La Princesse Carpillon

La Princesse Carpillon
Veuve de Théodore Girard (Catherine Le Gras) (tome premier, ).

Il était un vieux roi, qui, pour se consoler d’un long veuvage, épousa une belle princesse qu’il aimait fort. Il avait un fils de sa première femme, bossu et louche, qui ressentit beaucoup de chagrin des secondes noces de son père. La qualité de fils unique, disait-il, me faisait craindre et aimer ; mais si la jeune reine a des enfants, mon père, qui peut disposer de son royaume, ne considérera pas que je suis l’ainé, il me déshéritera en leur faveur. Il était ambitieux, plein de malice et de dissimulation ; de sorte que, sans témoigner son inquiétude, il fut secrètement consulter une fée, qui passait pour la plus habile qu’il y eût au monde.

Dès qu’il parut, elle devina son nom, sa qualité, et ce qu’il lui voulait. Prince Bossu, lui dit-elle, (c’est ainsi qu’on le nommait), vous êtes venu trop tard : la reine est grosse d’un fils, je ne veux point lui faire de mal ; mais s’il meurt ou qu’il lui arrive quelque chose, je vous promets que je l’empêcherai d’en avoir d’autres. Cette promesse consola un peu le Bossu : il conjura la fée de s’en souvenir, et prit la résolution de jouer un mauvais tour à son petit frère dès qu’il serait né.

Au bout de neuf mois la reine eut un fils, se plus beau du monde ; et l’on remarqua, comme une chose extraordinaire, qu’il avait la figure d’une flèche empreinte sur le bras. La reine aimait à tel point son enfant, qu’elle voulut le nourrir, dont le prince Bossu était très fâché ; car la vigilance d’une mère est plus grande que celle d’une nourrice, et il est bien plus aisé de tromper l’une que l’autre.

Cependant le Bossu ; qui ne songeait qu’à faire son coup, témoignait un attachement pour la reine, et une tendresse pour le petit prince dont le roi était charmé. Je n’aurais jamais cru, disait-il, que mon fils eût été capable d’un si bon naturel, et s’il continue, je lui laisserai une partie de mon royaume.

Ces promesses ne suffisaient pas au Bossu, il voulait tout ou rien : de sorte qu’un soir il présenta quelques confitures à la reine, qui étaient confites à l’opium : elle s’endormit ; aussitôt le prince, qui s’était caché derrière la tapisserie, prit tout doucement le petit prince, et mit à la place un gros chat bien emmaillotté, afin que les berceuses ne s’aperçussent pas de son vol : le chat criait, les berceuses berçaient, enfin il faisait un si étrange sabbat, qu’elles crurent qu’il voulait téter ; elles réveillèrent la reine, qui était encore toute endormie, et qui pensant tenir son cher poupart, lui donna son sein ; mais le méchant chat la mordit : elle poussa un grand cri ; et le regardant, que devint-elle, lorsqu’elle aperçut une tête de chat au lieu de celle de son fils ?

Sa douleur fut si vive, qu’elle pensa expirer sur le champ ; le bruit des femmes de la reine éveilla tout le palais. Le roi prit sa robe de chambre, il accourut dans son appartement. La première chose qu’il vit, ce fut le chat emmailloté des langes de drap d’or qu’avait ordinairement son fils ; on l’avait jeté par terre où il faisait des cris étonnants. Le roi demeura bien alarmé ; il demande ce que cela signifie, on lui dit que l’on n’y comprenait rien, mais que le petit prince ne paraissait point, qu’on le cherchait inutilement, et que la reine était fort blessée. Le roi entra dans sa chambre ; il la trouva dans une affliction sans pareille ; et ne voulant pas l’augmenter par la sienne, il se fit violence pour consoler cette pauvre princesse.

Cependant le Bossu avait donné son petit frère à un homme qui était tout à lui : Portez-le dans une forêt éloignée, lui dit il, et le mettez tout nu au lieu le plus exposé aux bêtes féroces, afin qu’elles le dévorent, et que l’on n’entende plus parler de lui ; je l’y porterais moi-même, tant j’ai peur que vous ne fassiez pas bien ma commission ; mais il faut que je paraisse devant le roi : allez donc, et soyez sûr que si je règne je ne serai pas un ingrat. Il mit lui-même le pauvre enfant dans une corbeille couverte, et comme il était accoutumé à le caresser, il le connaissait déjà, et lui souriait ; mais le Bossu impitoyable en fut moins ému qu’une roche : il alla promptement dans la chambre de la reine, presque déshabillé, à force, disait-il, de s’être pressé ; il se frottait les yeux comme un homme encore endormi, et lorsqu’il apprit les méchantes nouvelles de la blessure de sa belle-mère, du vol qu’on avait fait du prince, et qu’il vit le chat emmailloté, il jeta des cris si douloureux, que l’on était aussi occupé à le consoler, que si en effet il eût été fort affligé. Il prit le chat et lui tordit le col avec une férocité qui lui était très naturelle ; il faisait pourtant entendre que ce n’était qu’à cause de la morsure qu’il avait faite à la reine.

Qui que ce soit ne le soupçonna, quoiqu’il fût assez méchant pour devoir l’être ; ainsi son crime se cachait sous ses larmes feintes. Le roi et la reine en furent gré à cet ingrat, et le chargèrent d’envoyer chez toutes les fées s’informer de ce que leur enfant pouvait être devenu. Dans l’impatience de faire cesser la perquisition, il vint leur dire plusieurs réponses différentes et très énigmatiques, qui se rapportaient toutes sur ce point, que le prince n’était pas mort, qu’on l’avait enlevé pour quelque temps, par des raisons impénétrables, qu’on le ramènerait parfait en toutes choses ; qu’il ne fallait plus le chercher, parce que c’était prendre des peines inutiles. Il jugea par-là que l’on se tranquilliserait ; et ce qu’il avait jugé arriva. Le roi et la reine se flattèrent de revoir un jour leur fils ; cependant la morsure que le chat avait faite au sein de la reine s’envenima si fort qu’elle en mourut ; et le roi, accablé de douleur, demeura un an entier dans son palais : il attendit toujours des nouvelles de son fils, et les attendait inutilement.

Celui qui l’emportait marcha toute la nuit sans s’arrêter ; lorsque l’aurore commença de paraitre, il ouvrit la corbeille, et cet aimable enfant lui sourit, comme il avait accoutumé de faire à la reine quand elle le prenait entre ses bras. O pauvre petit prince, dit-il, que ta destinée est malheureuse ! hélas ! tu serviras de pâture, comme un tendre agneau, à quelque lion affamé ; pourquoi le Bossu m’a-t-il choisi pour aider à te perdre ? Il referma la corbeille, afin de ne plus voir cet objet digne de pitié ; mais l’enfant qui avait passé la nuit sans téter, se prit à crier de toute sa force : celui qui le tenait cueillit des figues lui en mit dans la bouche : la douceur de ce fruit l’apaisa un peu, ainsi il le porta tout le jour jusqu’à la nuit suivante, qu’il entra dans une vaste et sombre forêt ; il ne voulut pas s’y engager ; crainte d’être dévoré lui-même, et le lendemain il s’avança avec la corbeille qu’il tenait toujours.

La forêt était si grande, que de quelque côté qu’il regardât, il n’en pouvait voir le bout ; mais il aperçut dans un lieu tout couvert d’arbres, un rocher qui s’élevait en plusieurs pointes différentes : voici sans doute, disait-il, la retraite des bêtes les plus cruelles, il y faut laisser l’enfant, puisque je ne suis pas en état de le sauver : il s’approche du rocher ; aussitôt une aigle d’une grandeur prodigieuse sortit voltigeant autour, comme si elle y avait laissé quelque chose de cher : en effet, c’était ses petits qu’elle nourrissait au fond d’une espèce de grotte : tu serviras de proie à ces oiseaux, qui font les rois des autres, pauvre enfant, dit cet homme. Aussitôt il le démaillota, et le coucha au milieu de trois aiglons ; leur nid était grand, à l’abri des injures de l’air ; il eut beaucoup de peine à y mettre le prince, parce que le côté par où on pouvait l’aborder était fort escarpé, et penchant vers un précipice affreux : il s’éloigna en soupirant, et vit l’aigle qui revenait à tire-d’aile dans son nid : Ah ! c’en est fait, dit-il, l’enfant va perdre la vie ; il s’éloigna en diligence comme pour ne pas entendre ses derniers cris ; il revint auprès du Bossu, et l’assura qu’il n’avait plus de frère.

À ces nouvelles, le barbare prince embrassa son fidèle ministre, et lui donna une bague de diamants, en l’assurant que lorsqu’il serait roi, il le ferait capitaine de ses gardes. L’aigle étant revenue dans son nid, demeura peut-être surprise d’y trouver ce nouvel hôte ; soit qu’elle fût surprise ou qu’elle ne le fût pas, elle exerça mieux le droit d’hospitalité que bien des gens ne le savent faire. Elle se mit proche de son nourrisson, elle étendit ses ailes et le réchauffa, il semblait que tous ses soins n’étaient plus que pour lui ; un instinct particulier l’engagea d’aller chercher des fruits, de les becqueter, et d’en verser le jus dans la bouche vermeille du petit prince : enfin elle le nourrit si bien que la reine sa mère n’aurait su le nourrir mieux.

Lorsque les aiglons furent un peu forts, l’aigle les prit tour-à-tour, tantôt sur ses ailes, tantôt dans ses serres, et les accoutuma ainsi à regarder le soleil sans fermer la paupière. Les aiglons quittaient quelquefois leur mère, et voltigeaient un peu autour d’elle ; mais pour le petit prince il ne faisait rien de tout cela, et lorsqu’elle l’élevait en l’air, il courait grand risque de tomber et de se tuer. La fortune s’en mêlait, c’était elle qui lui avait fourni une nourrice si extraordinaire, c’était elle qui le garantissait qu’elle ne le laissât tomber.

Quatre années se passèrent ainsi ; l’aigle perdait tous ses aiglons, ils s’enlevaient lorsqu’ils étaient assez grands ; ils ne revenaient plus revoir leur mère ni leur nid ; pour le prince qui n’avait pas la force d’aller loin, il restait sur le rocher ; car l’aigle, prévoyante et craintive, appréhendant qu’il ne tombât dans le précipice, le porta de l’autre côté, dans un lieu si droit, que les bêtes sauvages n’y pouvaient aller.

L’Amour que l’on dépeint tout parfait l’était moins que le jeune prince ; les ardeurs du soleil ne pouvaient ternir les lis et les roses de son teint ; tous ses traits avaient quelque chose de si régulier, que les plus excellents peintres n’auraient pu en imaginer de pareils ; ses cheveux étaient déjà assez longs pour couvrir ses épaules, et sa mine si relevée, que l’on n’a jamais vu dans un enfant rien de plus noble et de plus grand ; l’aigle l’aimait avec une passion surprenante, elle ne lui apportait que des fruits pour sa nourriture, faisant cette espèce de différence entre lui et ses aiglons ; à qui elle ne donnait que de la chair crue ; elle désolait tous les bergers des environs, enlevant leurs agneaux sans miséricorde ; il n’était bruit que des rapines de l’aigle enfin, fatigués de la nourrir aux dépens de leurs troupeaux, ils résolurent entre eux de chercher sa retraite ; ils se partagent en plusieurs bandes, la suivent des yeux, parcourent les monts et les vallées, demeurent longtemps sans la trouver ; mais enfin, un jour ils aperçoivent qu’elle s’abat sur la grande roche ; les plus délibérés d’entr’eux hasardèrent d’y monter, quoique ce fût avec mille périls. Elle avait pour lors deux petits aiglons qu’elle nourrissait soigneusement ; mais quelque chers qu’ils lui fussent, sa tendresse était encore plus grande pour le jeune prince, parce qu’elle le voyait depuis plus longtemps. Lorsque les bergers eurent trouvé son nid, comme elle n’y était pas, il leur fut aisé de le mettre en pièces, et de prendre tout ce qui était dedans ; que devinrent-ils, quand ils trouvèrent le prince ? Il y avait a cela quelque chose de si extraordinaire, que leurs esprits bornés n’y pouvaient rien comprendre.

Ils emportèrent l’enfant et les aiglons ; les uns et les autres crièrent, l’aigle les entendit et vint fondre sur les ravisseurs de son bien ; ils auraient ressenti les effets de sa colère, s’ils ne l’avaient pas tuée d’un coup de flèche, qu’un des bergers lui tira. Le jeune prince, plein de naturel, voyant tomber sa nourrice, jeta des cris pitoyables, et pleura amèrement. Après cette expédition, les bergers marchent vers leur hameau. On y faisait le lendemain une cérémonie cruelle, dont voici le sujet.

Cette contrée avait longtemps servi de retraite aux ogres : chacun, désespéré par un voisinage si dangereux, avait cherché les moyens de les éloigner sans y pouvoir réussir ; ces ogres terribles, courroucés de la haine qu’on leur témoignait, redoublèrent leurs cruautés, et mangeaient, sans exception, tous ceux qui tombaient entre leurs mains.

Enfin un jour que les bergers s’étaient assemblés pour délibérer sur ce qu’ils pouvaient faire contre les ogres, il parut tout à coup au milieu d’eux un homme d’une grandeur épouvantable ; la moitié de son corps avait la figure d’un cerf couvert d’un poil bleu, les pieds de chèvre, une massue sur l’épaule avec un bouclier à la main ; il leur dit : Bergers, je suis le Centaure Bleu, si vous me voulez donner un enfant tous les trois ans, je vous promets d’amener ici cent de mes frères, qui feront si rude guerre aux ogres, que nous les chasserons malgré qu’ils en aient.

