La Première représentation de Lucrèce

La Première représentation de Lucrèce
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 168-186).
LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION
DE
LUCRÈCE[1]
(22 AVRIL 1843)

Le 27 mars 1843, l’acteur Bocage, alors dans tout l’éclat de son talent, réunissait chez lui un certain nombre d’académiciens, d’artistes, de députés, et de journalistes. Il avait convié cette élite amie à venir écouter la lecture d’un manuscrit. Les esprits étaient, à cette époque, volontiers curieux de littérature : tous les invités furent présens.

La plupart connaissaient déjà des fragmens de la tragédie qu’ils allaient entendre. Cette tragédie était Lucrèce ; et Lucrèce faisait vraiment beaucoup parler d’elle. Des cafés d’étudians, des galeries de l’Odéon, un bruit de prochain triomphe s’était levé, qui n’avait point tardé à pénétrer dans les salons littéraires. On allait enfin savoir ce qu’il convenait de penser de la pièce et de son auteur : un certain M. Reynaud, suivant les uns, un certain M. Ponsard, selon les autres, à coup sûr un inconnu fraîchement débarqué de sa province. Et en effet, les invités de Bocage virent aux côtés du maître de la maison deux jeunes gens que personne ne connaissait : l’un, âgé d’une vingtaine d’années, l’œil gai, le geste abondant ; l’autre, approchant de la trentaine, timide et quelque peu gauche. Bocage ne nomma que celui-ci : « M. Ponsard, l’auteur de Lucrèce. » L’autre était Charles Reynaud, dont nous aurons, tout à l’heure, l’occasion de parler.

La lecture commença. Il faut croire qu’elle fit impression, car à peine Bocage venait-il de poser sur sa table le dernier feuillet du manuscrit que Lamartine se levait en s’écriant : « Nous n’oublierons pas cette lecture ! (le que nous venons d’entendre est l’œuvre d’un vrai poète ! Cette œuvre marque une date ! C’est une jeune génération qui nous arrive, avec un esprit nouveau ! La France grandit, messieurs ! »

Lamartine ne se trompait pas, au moins en ce qui concernait Lucrèce. Que la première représentation de cette tragédie ait « marqué une date » dans l’histoire de notre littérature dramatique, c’est ce que tout le monde sait aujourd’hui encore. Mais c’est à cela que se borne, ou peu s’en faut, tout ce que la majorité du public connaît de ces débuts d’une œuvre qui, durant des années, a passionné l’opinion à Paris et dans la France entière ; qui a soulevé des polémiques aussi vives, peut-être, que celles qu’avait naguère soulevées Hernani ; et dont Alfred de Musset disait, au nom de toute l’école romantique : « Nous aurons à nous venger de cet affront ; » ce qui ne devait pas empêcher le même Musset de dire, sept ans plus tard, en sortant de la représentation d’une autre tragédie de Ponsard : « Avouons qu’un pareil langage ne s’était plus entendu au théâtre depuis Corneille ! »

Ou plutôt : là ne se borne pas ce que l’on croit savoir aujourd’hui de la représentation de Lucrèce. On croit savoir encore, on répète, on imprime couramment que le succès triomphal de Lucrèce aurait contribué à l’échec des Burgraves de Victor Hugo, et aussi que Lucrèce a été la première manifestation d’une école nouvelle, « l’école du bon sens, » directement opposée au romantisme, et ayant pour caractère général le retour aux vieilles formules de la tragédie classique, — mais avec un style plus plat et un fond de sentimens plus bourgeois.

Le seul malheur est que ni l’une ni l’autre de ces deux affirmations n’a le moindre rapport avec la réalité. Le succès de Lucrèce n’a pas pu contribuer à l’échec des Burgraves, puisque le drame de Victor Hugo a été représenté avant la tragédie de Ponsard : tout au plus pourrait-on dire que c’est l’échec des Burgraves qui, par contre-coup, a rendu le succès de Lucrèce plus significatif. Encore la chose s’est-elle faite contre le gré de Ponsard, admirateur passionné de Victor Hugo, et qui, invité par celui-ci à la première représentation des Burgraves, s’est signalé, jusqu’à la chute du rideau, par l’ardeur obstinée de ses applaudissemens. Et quant à la soi-disant manifestation de « l’école du bon sens » qu’aurait été la première de Lucrèce, la vérité est que cette école n’a jamais existé que dans l’imagination des adversaires de Ponsard ; que jamais celui-ci n’a songé à se poser en chef d’école ; qu’il s’est même longtemps refusé à énoncer, fût-ce dans une préface, les principes littéraires dont il s’inspirait ; et que ces principes n’avaient rien de commun avec ceux qu’a prêtés à « l’école du bon sens » le dépit ou la mauvaise foi de ses détracteurs. C’est, au reste, ce que la simple lecture de Lucrèce suffirait à prouver : l’idéal artistique de l’auteur y apparaît avec une clarté parfaite, et l’on y voit aussitôt que, loin de vouloir revenir aux vieilles formules de la tragédie classique, mais surtout loin de vouloir en rendre les sentimens plus banals et le style plus prosaïque, Ponsard s’est au contraire proposé de dépasser, en quelque sorte, le drame romantique dans la voie d’une étroite et profonde union de la vérité et de la poésie. Ponsard a été un précurseur, bien plutôt qu’un réactionnaire ; son programme, autant qu’on le puisse définir, le rattacherait davantage à Flaubert et à Leconte de Lisle qu’à Voltaire ou à Raynouard ; et si son œuvre, suivant l’aveu de Musset, nous fait entendre « un langage que nous n’avons pas entendu depuis Corneille, » nous ne croyons pas, d’autre part, que jamais un poète ait poussé plus loin le souci de l’exactitude dans les faits, les sentimens, et jusque dans la couleur historique.

