La Princesse Flora/Chapitre 9

Michel Lévy frères (p. 196-211).


IX. Les deux amis


La frégate l’Espérance s’en allait doucement, longeant les côtes du Devonshire. Les clochers de Plymouth et les mâts des vaisseaux de son port semblaient s’enfoncer sous l’eau. De pittoresques points de vue, éclairés d’arbres, paraissaient, disparaissaient comme dans le verre d’un cosmorama. Le lointain jetait un voile bleu sur tous les objets. La terre exhalait les fraîches senteurs de l’automne. Un calme parfait régnait dans le ciel et sur la mer ; mais bientôt de gris nuages apparurent à l’horizon ; la mer houleuse s’engouffra en grondant dans le détroit. Les parties occidentales de ses vagues, s’élevant de plus en plus aiguës, présagèrent un vent violent de l’Océan.

Le jour baissait, Nil-Paulovitch, murmurant entre ses dents, observait d’un air anxieux le ciel assombri et la mer troublée. Il était de quart.

— N’ordonnez-vous point, capitaine, de serrer, nos bonnettes ? Bien entendu le voile de perroquet pouvait suivre la même route ? demanda-t-il à Pravdine.

— Donnez-en l’ordre, répondit celui-ci avec indifférence, bien que je n’en voie point la nécessité ; regardez nos voiles ; elles sont presque en ralingue.

— Effectivement, interrompit Nil-Paulovitch légèrement piqué de la remarque, elles n’ont pas plus de ventre que n’en montre le tablier d’une enfant de dix ans ; mais aussi voyez comme la mer enfle le sien ! Quelle gloutonne ! un vrai Falstaff, prêt à avaler le globe, nous compris, sans poivre ni jus de citron ! Écoutez-la mugir, avec sa gueule béante ! Non, attends, chienne de mer, nous ne sommes point encore assez pêcheurs pour mériter de faire connaissance avec ton estomac. Ne faudrait-il pas, capitaine, nous livrer davantage au vent, afin de pouvoir être loin des côtes lorsque viendra la nuit ?

— Non, Nil-Paulovitch, nous n’entrerons dans l’Océan qu’après avoir doublé le cap Lizard, afin que, partis de plus haut, nous puissions être poussés loin de l’orageuse baie de Biscaye jusqu’au cap. Il faut donc tenir la parallèle du rivage.

— Pourvu que les vagues ne nous lancent point contre les brisants… Un roc de pierre est un mauvais voisin pour un flanc de bois.

— Il me semble, Nil-Paulovitch, que je n’ai pas encore dépassé le méridien de la vie, au delà duquel la poltronnerie est glorifiée du titre de prudence.

— La prudence est préférable aux remords, capitaine !

— Le risque est une noble chose, Nil-Paulovitch ! N’étions-nous point ensemble sur un vieux treillage pourri, entre les montagnes de glace, dans l’océan du Sud, et avions-nous peur d’aller en avant, toujours en avant ? Souvent, alors que, relevé de quart, on commençait à s’endormir, on se réveillait jeté hors du hamac, et, à travers les joints du bâtiment, on pouvait facilement compter les étoiles. « Qu’est-ce ? demandait-on. – Nous avons heurté les glaçons… l’eau entre dans la cale, le roulis ébranle les carlingues des mâts ! – Eh bien, est-ce que nous coulons ? – Pas encore, » répondait-on d’en haut ! Et nous nous rendormions du sommeil des bienheureux.

— Cela est vrai, capitaine, nous dormions ; mais cela provenait de ce que vous n’étiez point alors commandant, ni moi premier lieutenant, comme à présent. Nous n’avions même pas la responsabilité de notre propre personne ; nous n’avions qu’à nous laisser choir sans ôter notre couverture, de crainte de nous refroidir. Maintenant, c’est une autre affaire : Dieu et l’empereur exigent le salut du vaisseau, et celui des gens, dont nous sommes responsables.