Les bergers avaient de la peine à s’engager de faire une chose si cruelle ; mais le plus vénérable d’entr’eux leur dit : hé quoi ! mes compagnons, nous est-il plus utile que les ogres mangent tous les jours nos pères, nos enfants et nos femmes ? Nous en perdrons un pour en sauver plusieurs, ne refusons donc point l’offre que le Centaure nous fait. Aussitôt chacun y consentit ; l’on s’engagea, par de grands serments, de tenir parole au Centaure, et qu’il aurait un enfant.

Il partit et revint comme il avait dit avec ses frères, qui étaient aussi monstrueux que lui. Les ogres n’étaient pas moins braves que cruels, ils se livrèrent plusieurs combats, où les Centaures furent toujours victorieux ; enfin ils les forcèrent de fuir. Le Centaure Bleu vint demander la récompense de ses peines, chacun dit que rien n’était plus juste ; mais lorsqu’il fallut livrer l’enfant promis, il n’y eut aucune famille qui pût se résoudre à donner le sien ; les mères cachaient leurs enfants jusques dans le sein de la terre. Le Centaure qui n’entendait pas raillerie, après avoir attendu deux fois vingt-quatre heures, dit aux bergers qu’il prétendait qu’on lui donnât autant d’enfants comme il resterait de jours parmi eux, de sorte que le retardement fut cause qu’il en couta six petits garçons et six petites filles : depuis ce temps on régla cette grande affaire ; tous les trois ans l’on faisait une fête solennelle pour livrer le pauvre innocent au Centaure.

C’était donc le lendemain que le prince avait été pris dans le nid de l’aigle, qu’on devait payer ce tribut, et quoique l’enfant fût déjà trouvé, il est aisé de croire que les bergers mirent volontiers le prince à sa place ; l’incertitude de sa naissance, car ils étaient si simples qu’ils croyaient quelquefois que l’aigle était sa mère, et sa beauté merveilleuse les déterminèrent absolument de le présenter au Centaure, parce qu’il était si délicat qu’il ne voulait point manger d’enfants qui ne fussent très jolis. La mère de celui qu’on y avait destiné passa tout d’un coup des horreurs de la mort aux douceurs de la vie ; on la chargea de parer le petit prince comme l’aurait été son fils, elle peigna bien ses longs cheveux, elle lui fit une couronne de petites roses incarnates et blanches, qui viennent ordinairement sur les buissons ; elle l’habilla d’une robe trainante de toile blanche et fine ; sa ceinture était de fleurs : ainsi ajusté on le fit marcher à la tête de plusieurs enfants qui devaient l’accompagner ; mais que dirai-je de l’air de grandeur et de noblesse qui brillait déjà dans ses yeux ? Lui qui n’avait Jamais vu que des aigles, et qui était encore dans un âge si tendre, ne paraissait ni craintif ni sauvage ; il semblait que tous ces bergers n’étaient là que pour lui plaire : Ah ! quelle pitié, s’entredisaient ils ! Quoi ! cet enfant va être dévoré ; que ne pouvons nous le sauver ! Plusieurs pleuraient, mais enfin il était impossible de faire autrement.

Le Centaure avait accoutumé de paraitre sur le haut d’une roche, sa massue dans une main, son bouclier dans l’autre ; et là, d’une voix épouvantable, il criait aux bergers : Laissez-moi ma proie, et retirez-vous. Aussitôt qu’il aperçut l’enfant qu’on lui amenait, il en fit une grande fête, et criant si haut que les monts en tremblaient, il dit d’une voix épouvantable : Voici le meilleur déjeuner que j’aie fait de mes jours, il ne me faut ni sel ni poivre pour croquer ce petit garçon.

Les bergers et les bergères jetant les yeux sur le pauvre enfant s’entredisaient : l’aigle l’a épargné, mais voici le monstre qui va terminer ses jours. Le plus vieux des bergers le prit entre ses bras, le baisa plusieurs fois : ô mon enfant, mon cher enfant, disait il, je ne te connais point, et je sens que je ne t’ai que trop vu ! Faut-il que j’assiste à tes funérailles ? Qu’a donc fait la fortune en te garantissant des serres aiguës et du bec crochu de l’aigle terrible, puisqu’elle te livre aujourd’hui à la dent carnassière de cet horrible monstre ?

Pendant que ce berger mouillait les joues vermeilles du prince des larmes qui coulaient de ses yeux, ce tendre innocent passait ses menottes dans ses cheveux gris, lui souriait d’un air enfantin, et plus il lui inspirait de pitié, moins il paraissait diligent pour s’avancer : dépêchez vous, criait le Centaure affamé, si vous me faites descendre, si je vais au-devant de vous, j’en mangerai plus de cent. En effet l’impatience le prit, il le leva et faisait le moulinet avec sa massue, lorsqu’il parut en l’air un gros globe de feu, environné d’une nuée d’azur : comme chacun demeurait attentif à un spectacle si extraordinaire, la nuée et le globe se baissèrent peu-à-peu et s’ouvrirent : il en sortit aussitôt un chariot de diamants trainé par des cygnes, dans lequel était une des plus belles dames du monde ; elle avait sur la tête un casque d’or pur couvert de plumes blanches, la visière en était levée, et ses yeux brillaient comme le soleil ; son corps couvert d’une riche cuirasse, et sa main armée d’une lance toute de feu, marquaient assez que c’était une Amazone.

Quoi ! bergers, s’écria-t-elle, avez vous l’inhumanité de donner au cruel Centaure un tel enfant ? Il est temps de vous affranchir de votre parole, la justice et la raison s’opposent à des coutumes si barbares ; ne craignez point le retour des ogres, je vous en garantirai, moi qui suis la fée Amazone ; et dès ce moment, je vous prends sous ma protection. Ah ! madame ! s’écrièrent les bergers et les bergères, en lui tendant les mains : c’est le plus grand bonheur qui puisse nous arriver. Ils n’en purent pas dire davantage, car le Centaure furieux la défia au combat ; il fut rude et opiniâtre, la lance de feu le brûlait dans tous les endroits où elle le touchait, et il faisait des cris horribles, qui ne finirent qu’avec sa vie ; il tomba tout grillé, l’on eût dit qu’une montagne se renversait, tant sa chute fit de bruit ; les bergers effrayés s’étaient cachés, les uns dans la forêt voisine, et les autres au fond des rochers, qui avaient des concavités d’où l’on pouvait tout voir sans être vu.

C’était là que le sage berger qui tenait le petit prince entre ses bras s’était réfugié, bien plus inquiet de ce qui pouvait arriver à cet aimable enfant que de tout ce qui le regardait, lui et sa famille, quoiqu’elle méritât d’être considérée. Après la mort du Centaure, la fée Amazone prit une trompette, dont elle sonna si mélodieusement, que les personnes malades qui l’entendirent se levèrent pleines de santé ; et les autres sentirent une secrète joie, dont elles ne pouvaient exprimer le sujet.

Enfin les bergers et les bergères, au son de l’harmonieuse trompette, se rassemblèrent. Quand la fée Amazone les vit, pour les rassurer tout-à-fait, elle s’avança vers eux dans son char de diamants, et le faisant baisser peu-à-peu, il ne fallait pas trois pieds qu’il ne touchât la terre ; il roulait sur une nuée si transparente, qu’elle semblait être de cristal. Le vieux berger, que l’on nommait le Sublime, parut tenant à son cou le petit prince : Approchez, Sublime, lui cria la fée, ne craignez plus rien ; je veux que la paix règne à l’avenir dans ces lieux, et que vous jouissez du repos que vous y êtes venu chercher ; mais donnez moi ce pauvre enfant, dont les aventures font déjà si extraordinaires. Le vieillard, après lui avoir fait une profonde révérence, haussa les bras et mit le prince entre les siens. Lorsqu’elle l’eut, elle lui fit mille caresses ; elle l’embrassa, elle l’assit sur ses genoux, et lui parlait ; elle savait bien néanmoins qu’il n’entendait aucune langue, et qu’il ne parlait point : il faisait des cris de joie ou de douleur, il poussait des soupirs et des accents qui n’étaient point articulés, car il n’avait jamais entendu parler Personne.

Cependant il était tout ébloui des brillantes armes de la fée Amazone ; il montait sur ses genoux pour atteindre jusqu’à son casque et le toucher. La fée lui souriait, et lui disait, comme s’il eut pu l’entendre : Quand tu feras en état de porter des armes, mon fils, je ne t’en laisserai point manquer. Après qu’elle lui eût encore fait de grandes caresses, elle le rendit à Sublime : Sage vieillard, lui dit-elle, vous ne m’êtes point inconnu, mais ne dédaignez pas de donner vos soins à cet enfant ; apprenez lui à mépriser les grandeurs du monde, et à se mettre au-dessus des coups de la fortune ; il peut être né pour en avoir une assez éclatante, mais je tiens qu’il sera plus heureux d’être sage, que puissant ; la félicité des hommes ne doit pas consister dans la seule grandeur extérieure ; pour être heureux, il faut être sage, et pour être sage il faut se connaitre foi même, savoir borner ses désirs, se contenter dans la médiocrité comme dans l’opulence, rechercher l’estime des gens de mérite, ne mépriser personne, et se trouver toujours prêt à quitter sans chagrin les biens de cette malheureuse vie. Mais à quoi pensé-je, vénérable berger ? Je vous dis des choses que vous savez mieux que moi, et il est vrai aussi que je les dis moins pour vous que pour les autres bergers qui m’écoutent : adieu pasteurs, adieu bergers, appelez-moi dans vos besoins ; cette même lance et cette même main, qui viennent d’exterminer le Centaure Bleu, seront toujours prêtes à vous protéger.

Le Sublime et tous ceux qui étaient avec lui, aussi confus que ravis, ne purent rien répondre aux paroles obligeantes de la fée Amazone : dans le trouble et dans la joie où ils étaient, ils se prosternèrent humblement devant elle, et pendant qu’ils étaient ainsi, le globe de feu s’élevant doucement jusqu’a la moyenne région de l’air, disparut avec l’Amazone et le charriot.

Les bergers craintifs n’osaient d’abord s’approcher du Centaure ; tout mort qu’il était, ils ne laissaient pas de le craindre ; mais enfin peu à peu ils s’aguerrirent, et résolurent entr’eux qu’il fallait dresser un grand bucher et le réduire en cendre, de peur que ses frères, avertis de ce qui était arrivé, ne vinssent venger sa mort sur eux. Cet avis ayant été trouvé bon, ils n’y perdirent pas un moment, et se délivrèrent ainsi de cet odieux cadavre.

Le Sublime emporta le petit prince dans sa cabane ; sa femme y était malade, et ses deux filles n’avaient pu la quitter pour venir à la cérémonie. Tenez, bergère, dit-il, voici Un enfant chéri des dieux, et protégé d’une fée Amazone ; il faut le regarder à l’avenir comme notre fils, et lui donner une éducation qui puisse le rendre heureux. La bergère fut ravie du présent qu’il lui faisait : elle prit le prince sur son lit : tout au moins, dit-elle, si je ne puis lui donner les grandes leçons qu’il recevra de vous, je l’élèverai dans son enfance, et le chérirai comme mon propre fils. C’est ce que je vous demande, dit le vieillard, et là-dessus il le lui donna : ses deux filles accoururent pour le voir, elles restèrent charmées de son incomparable beauté, et des grâces qui paraissaient dans le reste de sa petite personne. Dès ce moment là elles commencèrent à lui apprendre leur langue, et jamais il ne s’est trouvé un esprit si joli et si vif ; il comprenait les choses les plus difficiles avec une facilité qui étonnait les bergers ; de sorte qu’il se trouva bientôt assez avancé pour ne plus recevoir de leçons que de lui. Ce sage vieillard était en état de lui en donner de bonnes, car il avait été roi d’un beau et florissant royaume ; mais un usurpateur, son voisin et son ennemi, conduisit heureusement ses intrigues secrètes, et gagna certains esprits remuants, qui se soulevèrent, et lui fournirent les moyens de surprendre le roi et toute sa famille : en même temps il les fit enfermer dans une forteresse, où il voulait les laisser périr de misère.

Un changement si étrange n’en apporta point à la vertu du roi et de la reine, ils souffrirent constamment tous les outrages que le tyran leur faisait ; et la reine, qui était grosse quand ces disgrâces lui arrivèrent, accoucha d’une fille, qu’elle voulut nourrir elle-même ; elle en avait encore deux autres très aimables, qui partageaient ses peines autant que leur âge pouvait le permettre : enfin, au bout de trois ans, le roi gagna un de ses gardes, qui convint avec lui d’amener un petit bateau, pour lui servir à traverser le lac au milieu de laquelle la forteresse était bâtie. Il leur fournit des limes pour limer les barreaux de fer de leurs chambres, et des cordes pour en descendre ; ils choisirent une nuit très obscure ; tout se passait heureusement et sans bruit, le garde leur aidait à se glisser le long des murs, qui étaient d’une hauteur épouvantable : le roi descendit le premier, ensuite ses deux filles, après la reine, puis la petite princesse, dans une grande corbeille ; mais hélas ! on l’avait mal attachée, et ils l’entendirent tout d’un coup tomber au fond du lac ; si la reine ne s’était pas évanouie de douleur, elle aurait réveillé toute la garnison par ses cris et par ses plaintes.