Mais on ne sait plus rien de Lucrèce, non plus d’ailleurs que de la personne et de la vie de Ponsard. Et cette ignorance tient, en grande partie, au soin avec lequel l’auteur de Lucrèce s’est toujours tenu à l’écart de la publicité, ayant pour principe qu’un poète ne devait livrer de lui au monde que son œuvre. Tandis que beaucoup de ses confrères s’efforçaient, par tous les moyens, d’entretenir la curiosité autour de leurs noms, prodiguant au premier venu des confidences, d’ailleurs plus ou moins intéressantes, sur leurs projets, leurs idées, leurs procédés de travail, Ponsard s’obstinait dans sa retraite ; n’admettait au spectacle de sa vie que de discrets amis ; il évitait même, le plus qu’il pouvait, le séjour de Paris, dont l’atmosphère et les habitudes, de tout temps, lui avaient déplu. Ainsi s’explique l’extrême rareté des renseignemens biographiques qu’on possède sur lui. Son éloge, prononcé à l’Académie par son successeur Autran, le 8 avril 1869, est à peu près l’unique document un peu sérieux que nous puissions citer : encore n’est-il pas lui-même à l’abri de toute critique. Et quand les journalistes, quand les collaborateurs de dictionnaires ou d’encyclopédies ont à parler de Ponsard, force leur est, faute de mieux, de s’adresser à l’extravagant et fâcheux Jacquot, dit Eugène de Mirecourt, qui a consacré à la biographie de Ponsard une brochure d’une quarantaine de pages où il n’y a pas une ligne qui ne soit une erreur.

Aussi me permettra-t-on de tenter, à l’aide surtout des papiers que m’a laissés mon père, un récit plus fidèle et plus détaillé de cette représentation de Lucrèce. Mais avant d’en commencer le récit, avant d’essayer de faire comprendre la portée de cet événement littéraire et d’en reconstituer la physionomie, je voudrais expliquer en quelques mots comment Lucrèce a été conçue, comment Ponsard s’est pour ainsi dire trouvé nécessairement amené à la concevoir, et à lui donner la forme spéciale qu’il lui a donnée.


I

François Ponsard était né le 9 juin 1814, à Vienne en Dauphiné. Son père. Hercule Ponsard, était président de la chambre des avoués de la ville : il cessa de l’être peu de temps après la naissance de son fils, ayant encouru la colère du président du tribunal pour avoir obéi à ce qu’il considérait comme son devoir. Le petit François fut élevé par lui dans les principes d’une morale austère et inflexible dont il devait garder toute sa vie l’empreinte profonde. C’est à son éducation qu’il attribuait lui-même ces scrupules de probité littéraire qui non seulement l’ont toujours empêché de faire aucune concession à son désir de célébrité, mais qui l’ont tenu presque à l’écart de la vie des hommes de lettres, dans un laborieux et discret isolement.

Il commença ses études au collège de sa ville natale, puis suivit les cours de rhétorique et de philosophie au collège de Lyon. Dans cette humide caserne, le jeune homme se serait cruellement ennuyé si, par bonheur, il n’avait rencontré parmi ses professeurs un certain abbé Noirot, bien connu depuis comme philosophe, mais en outre archéologue érudit et excellent latiniste, qui s’attacha tout particulièrement à lui, et parvint à lui faire partager son culte passionné de l’antiquité romaine. L’abbé Noirot lui mit entre les mains, sans parler des auteurs classiques, toutes sortes de sa vans ouvrages sur la littérature latine, le prit pour compagnon de ses explorations archéologiques, l’accoutuma à admirer jusqu’aux moindres débris de la civilisation et de l’art du passé.

