La Princesse à l’aventure/L’Arbre des Trois Étudiants

& Charles Verrier
(p. 86-101).


VII. — L’ARBRE DES TROIS ÉTUDIANTS


Le soleil était déjà levé depuis longtemps lorsqu’un messager passa sur la route avec sa lourde voiture. Il s’arrêta ; il éveilla la petite fille et lui demanda ce qu’elle faisait là avec sa pie, son singe et son accordéon.

La princesse lui répondit qu’elle allait à la ville, et le messager la fit monter dans sa voiture. Comme les chevaux n’allaient pas vite, ils n’arrivèrent que le soir à une ville aux portes de laquelle il n’y avait pas d’arbaletiers jouant de la flûte, ni de statues de rois en robes d’azur.

La petite fille remercia donc le messager et passa dans les rues sans demander à personne ou étaient ses sœurs. Une bonne femme à la porte d’une boucherie lui donna un bol de bouillon et une brioche qu’elle partagea avec son singe et sa pie. L’accordéon ne mangeait pas. Elle traversa la ville et reprit la levée du fleuve.

Le soir descendait. Un petit bois bordait la route et il y avait au milieu d’un carrefour un noyer dont les fruits tombaient à terre sans mûrir et dont les feuilles jaunissaient.

La princesse s’assit tristement. Elle songeait à ses sœurs, à celle qui était servante d’auberge et a celle qui était fille de lavoir. Et le noyer lui dit :

— Je suis le noyer des Trois Étudiants. Jadis on fustigea ici méme trois étudiants poictevins, dont l’un avait volé une poule, dont le second avait oublié de jeûner et dont le troisième avait mal parlé d’un docteur. J’étais beau. J’étendais mon ombre sur la route et mes fruits étaient ronds et luisants. Maintenant, je dépéris. Les fourmis rongent mes racines. Mon feuillage jaunit et mes fruits ne mûrissent pas. Bientôt je m’abattrai en travers du chemin.

La princesse fut prise de pitié. Elle releva sa robe, alla chercher de l’eau à la riviére et noya les fourmis.

Et l’arbre se redressa aussitôt et frémit d’aise,

Puis, s’étant adossée au tronc du noyer, la fille du roi s’endormit.

Elle ne dormait pas depuis longtemps, quand un bruit de voix l’éveiila.

Elle ouvrit les yeux. La lune était échancrée sur le bord. Elle éclairait le petit bois dont le feuillage portait à terre une ombre qui remuait. La petite fille n’apercut ni son singe, ni sa pie, ni son accordéon ; mais elle vit le montreur de marionnettes, la vieille négresse et le chevalier errant qui parlaient en allant et en venant dans le carrefour.

Elle se redressa, mit ses bras autour de ses genoux et regarda en écoutant.

Le chevalier errant prit la parole. Il tenait à la main un casque sarrazin dont les mailles pendaient. Sa cuirasse faussée luisait. La poignée en croix de son épée frottait contre la cotte blanche brodée d’or qui lui battait les jambes. Il avait posé à terre son écu et sa lance, Quand il tournait sur lui-méme ses jambes de fer sonnaient et ses éperons se choquaient l’un contre l’autre.

HISTOIRE DU CHEVALIER ERRANT

Je suis le chevalier à la Cascade. Je m’appelle Troïlus. Quand je quittai le chateau de mon père, qui était bâti sur les bords de la Loire, pour me croiser avec M. de Gonnor et le comte Depont de l’Ane, je n’avais pas encore dix-sept ans. Mon visage était beau. J’aimais les plaisirs et les voyages. Nous rejoignîmes le vieux Saint-Gilles qui devait gagner avec cent lances, quelques valets et un nombreux bagage, les murs de Constantinopolis à travers les terres de Hongrie.

Nous chevauchions gaiement et sans souci, car on nous avait raconté de grandes merveilles du pays de Palestine. Depont de l’Ane, sur son gros cheval, rimaillait et chantait :

Si je l’osais toute la cour
Entendrait ma plainte fidéle.
Mais d’elle
J’ai peur, car tel est son pouvoir
Que je crains de faire savoir
Si j’aime dame ou damoiselle.