Le roi, pénétré de cet accident, chercha autant qu’il lui fut possible dans l’obscurité de la nuit ; il trouva même la corbeille, et il espérait que la princesse y serait, cependant elle n’y était plus, de sorte qu’il se mit à ramer pour se sauver avec le reste de sa famille ; ils trouvèrent au bord du lac des chevaux tout prêts, que le garde y avait fait conduire, pour porter le roi où il voudrait aller.

Pendant sa prison, lui et la reine avoient eu tout le temps de moraliser, et de trouver que les plus grands des biens de la vie font fort petits, quand on les estime leur juste valeur : cela joint à la nouvelle disgrâce qui venait de leur arriver en perdant leur petite fille, les fit résoudre de ne se point retirer chez les rois leurs voisins et leurs alliés, où ils auraient été peut-être à charge ; et prenant leur parti, ils s’établirent dans une plaine fertile, la plus agréable de toutes celles qu’ils auraient pu choisir. En ce lieu, le roi changeant son sceptre en une houlette, acheta un grand troupeau, et se fit berger ; ils bâtirent une petite maison champêtre, à l’abri d’un côté par les montagnes, et située de l’autre sur le bord d’un ruisseau assez poissonneux. En ce lieu ils se trouvaient plus tranquilles qu’ils ne l’avaient été sur le trône ; personne n’enviait leur pauvreté ; ils ne craignaient ni les traitres, ni les flatteurs ; leurs jours s’écoulaient sans chagrin, et le roi disait souvent : Ah ! si les hommes pouvaient se guérir de l’ambition, qu’ils seraient heureux ! J’ai été roi, me voilà berger ; je préfère ma cabane au palais où j’ai régné.

C’était sous ce grand philosophe que le jeune prince étudiait ; il ne connaissait pas le rang de son maitre, et le maitre ne connaissait point la naissance de son disciple ; mais il lui voyait des inclinations si nobles, qu’il ne pouvait le croire un enfant ordinaire. Il remarquait avec plaisir qu’il se mettait presque toujours à la tête de ses camarades, avec un air de supériorité qui lui attirait leurs respects ; il formait sans cesse de petites armées ; il bâtissait des forts, et les attaquait : enfin il allait à la chasse, et affrontait les plus grands périls, quelque représentation que le roi berger pût lui en faire ; toutes ces choses lui persuadaient qu’il était né pour commander. Mais pendant qu’il s’élève et qu’il atteint l’âge de quinze ans, retournons à la cour du roi son père.

Le prince Bossu, le voyant déjà fort vieux, n’avait presque plus d’égards pour lui : il s’impatientait d’attendre si longtemps la succession ; pour s’en consoler, il lui demanda une armée afin de conquérir un royaume assez proche du sien, dont les peuples inconstants lui tendaient les mains. Le roi le voulut bien, a condition qu’avant son départ il serait témoin d’un acte qu’il voulait faire signer à tous les seigneurs de son royaume, portant : que si jamais le prince son cadet revenait, et qu’on pût être bien assuré que c’était lui, surtout qu’on trouvât la flèche qu’il avait marquée sur son bras, il serait seul héritier de la couronne. Le Bossu ne voulut pas seulement assister à cette cérémonie, il voulut souscrire l’acte, quoique son père trouvât la chose trop dure pour l’exiger de lui ; mais comme il se croyait bien certain de la mort de son frère, il ne hasardait rien, et prétendait faire beaucoup valoir cette preuve de sa complaisance ; de sorte que le roi assembla les états, les harangua, répandit bien des larmes en parlant de la perte de son fils, attendrit tous ceux qui l’entendirent ; et après avoir signé et fait signer les plus notables, il ordonna qu’on mettrait l’acte dans le trésor royal, et qu’on en ferait plusieurs copies authentiques pour s’en souvenir.

Ensuite le prince Bossu prit congé de lui, pour aller à la tête d’une belle armée, tenter la conquête du royaume où il était appelé, et après plusieurs batailles, il tua de sa main son ennemi, prit la ville capitale, laissa partout des garnisons et des gouverneurs, et revint auprès de son père, auquel il présenta une jeune princesse appelée Carpillon, qu’il ramenait captive.

Elle était si extraordinairement belle, que tout ce que la nature avait formé jusqu’alors, et tout ce que l’imagination s’était pu figurer, n’en approchait point. Le roi en voyant Carpillon demeura charmé ; et le Bossu, qui la voyait depuis plus de temps, en était devenu si amoureux, qu’il n’avait pas un moment de repos ; mais autant qu’il l’aimait, autant elle le haïssait ; comme il ne lui parlait qu’en maitre, et qu’il lui reprochait toujours qu’elle était son esclave, elle sentait son cœur si opposé à ses manières dures, qu’elle n’oubliait rien pour l’éviter.

Le roi lui avait fait donner un appartement dans son palais, et des femmes pour la servir ; il était touché des malheurs d’une si belle et si jeune princesse, lorsque le Bossu lui dit qu’il voulait l’épouser. J’y consens, répliqua-t-il, à condition qu’elle n’y aura point de répugnance ; car il me semble que lorsque vous êtes auprès d’elle, son air en est plus mélancolique. C’est qu’elle m’aime, dit le Bossu, et qu’elle n’ose le faire connaitre, la contrainte où elle est l’embarrasse ; aussitôt qu’elle sera ma femme, vous la verrez contente. Je veux le croire, dit le roi, mais ne vous flattez-vous point un peu trop ? Le Bossu se trouva fort offensé des doutes de son père ; vous êtes cause, madame, dit-il à la princesse, que le roi me marque une dureté dans sa conduite qui ne lui est point ordinaire : il vous aime peut-être, apprenez-le moi sincèrement, et choisissez entre nous celui qui vous plaira davantage, pourvu que je vous voie régner, je serai satisfait. Il parlait ainsi pour connaitre ses sentiments ; car ce n’était pas qu’il eût aucun dessein de changer les siens. La jeune Carpillon, qui ne savait pas encore que la plupart des amants sont des animaux fins et dissimulés, donna dans le panneau. Je vous avoue, Seigneur, lui dit-elle, que si j’en étais la maitresse, je ne choisirais ni le roi, ni vous ; mais si ma mauvaise fortune m’asservit à cette dure nécessité, j’aime mieux le roi. Et pourquoi, répliqua le Bossu en se faisant violence ?

C’est, ajouta-t-elle, qu’il est plus doux que vous ; qu’il règne à présent, et qu’il vivra peut-être moins. Ha, ha, petite scélérate, s’écria le Bossu ! vous voulez mon père pour être reine douairière dans peu de temps ; vous ne l’aurez assurément pas ; il ne pense point à vous, c’est moi qui ai cette bonté ; bonté, pour dire le vrai, bien mal employée, car vous avez un fond d’ingratitude insupportable ; mais fussiez-vous cent fois plus ingrate, vous serez ma femme.

La princesse Carpillon connut, mais un peu trop tard, qu’il est quelquefois dangereux de dire tout ce qu’on pense ; et pour raccommoder ce qu’elle venait de gâter : je voulais connaitre vos sentiments, lui dit-elle, je suis très aise que vous m’aimiez assez pour résister aux duretés que j’ai affectées. Je vous estime déjà, seigneur, travaillez à vous faire aimer.

Le prince donna tête baissée dans le panneau ; quelque grossier qu’il fût ; mais ordinairement l’on est fort sot quand on est fort amoureux, et l’on a un penchant à se flatter qui se corrige difficilement : les paroles de Carpillon le rendirent plus doux qu’un agneau ; il sourit, et lui serra les mains jusqu’à les meurtrir.

Dès qu’il l’eut quittée, elle courut dans l’appartement du roi ; et se jetant à ses pieds, garantissez moi, Seigneur, lui dit elle, du plus grand des malheurs ; le prince Bossu veut m’épouser, je vous avoue qu’il m’est odieux, ne soyez pas aussi injuste que lui ; mon rang, ma jeunesse, et les disgrâces de ma maison méritent la pitié d’un aussi grand roi que vous. Belle princesse, lui dit-il, je ne suis pas surpris que mon fils vous aime, c’est une loi Commune à tous ceux qui vous verront ; mais je ne lui pardonnerai jamais de manquer au respect qu’il vous doit. Ha ! Seigneur, reprit-elle, il me regarde comme sa prisonnière, et me traite en esclave. C’est avec mon armée, répondit le roi qu’il a vaincu le vainqueur du roi votre père ; si vous êtes captive, vous êtes la mienne, et je vous rends votre liberté ; heureux que mon âge avancé et mes cheveux blancs me garantirent de devenir votre esclave ! La princesse, reconnaissante, fit mille remerciements au roi, et se se retira avec ses femmes.

Cependant le Bossu ayant appris ce qui venait de se passer, le ressentit vivement ; et sa fureur s’augmenta, lorsque le roi lui défendit de ne songer à la princesse, qu’après lui avoir rendu des services si essentiels qu’elle ne pût se défendre de lui vouloir du bien.

J’aurai donc à travailler toute ma vie, et peut-être inutilement, dit-il ; je n’aime pas à perdre mon temps. J’en suis fâché pour l’amour de vous, répliqua le roi ; mais cela ne sera pas d’une autre manière. Nous verrons, dit insolemment le Bossu, en sortant de la chambre ; vous prétendez m’enlever ma prisonnière, j’y perdrais plutôt la vie. Celle que vous nommez votre prisonnière était la mienne, ajouta le roi irrité ; elle est libre à présent ; je veux la rendre maitresse de sa destinée, sans la faire dépendre de votre caprice.

Une conversation si vive aurait été loin, si le Bossu n’avait pas pris le parti de se retirer ; il conçut en même temps le désir de se rendre maitre du royaume et de la princesse : il s’était fait aimer des troupes pendant qu’il les avait commandées, et les esprits séditieux secondèrent volontiers ses mauvais desseins, de sorte que le roi fut averti que son fils travaillait à le détrôner ; et comme il était le plus fort, le roi n’eut point d’autre Parti à prendre que celui de la douceur : il l’envoya quérir, et lui dit : Est il possible que vous soyez assez ingrat pour me vouloir arracher du trône et vous y placer ? Vous me voyez au bord du tombeau, n’avancez pas la fin de ma vie ; n’ai je pas d’assez grands déplaisirs par la mort de ma femme et la perte de mon fils ? Il est vrai que je me suis opposé à vos desseins pour la princesse Carpillon ; je vous regardais en cela autant qu’elle ; car peut-on être heureux avec une Personne qui ne nous aime point ? Mais puisque vous en voulez courir le risque, je consens à tout, laissez-moi le temps de lui parler, pour la résoudre à son mariage.

Le Bossu souhaitait plus la princesse que le royaume ; car il jouissait déjà de celui qu’il venait de conquérir, de manière qu’il dit au roi qu’il n’était pas si avide de régner qu’il le croyait ? puisqu’il avait signé lui-même l’acte qui le déshéritait en cas que son frère revint, et qu’il se contiendrait dans le respect, pourvu qu’il épousât Carpillon. Le roi l’embrassa, et fut trouver la pauvre princesse, qui était dans d’étranges alarmes de ce qui s’allait résoudre ; elle avait toujours auprès d’elle sa gouvernante ; elle la fit entrer dans son cabinet, et pleurant amèrement : Serait-il possible, lui dit elle, qu’après toutes les paroles que le roi m’a données, il eût la cruauté de me sacrifier à ce Bossu ? Certainement, ma chère amie, s’il faut que je l’épouse, le jour de mes noces sera le dernier de ma vie, car ce n’est point tant la difformité de sa personne qui me déplait en lui, que les mauvaises qualités de son cœur. Hélas ! ma princesse, répliqua la gouvernante, vous ignorez sans doute que les filles des plus grands rois sont des victimes dont on ne consulte presque jamais l’inclination ; si elles épousent un prince aimable et bien fait, elles peuvent en remercier le hasard ; mais entre un magot ou un autre, on ne songe qu’aux intérêts de l’état. Carpillon allait répliquer, lorsqu’on l’avertit que le roi l’attendait dans sa chambre ; elle leva les yeux au ciel pour lui demander quelque secours.