Le baccalauréat franchi, Hercule Ponsard envoya son fils à Paris pour y suivre les cours de la Faculté de droit. Je ne vois aucun fait de quelque intérêt à signaler durant ces années d’études juridiques ; mais elles devaient marquer une sorte de révolution dans la pensée et les goûts de mon père. Comme tous les jeunes gens de son âge, en effet, Ponsard, aussitôt arrivé à Paris, se passionna pour les innovations du romantisme, et notamment pour le lyrisme imagé de Victor Hugo, dont il n’avait rien lu pendant son séjour à Vienne et à Lyon. Et lors même que, plus tard, son idéal littéraire s’écarta de celui des romantiques, son admiration pour Victor Hugo n’en fut pas diminuée. J’ai déjà dit qu’à la représentation des Burgraves, il se fit remarquer par l’ardeur de son enthousiasme : cet enthousiasme n’avait rien d’affecté. Ponsard l’éprouvait le plus sincèrement du monde, et on en retrouve l’écho dans une lettre qu’il écrivait, quelque temps après, à Mme de Castries. Plus tard même, en 1856, dans son discours de réception à l’Académie, l’auteur de Lucrèce parlait encore de la forte impression qu’avait laissée en lui le génie de Hugo : « Je n’ai pas ressenti, quant à moi, y disait-il, les indignations de mon prédécesseur (Baour-Lormian) ; j’avouerai même que le romantisme eut mes premiers enthousiasmes. Les illustres chefs de cette école ont mis leur empreinte ineffaçable à tout ce qu’ils ont touché, à la poésie lyrique, au roman, au théâtre. »

Revenu de ce grand Paris où il s’était senti bien isolé, François Ponsard fut heureux de retrouver, dans sa ville natale, un foyer, une affection attentive et tendre. Bientôt cependant la vie un peu monotone qu’il menait à Vienne commença à lui peser. Il plaidait de temps en temps, — fort bien, paraît-il, — mais pas assez souvent pour que son activité pût s’absorber dans l’étude et la pratique de la jurisprudence.

Tout en se promenant par la ville, il s’amusait à considérer les portes ogivales qui fleurissaient nombre de maisons ; parmi les pierrailles des murs, il reconnaissait des fragmens de statues romaines utilisées comme bouche-trous ; il s’attardait devant les niches vides où jadis s’étaient dressées des figures de la Vierge, brisées pendant le sac de Vienne par le baron des Adrets. Et un soir, comme les feux du soleil couchant rougissaient l’horizon, le spectacle de l’antique cathédrale, dont les clochetons noirs se découpaient sur le fond métallique du ciel, lui inspira l’idée d’un récit viennois, dans le genre de Notre-Dame de Paris. Le lendemain, de bonne heure, il était à la bibliothèque, compulsant les archives, recueillant des matériaux. Au diable la procédure ! Dès la nuit suivante, il se mettait à l’œuvre, écrivait une longue nouvelle dont l’action avait lieu à Vienne, au temps du trop fameux baron des Adrets. Puis, naturellement, d’autres nouvelles suivirent, ensuite des contes, mais surtout des vers. Le jeune avocat était devenu poète.

Mais que faire de ces compositions à la manière de la nouvelle école ? Aller à Paris chercher un éditeur ? Il n’y fallait pas songer. Le papier noirci restait donc soigneusement enfermé dans un tiroir. Et la pire souffrance du jeune homme lui venait de l’impossibilité de confier à quelque ami le secret de ses travaux et de ses projets. Il ne connaissait personne à Vienne qui pût ou voulût s’y intéresser.

Tout arrive, pourtant ; même les événemens les plus improbables. Dans l’hiver de 1837, MM. Timon frères, imprimeurs, eurent l’idée de fonder à Vienne une revue littéraire et archéologique. Ces messieurs étaient propriétaires du Journal de Vienne, qui publiait, à ce moment, les annonces légales. Ce fut dans ce temple de la loi que mon père eut la joie de leur être présenté, quelque temps avant l’apparition du premier numéro de la Revue projetée. L’aîné des Timon interrogea François Ponsard sur ses occupations, sur ses goûts, puis, de son ton le plus bienveillant : « Eh bien, mon jeune ami, venez nous voir demain : j’aurai justement quelques-uns de ces messieurs les rédacteurs de la Revue, vos futurs collaborateurs, je l’espère ! » Ponsard n’eut garde de manquer à l’invitation. Le lendemain, il s’arrête devant une vieille demeure d’allure familiale. Il sonne ; le père Timon lui-même vient lui ouvrir ; et, après l’avoir guidé à travers un labyrinthe de couloirs, l’amène dans une sorte de jardin de curé où les salades fraternisent avec les giroflées. Sous la tonnelle, quatre personnes discutent : Chorier ne se serait-il pas trompé en prétendant que la cathédrale Saint-Maurice datait de 1052 ? Ponsard, consulté, donne des détails précis, retrouvés par lui dans un cartulaire des archives. La connaissance est faite, l’érudit avocat se trouve admis d’emblée parmi les collaborateurs de la Revue a naître. Puis, l’entretien passant de l’archéologie à la littérature, Ponsard, pressé de questions, finit par avouer ses espérances poétiques. Quinze jours plus tard, dans la première livraison de la Revue, paraissait une églogue, modestement signée des initiales F. P.

De cette période date une phase nouvelle dans l’évolution des idées du jeune provincial. Les collaborateurs de la revue viennoise, historiens et archéologues, ramènent son attention sur les sujets dont autrefois, à Lyon, son maître l’abbé Noirot lui a le premier inspiré la curiosité. Ils lui enseignent le culte des antiquités locales, et tout particulièrement, des antiquités romaines, dont la cité dauphinoise est, comme l’on sait, remplie. Tandis que son imagination et son cœur sont encore tout entiers à Victor Hugo et au moyen âge, ces braves gens lui parlent de César, d’Auguste, de Tite-Live et de Suétone. Et leurs paroles pénètrent en lui d’autant plus profondément que, dans le milieu où il vit, il n’y a rien qui ne lui rappelle le monde antique.

