prendre quelque élasticité entre ses mains ; il le fit un peu plier, mais jamais il ne put venir à bout de le tendre. L’amphithéâtre, à qui la bonne mine de ce prince inspirait des inclinations favorables, gémit de son peu de succès, et jugea que la belle princesse ne serait jamais mariée.

Alors le jeune inconnu descendit d’un saut dans l’arène, et, s’adressant au roi des Scythes : « Que Votre Majesté, lui dit-il, ne s’étonne point de n’avoir pas entièrement réussi. Ces arcs d’ébène se font dans mon pays ; il n’y a qu’un certain tour à donner ; vous avez beaucoup plus de mérite à l’avoir fait plier que je n’en peux avoir à le tendre. » Aussitôt il prit une flèche, l’ajusta sur la corde, tendit l’arc de Nembrod, et fit voler la flèche bien au delà des barrières. Un million de mains applaudit à ce prodige. Babylone retentit d’acclamations, et toutes les femmes disaient : « Quel bonheur qu’un si beau garçon ait tant de force ! »

Il tira ensuite de sa poche une petite lame d’ivoire, écrivit sur cette lame avec une aiguille d’or, attacha la tablette d’ivoire à l’arc, et présenta le tout à la princesse avec une grâce qui ravissait tous les assistants. Puis il alla modestement se remettre à sa place entre son oiseau et son valet. Babylone entière était dans la surprise ; les trois rois étaient confondus, et l’inconnu ne paraissait pas s’en apercevoir.

Formosante fut encore plus étonnée en lisant sur la tablette d’ivoire attachée à l’arc ces petits vers en beau langage chaldéen :

L’arc de Nembrod est celui de la guerre ;
L’arc de l’amour est celui du bonheur ;
Vous le portez. Par vous ce dieu vainqueur
Est devenu le maître de la terre.
Trois rois puissants, trois rivaux aujourd’hui,
Osent prétendre à l’honneur de vous plaire :
Je ne sais pas qui votre cœur préfère,
Mais l’univers sera jaloux de lui.

Ce petit madrigal ne fâcha point la princesse. Il fut critiqué par quelques seigneurs de la vieille cour, qui dirent qu’autrefois dans le bon temps on aurait comparé Bélus au soleil, et Formosante à la lune, son cou à une tour, et sa gorge à un boisseau de froment. Ils dirent que l’étranger n’avait point d’imagination, et qu’il s’écartait des règles de la véritable poésie ; mais toutes les dames trouvèrent les vers fort galants. Elles s’émerveillèrent qu’un homme qui bandait si bien un arc eût tant d’esprit. La dame d’honneur de la princesse lui dit : « Madame, voilà bien des talents en pure perte. De quoi serviront à ce jeune homme son esprit et l’arc de Bélus ?

— À le faire admirer, répondit Formosante.

— Ah ! dit la dame d’honneur entre ses dents, encore un madrigal, et il pourrait bien être aimé. »

Cependant Bélus, ayant consulté ses mages, déclara qu’aucun des trois rois n’ayant pu bander l’arc de Nembrod, il n’en fallait pas moins marier sa fille, et qu’elle appartiendrait à celui qui viendrait à bout d’abattre le grand lion qu’on nourrissait exprès dans sa ménagerie.

Le roi d’Égypte, qui avait été élevé dans toute la sagesse de son pays, trouva qu’il était fort ridicule d’exposer un roi aux bêtes pour le marier. Il avouait que la possession de Formosante était d’un grand prix ; mais il prétendait que, si le lion l’étranglait, il ne pourrait jamais épouser cette belle Babylonienne. Le roi des Indes entra dans les sentiments de l’Égyptien ; tous deux conclurent que le roi de Babylone se moquait d’eux ; qu’il fallait faire venir des armées pour le punir ; qu’ils avaient assez de sujets qui se tiendraient fort honorés de mourir au service de leurs maîtres, sans qu’il en coûtât un cheveu à leurs têtes sacrées ; qu’ils détrôneraient aisément le roi de Babylone, et qu’ensuite ils tireraient au sort la belle Formosante. Cet accord étant fait, les deux rois dépêchèrent chacun dans leur pays un ordre exprès d’assembler une armée de trois cent mille hommes pour enlever Formosante.

Cependant le roi des Scythes descendit seul dans l’arène, le cimeterre à la main. Il n’était pas éperdument épris des charmes de Formosante ; la gloire avait été jusque-là sa seule passion ; elle l’avait conduit à Babylone. Il voulait faire voir que si les rois de l’Inde et de l’Égypte étaient assez prudents pour ne se pas compromettre avec des lions, il était assez courageux pour ne pas dédaigner ce combat, et qu’il réparerait l’honneur du diadème. Sa rare valeur ne lui permit pas seulement de se servir du secours de son tigre. Il s’avance seul, légèrement armé, couvert d’un casque d’acier garni d’or, ombragé de trois queues de cheval blanches comme la neige.

On lâche contre lui le plus énorme lion qui ait jamais été nourri dans les montagnes de l’Anti-Liban. Ses terribles griffes semblaient capables de déchirer les trois rois à la fois, et sa vaste gueule de les dévorer. Ses affreux rugissements faisaient retentir l’amphithéâtre. Les deux fiers champions se précipitent l’un contre l’autre d’une course rapide. Le courageux Scythe enfonce son épée dans le gosier du lion ; mais la pointe, rencontrant une de ces épaisses dents que rien ne peut percer, se brise en éclats, et le monstre des forêts, furieux de sa blessure, imprimait déjà ses ongles sanglants dans les flancs du monarque.