Dès qu’elle vit le roi, il ne fut pas nécessaire qu’il lui expliquât ce qu’il venait de résoudre, elle le connut assez, car elle avait une pénétration admirable, et la beauté de son esprit surpassait encore celle de sa personne. Ah ! sire, s’écria-t-elle, qu’allez-vous m’annoncer ? Belle princesse, lui dit-il, ne regardez point votre mariage avec mon fils comme un malheur, je vous conjure, d’y consentir de bonne grâce ; la violence qu’il fait à vos sentiments marque assez l’ardeur des siens ; s’il ne vous aimait pas, il aurait trouvé plus d’une princesse qui aurait été ravie de partager avec lui le royaume qu’il a déjà, et celui qu’il espère après ma mort ; mais il ne veut que vous ; vos dédains, vos mépris n’ont pu le rebuter, et vous devez croire qu’il n’oubliera jamais rien pour vous plaire. Je me flattais d’avoir trouvé un protecteur en vous, répliqua t elle, mon espérance est déçue, vous m’abandonnez mais les dieux, les justes dieux ne m’abandonneront pas. Si vous saviez tout ce que j’ai fait pour vous garantir de ce mariage, ajouta-t-il, vous seriez convaincue de mon amitié. Hélas ! le ciel m’avait donné un fils que j’aimais chèrement, sa mère le nourrissait ? on le déroba une nuit dans son berceau, et l’on mit un chat en sa place, qui la mordit si cruellement qu’elle en mourut ; si cet aimable enfant ne m’avait été ravi, il serait à présent la consolation de ma vieillesse ; mes sujets le craindraient, et je vous aurais offert mon royaume avec lui : le Bossu, qui fait à présent le maitre ? se serait trouvé heureux qu’on l’eût souffert à la cour ; j’ai perdu cet aimable fils, princesse, ce malheur s’étend jusques sur vous. C’est moi seule, répliqua-t-elle, qui suis cause qu’il est arrivé, puisque sa vie m’aurait été utile, je lui ai donné la mort, sire, regardez-moi comme une coupable ; songez à me punir plutôt qu’à me marier. Vous n’étiez pas en état, belle princesse, dit le roi, de faire en ce temps là du bien ni du mal à personne ; je ne vous accuse point aussi de mes disgrâces ; mais si vous ne voulez pas les augmenter, préparez-vous à bien recevoir mon fils ; car il s’est rendu le plus fort ici, et il pourrait vous faire quelque pièce sanglante. Elle ne répondit que par ses larmes : le roi la quitta ; et comme le Bossu avait de l’impatience de savoir ce qui s’était passé, le roi le trouva dans ls chambre ; et lui dit que la princesse Carpillon consentait à son mariage ; qu’il donnât les ordres nécessaires pour rendre cette cérémonie solennelle. Le prince fut transporté de joie, il remercia le roi ; et: sur-le-champ, il envoya quérir tout ce qu’il y avait de lapidaires, de marchands et de brodeurs : il acheta les plus belles choses du monde pour sa maitresse, et lui envoya de grandes corbeilles d’or, remplies de mille raretés : elle les reçut avec quelqu’apparence de joie ; ensuite il vint la voir, et lui dit : n’étiez-vous pas bien malheureuse, madame Carpillon, de refuser l’honneur que je voulais vous faire ? car sans compter que je suis assez aimable, l’on me trouve beaucoup d’esprit ; et je vous donnerai tant d’habits, tant de diamants et tant de belles choses, qu’il n’y aura point de reine au monde qui soit comme vous.

La princesse répondit froidement, que les malheurs de sa maison lui permettaient moins de se parer qu’à une autre, et qu’ainsi elle le priait de ne lui point faire de si grands présents. Vous auriez raison, lui dit-il, de ne vous point parer, si je ne vous en donnais la permission ; mais vous devez songer à me plaire ; tout sera prêt pour notre mariage dans quatre jours ; divertissez vous ; princesse, et ordonnez ici, puisque vous y êtes déjà maitresse absolue.

Après qu’il l’eut quittée, elle s’enferma avec sa gouvernante, et lui dit qu’elle pouvait choisir, de lui fournir les moyens de se sauver, ou ceux de se tuer le jour de ses noces. Après que la gouvernante lui eut représenté l’impossibilité de s’enfuir, et la faiblesse qu’il y a de se donner la mort pour éviter les malheurs de la vie, elle tâcha de lui persuader que sa vertu pouvait contribuer à sa tranquillité, et que sans aimer éperdument le Bossu, elle l’estimerait assez pour être contente avec lui.

Carpillon ne se rendit à aucune de ses remontrances ; elle lui dit que jusqu’à présent elle avait compté sur elle, mais qu’elle savait à quoi s’en tenir ; que il tout le monde lui manquait, elle ne se manquerait pas à elle-même ; et qu’aux grands maux, il fallait appliquer de grands remèdes. Après cela, elle ouvrit la fenêtre, et de temps en temps elle y regardait sans rien dire ; sa gouvernante qui eut peur qu’il ne lui prît envie de se précipiter, se jeta à ses genoux ; et la regardant tendrement : hé bien, madame, lui dit-elle, que voulez-vous de moi (Je vous obéirai, fût-ce aux dépens de ma vie. La princesse l’embrassa, et lui dit qu’elle la priait de lui acheter un habit de bergère et une vache, qu’elle se sauverait où elle pourrait ; qu’il ne fallait point qu’elle s’amusât à la détourner de son dessein, parce que c’était perdre du temps, et qu’elle n’en avait guères : qu’il faudrait encore, pour qu’elle pût s’éloigner, coiffer une poupée, la coucher dans son lit, et dire qu’elle se trouvait mal.

Vous voyez bien, madame, lui dit la pauvre gouvernante, à quoi je vais m’exposer ; le prince Bossu n’aura pas lieu de douter que j’ai secondé votre dessein, il me fera mille maux pour apprendre où vous êtes, et puis il me fera bruler ou écorcher toute vive ; dites après cela que je ne vous aime point.

La princesse demeura fort embarrassée. Je veux, répliqua-t-elle, que vous vous sauviez deux jours après moi, il sera aisé de tromper tout le monde jusques-là. Enfin elles complotèrent si bien, que la même nuit, Carpillon eut un habit et une vache.

Toutes les déesses descendues du plus haut de l’Olympe, celles qui furent trouver le berger Pâris, et cent douzaines d’autres, auraient paru moins belles sous ce rustique vêtement : elle partit seule, au clair de la lune, menant quelquefois sa vache avec une corde, quelquefois aussi s’en faisant porter : elle allait à l’aventure, mourant de peur : si le plus petit vent agitait les buissons, si un oiseau sortait de son nid, ou un lièvre de son gîte, elle croyait que les voleurs ou les loups allaient terminer sa vie.

Elle marcha toute la nuit, et voulait marcher tout le jour, mais sa vache s’arrêta pour paitre dans une prairie ; et la princesse, fatiguée de ses gros sabots et de la pesanteur de son habit de bure grise, se coucha sur l’herbe, le long d’un ruisseau, où elle ôta ses cornettes de toile jaune pour attacher ses cheveux blonds, qui s’échappant de tous côtés, tombaient par boucles jusques à ses pieds ; elle regardait si personne ne pouvait la voir, afin de les cacher bien vite ; mais quelque précaution qu’elle prît, elle fut surprise par une dame armée de toutes pièces, excepté sa tête, dont elle avait ôté un casque d’or, couvert de diamants : bergère, lui dit-elle, je suis lasse, voulez-vous me tirer du lait de votre vache pour me désaltérer ? Très volontiers, madame, répondit Carpillon, si j’avais un vaisseau où le mettre. Voici une tasse, dit la guerrière ; elle lui présenta une fort belle porcelaine ; mais la princesse ne savait comment s’y prendre pour traire sa vache : hé quoi ! disait cette dame, votre vache n’a-t-elle point de lait, ou ne savez-vous pas comme il faut traire ? La princesse se prit à pleurer, étant toute honteuse de paraitre maladroite devant une personne extraordinaire. Je vous avoue, madame, lui dit-elle, qu’il y a peu que je suis bergère ; tout mon soin, c’est de mener paitre ma vache, ma mère fait le reste. Vous avez donc votre mère, continua la dame, et que fait-elle ? Elle est fermière, dit Carpillon. Proche d’ici, ajouta la dame ? Oui, répliqua encore la princesse. Vraiment je me sens de l’affection pour elle, et lui sais bon gré d’avoir donné le jour à une si belle fille ; je veux la voir, menez-y moi. Carpillon ne savait que répondre ; elle n’était pas accoutumée à mentir, et elle ignorait qu’elle parlait à une fée. Les fées en ce temps-là n’étaient pas si communes qu’elles le sont devenues depuis. Elle baissait les yeux, son teint s’était couvert d’une couleur vive : enfin elle dit : quand une fois je sors aux champs, je n’ose rentrer que le soir, je vous supplie, madame, de ne me pas obliger à fâcher ma mère, qui me maltraiterait peut être, si je faisais autrement qu’elle ne veut.

Ha ! princesse, princesse, dit la fée en souriant, vous ne pouvez soutenir un mensonge, ni jouer le personnage que vous avez entrepris, si je ne vous aide ; tenez, voilà un bouquet de, giroflée, soyez certaine que tant que vous le tiendrez, le Bossu que vous fuyez ne vous reconnaitra point ; souvenez-vous, quand vous serez dans la grande forêt, de vous informer des bergers, qui mènent là leurs troupeaux, où demeure le Sublime ; allez-y, dites lui que vous venez de la part de la fée Amazone, qui le prie de vous mettre avec sa femme et ses filles : adieu, belle Carpillon, je suis de vos amies depuis longtemps. Hélas ! madame, s’écria la princesse, m’abandonnez vous, puisque vous me connaissez, que vous m’aimez, et que j’ai tant besoin d’être secourue ? Le bouquet de giroflée ne vous manquera pas, répliqua-t-elle, mes moments font précieux, il faut vous laisser remplir votre destinée.

En finissant ces mots, elle disparut aux yeux de Carpillon, qui eut tant de peur, qu’elle en pensa mourir. Après s’être un peu rassurée, elle continua son chemin, ne sachant point du tout où était la grande forêt ; mais elle disait en elle même : cette habile fée, qui parait et disparait, qui me connait sous l’habit d’une paysanne sans m’avoir jamais vue, me conduira où elle veut que j’aille.

Elle tenait toujours son bouquet, soit qu’elle marchât ou qu’elle s’arrêtât ; cependant elle n’avançait guères, sa délicatesse secondait mal son courage : dès qu’elle trouvait des pierres, elle tombait, ses pieds se mettaient en sang ; il fallait qu’elle couchât sur la terre à l’abri de quelques arbres ; elle craignait tout, et pensait souvent, avec beaucoup d’inquiétude, à sa gouvernante.

Ce n’était pas sans raison qu’elle songeait à cette pauvre femme ; son zèle et sa fidélité ont peu d’exemples. Elle avait coiffé une grande poupée des cornettes de la princesse ; elle lui avait mis des fontanges et du beau linge ; elle allait fort doucement dans sa chambre, crainte, disait elle, de l’incommoder, et dès qu’on faisait quelque bruit, elle grondait tout le monde : on courut dire au roi que la princesse se trouvait mal ; cela ne le surprit point, il en attribua la cause à son déplaisir et à la violence qu’elle se faisait ; mais quand le prince Bossu apprit ces méchantes nouvelles, il ressentit un chagrin inconcevable, il voulait la voir ; la gouvernante eut bien de la peine à l’en empêcher : tout au moins, dit-il, que mon médecin la voie. Ah ! seigneur, s’écria t elle, il n’en faudrait pas davantage pour la faire mourir ; elle hait les médecins et les remèdes ; mais ne vous alarmez point, il lui faut seulement quelques jours de repos, c’est une migraine qui se passera en dormant. Elle obtint donc qu’il n’importunerait point sa maitresses et laissait toujours la poupée dans son lit. Mais un foir où elle se préparait à prendre la fuite, parce qu’elle ne doutait pas que le prince impatient ne vînt faire de nouvelles tentatives pour entrer, elle l’entendit à la porte comme un furieux, qui la faisait enfoncer sans attendre qu’elle vînt l’ouvrir.

Ce qui le portait à cette violence, c’est que des femmes de la princesse s’étaient aperçues de la tromperie, et craignant d’être maltraitées, elles allèrent promptement avertir le Bossu. L’on ne peut exprimer l’excès de sa colère ; il courut chez le roi, dans la pensée qu’il y avait part ; mais à la surprise qu’il vit sur son visage, il connut bien qu’il l’ignorait. Dès que la pauvre gouvernante parut, il se jeta sur elle, et la prenant par les cheveux : rends moi Carpillon, lui dit-il, ou je vais t’arracher le cœur. Elle ne répondit que par ses larmes, et se prosternant à ses genoux, elle le conjura inutilement de l’entendre. Il la traina lui même dans le fond d’un cachot, où il l’aurait poignardée mille fois, si le roi, qui était aussi bon que son fils était méchant, ne l’eût obligé de la laisser vivre dans cette affreuse prison.

Ce prince amoureux et violent ordonna que l’on poursuivît la princesse par terre et par mer ; il partit lui même, et courut de tous côtés comme un insensé. Un jour que Carpillon s’était mise à couvert sous une grande roche avec sa vache, parce qu’il faisait un temps effroyable, et que le tonnerre, les éclairs et la grêle la faisaient trembler, le prince Bossu, qui était pénétré d’eau avec tous ceux qui l’accompagnaient, vint se réfugier sous cette même roche. Quand elle le vit si près d’elle, hélas ! il l’effraya bien plus que le tonnerre ; elle prit son bouquet de giroflée avec les deux mains, tant elle craignait qu’une ne suffit pas, et se souvenant de la fée : ne m’abandonnez point, dit-elle, charmante Amazone. Le Bossu jeta les yeux sur elle : que peux-tu appréhender, vieille décrépite, lui dit-il ? quand le tonnerre te tuerait, quel tort te ferait-il ? n’es-tu pas sur le bord de ta fosse ? La jeune princesse ne fut pas moins ravie qu’étonnée de s’entendre appeler vieille : sans doute, dit-elle, que mon petit bouquet opère cette merveille ; et pour ne point entrer en conversation, elle feignit d’être sourde. Le Bossu voyant qu’elle ne le pouvait entendre, disait à son confident qui ne l’abandonnait jamais : si j’avais le cœur un peu plus gai, je ferais monter cette vieille au sommet de la roche, et je l’en précipiterais, pour avoir le plaisir de lui voir rompre le cou, car je ne trouve rien de plus agréable. Mais, seigneur, répondit ce scélérat, pour peu que cela vous réjouisse, je vais l’y mener de gré ou de force, vous verrez bondir son corps comme un ballon sur toutes les pointes du rocher, et le sang couler jusqu’à vous. Non, dit le prince, je n’en ai pas le temps, il faut que je continue de chercher l’ingrate qui fait tout le malheur de ma vie.

