La Presse allemande en 1873 à propos de la France

La Presse allemande en 1873 à propos de la France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 104 (p. 711-732).
LA
PRESSE ALLEMANDE EN 1873

Les journaux allemands sont trop peu lus en France : on en cite assez souvent des extraits ; mais ces traductions ne donnent au public qu’une idée fort inexacte et fort incomplète de l’esprit qui les anime. On n’y cherche en général qu’un aliment à la polémique, et il est aisé de recueillir des phrases blessantes pour notre dignité, des jugemens dont l’injustice nous révolte. Les Allemands, de leur côté, se plaignent beaucoup de la manière dont on les apprécie en France ; ils s’étonnent assez naïvement de l’hostilité qui les poursuit, ils en relèvent les témoignages et signalent avec soin les erreurs que l’on commet en parlant d’eux. De pareils sentimens sont de part et d’autre trop naturels pour que l’on s’arrête à ces critiques. Il y a pour nous une tâche plus utile à remplir. Au lieu de rassembler des argumens pour une discussion fâcheuse, car elle est superficielle et inopportune, puisqu’elle ne peut conduire à aucun résultat pratique, cherchons des avertissemens et des leçons. Sous l’un et l’autre rapport, une lecture attentive des journaux allemands peut être très profitable. Cette lecture n’est pas divertissante, elle est souvent pénible pour un Français ; mais elle est instructive. Nous voudrions le montrer ici par quelques exemples, nous les demanderons aux circonstances présentes, aux articles publiés depuis le commencement de l’année 1873.

Les Allemands s’occupaient beaucoup de nous avant la guerre ; ils s’en occupent encore davantage aujourd’hui. Rien de ce qui s’écrit chez nous à leur sujet ne leur échappe. M. Rudolph Gottschall a consacré, par exemple, trois grands articles du recueil qu’il dirige à la critique des essais publiés dans la Revue de 1870 à 1872 sur les affaires allemandes. La Gazette d’Augsbourg donne périodiquement à ses lecteurs des travaux du même genre. La curiosité des Allemands ne s’en tient pas là, et leur critique s’appesantit parfois sur des objets qui, par leur nature même, offraient, à notre sens, assez peu de prise. C’est ainsi que nous avons vu traduire et réfuter gravement des chroniques de journaux fantaisistes qui ont pu s’étonner eux-mêmes d’être pris au sérieux. Du reste, depuis l’invasion, depuis que pour notre malheur les Allemands ont appris à nous connaître de plus près, ils sont forcés de nous rendre justice. Les anciens clichés sur l’immoralité française, la dissolution des mœurs, l’absence d’esprit de famille, la frivolité endémique, l’adultère passé dans les habitudes, ont à peu près disparu de leur presse ; ils y feraient, à la vérité, et ils font encore aux lieux où on les reproduit, une assez étrange figure entre les statistiques criminelles, le chiffre toujours croissant du « déficit moral » de Berlin et le récit d’aventures comme celles de M. Wagener. Beaucoup d’Allemands s’inquiètent du désordre moral qui semble accompagner dans leur pays la prospérité politique et le progrès de l’industrie. Ils s’effraient de la rapidité avec laquelle se développent dans le nouvel empire des germes de corruption sociale. La contagion vient de la France, dit-on, mais on reconnaît que la France possède encore assez d’énergie latente pour combattre ce mal. On lisait dernièrement dans un journal prussien : « La vie de jouissance, la féodalité industrielle, la fièvre de l’or, la fureur de spéculation, sévissent à Berlin autant qu’à Vienne ; la corruption croissante, l’impudeur dans la vie publique, dans les rues, sur les théâtres, dans la presse, l’esprit de frivolité qui empoisonne le peuple, voilà l’invasion que la France vaincue conduit en Allemagne ; mais nous ne parlons ici que de la mauvaise France. L’esprit français a ses nobles qualités ; il est chevaleresque, il est animé d’une tendance passionnée vers une conception supérieure de la vie. Dieu a donné des contre-poisons à la nation française : nous devons espérer qu’il en reste beaucoup dans les provinces. »


I

Les Allemands s’intéressent aux affaires de l’Europe au moins autant qu’à leurs propres affaires. C’est un trait remarquable de leur esprit ; c’est aussi le caractère spécifique de leurs journaux. Ils sont faits pour instruire, non pour amuser. La principale préoccupation des hommes qui les dirigent est d’être bien renseignés sur ce qui se passe à l’étranger. Nous avons beaucoup à apprendre sous ce rapport. Nos journaux parlent trop peu de l’Europe ; en général ils n’en parlent que par ouï-dire. Nous empruntons presque tous nos renseignemens sur l’étranger aux journaux étrangers eux-mêmes. La plupart de nos journalistes se trouvent dans la situation de ces diplomates qui, envoyés d’Orient en Occident, du nord au midi, au gré de combinaisons bureaucratiques ou selon les nécessités de la stratégie parlementaire, ignorent la langue du pays où ils résident, et ne recueillent que les idées dont on consent à leur donner l’explication en français. Quelques grands journaux de Paris entretiennent des correspondans réguliers au dehors ; ce sont des exceptions. La majorité de la nation est plongée à cet égard dans une ignorance déplorable. Elle se renferme en elle-même, elle s’éprend de ses qualités, plus souvent encore de ses défauts ; elle s’abuse sur ses forces parce qu’elle ignore les forces des états rivaux ; elle se trompe sur la valeur de ses hommes politiques, faute de la comparer à celle de leurs adversaires ; elle s’endort dans ses illusions, elle demeure à la merci du premier venu qui sait les exploiter, elle reste exposée aux emportemens d’un patriotisme aveugle, aux colères funestes, à des coups de passion. Nous devrions être avertis pourtant ; les leçons ont été rudes, et nos vainqueurs ne négligent aucune occasion de nous les rappeler. Afin que nul n’en ignore et que nul ne s’y méprenne, la Correspondance de Berlin, avec une ironie cruelle pour ceux d’entre nous qui en sentent la morsure, a pris soin de publier en français un article de la Gazette de l’Allemagne du nord où se lisent des choses de ce genre :