Le capitaine n’entendit pas la fin de ce discours ; plongé dans une méditation profonde, ses regards étaient fixés sur les vagues. Quel singulier effet elles produisent sur l’imagination d’un homme ému ! Leur jeu se reflète en lui comme un miroir ; ses rêves s’ébranlent, se soulèvent, retombent, et, confondus avec la matière, ils se mêlent à cette mer, sans laisser rien qui indique la trace de leur passage. L’amour de Pravdine était aussi profond que la mer ; son cœur, après avoir été anéanti par la séparation, venait seulement de se réveiller ; il se réveillait comme l’enfant qu’une mère impitoyable a déposé en plein hiver sur le seuil d’une maison immonde, et qui fait entendre pour premier son le gémissement de la douleur.

Le souffle de la séparation, comme le destructeur Timour-Lang, ravage l’âme de l’homme doué d’imagination et de sensibilité. Pravdine avait versé son âme entière dans celle de sa bien-aimée ; il avait mêlé ses pensées à ses pensées, ses impressions à ses impressions à elle. Leurs deux cœurs, comme ceux de ces étranges jumeaux, s’étaient soudés ensemble, et voilà que la destinée venait brusquement les séparer en les déchirant.

L’homme ainsi fait perd tout en un instant, car il a tout donné ; il ne croit pas à l’espérance, parce qu’il a trop pris au passé, parce qu’en quelques heures il a dépensé le bonheur de plusieurs années. Parfois un souvenir vient, comme un serpent, ramper sur les ruines. Ô souvenir ! quelles larmes brûlantes tu fais verser aux yeux, que de sang tu tires du cœur ! À ton appel se dresse, entre ceux qui se sont aimés, une muraille de glace qui, semblable au fanal magique, reflète le passé sous mille faces différentes. On y revoit tout ce qui vous a charmé, on entend revibrer les douces et tendres paroles ! Enchanteresse ! elle nous montre les caresses, les regards qui nous ont enivrés ; puis, lorsque notre lèvre a soif du baiser, que notre cœur se précipite vers l’autre cœur, notre main, notre lèvre, notre cœur, ne rencontrent que la glace, et la vision s’enfonce dans la froide rivière, sans laisser plus de traces que le sépulcre de bois dévoré par l’incendie. Alors, oh ! alors, on croit à l’esprit du mal, au règne d’Arimane, à la puissance de l’ange des ténèbres ! on sent son souffle mortel, on voit briller ses yeux cruels, on entend près de soi bruire son rire infernal !

De plus en plus sombre se faisait la mer, de plus en plus sombres devenaient les pensées de Pravdine.

Sa respiration était pénible, comme si les vagues de plomb l’oppressaient, comme si la main gigantesque du destin s’était appesantie sur sa poitrine. Il suivait de l’œil le vol des mouettes, qui, les unes après les autres, s’éloignaient de la frégate, et, avec des cris plaintifs, disparaissaient dans les nuages brumeux.

— Avec vous, pensa Pravdine, s’envolent mes dernières joies, et, lorsque l’Angleterre, cette coquille qui renferme la perle de mon âme, aura disparu à mes yeux, ne ferai-je pas aussi bien d’enterrer mon âme dans l’Océan ?… Quand le hasard nous réunira-t-il ? Où puis-je la rencontrer ? Et, en attendant, moi, pauvre vagabond, je resterai au-dessus de l’abîme, seul, tout seul ! Tout seul ! combien ces deux mots paraissent simples à prononcer ! Ouvrez un dictionnaire, et vous aurez peine à les découvrir sur la page ; dans la grammaire, rien ne les distingue des autres locutions ; mais, comme définition de pensées, comme symbole de sentiments, comme conclusion d’actions, je ne puis ni les lire ni les entendre sans que mon cœur s’émeuve de pitié. Il n’y a que Dieu qui puisse aimer sa solitude, parce que tout s’agite à ses pieds ; il n’y a que Dieu qui puisse rester seul, parce qu’il n’a point de semblable.

Les présages, les pressentiments assaillaient le cœur de Pravdine ; une violente passion nous rend superstitieux ; et à toutes ces pensées venait se joindre la jalousie, qu’aucun raisonnement ne peut dompter.