En achevant ces mots, il piqua son cheval, et s’éloigna à toute bride. Il est aisé de juger de la joie qu’eut la princesse : car assurément la conversation qu’il venait d’avoir avec son confident, était assez propre à l’alarmer ; elle n’oublia pas de remercier la fée Amazone, dont elle venait d’éprouver le pouvoir, et continuant son voyage, elle arriva dans la plaine où les pasteurs de cette contrée avaient fait leurs petites maisons : elles étaient très jolies, chacun avait chez lui son jardin et sa fontaine ; la vallée de Tempé et les bords du Lignon n’ont rien eu de plus galant. Les bergères avaient pour la plupart de la beauté, et les bergers n’oubliaient rien pour leur plaire, tous les arbres étaient gravés de mille chiffres différents et de vers amoureux : quand elle parut, ils quittèrent leurs troupeaux et la suivirent respectueusement, car ils se trouvèrent prévenus par sa beauté et par un air de majesté extraordinaire : mais ils étaient surpris de la pauvreté de ses habits : encore qu’ils menassent une vie simple et rustique, ils ne laissaient pas de se piquer d’être fort propres.

La princesse les pria de lui enseigner la maison du berger Sublime : ils l’y conduisirent avec empressement. Elle le trouva assis dans un vallon avec sa femme et ses filles ; une petite rivière coulait à ses pieds, et faisait un doux murmure ; il tenait des joncs marins, dont il travaillait promptement une corbeille pour mettre des fruits ; son épouse filait, et ses deux filles pêchaient à la ligne.

Lorsque Carpillon les aborda, elle sentit des mouvements de respect et de tendresse, dont elle demeura surprise ; et quand ils la virent, ils furent si émus qu’ils changèrent plusieurs fois de couleur : je suis, leur dit-elle en les saluant humblement, une pauvre bergère, qui vient vous offrir mes services de la part de la fée Amazone, que vous connaissez : j’espère qu’à sa considération vous voudrez bien me recevoir chez vous. Ma fille, lui dit le roi en se levant, et la saluant à son tour, cette grande fée a raison de croire que nous l’honorons parfaitement ; vous êtes la très bien venue, et quand vous n’auriez point d’autre recommandation que celle que vous portez avec vous, certainement notre maison vous serait ouverte. Approchez-vous, la belle fille, dit la reine, en lui tendant la main, venez que je vous embrasse : je me sens toute pleine de bonne volonté pour vous, je souhaite que vous me regardiez comme votre mère, et mes filles comme vos sœurs. Hélas, ma bonne mère, dit la princesse, je ne mérite pas cet honneur, il me suffit d’être votre bergère, et de garder vos troupeaux. Ma fille, reprit le roi, nous sommes tous égaux ici, vous venez de trop bonne part pour faire quelque différence entre vous et nos enfants ; venez vous asseoir auprès de nous, et laissez paitre votre vache avec nos moutons. Elle fit quelque difficulté, s’obstinant s’obstinant toujours à dire qu’elle n’était venue que pour faire le ménage ; elle aurait été assez embarrassée si on l’eût prise au mot, mais en vérité il suffisait de la voir, pour juger qu’elle était plus faite pour commander que pour obéir, et l’on pouvait croire encore qu’une fée de l’importance de l’Amazone n’aurait pas Protégé une personne ordinaire.

Le roi et la reine la regardaient avec un étonnement mêlé d’admiration difficile à comprendre ; ils lui demandèrent si elle venait de bien loin ? Elle dit qu’oui : si elle avait père et mère ? Elle dit que non, et à toutes leurs questions, elle ne répondait que par monosyllabe, autant que le respect pouvait le lui permettre. Et comment vous appelez-vous, ma fille, dit la reine ? On me nomme Carpillon dit-elle. Le nom est singulier, reprit le roi ; et à moins que quelque aventure n’y ait donné lieu, il est rare de s’appeler ainsi. Elle ne répliqua rien, et prit un des fuseaux de la reine pour en dévider le fil. Quand elle montra ses mains, ils crurent qu’elle tirait du fond de ses manches deux boules de neige façonnées, tant elles étaient éblouissantes. Le roi et la reine se donnèrent un coup d’œil d’intelligence, et lui dirent : votre habit est bien chaud, Carpillon, pour le temps où nous sommes, et vos sabots font bien durs pour un jeune enfant comme vous, il faut vous habiller à notre mode. Ma mère, répondit-elle, on est comme je suis en mon pays ; dès qu’il vous plaira me l’ordonner, je me mettrai autrement. Ils admirèrent son obéissance, et surtout l’air de modestie qui paraissait dans ses beaux yeux et sur tout son visage.

L’heure du souper était venue, ils se levèrent et rentrèrent tous ensemble dans la maison ; les deux princesses avaient pêché de bons petits poissons, il y avait des œufs frais, du lait et des fruits. Je suis surpris, dit le roi, que mon fils ne soit pas de retour ; la passion de la chasse le mène plus loin que je ne veux, et je crains toujours qu’il lui arrive quelque accident. Je le crains comme vous, dit la reine, mais si vous l’agréez, nous l’attendrons pour qu’il soupe avec nous. Non, dit le roi, il s’en faut bien garder ; au contraire, je vous prie, lorsqu’il reviendra, qu’on ne lui parle point, et que chacun lui marque beaucoup de froideur. Vous connaissez son bon naturel, ajouta la reine, cela est capable de lui faire tant de peine qu’il en sera malade. Je n’y puis que faire, ajouta le roi, il faut bien le corriger.

On se mit à table, et quelque temps avant que d’en sortir, le jeune prince entra ; il avait un chevreuil sur son cou, ses cheveux étaient tout trempés de sueur, et son visage couvert de poussière. Il s’appuyait sur une petite lance qu’il portait ordinairement ; son arc était attaché d’un côté, et son carquois plein de flèches de l’autre. En cet état, il avait quelque chose de si noble et de si fier sur son visage et dans sa démarche, qu’on ne pouvait le voir sans attention et sans respect. Ma mère, dit il, et, s’adressant à la reine, l’envie de vous apporter ce chevreuil m’a bien fait courir aujourd’hui des monts et des plaines. Mon fils, lui dit gravement le roi, vous cherchez plutôt à nous donner de l’inquiétude qu’à nous plaire : vous savez tout ce que je vous ai déjà dit sur votre passion pour la chasse ; mais vous n’êtes pas d’humeur à vous corriger. Le prince rougit ; et ce qui le chagrina davantage, c’était de remarquer une personne qui n’était pas de la maison. Il répliqua qu’une autre fois il reviendrait de meilleure heure, ou qu’il n’irait point du tout à la chasse pour peu qu’il le voulût. Cela suffit, dit la reine qui l’aimait avec une extrême tendresse : mon fils, je vous remercie du présent que vous me faites ; venez vous asseoir auprès de moi, et soupez, car je suis sûre que vous ne manquerez point d’appétit. Il était un peu déconcerté de l’air sérieux dont le roi lui avait parlé, et il osait à peine lever les yeux ; car s’il était intrépide dans les dangers, il était docile, et il avait beaucoup de timidité avec ceux auxquels il devait du respect.

Cependant il se remit de son trouble, il se plaça contre la reine, et jeta les yeux sur Carpillon qui n’avait pas attendu longtemps à le regarder. Dès que leurs yeux se rencontrèrent, leurs cœurs furent tellement émus, qu’ils ne savaient à quoi attribuer ce désordre. La princesse rougit et baissa les siens, le prince continua de la regarder ; elle leva encore doucement les yeux sur lui, et les y tint plus longtemps ; ils étaient l’un et l’autre dans une mutuelle surprise, et pensaient que rien dans le monde ne pouvait égaler ce qu’ils voyaient. Est-il possible ? disait la princesse, que de tant de personnes que j’ai vues à la cour, aucune n’approche de ce jeune berger ? D’où vient, pensait-il à son tour, que cette merveilleuse fille est simple bergère ? Ah ! que ne suis-je roi pour la mettre sur le trône, pour la rendre maitresse de mes états, comme elle le serait de mon cœur !

En rêvant, il ne mangeait point ; la reine, qui croyait que c’était de peine d’avoir été mal reçu, se tuait de le caresser ; elle lui apporta elle-même des fruits exquis dont elle faisait cas. Il pria Carpillon d’en gouter ; elle le remercia ; et lui, sans penser à la main qui les lui donnait, dit d’un air triste : je n’en ai donc que faire, et il les laissa froidement sur la table. La reine n’y prit pas garde ; mais la princesse ainée, qui ne le haïssait point, et qui l’aurait fort aimé, sans la différence qu’elle croyait entre sa condition et la sienne, le remarqua avec quelque sorte de dépit.

Après le souper, le roi et la reine se retirèrent ; les princesses, à leur ordinaire, firent tout ce qu’il y avait à faire dans le petit ménage ; l’une fut traire les vaches, l’autre fut prendre du fromage. Carpillon s’empressait aussi de travailler, à l’exemple des autres ; mais elle n’y était pas si accoutumée. Elle ne faisait rien qui vaille, de sorte que les deux princesses l’appelaient en riant, la belle maladroite ; mais le prince déjà amoureux lui aidait. Il fut à la fontaine avec elle ; il lui porta ses cruches ; il puisa son eau, et revint fort chargé, parce qu’il ne voulut point qu’elle portât rien. Mais que prétendez-vous, berger, lui disait-elle y faut-il que je fasse ici la demoiselle moi, qui ai travaillé toute ma vie, suis-je venue dans cette plaine pour me reposer ? Vous ferez tout ce qu’il vous plaira, aimable bergère, lui dit-il : cependant ne me déniez point le plaisir d’accepter mon faible secours dans ces sortes d’occasions. Ils revinrent ensemble plus promptement qu’il n’aurait voulu ; car encore qu’il n’osât presque lui parler, il était ravi de se trouver avec elle.

Ils passèrent l’un et l’autre une nuit inquiète, dont leur peu d’expérience les empêcha de deviner la cause ; mais le prince attendait impatiemment l’heure de revoir la bergère, et elle craignait déjà celle de revoir le berger. Le nouveau trouble où sa vue l’avait jetée, fit quelque diversion avec les autres déplaisirs dont elle était accablée ; elle pensait si souvent à lui, qu’elle en pensait moins au prince Bossu. Pourquoi, disait-elle, bizarre fortune, donnes-tu tant de grâces, de bonne mine, et d’agrément à un jeune berger, qui n’est destiné qu’à garder son troupeau, et tant de malice, de laideur et de difformité à un grand prince destiné à gouverner un royaume ?

Carpillon n’avait pas eu la curiosité de se voir depuis sa métamorphose de princesse en bergère ; mais alors un certain désir de plaire l’obligea de chercher un miroir. Elle trouva celui des princesses, et quand elle vit sa coiffure et son habit, elle demeura toute confuse. Quelle figure, s’écria-t-elle ! à quoi ressemblé-je ? Il n’est pas possible que je reste plus longtemps ensevelie dans cette grosse étoffe. Elle prit de l’eau dont elle lava son visage et ses mains ; elles devinrent plus blanches que les lys : ensuite elle alla trouver la reine, et se mettant a genoux auprès d’elle, elle lui présenta une bague d’un diamant admirable (car elle avait apporté des pierreries) : ma bonne mère, lui dit-elle, il y a déjà du temps que j’ai trouvé cette bague, je n’en sais point le prix ; mais je crois qu’elle peut valoir quelque argent ; je vous prie de la recevoir pour preuve de ma reconnaissance de la charité que vous avez pour moi ; je vous prie aussi de m’acheter des habits et du linge, afin que je fois comme les bergères de cette contrée.

La reine demeura surprise de voir une si belle bague à cette jeune fille : je veux vous la garder, lui dit-elle, et non pas l’accepter ; du reste, vous aurez dès ce matin tout ce qu’il faut. En effet, elle envoya à une petite ville qui n’était pas éloignée, et l’on en fit apporter le plus joli habit de paysanne que l’on ait jamais vu. La coiffure, les souliers, tout était complet ; ainsi habillée, elle parut plus charmante que l’aurore. Le prince, de son côté, ne s’était point négligé ; il avait mis à son chapeau un cordon de fleurs ; l’écharpe où sa panetière était attachée, et sa houlette, en étaient ornées ; il apporta un bouquet à Carpillon, et le lui présenta avec la timidité d’un amant ; elle le reçut d’un air embarrasse, quoiqu’elle eût infiniment d’esprit. Dès qu’elle était avec lui, elle ne parlait presque plus, et rêvait toujours ; il n’en faisait pas moins de son côté. Lorsqu’il allait à la chasse, au lieu de poursuivre les biches et les daims qu’il rencontrait s’il trouvait un endroit propre à s’entretenir de la charmante Carpillon, il s’arrêtait tout d’un coup et demeurait dans ce lieu solitaire, faisant quelques vers, chantant quelques couplets pour sa bergère, parlant aux rochers, aux bois, aux oiseaux ; il avoir perdu cette belle humeur qui le faisait chercher avec empressement de tous les bergers.