Gonnor, assis de côté, comme une femme, sur la croupe de sa jument pie, jouait du luth toute la journée. Pour moi je buvais volontiers et je menais une joyeuse vie avec Saint-Gilles et les gens de notre suite.

Nous étions déja en pays hellénique quand je battis, dans la ville de Bessara, un Chaldéen à qui j’avais volé une bourse. Mes serviteurs m’en blâmèrent et me dirent que cet usurier était un mage puissant qui ne manquerait pas de se venger de moi par les moyens de sa science alchimique. Je me moquai de leur prédiction et je continuai de ripailler gaiement avec notre capitaine.

Aprés que l’empereur Comnène se fut décidé à nous passer de l’autre côté du Bosphore, notre troupe se réunit à la grande armée des Croisés et s’avança dans le désert. Des Grecs nous conduisaient. Nous avions soif et faim et je courais la plaine dans l’espoir de trouver quelque gibier qui put subvenir à notre défaut de vivres.

Un soir que je m’étais fort éloigné en vain et que je regagnais notre camp, en laissant aller mon cheval qui marchait la téte basse, je vis tout a coup partir devant moi une de ces gazelles à cornes d’argent que les Turcs ou Persans disent étre filles du roi Salomon, et dont la peau a la propriété singuliére de rendre maître de grands trésors celui qui la posséde.

Je donnai de l’éperon et je lançai mon coursier qui sembla prendre de nouvelles forces. La gazelle courait si vite que ses pieds ne faisaient pas de traces sur le sable ; penché sur le cou de ma bête dont le crin me fouettait la figure, je me soulevais sur mes étriers pour l’atteindre avec mon épieu ; mais je n’y parvenais pas. Nous courûmes ainsi pendant trois jours et trois nuits. Nous traversâmes des fleuves, des montagnes et des vallées sans ralentir notre course. Nous laissâmes derriére nous le désert et nous arrivâmes dans un pays verdoyant ou toutes les collines étaient surmontées de petits châteaux dont les toits de porcelaine brillaient au soleil. La gazelle disparut tout d’un coup dans un bois. Mon cheval s’abattit en rendant le sang par le nez et je fus jeté par terre. Je ramassai mon écu et ma lance, et je cherchai en vain à découvrir dans le bois, le passage de mon gibier.

J’étais exténué de fatigue et de faim ; je montai la plus proche colline dont le château était entouré de jardins en terrasses, et dont l’entrée était surmontée d’un portique à la mode d’Asie. Des arbres sans feuilles, laissaient retomber par dessus le mur leurs rameaux épineux ou se balançaient des fleurs rouges.

J’entendis des rires et des cris. Je poussai la porte du bout de ma lance ; et j’entrai tout armé dans un jardin persique planté de grenadiers, de figuiers et de vignes, et tout rempli de jeunes filles qui avaient de larges pantalons plissés et des basquines de soie, et qui chantaient, et qui étendaient du linge, et qui jouaient aux grâces, en riant.

Elles s’enfuirent en se bousculant, à mon aspect. Je m’assis sur un bane, et je délaçai mon casque. Bientôt, parut au fond du jardin, le maître de la maison. Il vint à moi. II était coiffé d’un turban de toile de soie, et les manches déboutonnées de son dolman amarante, flottaient derriére lui. Une écritoire de cuivre se balançait à sa ceinture. Il ouvrit les mains et s’inclina devant moi avec politesse et il me dit :

— Sois le bienvenu dans ma maison, ô étranger ; je suis le Cadi Almanzor. Ces jeunes filles que ton costume effraya, vont t’apporter des rafraichissements.

Je lui racontai mon histoire qui l’émerveilla fort ; il m’avoua qu’il n’avait point ouï parler du voyage des Chrétiens en Palestine, et qu’il n’en avait pas souci ; puis il me fit part de son désir de me conduire vers sa fille Lolotte ; et je lui dis que j’étais le chevalier à la Cascade et que je m’appelais Troïlus.

Au milieu de la maison du Cadi était une grande cour entourée d’une colonnade et où jaillissait dans une vasque un bouillon d’eau.