— Elle va aller à Londres et à Paris, se disait Pravdine, et qui peut me garantir qu’au milieu du tourbillon des plaisirs mondains, elle ne m’oubliera point ? Aura-t-elle la force, douée, comme elle est, d’esprit, de beauté, d’élégance, aura-t-elle la force de résister à la vanité ? Pourquoi n’ai-je pas exigé d’elle un serment de fidélité ? Oh ! que ne ferais-je pas pour la voir encore ne fût-ce qu’une heure, pour entendre de sa bouche de rassurantes promesses d’amour, pour la supplier, quoi qu’il advienne, de ne jamais me tromper ! Que ne donnerais-je pas pour effacer notre froide séparation de Plymouth par des larmes répandues ensemble, par de brûlants baisers d’amour !

Il tira de sa poche le mot au crayon que lui avait remis la princesse, mot tracé à la hâte sur le revers de l’adresse du meilleur hôtel d’une petite bourgade que nous nommerons Leet-Borough et où la princesse, se sentant brisée du voyage, se proposait de s’installer afin de se soustraire au bruit de Plymouth, d’où le prince Pierre viendrait, trois jours après, la chercher pour continuer leur route vers Londres. Leet-Borough se trouvait précisément en ce moment en vue de la frégate ; deux milles au plus séparaient la frégate du rivage ! Tout cela revint en une seconde à la mémoire de Pravdine. Il retourna la carte entre ses doigts, et ce fut pour lui un trait de lumière ; chacun des mots s’en détachait comme une fusée électrique au contact du fil conducteur.

— Mon ange, je suis à toi ! s’écria Pravdine ; te voir ou mourir !

Pourquoi avait-elle parlé de se rendre à Leet-Borough ? Pourquoi avait-elle précisément choisi cette adresse de l’hôtel pour y écrire ces quelques mots d’adieu ?…

— La voir ou mourir ! se répétait Pravdine. – Nil-Paulovitch, dit-il en se tournant brusquement vers son lieutenant, donnez ordre de détacher ma chaloupe à dix rames : je vais au rivage !

— Au rivage ! vous allez au rivage, capitaine ? Mais cela est impossible ! fit Nil-Paulovitch avec émotion.

Pravdine regarda gravement le lieutenant.

— Je désirerais savoir pourquoi cela est impossible, lui dit-il d’un ton ironique.

— Parce que ce serait manquer au devoir, capitaine.

— Nil-Paulovitch sera sans doute assez bon pour m’expliquer le sens de ses paroles ?

— Je pense que vous savez mieux que personne, capitaine, que par ce vent, il est dangereux de se risquer en chaloupe au milieu des brisants, et tout aussi dangereux de laisser la frégate en panne ; il est, par conséquent, fort inutile de retarder notre marche.

— C’est à moi de savoir ce qui est utile et ce qui ne l’est pas. Je le veux ainsi et cela sera. Donnez ordre de descendre ma chaloupe.

Nil-Paulovitch s’aperçut trop tard qu’il avait été maladroit en contredisant Pravdine comme subordonné, au lieu de l’amener par les raisonnements de l’amitié ; aussi, se rapprochant de lui :

— Tu es fâché, Élie, lui dit-il ; vraiment tu as tort. Regarde le ciel et la mer ; ils froncent les sourcils comme un juge en présence du criminel. N’abandonne point la frégate en un tel moment ; ne t’expose pas au reproche d’avoir fui le danger !

— Moi, fuir le danger ? Écoute, Nil, il n’y a que toi d’assez osé pour me dire une chose que nul en ce monde ne pourrait se vanter de répéter une seconde fois. J’ai assez vécu, assez servi pour être hors d’atteinte du soupçon de poltronnerie !

— Élie, Élie, loin de moi la pensée d’un pareil soupçon ! Ce n’est point la témérité, c’est le jugement qui te fait défaut. Aussi, dans le cas où tu pars, et où, ce dont Dieu nous garde, il arrive quelque malheur, on t’accusera, non de poltronnerie, mais d’imprudence.

— Il paraît que Nil-Paulovitch craint fort la responsabilité qui pourrait peser sur lui ?