Cependant comme il est difficile d’aimer beaucoup et de ne pas craindre ce que nous aimons, il appréhendait à tel point d’irriter sa bergère en lui déclarant ce qu’il ressentait pour elle, qu’il n’osait parler ; et quoiqu’elle remarquât assez qu’il la préférait à toutes les autres, et que cette préférence dût l’assurer de ses sentiments, elle ne laissait pas d’avoir quelquefois de la peine de son silence ; quelquefois aussi elle en avait de la joie. S’il est vrai, disait-elle, qu’il m’aime, comment pourrai-je recevoir une telle déclaration ? En me fâchant, je le ferais peut-être mourir ; en ne me fâchant pas, j’aurais lieu de mourir moi-même de honte et de douleur : quoi ! étant née princesse, j’écouterais un berger ! Ah, faiblesse trop indigne, je n’y consentirai jamais ! mon cœur ne doit pas se changer par le changement de mon habit, et je n’ai déjà que trop de choses à me reprocher depuis que je suis ici.

Comme le prince avait mille agréments naturels dans la voix, et que peut-être quand il aurait chanté moins bien, la princesse, prévenue en sa faveur, n’aurait pas laissé d’aimer à l’entendre, elle l’engageait souvent à lui dire des chansonnettes ; et tout ce qu’il disait avait un caractère si tendre, ses accents étaient si touchants, qu’elle ne pouvait gagner sur elle de ne le pas écouter. Il avait fait des paroles qu’il lui redisait sans cesse, et dont elle connut bien qu’elle était le sujet ; les voici :

Ah ! s’il était possible

Que quelqu’autre divinité

Vous pût égaler en beauté,

Et m’offrît l’univers pour me rendre sensible,

Je me croirais heureux

De mépriser ces dons, pour vous offrir mes vœux !

Encore qu’elle feignît de n’avoir pas pour celle-là plus d’attention que pour les autres, elle ne laissait pas de lui accorder une préférence qui fit plaisir au prince. Cela lui inspira un peu plus de hardiesse : il se rendit exprès au bord de la rivière dans un lieu ombragé par les saules et les alisiers ; il savait que Carpillon y conduisait tous les jours ses agneaux : il prit un poinçon, et il écrivit sur l’écorce d’un arbrisseau.

En vain dans cet asile

Je vois avec la paix régner tous les plaisirs ;

Où puis-je être un moment tranquille ?

L’amour même en ces lieux m’arrache des soupirs.

La princesse le surprit comme il achevait de graver ces paroles : il affecta de paraitre embarrassé ; et après quelques moments de silence, vous voyez, lui dit-il, un malheureux berger qui se plaint aux choses les plus insensibles, des maux dont il ne devrait se plaindre qu’à vous. Elle ne lui répondit rien ; et baissant les yeux, elle lui donna tout le temps dont il avait besoin pour lui déclarer ses sentiments.

Pendant qu’il parlait, elle roulait dans son esprit de quelle manière elle devait prendre ce qu’elle entendait d’une bouche qui ne lui était pas indifférente, et sa prévention l’engageait volontiers à l’excuser. Il ignore ma naissance, disait-elle, sa témérité est pardonnable, il m’aime, et croit que je ne suis point au-dessus de lui ; quand il saurait mon rang les dieux qui font si élevés, ne veulent-ils pas le cœur des hommes ? Se fâchent-ils parce qu’on les aime ? Berger, lui dit-elle, lorsqu’il eut cessé de parler, je vous plains, c’est tout ce que je peux pour vous, car je ne veux point aimer, j’ai déjà assez d’autres malheurs : hélas ! quel serait mon sort, si pour comble de disgrâce, mes tristes jours venaient à être troublés par un engagement ? Ha ! Bergère, dites plutôt, s’écria-t-il, que si vous aviez quelques peines, rien ne serait plus propre à les adoucir, je les partagerais toutes, mon unique soin serait de Vous plaire ; vous pourriez vous reposer sur moi du soin de votre troupeau. Plût au ciel, dit-elle, n’avoir que ce sujet d’inquiétude ! en pouvez-vous avoir d’autres, lui dit-il, d’une manière empressée, étant si belle si, jeune, sans ambition, ne connaissant pas les vaines grandeurs de la cour ? Mais sans doute, vous aimez ici ; un rival vous rend inexorable pour moi. En prononçant ces mots, il changea de couleur, il devint triste, cette pensée le tourmentait cruellement. Je veux bien, répliqua-t-elle, convenir que vous avez un rival haï et abhorré : vous ne m’auriez jamais vue, sans la nécessité où ses pressantes poursuites m’ont mise de le fuir, Peut-être, bergère, lui dit-il, me fuirez-vous de même ; car si vous ne le haïssez que parce qu’il vous aime, je suis à votre égard le plus haïssable de tous les hommes. Soit que je ne le croie pas, répondit-elle, ou que je vous regarde plus favorablement, je sens bien que je ferais moins de chemin pour m’éloigner de vous, que pour m’éloigner de lui. Le berger se sentit transporté de joie par des paroles si obligeantes, et depuis ce jour, quels soins ne prit-il pas pour plaire à la princesse !

Il s’occupait tous les matins à chercher les plus belles fleurs pour lui faire des guirlandes ; il garnissait sa houlette de rubans de mille couleurs différentes ; il ne la laissait point exposée au soleil ; dès qu’elle venait avec son troupeau le long du rivage ou dans le bois, il pliait des branches, il les attachait proprement ensemble, et lui faisait des cabinets couverts, où le gazon aussitôt formait des sièges naturels : tous les arbres portaient ses chiffres, il y gravait des vers qui ne parlaient que de la beauté de Carpillon ; il ne chantait qu’elle, et la jeune princesse voyait tous ces témoignages de la passion du berger, quelquefois avec plaisir., quelquefois avec inquiétude. Elle l’aimait, sans le bien savoir ; elle n’osait même s’examiner là-dessus, dans la crainte de se trouver des sentiments trop tendres ; mais quand on a cette crainte, n’est-on pas déjà certain de ce qu’on craint.

L’attachement du jeune berger pour la jeune bergère ne pouvait être secret ; chacun s’en aperçut ; on y applaudit : qui l’aurait pu blâmer, dans un lieu où tout aimait ? L’on disait qu’à les voir, ils semblaient nés l’un pour l’autre ; qu’ils étaient tous deux parfaits ; que c’était un chef-d’œuvre des dieux que la fortune avait confié à leur petite contrée, et qu’il fallait faire toutes choses pour les y retenir. Carpillon sentait une joie secrète d’entendre les applaudissements de tout le monde en faveur d’un berger qu’elle trouvait si aimable ; et lorsqu’elle venait à penser à la différence de leurs conditions, elle se chagrinait, et se proposait de ne se point faire connaitre, afin de laisser plus de liberté à son cœur.

Le roi et la reine, qui l’aimaient extrêmement, n’étaient point fâchés de cette passion naissante ; ils regardaient le prince comme s’il avait été leur fils ; et toutes les perfections de la bergère ne les charmaient guères moins que lui. N’est-ce pas l’Amazone qui nous l’a envoyée, disaient-ils, et n’est-ce pas elle qui vint combattre le centaure en faveur de l’enfant ? Sans doute cette sage fée les a destinés l’un pour l’autre : il faut attendre ses ordres là-dessus pour les suivre.

Les choses étaient dans cet état ; le prince se plaignait toujours de l’indifférence de Carpillon, parce qu’elle lui cachait ses sentiments avec soin, lorsqu’étant allé à la chasse, il ne put éviter un ours furieux, qui, sortant tout d’un coup du fond d’un rocher, se jeta sur lui, et l’aurait dévoré, si son adresse n’avait pas secondé sa valeur. Après avoir lutté longtemps au sommet d’une montagne, ils roulèrent sans se quitter jusqu’au bas. Carpillon s’était arrêtée en ce lieu avec plusieurs de ses compagnes ; elles ne pouvaient voir ce qui se passait au haut ; et que devinrent ces jeunes personnes quand elles aperçurent un homme qui semblait se précipiter avec un ours ? La princesse reconnut aussitôt son berger, elle fit des cris pleins d’effroi et de douleur ; toutes les bergères s’enfuirent, elle resta seule spectatrice de ce combat ; elle osa même pousser hardiment le fer de sa houlette dans la gueule de ce terrible animal ; et l’amour redoublant ses forces, lui en donna assez pour être de quelque secours à son amant. Lorsqu’il la vit, la crainte de lui faire partager le péril qu’il courait, augmenta son courage à tel point, qu’il ne songea plus à ménager sa vie, pourvu qu’il garantît celle de sa bergère. En effet, il le tua presque à ses pieds ; mais il tomba lui-même demi-mort de deux blessures qu’il avait reçues. Ah ! que devint-elle ? quand elle aperçut son sang couler, et teindre ses habits ! elle ne pouvait parler ; son visage fut en un moment couvert de larmes ; elle avait appuyé sa tête sur ses genoux, et rompant tout d’un coup le silence : berger, lui dit-elle, si vous mourez, je vais mourir avec vous : en vain je vous ai caché mes secrets sentiments, connaissez-les, et sachez que ma vie est attachée à la vôtre. Quel plus grand bien puis-je souhaiter, belle bergère, s’écria-t-il ? quoi qu’il m’arrive, mon sort sera toujours heureux.

Les bergères qui avaient pris la fuite, revinrent avec plusieurs bergers, à qui elles avaient dit ce qu’elles venaient de voir : ils secoururent le prince et la princesse, car elle n’était guères moins malade que lui. Pendant qu’ils coupaient des branches d’arbres pour faire une espèce de brancard, la fée Amazone parut tout d’un coup au milieu d’eux : ne vous inquiétez point, leur dit elle, laissez-moi toucher le jeune berger. Elle le prit par la main, et mettant Son casque d’or sur sa tête : je te défends d’être malade, cher berger, lui dit-elle. Aussitôt il se leva, et le casque dont la visière était levée, laissait voir sur son visage un air tout martial, et des yeux vifs et brillants qui répondaient bien aux espérances que la fée en avait conçues. Il était étonné de la manière dont elle venait de le guérir, et de la majesté qui paraissait dans toute sa personne. Transporté d’admiration, de joie et de reconnaissance, il se jeta à ses pieds : grande reine, lui dit-il, j’étais dangereusement blessé ; un seul de vos regards, un mot de votre bouche m’a guéri : mais hélas ! j’ai une blessure au fond du cœur, dont je ne veux point guérir, daignez la soulager, et rendre ma fortune meilleure, pour que je puisse la partager avec cette belle bergère. La princesse rougit, l’entendant parler ainsi ; car elle savait que la fée Amazone la connaissait, et elle craignait qu’elle ne la blâmât de laisser quelqu’espérance à un amant si fort au dessous d’elle : elle n’osait la regarder, ses soupirs échappés faisaient pitié à la fée. Carpillon, lui dit elle, ce berger n’est point indigne de votre estime ; et vous berger, qui désirez du changement dans votre état, assurez-vous qu’il en arrivera un très grand dans peu. Elle disparut à son ordinaire, dès qu’elle eut achevé ces mots. Les bergers et les bergères, qui étaient accourus pour les secourir, les conduisirent comme en triomphe jusqu’au hameau : ils avaient mis l’amant et l’amante au milieu d’eux ; et les ayant couronnés de fleurs, pour marque de la victoire qu’ils venaient de remporter sur le terrible ours, qu’ils portaient après eux, ils chantaient ces paroles sur la tendresse que Carpillon avait témoignée au prince :

Dans ces forêts tout nous enchante,

Que nous allons voir d’heureux jours !

Un Berger, par sa beauté charmante,

Arrête dans ces lieux la fille des amours.

Ils arrivèrent ainsi chez le Sublime, auquel ils contèrent tout ce qui venait d’arriver, avec quel courage le berger s’était défendu contre l’ours, et avec quelle générosité la bergère l’avait aidé dans ce combat : enfin, ce que la fée Amazone avait fait pour lui. Le roi, ravi à ce récit, courut le faire à la reine. Sans doute ? lui dit-il, ce garçon et cette fille n’ont rien de vulgaire ; leurs éminentes perfections, leur beauté, et les soins que la fée Amazone prend en leur faveur, nous désignent quelque chose d’extraordinaire. La reine se souvenant tout d’un coup de la bague de diamants que Carpillon lui avait donnée : j’ai toujours oublié, dit-elle, de vous montrer une bague que cette jeune bergère a remise entre mes mains avec un air de grandeur peu commun, me priant de l’agréer, et de lui fournir pour cela des habits comme on les porte dans cette contrée. La pierre est-elle belle, reprit le roi ?

Je ne l’ai regardée qu’un moment, ajouta la reine : mais la voici. Elle lui présenta la bague, et sitôt qu’il y eut jeté les yeux : O dieu que vois-je ? s’écria-t-il ? quoi ! n’avez-vous point reconnu un bien que j’ai reçu de vos mains ?

En même temps il poussa un petit ressort, dont il savait le secret, le diamant se leva, et la reine vit son portrait, qu’elle avait fait peindre pour le roi, et qu’elle avait attaché au cou de sa petite fille pour la faire jouer avec lorsqu’elle la nourrissait dans la tour. Ah ! sire, dit-elle, quelle étrange aventure est celle-ci ? Elle renouvelle toutes mes douleurs : cependant parlons à la bergère, il faut essayer d’en savoir davantage.