Sa famille, soumise à l’autorité du chef, unie et forte, garde la tradition de la famille romaine. L’étude même du droit lui ramène à chaque instant sous les yeux l’exemple du grand peuple dont les lois, après tant de siècles, forment encore la base de nos codes modernes. Mais, plus encore que tout le reste, c’est le contact quotidien des monumens antiques qui a tourné l’attention de mon père vers les études d’où devait sortir sa première tragédie. Il préparait volontiers ses plaidoiries en se promenant par les champs et les bois, un fusil sur l’épaule, accompagné de deux chiens, ses meilleurs amis. Connu, respecté de tous les paysans d’alentour, c’était lui qui les renseignait sur la valeur des pièces antiques qu’ils découvraient en labourant leurs terres. Médailles, bronzes, poteries, pas un jour ne se passait sans qu’on présentât au jeune savant quelque nouvelle trouvaille. Dans notre clos même du mont Salomon, aux portes de Vienne, on venait de mettre au jour, en ouvrant un puits, deux urnes superbes, qui, depuis, ont toujours occupé une place d’honneur dans l’appartement de mon père. Encore n’était-ce rien auprès des médailles qu’on déterrait tout près de Vienne, à Saint-Romain en Gall, dans une petite ferme appartenant à l’oncle maternel de Ponsard. C’est en partie dans le terrain de cette ferme qu’étaient enfouies les ruines de cet extraordinaire palais des Miroirs, d’où provient, entre autres choses, l’admirable Vénus accroupie du musée du Louvre.


II

On comprendra sans peine que, dans un tel entourage, François Ponsard, éloigné des distractions d’une grande ville, et à peu près sans nouvelles du mouvement littéraire de Paris, se soit trouvé presque fatalement entraîné vers l’étude de l’antiquité. Durant les longues soirées d’hiver, il lisait et relisait les historiens romains. De temps en temps il remontait le Rhône jusqu’à Lyon, d’où il ne manquait jamais de rapporter, avec des ouvrages de droit, quantité de livres latins et grecs. Je vois encore un Tite-Live acheté à cette époque, énorme in-folio qui devait servir, plus tard, à rehausser ma chaise d’enfant, mais qui, alors, était ouvert en permanence sur la table de mon père.

Et non seulement cette fréquentation incessante de l’antiquité lui inspirait le désir d’une exacte restitution artistique des vieilles mœurs romaines ; non seulement elle le préparait à mettre dans son œuvre une couleur plus juste que celle dont les poètes du romantisme revêtaient leurs peintures des âges passés ; elle lui suggérait encore, peu à peu, le goût d’une forme plus simple, plus humaine. Virgile et Tite-Live, sans lui rien ôter de son admiration pour Victor Hugo, lui apprenaient qu’on peut être éloquent à moins de frais et poétique avec moins de bruit ; et puis, de ces auteurs latins sa curiosité se transportait, par une pente naturelle, vers leurs successeurs du XVIIe siècle. La vigueur de Corneille, la tendresse de Racine, le clair génie de Molière surprenaient maintenant le jeune avocat comme si, pour la première fois, il lisait ces grands écrivains. Ils lui apprenaient que la recherche de la pureté et du naturel était plus désirable que la recherche de l’effet, en même temps qu’ils le mettaient en méfiance contre lui-même, en lui faisant sentir la difficulté de toute entreprise vraiment littéraire. Longtemps, en effet, mon père s’interrompit d’écrire. A peine si, après son églogue, il fit paraître dans la Revue de Vienne deux courts poèmes et une étude, également très courte, sur Corneille, Racine et Shakespeare. Des deux poèmes, le premier était une description du temple d’Auguste et de Livie, le second avait pour titre Une Noce ancienne. Mais plus caractéristique encore est son étude en prose : elle nous montre que, dès 1839, le jeune poète avait conscience de l’idéal littéraire auquel il devait rester fidèle jusqu’à la fin de sa vie.

Ce n’est, à vrai dire, qu’une esquisse, mais déjà le jugement est formé ; déjà Ponsard sait ce que doit et ce que ne doit pas être la poésie telle qu’il la comprend.


Il y a en premier lieu quelque chose de mort à tout jamais : c’est la friperie du langage littéraire de l’Empire... Quant au franc vers cornélien et à la sentimentale musique de Racine, c’est bien différent. Voilà de la vraie et belle poésie. Si elle survit glorieusement aux ruines du système classique c’est par cela même qu’elle n’était pas dans les conditions serviles de cette prétendue noble phraséologie, c’est qu’elle puisait sa noblesse dans l’idée et non pas dans les expressions distinguées alignées par un chevillage de convention.