« S’il est vrai, comme aucun homme qui pense ne le contestera, que l’ignorance véritablement grandiose des Français à l’égard de tout ce qui se passe en dehors des frontières de leur pays fut pour nous un allié efficace avant et pendant la dernière guerre, on peut en conclure avec une justesse mathématique de quelle importance est ce fait, que le même peuple, le plus agressif de tous malgré les terribles leçons des dernières années, s’enferme de plus en plus dans son vieil esprit de mandarinisme (Chinesenthum)… Nous pouvons encore dans l’avenir tirer profit de cette ignorance nationale ; ce n’est pas un simple amusement qui nous est ménagé, nous y puisons la certitude sérieuse et tranquillisante que la France, qui n’a pas l’air de devenir une autre France que celle que nous avons battue, ne peut être dangereuse pour nous. Si le système général d’abêtissement dont nous pouvons cueillir les fruits succulens jusque dans les colonnes du principal organe officieux de la République française ne cesse pas vraisemblablement d’être à la mode, nous sommes sûrs, dans tout conflit que cette nation batailleuse provoquerait par ignorance absolue des autres pays, des autres peuples et d’elle-même, de pouvoir conserver après comme avant notre supériorité. » Ce conseil vaut la peine qu’on le médite. De nos jours, un peuple qui veut vivre, se soutenir, s’élever, ne peut plus s’absorber dans ses affaires privées et s’en rapporter pour les choses du dehors à l’action de son gouvernement, à la vigilance de sa diplomatie. Tant que la direction politique des états a été renfermée dans un milieu social particulier, les diplomates ont suffi ; ils vivaient dans ce monde officiel, dans cette cour, dans ces salons où se concentrait l’activité politique de l’état. Aujourd’hui l’action est à la fois dans les cours, dans les cabinets, dans les assemblées, dans la presse : l’opinion publique en est le facteur principal. Il s’agit de suivre les innombrables courans qui la composent, d’en déterminer la direction et le mouvement. Les diplomates n’adressent leurs observations qu’aux gouvernemens, ceux-ci les lisent quelquefois, et n’en profitent pas toujours. C’est une raison de plus pour l’opinion publique de se tenir sur ses gardes. L’exercice de la liberté politique entraîne des devoirs difficiles ; le plus sérieux de tous est de veiller aux rapports de l’état avec les états voisins. Croit-on qu’en 1870, si l’opinion publique en France avait été mieux avertie, plus grave, plus pénétrée de sa responsabilité, l’incident Hohenzollern aurait abouti aux désastres que nous avons subis ? En droit, le ministère était responsable, les chambres toutes-puissantes, la presse libre. Il ne suffit pas de dire : L’empire a trompé le pays. Lorsque des hommes possèdent les moyens de tout savoir et de tout juger, on ne les trompe que s’ils sont frivoles ou ignorans. Il s’agissait alors de se heurter à tout un peuple en armes, d’enflammer des passions patriotiques, de faire éclater un orage qui s’amoncelait depuis des années, et que l’on ne voyait point par la seule raison qu’on ne le regardait pas. Il nous aurait fallu des journaux mieux renseignés, plus de voyageurs surtout ayant visité l’Allemagne et l’ayant décrite avec exactitude, il aurait fallu ce travail lent, insensible, persistant, cette étude de tous les jours, cette connaissance des faits qui s’infiltre dans les esprits et peut seule aux heures de crise arrêter l’élan des passions et donner à la raison le temps de se raffermir. Tout se tient et s’enchaîne en ces matières complexes. Si l’opinion publique avait été plus soucieuse des choses de l’étranger, si elle avait tenu à les juger autrement qu’avec ses instincts, ses rêves, ses réminiscences romanesques ou ses superstitions politiques, elle aurait exigé avant 1870 de meilleures informations de ses journaux ; les journaux les plus instructifs auraient été lus davantage ; les livres spéciaux, et il y en avait d’excellens, auraient été commentés partout ; on aurait voyagé, et on n’aurait pas été surpris sans défense.

La raison pour laquelle nos journaux sont si pauvres de renseignemens sur l’étranger, c’est que le public français y donne peu de prix. Les feuilles les plus répandues à Paris sont les plus légères, celles qui fournissent le moins de détails précis et parlent le moins longuement des choses du dehors. En Allemagne au contraire les grands journaux ont à Paris, quelquefois même à Versailles, un ou plusieurs correspondans qui écrivent tous les jours chacun à son point de vue. La Gazette de Cologne publie par momens jusqu’à cinq lettres de Paris. Tous les pas de M. Thiers, tous les mots qu’on lui attribue, tous les travaux de l’assemblée, les moindres incidens de la vie politique, ce qui se fait et ce qui se raconte est rapporté au fur et à mesure, le plus souvent sans réflexions. Les lettres en général sont assez médiocrement composées ; mais les faits y abondent. Tout article un peu remarqué à Paris est immédiatement traduit en allemand et expédié aux journaux. Les documens surtout sont soigneusement collectionnés ; il n’y a pas une des épîtres de M. Barthélémy Saint-Hilaire qui n’ait été reproduite in extenso dans la presse allemande. Ajoutez des revues financières publiées périodiquement et des chroniques de Paris où l’on rassemble les nouvelles du théâtre et déjà littérature, les historiettes du monde, les procès retentissans. La Femme de Claude a tenu autant de place dans les gazettes allemandes que la harangue de l’ex-préfet de Lyon ; le fameux tue-la de M. Dumas n’a pas été moins commenté que le fusillez-moi ces gens-là de M. Challemel-Lacour. Les mots de ce genre sont toujours cités en français. Pour comprendre les correspondances parisiennes des journaux allemands, il faut non-seulement être au fait des affaires françaises, connaître le personnel politique de la France, il faut savoir, au moins à moitié, la langue française. Le chroniqueur de la Gazette d’Augsbourg citait dernièrement à ses lecteurs dans leur texte original tous les vers qui l’avaient frappé dans les Erinnyes.

Ce n’est pas seulement de Paris que les gazettes reçoivent ces correspondances complètes et minutieuses, elles en ont de Londres, de Vienne, de Saint-Pétersbourg, de Rome, de Madrid, et cela tous les jours. Le nombre des faits et des documents qui s’accumulent ainsi dans les archives des journaux est prodigieux. Le gouvernement se garde bien de négliger une aussi précieuse source d’informations. La presse alimente dans une très large mesure le fameux bureau de statistique dont l’état-major prussien a tiré un parti si remarquable dans la dernière guerre. Rien n’échappe au bureau de statistique : journaux allemands et étrangers, publications de tout ordre et de tout pays, rapports des agens, tout ce qui peut instruire le gouvernement sur l’état économique, social, militaire de l’Europe est compulsé soigneusement et dépouillé jour par jour. C’est un fonds commun où les hommes d’état prussiens peuvent puiser à tout moment. La politique réaliste que l’on applique à Berlin a trouvé là son trésor de guerre.

Nous n’avons jamais eu à nous louer de la presse allemande ; sous l’empire, elle était peut-être encore plus malveillante à notre égard qu’elle ne l’est aujourd’hui ; mais nous ne sommes pas assez aveugles pour méconnaître qu’à son point de vue elle s’est montrée depuis 1866 fort intelligente et très patriote. Son patriotisme est souvent exclusif et arrogant : il se dirige toujours suivant une ligne très droite et ne s’égare pas souvent hors du chemin. Dans le domaine de l’imagination et du sentiment, l’Allemand se pique d’une spontanéité absolue ; dans la vie pratique, il est parfaitement positif. Don Quichotte est très lu en Allemagne et commenté fort savamment ; rien n’est plus rare chez les Allemands que le genre de folie auquel le héros de Cervantes a donné son nom. Depuis la transformation réaliste que l’Allemagne a subie sous la main de M. de Bismarck, cette folie a complètement disparu. Les Allemands, qui ont tant gagné au principe des nationalités, sont devenus le moins cosmopolite des peuples. Ils n’ont jamais écouté les protestations des Polonais : ils avaient pour cela de bonnes raisons ; mais ils professent un scepticisme assez hautain à l’endroit des « nouvelles couches politiques. » Les Serbes, les Croates, les Ruthènes, les Tchèques, toutes les races méconnues ou opprimées, « l’Europe de l’avenir, » ne trouvent pas en Allemagne beaucoup d’apôtres désintéressés pour soutenir leur cause. Il ne faut pas s’en prendre seulement à l’esprit médiocrement chevaleresque de la nation : les Allemands entendent la chevalerie à leur manière ; ils ne reculent pas devant les croisades, mais ils les conçoivent selon la méthode des chevaliers porte-glaive qui fondèrent la puissance prussienne ; ils tiennent pour la tradition de Beaudoin de Flandre, qui partit pour la terre-sainte et conquit Constantinople.