Elle l’appela, et lui dit : ma fille, j’ai attendu jusqu’à présent un aveu de vous, qui nous aurait donné beaucoup de plaisir, si vous aviez voulu nous le faire sans en être pressée ; mais puisque vous continuez à nous cacher qui vous êtes, il est bien juste de vous apprendre que nous le savons, et que la bague que vous m’avez donnée nous a fait dé-

mêler cette énigme. Hélas, ma mère, répliqua la princesse ? en se mettant à genoux proche d’elle, ce n’est point par un défaut de confiance que je me suis obstinée à vous cacher mon rang, j’ai cru que vous auriez de la peine à voir une princesse dans l’état où je suis.

Mon père était roi des Isles Paisibles ; son règne fut troublé par un usurpateur, qui le confina dans une tour avec la reine ma mère : après trois ans de captivité, ils trouvèrent le moyen de se sauver, un garde leur aidait ; ils me descendirent à la faveur de la nuit dans une corbeille, la corde rompit, je tombai dans le lac ; et sans que l’on ait su comment je ne fus pas noyée ? des pécheurs qui avaient tendu leurs filets pour prendre des carpes, m’y trouvèrent enveloppée, la grosseur et la pesanteur dont j’étais, leur persuada que c’était une des plus monstrueuses carpes qui fut dans le lac ; leurs espérances étant déçues lorsqu’ils me virent ? ils pensèrent me rejeter dans l’eau pour nourrir les poissons ; mais enfin ils me laissèrent dans les mêmes filets, et me portèrent au tyran, qui fut aussitôt par la fuite de ma famille, que j’étais une malheureuse petite princesse, abandonnée de tout secours. Sa femme, qui vivait depuis plusieurs années sans enfants, eut pitié de moi ; elle me prit auprès d’elle, et m’éleva sous le nom de Carpillon : elle avait peut-être le dessein de me faire oublier ma naissance ; mais mon cœur m’a toujours assez dit qui je suis, et c’est quelquefois un malheur d’avoir des sentiments si peu conformes à sa fortune. Quoi qu’il en soit un prince appelé le Bossu vint conquérir, sur l’usurpateur de mon père, le royaume dont il jouissait tranquillement.

Le changement de tyran rendit ma destinée encore plus mauvaise. Le Bossu m’emmena comme un des plus beaux ornements de son triomphe, et il résolut de m’épouser malgré moi. Dans une extrémité si violente, je pris le parti de fuir toute seule, vêtue en bergère, et conduisant une vache : le prince Bossu qui me cherchait partout, et qui me rencontra, m’aurait sans doute reconnue, si la fée Amazone ne m’eût donné généreusement un bouquet de giroflée, propre à me garantir de mes ennemis. Elle ne me rendit pas un office moins charitable en m’adressant à vous ? ma bonne mère, continua la princesse ; et si je ne vous ai pas déclaré plutôt mon rang, ce n’est pas par un défaut de confiance, mais seulement dans la vue de vous épargner du chagrin. Ce n’est point, continua-t-elle, que je me plaigne ; je n’ai connu le repos que depuis le jour où que vous m’avez reçue auprès de vous ; et j’avoue que la vie champêtre est si douce et si innocente, que je n’aurais pas de peine à la préférer à celle qu’on mène à la cour.

Comme elle parlait avec véhémence ? elle ne prit pas garde que la reine fondait en larges, et que les yeux du roi étaient aussi tout moites ; mais aussitôt qu’elle eut fini, l’un et l’autre s’empressant de la serrer entre leurs bras, ils l’y retinrent long temps sans pouvoir prononcer une parole. Elle s’attendrit aussi bien qu’eux ; elle se mit à pleurer à leur exemple » et l’on ne peut bien exprimer ce qui se passa d’agréable et de douloureux entre ces trois illustres infortunés ; enfin la reine faisant Un effort, lui dit : est-il possible, cher enfant de mon âme, qu’après avoir donné tant de regrets à ta funeste perte, les dieux te rendent à ta mère pour la consoler dans ses disgrâces : oui, ma fille, tu vois le sein qui t’a portée et qui t’a nourrie dans ta plus tendre jeunesse ; voici celui de qui tu tiens le jour. O lumière de nos yeux ! O princesse que le ciel en courroux nous avait ravie, avec quels transports solenniserons-nous ton bienheureux retour ! Et moi, mon illustre mère, et moi ? ma chère reine, s’écria la princesse, en se prosternant à les pieds, par quels termes, par quelles actions vous ferai-je connaitre à l’un et à l’autre tout ce que le respect et l’amour que je vous dois me font ressentir ! quoi ! je vous trouve, cher asile de mes traverses, lorsque je n’osais plus me flatter de vous voir jamais. Alors les caresses redoublèrent entr’eux, et ils passèrent ainsi quelques heures. Carpillon se retira ensuite ; son père et sa mère lui défendirent de parler de ce qui venait de se passer, ils appréhendaient la curiosité des bergers de la contrée ; et bien qu’ils fussent pour la plupart assez grossiers, il était à craindre qu’ils ne voulurent pénétrer des mystères qui n’étaient point faits pour eux.

La princesse se tut à l’égard de tous les indifférents, mais elle ne put garder le secret à son jeune berger ; quel moyen de se taire quand on aime ? Elle s’était reproché mille fois de lui avoir caché sa naissance : de quelle obligation, disait elle, ne me serait il pas redevable, s’il savait, qu’étant née sur le trône, je m’abaisse jusqu’à lui ! mais, hélas ! que l’amour met peu de différence entre le sceptre et la houlette ! est-ce cette chimérique grandeur, qu’on nous vante tant, qui peut remplir notre âme et la satisfaire ? Non, la vertu seule a ce droit-là : elle nous met au-dessus du trône, et nous en sait détacher : le berger qui m’aime est sage, spirituel, aimable : qu’est-ce qu’un prince peut avoir au-dessus de lui ?

Comme elle s’abandonnait à ses réflexions, elle le vit à ses pieds : il l’avait suivie jusqu’au bord de la rivière ; et lui présentant une guirlande de fleurs, dont la variété était charmante, d’où venez-vous, belle bergère, lui dit-il ? Il y a déjà quelques heures que je vous cherche, et que je vous attends avec impatience. Berger, lui dit elle, j’ai été occupée Par une aventure surprenante ; je me reprocherais de vous la taire, mais souvenez-vous que cette marque de ma confiance exige un secret éternel. Je suis princesse, mon père était roi, je viens de le trouver dans la personne du Sublime.

Le prince demeura si confus et si troublé de ces nouvelles, qu’il n’eut pas la force de l’interrompre, bien qu’elle lui racontât son histoire avec la dernière bonté ; quels sujets n’avait-il point de craindre, soit que ce sage berger qui l’avait élevé lui refusât sa fille, puisqu’il était roi, ou qu’elle-même réfléchissant sur la différence qui se trouvait entre une grande princesse et lui, l’éloignât quelque jour des premières bontés qu’elle lui avait témoignées ? ah ! madame, lui disait-il tristement, je suis un homme perdu, il faut que je renonce à la vie vous êtes née sur le trône, vous avez retrouvé vos plus proches parents ; et pour moi, je suis un malheureux, qui ne connais ni pays, ni patrie ; une aigle m’a servi de mère, et son nid de berceau ; si vous avez daigné jeter quelques regards favorables sur moi, l’on vous en détournera à l’avenir. La princesse rêva un moment ; sans répondre à ce qu’il venait de lui dire, elle prit une aiguille qui retenait une partie de ses beaux cheveux, et elle écrivit sur l’écorce d’un arbre :

Aimez-vous un cœur qui vous aime ?

Le prince grava aussitôt ces vers :

De mille et mille feux je me sens enflammé.

La princesse mit au dessous :

Jouissez du bonheur extrême

D’aimer et de vous voir aimé.

Le prince, transporté de joie, se jeta à ses pieds, et prenant une de ses mains : vous flattez mon cœur affligé, adorable princesse, lui dit-il ? et par ces nouvelles bontés, vous me conservez la vie ; souvenez vous de ce que vous venez d’écrire en ma faveur. Je ne suis point capable de l’oublier ? lui dit-elle d’un air gracieux, reposez-vous sur mon cœur : il est plus dans vos intérêts que dans les miens.

Leur conversation aurait sans doute été plus longue, s’ils avaient eu plus de temps ; mais Il fallait ramener les troupeaux qu’ils conduisaient, ils se hâtèrent de revenir.

Cependant le roi et la reine conféraient ensemble sur la conduite qu’il fallait tenir avec Carpillon et: le jeune berger. Tant qu’elle leur avait été inconnue, ils avaient approuvé les feux naissants qui s’allumaient dans leur âme : la parfaite beauté dont le ciel les avait doués, leur esprit, les grâces dont toutes leurs actions étaient accompagnées, faisaient souhaiter que leur union fût éternelle ; mais ils la regardèrent d’un œil bien différent, quand ils envisagèrent qu’elle était leur fille, et que le berger n’était sans doute qu’un malheureux, qu’on avait exposé aux bêtes sauvages pour s’épargner le soin de le nourrir ; enfin ils résolurent de dire à Carpillon qu’elle n’entretînt plus les espérances dont il s’était flatté, et qu’elle pouvait même lui déclarer sérieusement qu’elle ne voulait pas s’établir dans cette contrée.

La reine l’appela de fort bonne heure, et elle lui parla avec beaucoup de bonté. Mais quelles paroles font capables de calmer un trouble si violent ? La jeune princesse essaya inutilement de se contraindre : son visage, tantôt couvert d’une brillante rougeur, et tantôt plus pâle que s’il avait été sur le point de mourir ; ses yeux, éteints par la tristesse, ne signifiaient que trop son état : ah ! combien se repentit-elle de l’aveu quelle avait fait ! cependant elle assura sa mère, avec beaucoup de soumission, qu’elle suivrait ses ordres ; elle eut à peine la force d’aller se jeter sur son lit, où, fondant en larmes, elle fit mille plaintes et mille regrets.

Enfin elle se leva pour conduire ses moutons au pâturage ; mais au lieu d’aller vers la rivière, elle s’enfonça dans le bois, où se couchant sur la mousse, elle appuya sa tête, et se mit à rêver profondément. Le prince, qui ne pouvait être en repos où elle n’était pas, courut la chercher ; il se présenta tout d’un coup devant elle. À sa vue, elle pousse un grand cri, comme si elle eût été surprise, et se levant avec précipitation, elle s’éloigna de lui sans le regarder ; il resta éperdu d’une conduite si peu ordinaire, il la suivit, et l’arrêtant : quoi, bergère, lui dit-il, voulez-vous, en me donnant la mort, vous dérober le plaisir de me voir expirer à vos yeux ? Vous avez enfin changé pour votre berger ; vous ne vous souvenez plus de ce que vous lui promîtes hier. Hélas, dit-elle, en jetant tristement les yeux sur lui, hélas ! de quel crime m’accusez-vous ! Je suis malheureuse, je suis soumise à des ordres qu’il ne m’est pas permis d’éluder ; plaignez moi, et vous éloignez de tous les endroits où je serai, il le faut. Il le faut, s’écria-t-il, en joignant ses bras d’un air plein de désespoir, il faut que je vous fuie, divine princesse ! un ordre si cruel et si peu mérité Peut-il m’être prononcé par vous-même ? Que voulez-vous que je devienne, et cet espoir flatteur auquel vous m’avez permis de m’abandonner, peut-il s’éteindre sans que je perde la vie ? Carpillon, aussi mourante que son amant, se laissa tomber sans pouls et sans voix : à cette vue, il fut agité de mille différentes pensées ; l’état où était sa maitresse lui faisait assez connaître qu’elle n’avait aucune part aux ordres qu’on lui avait donnés, et cette certitude diminuait en quelque façon ses déplaisirs.

Il ne perdit pas un moment à la secourir : une fontaine qui coulait lentement sous les herbes, lui fournit de l’eau pour en jeter sur le visage de sa bergère ; et les amours, qui étaient cachés derrière un buisson, ont dit à leurs petits camarades qu’il osa lui voler un baiser. Quoi qu’il en soit, elle ouvrit bientôt les yeux, puis repoussant son aimable berger : fuyez, éloignez-vous de moi, lui dit-elle, si ma mère venait, n’aurait-elle pas lieu d’être fâchée ? Il faut donc que je vous laisse dévorer aux ours et aux sangliers, lui dit il, ou que, pendant un long évanouissement, seule dans ces lieux solitaires, quelque aspic, ou quelque serpent viennent vous piquer. Il faut tout risquer, lui dit elle, plutôt que de déplaire à la reine.

Pendant qu’ils avaient cette conversation, où il entrait tant de tendresse et d’égards, la fée, leur protectrice, parut tout d’un coup dans la chambre du roi ; elle était armée à son ordinaire ; les pierreries dont sa cuirasse et son casque étaient couverts, brillaient moins que ses yeux ; et s’adressant à la reine : vous n’êtes guères reconnaissante, madame, lui dit-elle, du présent que je vous ai fait en vous rendant votre fille, qui se serait noyée dans les filets sans moi, puisque vous êtes sur le point de faire mourir le berger que je vous ai confié ; ne songez plus à la différence qui peut être entre lui et Carpillon : il est temps de les unir, songez, illustre Sublime, dit elle au roi, à leur mariage ; je le souhaite, et vous n’aurez jamais lieu de vous en repentir. À ces mots, sans attendre leur réponse, elle les quitta ; ils la perdirent de vue, et remarquèrent seulement après elle une longue trace de lumière, semblable aux rayons du soleil.