Mais ces grands poètes ont-ils concentré toutes les formes du beau dans leur horizon ? Ne reste-t-il rien en dehors qui mérite une exploration ?... En ce sens, l’école de Victor Hugo a rendu à l’art d’importans services. Je ne parle pas des plats imitateurs qui sont toujours à la queue de toute création puissante, de ces médiocres reproducteurs de la forme extérieure, déjà plus vieillis que les classiques dont ils se moquent sans intelligence ; je ne parle que des maîtres de l’école.

Sans doute on est allé trop loin : mais les excès sont inséparables de l’ardeur d’une révolution. Il fallait un coup de vigueur exagéré pour secouer les esprits engourdis. L’ébranlement a été donné : puis viendra la réaction, si elle n’est déjà venue ; puis la littérature, longtemps oscillante, se reposera dans les bienfaits de l’éclectisme.


Le mot d’éclectisme sonne fâcheusement à nos oreilles : mais l’éclectisme tel que l’entendait Ponsard n’avait rien de commun avec une doctrine qui consisterait à rassembler des élémens disparates, empruntés à droite et à gauche. Être « éclectique, » pour le futur auteur de Lucrèce et de Charlotte Corday, cela signifiait avant tout cesser de mépriser les anciens, et notamment les grands poètes de l’école classique ; cela signifiait, en outre, continuer le romantisme en le débarrassant de l’excès des descriptions purement extérieures, en y introduisant une vie plus naturelle et des sentimens plus humains, en le rendant plus conforme à son propre programme, qui consistait à unir la poésie avec la vérité. Et cet « éclectisme, » — Ponsard le dit lui-même — ne doit pas être considéré comme une « réaction, » mais plutôt comme une consolidation, comme un « repos » en territoire conquis.


III

Restait, pour le jeune poète, à tenter enfin une application de ces idées ainsi élaborées. Il s’y décida enfin, après avoir longuement hésité. Et ce fut une cause tout occasionnelle qui lui fournit le sujet de sa première tentative.

Dans la salle à manger de la maison de Ponsard, à Mont-Salomon, se trouvait, se trouve aujourd’hui encore un grand tableau représentant la chaste Lucrèce à l’instant même où elle enfonce le poignard dans son sein. De ses yeux coulent de grosses larmes et l’expression de sa figure décèle une résolution farouche. Pourquoi ce tableau chez un avoué ? Je ne sais. Peut-être un cadeau donné par un client, peut-être une « occasion » dénichée à Lyon, car le cadre est fort beau et s’adapte parfaitement à la place qu’il remplit. Mon père, en tout cas, avait eu le tableau sous les yeux depuis son enfance. Bien souvent cette dame, avec son poignard, avait traversé ses rêves. Le suicide étant tenu chez nous pour un affreux péché, on avait dit au petit François que cette Lucrèce avait commis un crime et avait été, en conséquence, condamnée à se tuer. Mais maintenant il connaissait, il savait par cœur le récit laissé par Tite-Live de la mort de Lucrèce. Et à force de considérer le tableau et de se représenter en imagination les scènes tragiques qu’évoquait cette mort, il songea que c’était là une belle matière pour une tragédie : mieux que toute autre, elle pouvait permettre au poète de faire revivre l’antiquité latine, et d’en traduire avec simplicité les sentimens héroïques ; de réaliser, en un mot, le programme exposé dans le petit article de la Revue de Vienne. Ainsi, pendant quatre longues années fut conçue, méditée, écrite, sans le moindre souci de succès, la tragédie de Lucrèce. Elle fut achevée dans l’automne de 1842.

La pièce faite, restait à la lancer dans le monde ; et certes ce n’était pas le bon M. Timon qui pouvait s’en charger. Ce n’était non plus le père de Ponsard, qui, au contraire, commençait à trouver que son fils ne plaidait pas assez ; qu’il se relâchait de son travail ; qu’il perdait son temps... Et comme il le pensait, le digne avoué le disait, n’étant pas homme à dissimuler ce qu’il avait sur le cœur.

Un jour que le sermon paternel avait été particulièrement sévère, François, pour se consoler, avait pris son fusil, sifflé ses chiens, et était descendu sur la rive du Rhône. Mais il n’était pas en humeur de chasser. Assis à l’ombre d’une saulaie, suivant du regard le cours de l’eau, il rêvait à la tragédie achevée et à d’autres tragédies possibles, lorsqu’un coup de feu retentit près de lui, et une superbe sarcelle s’abattit à ses pieds. Quelques secondes plus tard, un chien griffon se frayait un passage à travers les ronces, et Ponsard voyait se dresser devant lui un jeune homme d’élégante tournure, en costume de chasse. L’inconnu avait à peine une vingtaine d’années. « Pardon, monsieur, dit-il fort poliment à Ponsard, veuillez m’excuser d’avoir troublé votre repos ou votre rêverie. » Mon père répondit sur le même ton, et l’on se mit à chasser côte à côte. A la fin de la journée, les deux jeunes gens étaient amis intimes. L’élégant chasseur, Charles Reynaud, avait appris à Ponsard qu’il était Viennois, lui aussi, mais qu’il demeurait à Paris et s’y occupait de littérature. Ponsard, en échange, lui avait raconté ses ennuis, ses désirs, et avait fini par lui avouer Lucrèce. Le lendemain il lisait la pièce, et Reynaud, enthousiaste, la proclamait un chef-d’œuvre. « A Paris ! à Paris ! » répétait-il à son nouvel ami ; « A Paris, à Paris ! » redisait-on chez les Timon, où Lucrèce était également appréciée à sa valeur. Mais François ne pouvait partir sans le consentement de son père, et jamais celui-ci ne consentirait à une telle folie.