Pour les Allemands, dans les rapports de leur patrie avec l’Europe, il n’y a qu’une Allemagne, celle de l’empire, et qu’une politique, celle du chancelier. Loin d’être un aliment à leurs divisions, la politique étrangère est pour eux un terrain commun sur lequel ils se tiennent fermement unis. C’était autrefois le caractère particulier de la presse prussienne ; ce caractère s’est étendu à toute la presse allemande, et c’est une des grandes forces du nouvel empire. M. Benedetti, qui a été, malgré les calomnies de certains journaux, un observateur très perspicace de l’Allemagne, écrivait le 5 janvier 1868 : « La presse, vigoureusement disciplinée, habilement conduite, a secondé le gouvernement avec autant de patriotisme que de dévouement ; souvent divisée sur les questions de politique intérieure, elle s’est montrée constamment unanime dans sa polémique à notre sujet ; quelquefois ardente, rarement modérée, mais s’inspirant toujours de l’attitude des journaux officieux. » Rien de plus intéressant à observer que ses évolutions dans la question italienne. En 1859, les patriotes allemands n’étaient pas éloignés de considérer les places fortes du quadrilatère comme des forteresses fédérales, et c’était alors un mot d’ordre qu’il fallait défendre le Rhin sur le Mincio. Dans son manifeste du 28 avril, l’empereur d’Autriche, faisant appel à l’Allemagne, évoquait les souvenirs de 1813. « La seule politique alors possible, dit un historien unitaire de l’Allemagne, était d’appuyer l’Autriche en stipulant des conditions profitables à l’Italie et à l’Allemagne. » Les choses ont bien changé : les intérêts se sont déplacés ; la Prusse et l’empire allemand ont trouvé dans l’Italie un allié fort utile. Il n’y a pas d’éloges que les feuilles allemandes ne lui décochent à tout propos ; elles ne négligent aucune occasion de déclarer à l’Europe l’amitié qui unit les deux pays. C’est un concert parfait ; personne n’y saurait trouver une note qui détonne. L’ensemble n’a pas été moins complet quand il s’est agi tout récemment de montrer à l’Angleterre qu’on n’avait pas oublié sa conduite envers la France en 1870-71. Un journal anglais avait reproché aux Allemands leurs sentimens hostiles à propos de l’affaire de Khiva. La Gazette de Cologne s’expliqua à ce sujet de la manière la plus catégorique.


« Que l’Allemagne, disait-elle, professe à l’endroit de l’Angleterre une véritable haine, c’est un jugement fondé sur des observations partiales. Pour étudier le développement complet de la haine contre un peuple voisin, il faut se tourner vers la France, où l’on voit, ce qui n’est ailleurs le fait que des couches sociales les moins cultivées, la haine internationale se tourner contre chaque membre de la race détestée, où l’Allemand, fût-il en politique l’être le plus inoffensif du monde, n’est pas seulement évité, mais encore exclu de la société. Les Anglais ne sont exposés à rien de pareil en Allemagne. Le mot de haine est trop fort pour caractériser l’éloignement politique qui s’est produit chez nous à leur égard. La faute en est à eux. Leur conduite dans notre guerre nationale avec le Danemark était presque oubliée, lorsque l’Angleterre a de nouveau provoqué la susceptibilité des Allemands par son attitude dans la guerre contre la France ; elle avait d’abord condamné énergiquement l’outrageuse agression des Français ; mais elle ne permit pas moins à un misérable esprit mercantile de prolonger la guerre en fournissant des armes à notre ennemi. Le sang allemand a été répandu par les balles anglaises ; l’Allemagne en a ressenti beaucoup de mauvaise humeur. Toutefois nous ne croyons pas être en droit de dire qu’un abaissement profond de l’Angleterre provoquerait une grande joie en Allemagne. »


Les États-Unis ont vendu à la France bien plus de canons et de fusils que l’Angleterre, Garibaldi et ses Italiens ont versé bien plus de sang allemand que les armes anglaises ; la presse germanique n’a pourtant que des paroles d’amitié pour l’Italie, et, en général, que des phrases sympathiques pour les États-Unis : c’est que la politique lui conseille de ménager dans le royaume d’Italie et dans la république américaine des amis et des alliés de l’empire allemand. Il ne faut pas cependant que les Américains se vantent plus que de mesure et se donnent trop d’importance ; ils sont alors rappelés à l’ordre tout comme les autres. Le président Grant avait dit dans son dernier message : Le monde civilisé tend à la république, l’Amérique sera son guide. La Gazette de Cologne le tance vertement et le raille fort de ce qu’elle nomme son idéalisme. « Pour le fond et la forme, c’est un plagiat au trésor de phrases de la France. Le président Grant peut s’arranger avec les premiers possesseurs du « nous marchons à la tête de la civilisation. » Voilà la France détrônée : l’Amérique prend sa place, et le trône est la république. L’Espagne a prouvé au président Grant qu’il a raison… Ce peut être une innocente distraction pour un poète ou un romancier de se bercer de ces rêves bleus ; un homme d’état devrait y regarder à deux fois. Si le message était arrivé un mois plus tard, nous l’aurions pris pour un poisson d’avril. »

Le ton sur lequel les journalistes allemands le prennent avec l’Angleterre et le président Grant nous avertît de contenir les impressions que nous éprouverons en lisant leurs écrits sur la France. Beaucoup d’entre eux paraissent encore croire qu’une grande probité littéraire ne saurait s’associer avec une exquise courtoisie. Ils sont donc sévères dans leurs jugemens et rudes dans leur langage. Comme ils en usent ainsi avec tout le monde, nous devons d’avance faire une large part, dans la forme de leurs articles, à ce caractère particulier de leur sincérité.


II

L’unanimité est le premier caractère qui nous frappe dans les articles que les journaux allemands nous consacrent. A part certaines nuances de forme, tous s’expriment de même sur notre compte. Le journal qui fait en Allemagne l’opposition la plus vive à M. de Bismarck, le journal des intérêts catholiques, la Germania, parle de nous sur le même l’on que la Gazette de l’Allemagne du nord. Les deux gazettes ne diffèrent que sur des points de détail. Par exemple la Germania approuvait fort notre conseil supérieur de l’instruction publique : un directoire des esprits où siégeraient quatre évêques lui semblait une institution remarquable ; elle l’admirait d’autant plus qu’au même moment, à Berlin, l’état mettait la main sur l’éducation ecclésiastique et fermait aux évêques la porte des séminaires. C’était un thème excellent pour une série d’articles d’opposition, et la Germania n’avait garde de le laisser échapper. N’en concluons pas cependant que la Germania nous aime et nous souhaite un retour de fortune politique, même au profit de l’ultramontanisme et de l’infaillibilité papale ; elle ne tient au fond ni pour M. Thiers, ni pour la droite de l’assemblée. Si M. Thiers paraît dominer la situation, elle le critique aussitôt et crie au pouvoir personnel ; si la droite a l’air de l’emporter, c’est qu’il y a malentendu : l’accord ne peut s’établir, l’entente ne saurait durer ; la droite est impuissante, la gauche est incapable, M. Thiers ne sortira jamais du système de bascule, et la France est condamnée à piétiner sur place. Voilà l’impression que doit garder sur nos affaires un lecteur de la Germania ; si ce lecteur cause avec un abonné de la Gazette nationale, il n’y a pas de doute que, sur ce point, leurs jugemens ne se rencontrent, qu’ils ne s’entendent parfaitement, aussi bien sur notre état présent que sur la politique à suivre avec nous dans l’avenir.