Le jeune inconnu, touché du péril d’un si brave prince, se jette dans l’arène plus prompt qu’un éclair ; il coupe la tête du lion avec la même dextérité qu’on a vu depuis dans nos carrousels de jeunes chevaliers adroits enlever des têtes de maures ou des bagues.

Puis, tirant une petite boîte, il la présente au roi scythe, en lui disant : « Votre Majesté trouvera dans cette petite boîte le véritable dictame qui croît dans mon pays. Vos glorieuses blessures seront guéries en un moment. Le hasard seul vous a empêché de triompher du lion ; votre valeur n’en est pas moins admirable. »

Le roi scythe, plus sensible à la reconnaissance qu’à la jalousie, remercia son libérateur, et, après l’avoir tendrement embrassé, rentra dans son quartier pour appliquer le dictame sur ses blessures.

L’inconnu donna la tête du lion à son valet ; celui-ci, après l’avoir lavée à la grande fontaine qui était au-dessous de l’amphithéâtre, et en avoir fait écouler tout le sang, tira un fer de son petit sac, arracha les quarante dents du lion, et mit à leur place quarante diamants d’une égale grosseur.

Son maître, avec sa modestie ordinaire, se remit à sa place ; il donna la tête du lion à son oiseau : « Bel oiseau, dit-il, allez porter aux pieds de Formosante ce faible hommage. » L’oiseau part, tenant dans une de ses serres le terrible trophée ; il le présente à la princesse en baissant humblement le cou, et en s’aplatissant devant elle. Les quarante brillants éblouirent tous les yeux. On ne connaissait pas encore cette magnificence dans la superbe Babylone : l’émeraude, la topaze, le saphir, et le pyrope, étaient regardés comme les plus précieux ornements. Bélus et toute la cour étaient saisis d’admiration. L’oiseau qui offrait ce présent les surprit encore davantage. Il était de la taille d’un aigle, mais ses yeux étaient aussi doux et aussi tendres que ceux de l’aigle sont fiers et menaçants. Son bec était couleur de rose, et semblait tenir quelque chose de la belle bouche de Formosante. Son cou rassemblait toutes les couleurs de l’iris, mais plus vives et plus brillantes. L’or en mille nuances éclatait sur son plumage. Ses pieds paraissaient un mélange d’argent et de pourpre ; et la queue des beaux oiseaux qu’on attela depuis au char de Junon n’approchait pas de la sienne.

L’attention, la curiosité, l’étonnement, l’extase de toute la cour, se partageaient entre les quarante diamants et l’oiseau. Il s’était perché sur la balustrade, entre Bélus et sa fille Formosante ; elle le flattait, le caressait, le baisait. Il semblait recevoir ses caresses avec un plaisir mêlé de respect. Quand la princesse lui donnait des baisers, il les rendait, et la regardait ensuite avec des yeux attendris. Il recevait d’elle des biscuits et des pistaches, qu’il prenait de sa patte purpurine et argentée, et qu’il portait à son bec avec des grâces inexprimables.

Bélus, qui avait considéré les diamants avec attention, jugeait qu’une de ses provinces pouvait à peine payer un présent si riche. Il ordonna qu’on préparât pour l’inconnu des dons encore plus magnifiques que ceux qui étaient destinés aux trois monarques. « Ce jeune homme, disait-il, est sans doute le fils du roi de la Chine, ou de cette partie du monde qu’on nomme Europe, dont j’ai entendu parler, ou de l’Afrique, qui est, dit on, voisine du royaume d’Égypte. »

Il envoya sur-le-champ son grand écuyer complimenter l’inconnu, et lui demander s’il était souverain ou fils de souverain d’un de ces empires, et pourquoi, possédant de si étonnants trésors, il était venu avec un valet et un petit sac.

Tandis que le grand écuyer avançait vers l’amphithéâtre pour s’acquitter de sa commission, arriva un autre valet sur une licorne. Ce valet, adressant la parole au jeune homme, lui dit : « Ormar, votre père touche à l’extrémité de sa vie, et je suis venu vous en avertir. » L’inconnu leva les yeux au ciel, versa des larmes, et ne répondit que par ce mot : « Partons. »

Le grand écuyer, après avoir fait les compliments de Bélus au vainqueur du lion, au donneur des quarante diamants, au maître du bel oiseau, demanda au valet de quel royaume était souverain le père de ce jeune héros. Le valet répondit : « Son père est un vieux berger qui est fort aimé dans le canton. »

Pendant ce court entretien l’inconnu était déjà monté sur sa licorne. Il dit au grand écuyer : « Seigneur, daignez me mettre aux pieds de Bélus et de sa fille. J’ose la supplier d’avoir grand soin de l’oiseau que je lui laisse : il est unique comme elle. » En achevant ces mots il partit comme un éclair ; les deux valets le suivirent, et on le perdit de vue.

Formosante ne put s’empêcher de jeter un grand cri. L’oiseau, se retournant vers l’amphithéâtre où son maître avait été assis, parut très-affligé de ne le plus voir. Puis regardant fixement la princesse, et frottant doucement sa belle main de son bec, il sembla se vouer à son service.

Bélus, plus étonné que jamais, apprenant que ce jeune homme si extraordinaire était le fils d’un berger, ne put le croire. Il fit courir après lui ; mais bientôt on lui rapporta que les licornes sur lesquelles ces trois hommes couraient ne pouvaient être atteintes, et qu’au galop dont elles allaient elles devaient faire cent lieues par jour.