C’est alors que Reynaud proposa un plan de bataille aussitôt adopté. Il irait seul à Paris, mais il emporterait avec lui le précieux manuscrit. Si la pièce était refusée, l’amour-propre de Reynaud n’en subirait aucune atteinte, et il y avait vraiment peu de chances que le bruit de l’échec dût jamais parvenir aux oreilles de maître Hercule Ponsard, ni à celles de M. le président du tribunal de Vienne. Si au contraire la pièce était reçue, le jeune poète pouvait dire adieu à M. le président et venir tranquillement à Paris pour y cueillir ses lauriers.

Aussitôt rentré à Paris, Reynaud s’en va errer sous les galeries de l’Odéon. Il y rencontre Ricourt et lui déclame, sans plus tarder, séance tenante, quelques tirades de Lucrèce. Ricourt, émerveillé, mène aussitôt Reynaud chez Lireux, alors directeur du second Théâtre-Français. Lireux écoute la pièce, en est ravi, la reçoit d’emblée. « Inutile de consulter ma bourriche ! » ajoute-t-il. Sa « bourriche, » c’était son comité de lecture. Mais la « bourriche, » mécontente de ce manque d’égards, se venge en refusant la pièce à l’unanimité. Lireux fait faire une seconde lecture. mystère ! la pièce est cette fois reçue à l’unanimité ! Les choses allant ainsi au mieux, Reynaud déclara qu’il allait prévenir son ami Ponsard. Lireux et Ricourt de sourire, en hommes à qui on n’en faisait pas accroire. L’invention d’un Monsieur Ponsard qui aurait écrit la pièce était assez plaisante ; mais Lucrèce reçue, elle n’avait plus désormais aucune raison d’être.

Reynaud, cependant, s’occupait à présent de préparer le succès de l’œuvre de son ami. Tous les soirs, au café Tabourey, il récitait imperturbablement Lucrèce à qui voulait l’entendre. Là encore, d’ailleurs, Ponsard passait pour une fiction ; l’auteur était Reynaud lui-même, cela se sentait assez au ton dont il parlait de l’œuvre nouvelle. Mais l’œuvre n’en transportait pas moins d’admiration les étudians du café Tabourey, comme elle avait transporté Reynaud, les frères Timon, Ricourt et Lireux. On rencontrait maintenant dans tout le quartier Latin des jeunes gens qui déclamaient des fragmens de la tragédie. N’ayant guère à s’émouvoir d’une politique plutôt terne, toute la curiosité de la jeunesse se tournait fiévreusement vers la littérature. Bientôt les salons eux-mêmes, comme je l’ai dit, percevaient, un écho de la gloire de Lucrèce. Reynaud, invité partout, récitait, récitait toujours.


IV

L’affaire en était là lorsque Ponsard fit enfin son apparition. Ce fut une grande surprise de part et d’autre. Les admirateurs de Lucrèce étaient stupéfaits de découvrir que la tragédie à la mode avait vraiment pour auteur un jeune avocat de province ; et le provincial ne l’était pas moins d’entendre tout ce bruit autour de son œuvre.

Quand il revint de son étonnement, ce fut pour s’inquiéter plus encore que pour se réjouir. Il craignait que cette notoriété prématurée ne fût préjudiciable au succès de sa pièce. Quelle ne serait pas l’exigence de gens qui attendaient un chef-d’œuvre ! Déjà, du reste, la critique commençait à se montrer peu bienveillante. Ne pouvant attaquer Lucrèce, encore inconnue, elle s’ingéniait à railler, à caricaturer l’auteur. Le lendemain de la première représentation des Burgraves, de petits journaux se moquaient de la façon dont Ponsard tenait son lorgnon. Qu’allait-on penser à Vienne en lisant ces méchancetés ? Ponsard, qui jouait une grosse partie, s’épouvantait à la pensée des suites que risquait d’entraîner pour lui l’amitié trop zélée de Charles Reynaud. Voici ce qu’il écrivait à son cher Timon, deux mois avant la représentation de la tragédie :


24 février 1843.

Théophile Gautier a écrit au directeur de l’Odéon pour lui assurer qu’il n’avait aucune malveillance contre le « Dieu Ponsard ; » qu’il croyait même que ses innocentes plaisanteries étaient une excellente réclame. Je ne suis pas de son avis. Mais enfin Hugo a en cent fois pis à chacune de ses pièces. Lireux va me faire souper dimanche avec Gautier, qui a manifesté grande envie de me voir...