La mort de l’empereur Napoléon III a été pour les journalistes allemands une occasion de découvrir une partie du mépris que leur inspire la France. On a pu voir alors combien, malgré leur connaissance précise du détail des faits, ils manquent souvent de critique dans la recherche des causes et se méprennent dans leurs appréciations d’ensemble. Les raisons profondes du succès et de la chute de Napoléon III paraissent leur avoir échappé. Ils se plaisent à opposer aux récriminations des journaux français le jugement mesuré de l’Allemagne, bien qu’elle eût eu « le droit » de se montrer sévère. Aux yeux des Allemands, la France a voulu la guerre ; elle y a contraint l’empereur, qui ne la désirait pas. « La haine fanatique des Allemands, dit une revue très sérieuse, Unsere Zeit, la jalousie excitée par les agrandissemens de la Prusse après Sadowa, auraient influencé un observateur même moins pénétrant que ne l’était Napoléon III. Il crut sauver sa dynastie en suivant le courant. » De même qu’après Sedan la Prusse a poursuivi les hostilités contre la France, de même après la mort de Napoléon III la presse allemande continue de faire peser sur nous tout le poids de la guerre. Elle oublie les cris de haine que provoquait en Allemagne au mois de juillet 1870 le seul nom de l’empereur ; elle efface d’un trait de plume le souverain déchu du nombre des « ennemis héréditaires. » Il y aurait en ceci quelque grandeur d’âme, si l’arrière-pensée n’apparaissait aussitôt. Si l’on élève Napoléon III, c’est pour abaisser la France ; tout ce qu’on raie du compte de l’empire, on le passe à notre compte. Pour beaucoup d’Allemands, Napoléon III était supérieur à la nation qui l’a renversé.


« Le malheur de Napoléon, dit un correspondant de la Gazette d’Augsbourg qui date ses lettres de Florence, a été de s’élever au-dessus de son peuple et de sa condition : nul mortel ne le fait impunément. Comme les femmes, la France ne considérait en toute chose que l’avantage immédiat, l’intérêt prochain, le gain et la puissance : Napoléon III a dû la contraindre aux bénéfices de la liberté commerciale. Comme les joueurs, la France croit que le voisin ne peut s’enrichir que par la perte du voisin. Si la nation avait laissé faire l’empereur, l’unité allemande eût été fondée en 1866, et l’Allemagne comme l’Italie aurait honoré les grandes vues de Napoléon. La nation au contraire a vu dans la politique impériale en Allemagne et en Italie un crime contre la patrie ; elle n’a pas voulu comprendre ce qu’aurait été pour elle l’amitié de deux voisins comme une Allemagne grandissante, forte, unifiée, et une puissante Italie ; comme elle n’a pas compris, elle s’est abandonnée à une colère aveugle contre des faits inévitables, elle est tombée et elle a entraîné son souverain dans sa chute. »


Cependant la catastrophe a été profitable à l’Allemagne, et elle en témoigne à la mémoire de l’empereur une reconnaissance relative. La fin de l’empire français, dit un recueil, a été le commencement de l’empire allemand, et dans cette mesure l’empire allemand est un fruit de la politique napoléonienne. C’est une considération faite pour adoucir la haine et affaiblir la rancune. La Gazette de l’Allemagne du nord le déclarait en un langage solennel, « la nation, dans le sentiment de son bonheur si ardemment désiré, a volontiers oublié le défi téméraire qui lui a été jeté à la face. » Le tableau serait incomplet, s’il ne s’y mêlait quelque couleur locale, si nous n’y trouvions cette nuance de prud’homie scientifique qui distingue souvent la critique allemande. Ce n’est pas seulement par dignité, par un sentiment juste des intérêts nationaux, qu’il convient aux Allemands de se montrer modérés à l’égard de Napoléon III ; « un caractère aussi intéressant, dit l’Unzere Zeit, aiguillonne la psychologie allemande ; elle cherche moins à le condamner qu’à le pénétrer. Napoléon sur la table de dissection, telle doit être la devise de la presse allemande dans l’étude de ce caractère. » Quant aux découvertes auxquelles aboutiront cette anatomie comparée et cette psychologie pénétrante, le lecteur les pressent déjà ; elles sont aussi rassurantes pour l’Allemagne que décourageantes pour nous : l’empire est mort avec l’empereur, les partis monarchiques se font échec, la république n’est pas viable, et il ne reste à la France qu’une pompeuse anarchie. La Gazette de Spener a fort ingénieusement développé ce thème dans un article de fond intitulé les Partis politiques en France après la mort de l’empereur. Lorsqu’ils nous parlent de si haut, les journalistes allemands font preuve de bien peu de mémoire : sans remonter au saint-empire, l’histoire présente peu d’exemples d’anarchie et d’impuissance politique plus complets que celui de la confédération germanique. L’histoire de France est remplie de vicissitudes semblables à celles que nous traversons depuis cent ans ; lorsqu’on a vu des revers si profonds et des restaurations si surprenantes, il faut se garder des jugemens téméraires et des condamnations anticipées.

Les journaux allemands s’en tiennent à la situation présente, et ils la déclarent compromise pour nous au dedans comme au dehors. La politique de l’empereur, disent-ils, l’alliance franco-italienne de 1859 aboutissent à l’union intime de l’Allemagne et de l’Italie contre la France et la papauté ; les anciens ennemis s’allient contre des ennemis communs. L’Italie avait montré quelques velléités de reconnaissance envers la mémoire de l’homme auquel elle devait en grande partie son affranchissement. La presse allemande s’attache à faire ressortir que c’était une reconnaissance toute personnelle et qu’elle s’éteint avec le souverain qui en était l’objet. La Correspondance de Berlin relève ce passage de la Gazette d’Italie : « la mort de Napoléon III brise, à quoi bon le cacher ? un des plus forts liens entre l’Italie délivrée et la France enfiévrée. Puisse le souvenir du vainqueur de Solferino rester chez nous assez puissant pour nous empêcher d’oublier que nous lui devons plus qu’à la France tout entière ! » La Gazette d’Augsbourg, dans un article spécial, prend soin de développer les motifs de cet arrêt. L’auteur est indulgent aux naïves démonstrations des Italiens ; il les explique à ses compatriotes, afin qu’ils ne conçoivent aucun doute sur l’attachement de leurs nouveaux alliés ; il les défend en même temps contre les reproches d’ingratitude que pourrait leur adresser la France.