Le roi et la reine demeurèrent également surpris, ils ressentirent même de la joie, que les ordres de la fée fussent si positifs ; il ne faut pas douter, dit le roi, que ce berger inconnu ne soit d’une naissance convenable à Carpillon, celle qui le protège a trop de noblesse pour vouloir unir deux personnes qui ne se conviendraient pas. C’est elle, comme vous voyez, qui sauva notre fille du lac où elle serait périe : par quel endroit avons-nous mérité sa protection ? J’ai toujours entendu dire, répliqua la reine, qu’il est de bonnes et de mauvaises fées, qu’elles prennent des familles en amitié ou en aversion, selon leur génie ; et apparemment celui de la fée Amazone nous est favorable. Ils parlaient encore lorsque la princesse revint ; son air était abattu et languissant. Le prince, qui n’avait osé la suivre que de loin, arriva quelque temps après, si mélancolique, qu’il suffisait de le regarder pour deviner une partie de ce qui se passait dans son âme. Pendant tout le repas, ces pauvres amants qui faisaient la joie de la maison, ne prononcèrent pas une parole, n’osèrent Pas même lever les yeux.

Dès que l’on fut sorti de la table, le roi entra dans son petit jardin, et dit au berger de venir avec lui. À cet ordre il pâlit, un frisson extraordinaire se glissa dans ses veines, et Carpillon crut que son père allait le renvoyer, de sorte qu’elle n’eut pas moins d’appréhension que lui. Le Sublime passa dans un cabinet de verdure, il s’assit en regardant le prince : mon fils, lui dit il, vous savez avec quel amour je vous ai élevé, je vous ai regardé comme un présent des dieux pour soutenir et consoler ma vieillesse ; mais ce qui vous prouvera mon amitié, c’est le choix que j’ai fait de vous pour ma fille Carpillon ; c’est d’elle dont vous m’avez entendu quelquefois déplorer le naufrage : le ciel qui me la rend, veut qu’elle soit à vous, je le veux aussi de tout mon cœur ; seriez-vous le seul qui ne le voulût pas ? Ah ! mon père, s’écria le prince, en se mettant à ses pieds, oserais-je me flatter de ce que j’entends ? Suis je assez heureux pour que votre choix tombe sur moi, ou voulez-vous seulement savoir les sentiments que j’ai pour cette belle bergère ? Non, mon cher fils, dit le roi, ne flottez point entre l’espérance et la crainte, je suis résolu à faire dans peu de jours cet hymen. Vous me comblez de bienfaits, répliqua le prince, en embrassant ses genoux, et si je vous explique mal ma reconnaissance, l’excès de ma joie en est la cause. Le roi l’obligea de se relever, il lui fit mille amitiés, et bien qu’il ne lui dit pas la grandeur de son rang, il lui laissait entrevoir que sa naissance était fort au-dessus de l’état ou la fortune l’avait réduit.

Mais Carpillon, inquiète, n’avait point eu de repos qu’elle ne fût entrée dans le jardin après son père et son amant ; elle les regardait de loin, cachée derrière quelques arbres : lorsqu’elle le vit aux pieds du roi, elle crut qu’il le priait de ne le pas condamner à un éloignement si rude, de manière quelle n’en voulut pas savoir davantage ; elle s’enfuit au fond de la forêt, courant comme un faon que les chiens et les veneurs poursuivent ; elle ne craignait rien, ni la férocité des bêtes sauvages, ni les épines qui l’accrochaient de tous les côtés. Les échos répétaient ses tristes plaintes ; il semblait qu’elle ne cherchait que la mort, lorsque son berger, impatient de lui annoncer les bonnes nouvelles qu’il venait d’apprendre, se hâtait de la suivre : où êtes-vous, ma bergère ; mon aimable Carpillon, criait-il, si vous m’entendez, ne fuyez pas, nous allons être heureux !

En prononçant ces mots, il l’aperçut dans le fond d’un vallon, environnée de plusieurs chasseurs qui voulaient la mettre en trousse derrière un petit homme bossu et mal fait. À cette vue, et aux cris de sa maitresse qui demandait du secours, il s’avança plus vite qu’un trait puissamment décoché ; n’ayant point d’autres armes que sa fronde, il en lança un coup si juste et si terrible à celui qui enlevait sa bergère, qu’il tomba de cheval ; ayant une blessure épouvantable à la tête.

Carpillon tomba comme lui, le prince était déjà auprès d’elle, essayant de la défendre contre ses ravisseurs ; mais toute sa résistance ne lui servit de rien ; ils le prirent, et l’auraient égorgé sur le champ, si le prince Bossu, car c’était lui, n’eût fait signe à ses gens de l’épargner, parce que, dit-il, je veux le faire mourir de plusieurs supplices différents. Ils se contentèrent donc de l’attacher avec de grosses cordes, et les mêmes cordes servirent aussi pour la princesse, de manière qu’ils pouvaient se parler.

L’on faisait cependant un brancard pour emporter le méchant Bossu : dès qu’il fut achevé, ils partirent tous, sans qu’aucuns des bergers eussent vu le malheur de nos jeunes amants, pour en rendre compte au Sublime. Il est aisé de juger de son inquiétude, lorsqu’avec la nuit il ne les vit point revenir. La reine n’était pas moins alarmée, ils passèrent plusieurs jours avec tous les bergers de la contrée à les chercher et à les pleurer inutilement.

Il faut savoir que le prince Bossu n’avait point encore oublié la princesse Carpillon, mais le temps avait seulement affaibli son idée ; et quand il ne se divertissait pas à faire quelques meurtres, et à égorger indifféremment tous ceux qui lui déplaisaient, il allait à la chasse, et restait quelquefois sept ou huit jours sans revenir. Il était donc à une de ses longues chasses, lorsque tout d’un coup il aperçut la princesse qui traversait un sentier. Sa douleur avait tant de vivacité, et elle faisait si peu d’attention à ce qui pouvait lui arriver, qu’elle n’avait point pris le bouquet de giroflée, de sorte qu’il la reconnut aussitôt qu’il la vit.

O ! de tous les malheurs, le malheur le plus grand, disait le berger tout bas à sa bergère : hélas ! nous touchions au moment fortuné d’être unis pour jamais ; il lui raconta ce qui s’était passé entre le Sublime et lui. Il est aisé à présent de comprendre les regrets de Carpillon : je vais donc vous couter la vie, disait-elle en fondant en larmes, je vous conduis moi-même au supplice, vous pour qui je donnerais tout mon sang, je suis la cause du malheur qui vous accable, et me voila retombée par mon imprudence entre les barbares mains de mon plus cruel persécuteur.

Ils parlèrent ainsi jusqu’à la ville où était le bon vieux roi, père de l’horrible Bossu ; on lui fut dire qu’on rapportait son fils sur un brancard, parce qu’un jeune berger voulant défendre sa bergère, lui avait donné un coup de pierre avec sa fronde, d’une telle force, qu’il se trouvait en danger. À ces nouvelles, le roi ému de savoir son fils unique dans cet état, dit que l’on mît le berger dans un cachot. Le Bossu donna un ordre secret pour que Carpillon ne fût pas mieux traitée : il avait résolu, ou qu’elle l’épouserait, ou qu’il la ferait expirer dans les tourments ; de sorte qu’on ne sépara ces deux amants que par une porte, dont les fentes mal jointes leur ménageaient la triste consolation de se voir lorsque le soleil était dans son midi, et le reste du jour et de la nuit, ils ne pouvaient que s’entretenir.

Que ne se disaient-ils pas de tendre et de passionné ! tout ce que le cœur peut ressentir, et tout ce que l’esprit peut s’imaginer, ils se l’exprimaient dans des termes si touchants, qu’ils fondaient en pleurs ; et peut-être encore que l’on ferait bien pleurer quelqu’un en le redisant.

Les confidents du Bossu venaient tous les jours parler à la princesse, pour la menacer d’une mort prochaine, si elle ne rachetait sa vie en consentant de bonne grâce à son mariage : elle recevait ces propositions avec une fermeté et un air de mépris qui les faisaient désespérer de leur négociation, et sitôt qu’elle pouvait parler au prince, ne craignez pas, mon berger, lui disait-elle, que la crainte des plus cruels tourments me porte à une infidélité ; nous mourrons au moins ensemble, puisque nous n’avons pu y vivre. Croyez-vous me consoler, belle princesse, lui disait-il ? Hélas ! ne me serait-il pas plus doux de vous voir entre les bras de ce monstre, qu’entre les mains des bourreaux dont on vous menace ! Elle ne goutait point ses sentiments, elle l’accusait de faiblesse, et elle l’assurait toujours qu’elle lui montrerait l’exemple pour mourir avec courage.

La blessure du Bossu étant un peu mieux, son amour irrité des continuels refus de la princesse, lui fit prendre la résolution de la sacrifier à sa colère avec le jeune berger qui l’avait si maltraité. Il marqua le jour pour cette lugubre tragédie, et pria le roi d’y vouloir venir avec tous les sénateurs et les grands du royaume. Il y était dans une litière découverte, pour repaitre ses yeux de toute l’horreur du spectacle. Le roi, comme je l’ai déjà dit, ne savait point que la princesse Carpillon était prisonnière ; de sorte que lorsqu’il la vit trainer au supplice avec sa pauvre gouvernante, que le Bossu condamna aussi, et le jeune berger plus beau que le jour, il ordonna qu’on les amenât sur la terrasse, où toute sa cour l’environnait.

Il n’attendit pas que la princesse eût ouvert la bouche pour se plaindre de l’indigne traitement qu’on lui faisait, il se hâta de couper les cordes dont elle était liée ; et regardant ensuite le berger, il sentit ses entrailles émues de tendresse et de pitié : jeune téméraire, lui dit-il, se faisant violence pour lui parler rudement, qui t’a inspiré assez de hardiesse pour attaquer un grand prince, et pour le réduire à la mort ? Le berger voyant ce vénérable vieillard orné de la pourpre royale, eut de son côté des mouvements de respect et de confiance qu’il n’avait point encore connus : grand monarque, lui dit-il, avec une fermeté admirable, le péril où j’ai vu cette belle princesse, est cause de ma témérité ; je ne connaissais point votre fils, et comment l’aurais-je connu dans une action si violente et si indigne de son rang ?

En parlant de cette manière, il animait son discours du geste et de la voix : son bras était découvert ; la flèche, qu’il avait marquée dessus, était trop visible pour que le roi ne l’aperçut pas : O dieux ! s’écria-t-il, suis-je déçu, retrouverai-je en toi ce cher fils que j’ai perdu ? Non, grand roi, dit la Fée Amazone du plus haut des airs, où elle parut montée sur un superbe cheval ailé, non, tu ne te trompes point, voilà ton fils, je te l’ai conservé dans le nid d’une aigle, où son barbare frère le fit porter ; il faut que celui-ci te console de la perte que tu vas faire de l’autre. En achevant ces mots, elle fondit sur le coupable Bossu ; et lui portant un coup de sa lance ardente dans le cœur, elle ne lui laissa pas envisager longtemps les horreurs de la mort, il fut consumé comme s’il avait été brulé par le tonnerre.

Ensuite elle s’approche de la terrasse, et donne des armes au prince : je te les ai promises, lui dit-elle, tu seras invulnérable avec elles, et le plus grand guerrier du monde. L’on entendit aussitôt des fanfares de mille trompettes et de tous les instruments de guerre qui se peuvent imaginer ; mais ce bruit céda peu après à une douce symphonie, qui chantait mélodieusement les louanges du prince et de la princesse. La fée Amazone descendit de cheval, se plaça auprès du roi, et le pria d’ordonner promptement tout ce qu’il fallait pour la pompe des noces du prince et de la princesse ; elle commanda à une petite fée, qui parut dès qu’elle l’eut appelée, d’aller quérir le roi berger, la reine et ses filles, et de revenir en diligence. Aussitôt la fée partit, et aussitôt elle revint avec ces illustres infortunés. Quelle satisfaction après de si longues peines ! Le palais retentissait de cris de joie ; et jamais rien n’a été égal à celles de ces rois et de leurs enfants.

La fée Amazone donnait des ordres partout, une seule de ses paroles faisait plus que cent mille personnes. Les noces s’achevèrent avec une si grande magnificence, qu’on n’en a jamais vu de telles. Le roi Sublime retourna dans ses états ; Carpillon eut le plaisir de l’y mener avec son cher époux ; le vieux roi, ravi de voir un fils si digne de son amitié, rajeunit ; tout au moins sa vieillesse fut accompagnée de tant de satisfaction, qu’il en vécut bien davantage.

La jeunesse est un âge où le cœur des humains

Prend tous les mouvements qu’on veut lui faire prendre ;

C’est une cire tendre

Qui fait obéir dans les mains ;

Sans peine l’on y peut former le caractère

Ou des vices, ou des vertus.

Quelques efforts qu’on puisse faire,

Sitôt qu’il est gravé, on ne l’efface plus.

Sur une mer si difficile,

Heureux qui peut avoir quelque pilote habile,

Qui lui trace un heureux chemin !

Le prince que je viens de peindre,

N’avait aucun écueil à craindre,

Lorsque le roi Berger gouvernait son destin.

Dans toutes les vertus ce maitre fut l’instruire,

Il est vrai que l’amour le mit feus son empire !

Mais fuyez, censeurs odieux,

Qui voulez qu’un héros résiste à la tendresse,

Pourvu que la raison en soit toujours maitresse,

L’amour donne l’éclat aux exploits glorieux.