J’ai à des tous les Girardin, à cause de Judith et de la Duchesse de Châteauroux. On a sacrifié définitivement cette dernière, qu’on ne jouera qu’après Lucrèce. Attends-toi à bien d’autres choses plus mordantes contre moi ! Mais ne t’alarme pas, ce n’est pas à beaucoup près aussi effrayant que tu le crois. Seulement il est évident que, désormais, je ne peux pas avoir un quasi-succès : ce sera ou un triomphe ou une chute. La première représentation est avidement attendue. Il y a au moins cinq cents personnes qui savent quelques-uns de mes vers par cœur. C’est à la mode, tant pis ! Bocage enrage: un inconnu lui a débité, dans une soirée, trois cents vers de Lucrèce ; heureusement il tient trop à son rôle pour s’abandonner à sa vexation.


J’ignore quelles peuvent avoir été les « plaisanteries » de Théophile Gautier, dont mon père fait mention dans cette lettre. Mais certainement l’hostilité contre Lucrèce venait surtout du camp romantique. Les amis de Victor Hugo, justement irrités de l’échec des Burgraves, avaient imaginé d’en rendre responsable une tragédie qu’ils ne connaissaient pas, et qui n’avait d’autre tort que de se produire au même moment. C’étaient eux qui, avant la représentation, s’amusaient à parodier Lucrèce, ridiculisant un peu au hasard le sujet, les noms des personnages, quelques lambeaux de vers entendus çà et là. Et mon père, qui se rendait compte de cette hostilité, la déplorait d’autant plus qu’il se sentait plus innocent de la coïncidence d’où elle était née. La lecture même de Bocage, les éloges de Lamartine, la sympathie de Sainte-Beuve ne suffisaient pas à le rassurer.

Encore ces inquiétudes n’étaient-elles rien en comparaison de celles de ses parens, qui, de jour en jour, regrettaient davantage de l’avoir laissé partir. On pourra juger de leurs alarmes par la curieuse lettre que voici, écrite à Hercule Ponsard par son compatriote Jules Janin, quelques jours avant la première représentation de Lucrèce :


Oui, certes, Monsieur, vous faites bien de croire à mon vif et fraternel dévouement pour votre fils. Les raisons que vous me dites, le Rhône, Condrieu, mon père qui m’aimait tant, ma noble mère, mon enfance heureuse et chaste sur ces beaux rivages, les premières luttes de cette vie littéraire, si remplies de chances et de périls, voilà toutes les raisons que je me suis dites quand j’ai vu votre fils nous arriver de là-bas, sans autre appui, sans autre espérance qu’une tragédie en vers. Pour ces causes, il était impossible que je ne fusse pas, tout d’abord, l’ami dévoué de mon compatriote ; mais quand j’ai vu que c’était là un grand poète, un sincère et loyal talent, vous pensez que ma joie a été grande. Donc, Monsieur, rassurez-vous, prenez confiance dans les destinées de votre fils et ne vous troublez point des premières injures dont on l’honore. N’est pas injurié qui veut l’être dans ce grand Paris, où le bien comme le mal est pesé à chacun et à tous. Il est bien rare d’être assez heureux pour attirer tout de suite la jalousie et l’envie et les colères.

Il m’a fallu quinze ans pour en venir là, moi qui vous parle, et, Dieu merci ! du côté des succès littéraires je n’ai plus rien à désirer. Mais aussi, à côté de ces tristes menées, votre fils a rencontré d’honorables sympathies, des amitiés fidèles, de ferventes et chaleureuses protections. Je voudrais vous le montrer déjà célèbre, déjà entouré d’une foule attentive : sa tragédie est un événement. On en parle beaucoup plus qu’on ne parle des plus gros drames applaudis du théâtre français. C’est une faveur très recherchée d’assister à la lecture de ces beaux vers et, en effet, c’est là véritablement le premier succès poétique. On retrouve dans ces vers un souvenir excellent de l’antiquité grecque et latine. Ce jeune homme est le maître de son vers ; il le domine de toute sa hauteur et lui fait dire tout ce qu’il veut dire et rien de plus. Je vous promets pour votre fils un succès calme, sérieux, complet, inusité. Sa tragédie peut ne pas réussir au théâtre, car personne ne peut rien prédire au milieu du tumulte et des caprices du parterre ; mais chacun peut dire à l’avance tout le succès que cette belle œuvre doit opérer à la lecture. Bref, votre fils a la vocation ; il a le feu intérieur, il a la chose intime et cette verve qui pousse les poètes. N’y comptez plus pour se battre avec les avocats du barreau de Vienne. N’y comptez plus pour mener la vie obscure de notre province. Je dis plus, hélas ! n’y comptez plus pour le bonheur intime de la famille, pour les douces joies du foyer domestique, mais pour le bruit qui se fait autour des intelligences avancées, pour l’éclat que donne la poésie, pour la fortune qui se trouve au théâtre, pour la renommée et même pour la gloire de votre nom, comptez-y.