« Naturellement, dit-il, il ne faut pas en vouloir aux descendans de Machiavel, s’ils profitent de l’occasion pour se déclarer, d’un seul coup et pour toujours, quittes de toutes dettes envers la nation qui a laissé malgré elle son chef marcher au secours de l’Italie. Elle a été payée jusqu’au dernier centime par la cession de deux provinces. Dès qu’elle a eu les mains libres, elle a voulu contraindre le bienfaiteur de l’Italie à reprendre morceau par morceau ses bienfaits. Depuis la mort de Napoléon, ses journaux prêchent la croisade contre le chef-d’œuvre du gouvernement impérial, contre l’Italie. L’Italie n’a jamais manqué de se montrer reconnaissante envers la civilisation française, à laquelle elle doit sa renaissance, envers la révolution française, qui a posé en Italie les fondemens de l’état moderne, envers les soldats français, qui ont donné à Solferino et Magenta leur vie pour la délivrance de l’Italie, envers l’empereur enfin, qui, en dépit de son peuple, a ouvert à la patrie de Dante le chemin de la liberté. »


L’Italie peut voter des couronnes d’immortelles à Napoléon III ; mais il ne faut pas qu’elle songe à lui dresser des statues. « Les feuilles étrangères, dit un grave recueil allemand, peuvent bien reconnaître que Napoléon III a été le promoteur, l’agent principal dont le destin s’est servi pour former une nouvelle Europe, pour rendre l’unité et l’indépendance aux deux grandes nations du centre. Les Italiens vont plus loin ; ils voient dans Napoléon III non-seulement l’instrument, mais en partie le créateur de leur fortune historique. Nous ne les chicanerons pas aujourd’hui sur ce point-là, nous n’essaierons pas de consoler dans son deuil une nation lorsque l’homme qu’elle pleure est renié par son propre peuple ; mais l’Italie considère comme une tragédie émouvante le sort de Napoléon : à nous autres Allemands, il n’est pas permis de trouver tragique ce que nous ne pouvons pas trouver grand, » la journal italien, la Perseveranza, avait exprimé le regret que l’Italie eût été incapable en 1870 de nous rendre une partie de nos services de 1859. « Il n’y a pas, disait-elle, un Italien sur dix mille qui n’ait souffert à la pensée que nous étions impuissans lorsqu’on reformait aux dépens de la France, sur les rives du Rhin, cette Lombardie et cette Vénétie que la France avait affranchies à notre bénéfice sur les rives du Pô. » Parler du Rhin ! songer à l’Alsace ! Pour le coup la Gazette d’Augsbourg n’y tient plus, et elle morigène la Perseveranza de la même manière qu’une gazette de Paris, « C’est une phrase insipide ; il faudrait la laisser aux journalistes français. Nous plaindrions l’Italie, si elle n’avait sur la Lombardie et la Vénétie d’autres droits que ceux que la France s’arroge sur l’Alsace. Que diraient les nobles citoyens de Milan et de Venise qui opposèrent une si héroïque résistance au joug étranger, que diraient-ils s’ils savaient que leurs compatriotes comparent leurs souffrances avec la légère incommodité qu’éprouvent pour un temps l’Alsace et la Lorraine quand on les rend à leur mère-patrie ? lui Du reste, poursuit la gazette, ces considérations importent peu ; l’Italie a besoin de l’Allemagne, et elle en aura besoin tant qu’elle ne sera pas plus forte. « Il peut se rencontrer des Italiens qui, par sentimentalité pure, pour avoir étudié l’histoire dans les livres français, déplorent le sort de l’Alsace ; mais il n’est pas un Italien qui ne se dise au fond : Mieux vaut les Allemands en Alsace que les français en Italie. » Tel est le dernier mot des polémiques allemandes au sujet de l’Italie : l’Italie ne doit rien à la France, ses intérêts l’éloignent de l’alliance française et lui commandent de s’unir à l’Allemagne. C’est grâce aux victoires de la Prusse que Victor-Emmanuel a pu aller à Rome, il ne peut s’y maintenir qu’avec l’alliance prussienne. « Au-delà des Alpes, disait dernièrement un article reproduit par la Correspondance de Berlin, on ne devrait pas se faire plus d’illusions qu’en Allemagne sur les sentimens du président de la république. Chaud patriote français, M. Thiers est anti-allemand, anti-italien et clérical. Heureusement il réfléchit, et c’est une garantie pour la paix ; malheureusement il est vieux. La France est catholique et ultramontaine ; sa politique implique le rétablissement du pape. L’Italie est italienne et libérale : sa politique exige que le pape reste dans sa position actuelle. Une alliance est donc impossible entre la France et l’Italie. »

La France est vouée à la politique ultramontaine, et cette politique lui sera fatale ; le parti conservateur français est un parti clérical, et comme tel sans avenir, ce sont là deux idées sur lesquelles les feuilles allemandes reviennent constamment quand elles parlent de nos affaires intérieures. L’empire allemand est engagé dans une guerre à mort contre l’église romaine ; la presse le soutient avec énergie, surtout dans les escarmouches où cette guerre l’entraîne avec les états étrangers. Certains journaux français, dans des intentions très patriotiques assurément, ont l’imprudence de témoigner à l’opposition catholique en Allemagne une sympathie fort intempestive et nullement payée de retour. Il n’en faut pas davantage pour que les publicistes prussiens transforment les catholiques au sud en alliés de la France ; c’est un moyen de déconsidérer du même coup l’ennemi du dehors et l’adversaire du dedans. Il n’y a pas de jour où les gazettes nationales-libérales ne déclament contre les jésuites. Elles ne voient, en France, dans la droite conservatrice qu’une vaste « congrégation, » une conspiration permanente contre le progrès moderne représenté par l’empire allemand. Elles se montrent assez peu effrayées d’une monarchie orléaniste : elles n’y croient pas. Elles sont un peu plus préoccupées d’un retour à l’empire ; « ce despotisme bigot, dit une gazette, n’est pas en dehors des plans ultramontains, » mais ce despotisme a peu de chances de se rétablir. Toutes les craintes se concentrent sur une restauration de la monarchie légitime. Les journaux allemands suivent pas à pas les faits et gestes des conservateurs monarchiques. Il n’y a guère de gazette qui n’entretienne ses lecteurs de « la fusion ; » on s’acharne sur ce fantôme. Lorsqu’on parle de M. le comte de Chambord, c’est sur le ton de nos feuilles radicales. « Le comte de Chambord, disait la Gazette de Cologne, n’est que l’homme de paille des papistes,… une machine de guerre dans la grande bataille que le jésuitisme engage contre l’avenir de l’Europe… Les purs légitimistes, ceux qui dirigent le comte de Chambord, considèrent la France comme la terre promise de l’ultramontanisme…. » — « Les partisans du drapeau blanc ont un but qu’ils poursuivent avec fermeté, la restauration de la monarchie et de la hiérarchie sur la base du Syllabus, la transformation de la France en une sorte de Paraguay européen. Pour les légitimistes, c’est une affaire de fanatisme religieux ; on est pour la restauration parce qu’on est pour le pape : on veut faire des Français un peuple élu de Dieu. »