Lolotte vint au devant de nous. Elle portait des caleçons de soie rose, recouverts d’un transparent de tulle, tout brodé de clochettes d’argent. Sa chemisette était de voile de Chine. Elle avait un béguin tissé de grains de corail d’ou retombaient sur ses épaules deux grosses nattes brunes et parfumées comme des gousses de vanille. Elle avait la peau blanche, safranée, polie et mate à la façon d’un cuir fin de Cordoue. Son visage était entouré d’un nuage de poudre de riz. Elle riait. Ses joues étaient rosées au-dessous des yeux et ses dents étaient pareilles aux étamines de cette fleur que le poéete Hafiz nomme yuccu et qui ne s’ouvre que la nuit. Ses pieds étaient chaussés de sandales d’osier tressé.

Elle me prit la main, et je sentis que je devenais amoureux d’elle.

Lolotte avait une duègne, dont le nez était courbe comme la lame d’un sabre arabique et qui portait une mantille et des mitaines de soie noire. Elle nous accompagnait à la promenade, dans les jardins du Cadi qui étaient traversés par un grand nombre de canaux de briques roses et où jaillissaient tout le long des parterres, par l’artifice d’une hydraulique habilement ménagée, une multitude de petits jets d’eau. Les murs étaient peints derriére, les espaliers. Des grenadiers et des pêchers en fleur étendaient à leur ombre au bord des bassins. Nous nous asseyions. Les filles servantes nous apportaient, sur de petites tables incrustées d’ivoire, des confitures de rose dans des plats de majolique et des liqueurs à l’anis dans des carafons de verre taillés et colorés à la main.

Lolotte faisait signe que l’on allât chercher les instruments de musique. Les servantes rapportaient des violons, des violes de gambes et des flûtes et s’installaient à quelques pas de nous. L’une d’elles chantait lentement quelque récit d’une cantate amoureuse. La flûte se mêlait à la romance et l’accompagnait. Souvent toutes ensemble, unissant leurs voix aux sons des cordes, elles entonnaient quelque gracieux air à danser, dont Lolotte, ravie, marquait la cadence en battant des mains.

Mais j’étais habitué à une vie plus active et je ne tardai pas à dépérir. Lolotte, à qui j’avais conté mon aventure avec la gazelle, m’avait défendu de retourner à la chasse, à cause que les bois d’alentours étaient fréquentés par de dangereux génies, dont le moins redoutable était assurément la gazelle à cornes d’argent.

Un matin, cependant, je pris un sac de chasse et une jument dans les écuries du Cadi et je sortis à la bonne heure par la petite porte des communs. Le ciel était blanchâtre et de longs nuages effilochés traînaient au dessus des collines. Des rossignols chantaient encore dans les jardins. Je galopai dans la plaine ; et m’étant retourné je ne vis plus le château.

A ce moment s’éleva des sables un gros oiseau dont le corps était fait comme celui d’une femme, dont les ailes griffues traînaient à terre et qui était tout semblable à ceux qu’on dit que le seigneur Icare combattit dans les îles Strophadiques pour leur arracher leurs plumes merveilleuses.

Je donnai de l’éperon et je lançai en avant ma cavale qui eut bientôt fait de ratrapper le monstre. Mais il s’éleva en l’air et continua de voler si vite qu’aprés l’avoir poursuivi pendant trois jours et trois nuits sans m’arrêter, j’arrivai au bord de la mer ou l’étrange bête plongea et disparut.

Ma cavale s’abattit. Je ramassai mon sac et mon épieu, et je suivais tristement le rivage dans l’espoir de rencontrer quelque coquille qui pût satisfaire ma faim, lorsque je vis un géant haut comme trois tours qui était assis sur une falaise et qui se tenait la téte en geignant. Il avait un hérisson dans l’oreille et il ne pouvait l’ôter. Je l’en débarrassai aisément avec mon épieu. Il ne me remercia pas. Il me dit :

— Prends trois franges de mon habit et s’il t’arrive malheur, souffle dessus en m’appelant : Esclave de la Passion.

Je pillai le long de ma route la boutique d’un Pharisien. J’emplis mon sac de joyaux, de perles et d’étoffes rares. Puis je fis voile, ayant gagné l’Égypte et désespérant de jamais retrouver Lolotte, vers mon beau pays de Touraine.