— Ce n’est pas la responsabilité, c’est le malheur du navire et de l’équipage qui m’effraye. Je ne suis pas un mauvais marin, Élie, tu le sais aussi ; ce que je sais, c’est que tu es encore meilleur marin que moi. Rester en panne à t’attendre au milieu des brisants n’est vraiment point une agréable perspective par ce temps orageux. Cher Élie, renonce à ton projet, continua Nil-Paulovitch prenant affectueusement la main de Pravdine ; regarde combien les vagues sont irritées !

Effectivement, une vague, après être venue se briser au flanc de la frégate, rejaillit sur les deux amis.

La frégate s’en ébranla ; mais le cœur du capitaine n’en battit pas plus fort, car rien ne lui paraissait à craindre. L’amour aveugle les plus expérimentés et leur fait croire que la nature n’a point de lois assez puissantes pour résister aux amoureux.

Pravdine secoua la poussière liquide qui couvrait ses habits, et, détachant doucement sa main de celle de Nil-Paulovitch :

— Vaines frayeurs ! fit-il. Je pars ; je veux partir !…

— La moindre de tes volontés est une loi pour moi ; mais je dis une volonté, et non une fantaisie, un caprice. Que la brusquerie de mes paroles ne te fâche point, je suis franc. Sois homme, Élie ! tu as déjà beaucoup baissé dans l’opinion de tes camarades par ta liaison condamnable ; mais le passé est passé, que Dieu t’accompagne ! La séparation a eu lieu, basta ! Eh bien, non, voici les amours qui recommencent. Juge toi-même s’il vaut la peine de risquer une frégate impériale, la vie de tous ces braves gens pour les lèvres fardées de je ne sais quelle princesse éhontée !

Le capitaine fit un soubresaut.

— Ayez l’obligeance, monsieur le lieutenant, d’être moins prodigue de réflexions sur une personne que vous connaissez fort peu. Au lieu de juger la conduite de votre capitaine, vous feriez mieux d’aller exécuter ses ordres.

— Ah ! exclama Nil-Paulovitch, humilié à son tour, puisqu’il vous plaît de me parler comme supérieur, permettez-moi de vous répondre, comme lieutenant de quart, qu’il ne convient point, capitaine, que vous abandonniez, au moment de la tempête, la frégate qui vous est confiée, sachant qu’en agissant ainsi, vous l’exposez à un danger imminent.

Nil-Paulovitch venait de jeter de l’huile sur le feu.

— Vous n’êtes point mon juge, monsieur ; donnez ordre de descendre la chaloupe, vous dis-je ! Ne m’obligez pas à m’acquitter moi-même de ma commission. Sachez, monsieur, qu’en mettant ma patience à bout, vous me forcerez à oublier notre amitié d’autrefois, et les nombreuses années de notre service commun.

— Il me semble, capitaine, que le service est déjà oublié, puisque vous abandonnez votre poste. Je proteste ouvertement contre votre départ, et je demande que l’on inscrive mon opinion dans le journal du bord.

— Monsieur le pilote, s’écria le capitaine avec colère, relatez dans le journal les paroles du lieutenant Paulovitch, et ajoutez qu’il est mis aux arrêts pour insubordination. – Remettez, monsieur, votre porte-voix au lieutenant Strelkine et ne sortez point de votre cabine. – La barque !

— Dieu et l’empereur nous jugeront ! dit d’un ton douloureux Nil-Paulovitch en s’éloignant ; mais rappelez-vous mes paroles, capitaine, vous payerez cela en remords bien amers !

Le capitaine d’un navire, se trouvant constamment en rapports de service avec ses officiers, est obligé à une certaine retenue, afin que la camaraderie ne nuise point à la subordination, et cette retenue dégénère rapidement en habitude de domination.

Pravdine, comme tous les autres, était habitué à l’obéissance passive, et Nil-Paulovitch venait d’irriter maladroitement la passion et l’orgueil du capitaine ; blessé à vif, ce dernier estima de son devoir de faire preuve d’entêtement vis-à-vis de son ami.

Après avoir donné au jeune lieutenant les instructions nécessaires, Pravdine sauta dans la barque. Une dizaine de rames fondirent rapidement les flots, le vent enfla la voile, et la barque glissa de vagues en vagues, pendant que l’écume grise recouvrait impétueusement son sillage, jalouse qu’elle était de voir la fragile nacelle mépriser la fureur du puissant élément.