Une aversion commune pour les nobles, les prêtres et le pape explique jusqu’à un certain point les tendances de quelques journalistes allemands vers le radicalisme parisien. Ces tendances viennent encore de se déclarer à propos des débats sur la commune de Lyon et des négociations de la commission des trente avec la présidence. La Gazette d’Augsbourg elle-même prend le parti des démagogues lyonnais contre la commission d’enquête. « Si folle qu’ait pu être l’administration de Lyon, écrivait la plus modérée des gazettes allemandes, le patriotisme de la population et de ses administrateurs doit être respecté par tout Français pour lequel le patriotisme n’est pas un motif de haine nationale, comme c’est le cas de la coalition monarchique et cléricale. » La plupart des journaux allemands tiennent pour la république contre la monarchie, pour M. Thiers contre la droite de l’assemblée, pour la gauche de l’assemblée contre M. Thiers. Selon l’Unsere Zeit, M. Thiers a pour lui la logique des faits lorsqu’il déclare que la république est de première nécessité pour les Français ; les partis n’ont rien à lui opposer, ils ne sont unis que par des idées négatives. La Gazette de Spener est du même avis. « L’opinion de ceux qui connaissent le mieux M. Thiers et les Français est que la victoire demeurera au régime établi et à la présidence républicaine. Pour l’étranger désintéressé, cette conclusion paraît désirable dans l’intérêt de la France, bien que, si la haine de ce pays ne fait pas applaudir à ce qui lui arrive de mal, on regrette aussi de voir le salut d’une nation puissante dépendre des caprices d’une seule personne, dont les capacités sont hors de doute, mais qui, aux yeux de tous les mortels, est des plus mortelles. » Le correspondant de la Gazette d’Augsbourg était partisan de la dissolution ; il écrivait le 31 décembre : « L’année finit bien, la bourse monte, et Versailles tombe. Les paroles attendues par le pays avec une douloureuse impatience apparaissent aujourd’hui comme un salut de nouvelle année dans la feuille présidentielle : dissolution de la chambre ! »

Au fond, les gazettes allemandes ne s’émeuvent guère au spectacle des luttes qui nous divisent ; elles prennent parti pour l’un ou l’autre des champions, suivant leurs goûts ou leurs attaches, mais elles le font d’une manière toute platonique, se penchant au bord de l’arène, se gardant bien de s’y laisser tomber ; elles assistent au drame en curieuses fort avisées, elles ne s’y mêlent qu’autant qu’il leur convient et que cela peut être utile pour mieux entendre les choses. Quand elles concluent, ce qu’elles font rarement, leurs conclusions sont sévères. La Gazette de Cologne croit à une crise après l’évacuation ; elle résumait ainsi son jugement sur la situation présente : « applaudissemens à droite, sifflets à gauche ; ici et là, comédie et comédie. Les choses restent au même point ; Thiers indispensable dans l’assemblée, les chambordistes incorrigibles comme leurs meneurs les jésuites, les uns et les autres enclins à une réconciliation impossible, cherchant à gagner du temps jusqu’au moment où l’un ou l’autre exécutera avec plus ou moins de vigueur un 2 décembre. Jamais la grande nation ne s’est tirée ou ne se tirera d’une crise constitutionnelle sans perfidie ou terrorisme. » C’est à peu de chose près l’opinion de la Gazette nationale ; elle montrait récemment M. Thiers se rejetant à gauche pour se débarrasser de la commission des trente et s’affaiblissant par « cette faute politique, » la droite avec trois prétendans et pas un roi, la gauche voulant la république et poursuivant une chimère ; elle terminait en disant : « Si la France avait un homme qui fût seulement une fraction de César, avec quelle promptitude il la débarrasserait de M. Thiers et de l’assemblée de Versailles aux applaudissemens du pays tout entier ! Démagogique et conquérante, la France supportera toujours plus volontiers un empereur qu’un Washington. » Un événement de ce genre ne surprendrait assurément pas les docteurs politiques de la Gazette de Spener, ils jugent les Français le moins téméraire et le moins généreux des peuples, et ils donnent pour argument leurs dispositions à subir les dictatures.


« Il faut admettre que les personnes hardies sont une rare exception en France quand on voit les succès immenses qu’ont obtenus Napoléon III, Gambetta, Thiers, par cela seul qu’ils ont osé se compromettre dans un moment critique. Il faut reconnaître que les Français, loin de pécher par témérité, ont au contraire peur de la responsabilité, préfèrent obéir à commander, ne connaissent d’autre droit que la force, et ne paraissent rien craindre tant que de s’opposer à un pouvoir établi ou naissant. On ne peut comprendre autrement les événemens les plus étonnans de l’histoire moderne de la France : le coup d’état, le 4 septembre, la commune et sa durée assez longue sous le joug terroriste de misérables tels que Rigault, Rochefort, Pyat, Grousset, Lullier. »


L’anarchie à l’état normal sous la forme de république ou à l’état latent sous la forme de dictature, telle semble être la conviction secrète ou, comme disait Sainte-Beuve, la « pensée de derrière » de la presse allemande sur notre avenir. Unie et puissante, monarchique et militaire, enrichie par ses victoires, disposant de la plus formidable armée de l’Europe, l’Allemagne assiste à la lutte que nous livrons contre nous-mêmes avec une curiosité ironique ; elle savoure le plaisir célébré par Lucrèce. Elle semble nous dire comme Méphistophélès au docteur Faust : « Je te laisse la satisfaction de te mentir à toi-même ; cela ne te durera pas longtemps. » En parcourant les notes recueillies dans les journaux allemands, on ne peut s’empêcher de songer à cette page si curieuse par laquelle Frédéric de Gentz termine son journal de 1814. Il suppute ses bénéfices de l’année : ils sont considérables ; il se tâte le pouls, et se trouve en parfaite santé ; sa considération a grandi, il a payé beaucoup de dettes, « complété et embelli son établissement. » Alors il se retourne vers le monde politique ; l’aspect en est lugubre, mais ce ne sont point ses affaires ; il ajoute aussitôt : « La connaissance intime de cette pitoyable marche et de tous ces êtres mesquins, loin de m’affliger, me sert d’amusement, et je jouis de ce spectacle comme si on le donnait exprès pour mes menus plaisirs. »