Mais l’abbé d’Azay-le-Ridel avait pris le château de mon père et y avait installé des nonnains. Je choquai en vain la porte avec ma lance. On ne m’ouvrit pas. Je rajustai sur mon dos le sac qui contenait ma fortune et je gagnai une ville qui était bâtie au bord d’un fleuve et dont la porte était surmontée de trois têtes coupées,

Je descendis sur le quai et je hélai le bac qui était à l’autre rive. Il était conduit par une grande fille dépeignée qui me querella d’un ton rude, parce que le poids de mon armure faisait pencher sa barque. Je posai mon écu, ma lance et mon sac dans le fond du bateau à côté d’autres sacs qui étaient là. Je raillai cette mégére qui me dit qu’elle était la fille d’un roi et qui voulut me battre ; et, ayant rechargé sur mon dos mon sac, ma lance et mon écu, je repris la grande route pour aller vers les aventures sans trop savoir de quel côté.

J’étais las et, m’étant assis près d’un champ de pois ramés, je voulus compter ce qui me restait de mon trésor et je mis la main dans mon sac. Il était plein de feuilles d’absinthe. Je compris que je m’étais trompé de sac. Plein de colère, je le secouai par le fond, et il en tomba un être difforme qui me sauta au visage.

C’était un petit vieillard qui avait une barbe blanche, une culotte de velours et des souliers à boucle. Il m’avait saisi à la gorge et essayait de m’étrangler. Je parvins à me dégager. Mais il se transforma en un crocodile dont la queue faisait un bruit de sonnettes et qui accourait sur moi en grognant. J’arrachai une rame dans le champ et je voulus lui en donner un coup sur le nez ; mais il prit la forme d’un énorme rocher couvert de ronces et d’épines et qui roula vers moi pour m’écraser.

Alors je pris dans ma ceinture les trois franges de l’habit du géant et je soufflai dessus en appelant :

Esclave de la Passion !

J’entendis aussitôt au-dessus de moi un rire pareil à un éclat de tonnerre et je vis le géant qui, étendant la main, arréta d’un seul coup le rocher. Mais ce rocher se transforma en une hydre à tête de taureau, qui était haute comme une galère pontée et qui avait cent bras et autant de jambes. Elle arracha une colline avec ses sources, ses prairies et les troupeaux qui y paissaient, et elle la jeta au géant qui la lui relança comme une balle. Alors elle saisit une forêt avec une ville qui y était bâtie, trois monastères et un donjon, et elle les lança au géant qui les reçut avec la main. Ils s’étreignirent, j’entendis un craquement formidable. C’était le bruit que faisait mon ami en brisant l’un après l’autre tous les bras et toutes les jambes de l’hydre. Mais, avant de mourir, elle lui cracha à la figure sa salive empoisonnée. Tous deux brûlérent. Bientôt il ne resta plus de l’hydre qu’un petit tas de cendre qui fumait, et le géant, à moitié mort, me dit :

— Mon fils, je suis vaincu, car je meurs. Toi-même tu ne ressentiras que trop durement les effets de la colère de ce puissant génie que je viens de combattre.

Alors je fus saisi d’une telle peur que je me sauvai à toutes jambes sans regarder derrière moi, à travers le paysage bouleversé. Et tout en courant, je m’apercus que des soufflets de cuir m’emprisonnaient le corps. Quand je m’arrêtai, j’étais un accordéon de bois peint.

Depuis, je cours le monde ; je ne reprends ma forme naturelle qu’à minuit pour la perdre au chant du coq. Et je désespére de voir jamais cesser cet enchantement.

La princesse avait écouté sans bouger toute cette histoire. La lune échancrée était toute pâle dan le ciel ot blanchissait l’aurore. Un coq chanta. Derrière le bois des alouettes s’élevérent en sifflant et en virevoletant. Les figures des trois personnages semblèrent se dissoudre dans les premiéres lueurs de l’aube. L’arbre balança lentement toutes ses branches dans le vent du matin. Et la petite princesse s’endormit d’un profond sommeil.