III

Ce que nous avons cité ne donnera pas une bien haute idée de l’urbanité de la presse allemande. Il semble possible de rassembler autant d’informations tout en pratiquant une critique moins étroite et des « mœurs oratoires » plus délicates. Nous avons cru qu’il était intéressant de signaler les jugemens les plus caractéristiques portés sur notre compte. Il ne faut prendre ces jugemens que pour ce qu’ils valent, et nous n’aurons pas l’ingénuité d’y attribuer plus d’importance que les Allemands ne le font eux-mêmes. Ils lisent avec application, ils aiment les journaux bien nourris de faits, mais ils se réservent à l’endroit de leur presse une entière liberté d’appréciation. Le prince de Bismarck, qui a été tour à tour très attaqué et très adulé par elle, en parle sur un ton cavalier. Les journaux qui se disent indépendans traitent avec un souverain mépris les journaux qu’ils soupçonnent d’une complaisance excessive à l’égard des puissances établies. Si l’on en croit la Gazette nationale, ces journaux pullulent, et le malheur est qu’ils n’affichent pas toujours leur qualité sur leur enseigne. On ne s’y reconnaît plus, et on ne sait pas distinguer les officieux autorisés des officieux clandestins : la Gazette nationale traite ces derniers de « pirates » et de « francs-tireurs, » ce qui est une grosse injure en Allemagne. Elle demande que l’on coupe le mal dans sa racine et que l’on supprime le « fonds des reptiles, » c’est le nom qu’on donne aux fonds secrets. Entre les officieux autorisés eux-mêmes, entre ceux qui sont pourvus de lettres de marque et dûment commissionnés, il y a lutte et discorde. « La guerre entre les deux bureaux de presse officieuse de Berlin, disait la Gazette d’Augsbourg, vient d’entrer dans une phase nouvelle et tout à fait particulière : la Gazette nationale a pris ouvertement parti pour Hahn contre Œgidi. » Les personnages désignés avec ce sans-façon sont deux hauts fonctionnaires dans les attributions desquels se trouvent les deux bureaux de presse officieuse. Lorsque nous voyons les journaux allemands s’exprimer ainsi les uns à l’égard des autres, il nous est permis de n’accepter que sous bénéfice d’inventaire leurs jugemens sur notre compte. Du reste, leur ton ironique, l’air dégagé avec lequel ils considèrent toujours notre avenir, forment un contraste singulier avec l’attention minutieuse qu’ils apportent à observer tous nos efforts pour relever l’état de notre administration, de nos finances, de nos armées. On ne s’occuperait pas tant de nous, si l’on nous croyait si peu redoutables, si incapables d’un effort sérieux et prolongé. Parlerait-on alors de réorganiser l’armée allemande ? Les contributions de guerre passeraient-elles presque en entier au budget militaire ? Est-ce pour contenir les puériles velléités de revanche d’un peuple déchu que l’on construirait ces immenses places de guerre, ces camps retranchés, ces boulevards formidables ? Si nous n’étions dignes que de pitié ou de mépris, lirait-on des phrases comme celle-ci dans un ouvrage considérable écrit par un officier du grand état-major prussien[1] ? « Si l’Allemagne avait exigé de la France moins de cinq milliards, la France aurait consacré des sommes bien plus élevées encore à ses préparatifs de guerre. Il a été d’un intérêt absolu pour la sûreté de l’Allemagne de restreindre, au moins pour les temps les plus rapprochés, les moyens dont la France pourrait disposer pour ce travail : le budget militaire de M. Thiers prouve que ce résultat même n’a été que très incomplètement obtenu. » — Il y a donc beaucoup de rhétorique dans le dédain dont les journaux allemands font étalage à notre égard.

Nous avons à tenir compte de leurs opinions sur notre pays, mais nous nous abuserions beaucoup en les prenant à la lettre. Aujourd’hui le gouvernement de l’empereur Guillaume témoigne à M. Thiers de la déférence et de l’estime ; les journaux allemands parlent d’une restauration monarchique en France comme d’un malheur public, ils semblent encourager « l’essai loyal, » et professent une véritable horreur pour M. le comte de Chambord. On en conclut qu’assez indifférente en réalité sur la forme du gouvernement français, l’Allemagne inclinerait vers la république et serait hostile à la monarchie. Ces déductions partent d’un esprit superficiel. L’intérêt de l’Allemagne est en dernière analyse le fond de toutes les opinions allemandes en fait de politique extérieure. Ces opinions peuvent être fausses ; mais, si les journaux allemands sont si indulgens pour la république et si hostiles à la monarchie, c’est vraisemblablement qu’ils croient la première moins dangereuse que la seconde pour l’empire allemand. Les Allemands ne désirent pas voir la France se décomposer et tomber dans la révolution chronique ; la révolution est contagieuse, les Allemands pourraient être forcés d’intervenir, et ils le souhaitent moins qu’on ne le croit en général ; mais, si l’on se met à leur place, il semble que le gouvernement français qui conviendrait le mieux à l’Allemagne serait, — république ou monarchie, — un gouvernement faible, contesté, combattu, usant son énergie à maintenir une apparence de pouvoir, cachant sous un ordre extérieur et une prospérité menteuse une décadence constante, trop incertain pour avoir des alliés, trop agité pour soutenir une guerre : l’anarchie décente et impuissante.

Il y a des Allemands, parmi les progressistes aussi bien que parmi les conservateurs, qui verraient avec une inquiétude réelle une ruine totale, une déchéance irrémédiable de la France. Tous sont d’accord pour maintenir les conditions de la paix de Versailles : c’est un point sur lequel il n’y a pour le moment aucune illusion à garder ; mais les premiers rêveraient une France libérale, régénérée, enthousiaste, présentant à l’Europe le type de la république pacifique et idéale, de l’état de l’avenir ; les seconds s’imaginent volontiers une France monarchique, recueillie, revenue aux traditions de son histoire, et donnant le modèle d’un état à la fois libéral et conservateur, qui serait en Europe un élément modérateur et un élément de progrès. Dans l’un et l’autre cas, la France exercerait, aux yeux de ces politiques, une influence favorable à l’Allemagne ; elle obligerait la Prusse à se montrer plus respectueuse des droits des citoyens et de la liberté des consciences.

Le langage de l’empereur Guillaume dans le dernier discours du trône, la considération très grande dont notre ambassadeur, M. le vicomte de Gontaut-Biron, est entouré à Berlin, la bonne volonté que le prince de Bismarck a manifestée, dit-on, dans les négociations épineuses du traité du 15 mars, prouvent que, dans le gouvernement même, on rend justice à la France. Il ne faut pas cependant nous en faire accroire : le mot de revanche n’amène en Prusse sur toutes les lèvres qu’un sourire ironique. Ce n’est pas que l’on considère une tentative comme impossible ou invraisemblable ; mais on croit que le résultat n’en saurait être douteux. « C’est uniquement de ce point de vue, dit M. le capitaine Jähns, qu’il faut considérer la réorganisation de l’armée française. » M. Jähns pense que cette réorganisation ne donnerait ses résultats qu’après vingt ans de travail continu, et il ne croit pas la France capable d’efforts aussi suivis ; lors même que ces efforts aboutiraient, la France, par le déficit normal de sa population, serait toujours inférieure à l’Allemagne, où la population augmente selon une progression géométrique ; l’armée française, constamment compromise par les guerres civiles, mêlée forcément aux luttes politiques, est envoie de décadence constante ; le service obligatoire ne sera jamais organisé sérieusement en France, « une saine constitution de l’armée n’étant possible qu’avec une constitution de l’état respectée par toute la nation. » M. Jähns paraît donc peu effrayé pour l’avenir ; mais il ne s’en préoccupe pas moins, et il se demande « si M. Thiers, encouragé par les succès militaires qu’il s’attribue dans la prise de Paris, ne se propose pas, comme couronnement d’une vie si riche en succès de tout genre, de conduire l’armée française à la frontière ?… L’activité du président est respectable à tous égards ; l’opinion publique la prend fort au sérieux, par cela même que le soin exclusif donné par M. Thiers aux choses de l’armée flatte le chauvinisme, qui, malgré de si terribles déceptions, sévit toujours dans la nation. » Ces ligues permettent de juger des idées qui ont cours dans le « parti militaire » prussien. Nous pouvons opposer à M. Jähns les déclarations formelles du gouvernement français. Les conclusions de l’exposé des motifs de la loi sur la réorganisation de l’armée, présentée le 30 janvier à l’assemblée nationale, ne laissent aucun doute sur la loyauté de ses intentions. « C’est la paix pour le présent et l’avenir que nous voulons… Si nous cherchons à reconstituer les forces militaires de la France, c’est qu’aujourd’hui toutes les nations sans exception cherchent, à cet égard, à se mettre au niveau les unes des autres… Ce n’est pas une force agressive que nous entendons lui donner,… c’est sa position dans les conseils de l’Europe que nous voulons lui rendre, parce qu’elle n’a pas mérité de la perdre… Notre politique est donc la paix, même lorsque notre administration semble viser à la guerre. »

Le traité du 15 mars et l’évacuation de Belfort, assurée pour le mois de juillet, ont dû rassurer beaucoup de nos compatriotes. Nous ne croyons pas à une nouvelle invasion, à une guerre d’agression de l’Allemagne contre la France. Le gouvernement allemand a intérêt à tenir en éveil les passions nationales, à montrer l’empire constamment menacé par « l’ambition et la rancune » des Français ; c’est un moyen de maintenir l’accord entre les partis, d’étouffer toute opposition ; c’est la plus formidable machine, de guerre de la chancellerie contre les catholiques et les particularistes. Songerait-on à entamer de parti-pris une nouvelle guerre pour affermir, tant au dehors qu’au dedans, les résultats de la guerre précédente ? Une semblable combinaison ne serait pas d’une application aussi aisée qu’on paraît le supposer. L’Europe est sans doute fort désunie ; elle professe pour les faits accomplis un respect qui n’a jamais été si profond ; mais nous avons peine à croire que la Prusse oserait prendre devant l’Europe, devant ses alliés, la responsabilité d’une agression brutale et sans motifs au moins spécieux. D’autre part, si soumise qu’elle soit, l’Allemagne n’est pas « taillable et corvéable » à merci. Les populations, celles qui fournissent la matière militaire, la chair à canon, supputent leurs bénéfices et les trouvent au moins douteux. L’émigration prend des proportions inquiétantes pour l’état. Pour entraîner la nation à la guerre, il faudrait la persuader qu’elle est menacée et attaquée ; mais cette démonstration suffirait, et les colères germaniques éclateraient avec d’autant plus de violence que l’Allemagne se croit plus de droits au repos. La crainte d’un événement de ce genre est à l’état chronique en Allemagne ; la presse officieuse l’entretient soigneusement. Dans le cas où les Allemands jugeraient inévitable une guerre à bref délai, ils considéreraient que leur gouvernement ferait son devoir en prévenant une attaque de la France, en ne lui laissant point le temps de réorganiser son armée et de trouver des alliances. Toutefois il est très probable que l’Allemagne ne prendrait pas à son compte une rupture de la paix ; une circonstance imprévue, comme l’a été en 1870 la candidature Hohenzollern, mettrait la France en demeure d’opter entre la paix et la revanche, entre le maintien des traités de Versailles ou la guerre immédiate. Malheur à nous si la France s’abandonnait alors à ses passions, même les plus saintes, à la colère, même la plus légitime ! L’Allemagne entière courrait aux armes avec la même unanimité, la même rage implacable qu’en 1815, et l’Europe nous laisserait, sans s’émouvoir, subir les conséquences d’un acte qu’elle considérerait comme une injustifiable témérité.

Tels sont les dangers qui nous menacent, tels sont les avertissemens qui ressortent pour nous de la lecture des journaux allemands. Ce serait perdre notre temps que de récriminer ou de nous indigner à ce propos. Parmi les jugemens que nous avons signalés, quelques-uns peuvent être utiles à méditer, tirons-en profit ; pour les autres, il suffit de les citer. Les Allemands ne peuvent trouver mauvais que nous tenions la même conduite qu’ils ont tenue. Après ces malheurs de 1806 et ces mécomptes de 1815, la Prusse n’a pas compté les années. Elle s’est résignée à vivre dans l’Europe telle que le hasard des armes l’avait constituée ; elle s’est contentée de se préparer silencieusement pour les jours meilleurs. Ces jours viendront pour nous, si nous en sommes dignes. Les traités ne valent qu’autant que subsistent les circonstances dans lesquelles ils ont été signés. Ils expriment les rapports de deux forces ; tant que ces rapports restent les mêmes, les traités gardent leur valeur, et les efforts que l’on ferait pour les déchirer n’aboutiraient qu’à en affermir les résultats ; si les rapports se modifient au contraire, les traités par eux-mêmes deviennent lettre morte, et l’on voit fatalement se produire des événemens qui en amènent la révocation. Ç’a été l’histoire des traités de 1815 : ils avaient toute leur force en 1822, ils étaient ébranlés en 1830 ; en 1866, lorsque Napoléon III prononça le discours d’Auxerre, il ne maudit qu’un fantôme. Les traités de 1815 étaient caducs ; la Prusse put les fouler aux pieds, l’Autriche n’était pas de force à les soutenir et l’Europe ne les défendait plus. Les traités de Francfort auront la même destinée ; il dépend de nous de réaliser les conditions qui en feront à leur tour un parchemin sans valeur. A l’heure présente, le recueillement pratiqué avec tant de dignité et tant de fruit par la Russie après le traité de Paris doit être le principe de notre diplomatie.

Quoi que nous ayons fait, quoi que nous fassions encore, nous ne faisons pas assez ; nous nous sommes amendés, mais nous ne le montrons pas suffisamment aux étrangers. Il nous reste à gagner du sérieux dans les dehors. Il nous siérait de ne pas nous plaindre autant les uns des autres. Il semblerait opportun de penser un peu plus librement en politique, et d’abjurer toute superstition républicaine ou monarchique. La république existe de fait : ce devrait être pour tout le monde un motif suffisant d’entreprendre sous ce système de gouvernement la restauration du pays. Pour relever en Europe le crédit de la France, la république ne peut pas employer des moyens différens de ceux qu’emploierait la monarchie. Ces moyens sont l’affaire essentielle, et c’est à les déterminer avec précision que nous devrions employer toute notre activité. L’application de ces moyens est incompatible avec le développement de l’esprit révolutionnaire et le triomphe du radicalisme. La maxime que l’anarchie mène à la dictature est un lieu-commun dans notre histoire. « C’est la voie que suit l’Espagne, dit le capitaine Jähns en terminant ses études sur notre armée, elle conduit les états au suicide. » Il semble aussi, à lire attentivement les gazettes allemandes, que la fusion du parti conservateur dans le « parti clérical » soit un obstacle au succès des conservateurs. Certes il ne s’agit pas pour ces derniers d’abandonner en Europe les traditions françaises, la protection des intérêts catholiques en Orient, ni de se séparer en France de l’église et du clergé catholique ; il s’agit de les prendre comme des auxiliaires puissans, non comme des « directeurs, » d’agir en toute occasion, en réalité comme en apparence, selon une politique exclusivement française et non pas selon la politique ultramontaine. Les tendances ultramontaines attribuées à une partie de nos hommes d’état sont un moyen d’action puissant pour M. de Bismarck contre les catholiques du sud de l’Allemagne, et la condition même de l’alliance entre la Prusse et l’Italie. Enfin l’histoire des dernières années nous montre de quel avantage il est pour un peuple de donner la première place dans ses préoccupations à la politique extérieure. Il y trouve un élément d’accord, une solution à tous les conflits, un intérêt supérieur devant lequel tous les autres intérêts doivent céder. Ayons donc constamment les yeux fixés sur l’Europe ; étudions-la sans illusions et sans découragement, en critiques et en patriotes ; n’oublions pas surtout que la patience et l’attention sont, par excellence, les vertus politiques.


ALBERT SOREL.

  1. Le capitaine Max Jähns, Das französische Heer, Leipzig 1873, in-8o, 860 pages.