Je ne sais. Monsieur, si ce que je vous dis peut être regardé pour une menace ou pour une promesse, si vous devez vous inquiéter ou vous réjouir. Hélas ! moi-même, je n’en sais rien, ou plutôt, quand je viens à me souvenir de nos beaux paysages, de notre vie facile, de notre pauvreté heureuse, de nos beaux jours des bords du Rhône, j’ai bien peur que votre fils ne soit un homme à plaindre à cause même des belles promesses de l’avenir. Du reste, il est fort bien entouré à Paris. Il a pour l’aimer, pour le protéger, pour le défendre, un ami à lui, un enfant du Rhône tout comme lui, et pour le conseiller, pour le guider dans cet affreux labyrinthe qu’on appelle le théâtre, un ami à moi, un bon et honnête garçon qui ne lui fera pas défaut. Après eux, lui, moi qui me tiens sur la défensive, j’arriverai le tambour battant et la mèche allumée et vous verrez que je sais prendre le parti d’un jeune homme et de son esprit et de son talent et de son cœur. Ce sont là autant de motifs pour que vous dormiez en repos.

Allons donc, Monsieur, du courage ! Le grand jour de la première bataille va bientôt venir ; mais il faut que vous preniez bien vite l’habitude du courage et du sang-froid. Si vous saviez que c’est toujours à recommencer, qu’une bataille gagnée est toujours suivie d’une autre bataille, et qu’une bataille perdue, tout est à recommencer ! Si vous saviez que c’est une lutte de toutes les journées, de toutes les heures, et que maintenant votre pauvre enfant est peut-être plus que mort et enterré ! C’est alors que vous auriez le frisson de la peur. Mais, silence ! ne dites pas tout cela à sa mère : la pauvre femme aurait trop peur.

Bonjour, Monsieur, vous et moi, nous combattons pour la même cause, pour le même triomphe, pour le même héros. A coup sûr, nous gagnerons la bataille. J’espère bien vous porter moi-même la bonne nouvelle et montrer en même temps à ma jeune femme qui est avenante, mes amis connus et inconnus de Condrieu et de Saint-Pierre-de-Bœuf.

Je suis bien tout à vous et de tout mon cœur,

J. JANIN.

14 mars 1843,


L’excellent Janin se demandait ingénument si ce qu’il écrivait là au père de Ponsard, pour le rassurer, « pouvait passer pour une promesse ou pour une menace ; » et en effet le vieil avoué était homme à trouver que de telles promesses ne laissaient pas d’être plutôt menaçantes. Mais, fort heureusement, il n’allait pas tarder à être rassuré par les faits eux-mêmes, et mieux qu’il n’aurait pu l’être par les prédictions les plus optimistes.


V

Lucrèce fut représentée sur la scène du second Théâtre-Français le 22 avril 1843 : Bocage tenait le rôle de Brutus, Maubant celui de Collatin, Mme Dorval celui de Lucrèce. La première représentation fut un véritable triomphe, et le succès grandit encore aux représentations suivantes. Tous les critiques, même les plus hostiles, furent forcés de reconnaître que le public accueillait la pièce avec enthousiasme. « Le plus grand succès, le plus légitime, le plus mérité a accueilli cette tragédie, » écrivait Jules Janin, dans le Journal des Débats. « Il faut un grand mérite, écrivait Hippolyte Lucas, pour soulever avec la seule force des idées l’enthousiasme d’une salle entière. » « Prodigieux succès ! constatait Charles Magnin dans la Revue des Deux Mondes. » Et Jay, dans le Constitutionnel, terminait ainsi le dernier des quatre longs articles qu’il consacrait à Lucrèce : « Ce serait un double honneur pour la mémoire de cette illustre Romaine que son nom se trouvât attaché à deux grandes révolutions, l’une politique à Rome, l’autre littéraire, à Paris. »

Ce n’est pas que, après avoir reconnu le triomphe de Lucrèce, ces critiques fussent unanimes à le proclamer « mérité. » La plupart faisaient même d’assez nombreuses réserves. Les uns blâmaient les vers, tout en rendant hommage à la vérité des peintures, tandis que d’autres déclaraient les vers excellens, et au contraire blâmaient la fausseté des peintures. Mais le plus curieux de ces premiers jugemens porté sur Lucrèce est à coup sûr celui de Théophile Gautier, qui écrivait dans la Presse du 2 mai :


Les éloges donnés à M. Ponsard ont naturellement amené d’amères critiques contre Victor Hugo ; et les articles faits sur Lucrèce sont consacrés en grande partie à de violentes diatribes contre l’auteur de Ruy Blas, de Marion Delorme, des Orientales, et de tant d’autres chefs-d’œuvre qui resteront dans la langue comme des monumens. L’on est toujours bien aise de saper un homme de génie avec un homme de talent. C’est une tactique qui, pour n’être pas neuve, n’en est pas moins habile, et qui, temporairement, produit toujours un certain effet. Il s’est trouvé des critiques qui ont loué M. Ponsard de manquer de lyrisme, d’imagination, d’idées et de couleur, et l’ont félicité surtout de ses qualités négatives. Nous croyons que le jeune poète sera peu flatté de ces complimens étranges, dictés par une haine aveugle contre un auteur illustre qui possède ces défauts au plus haut degré.


Théophile Gautier avait raison d’affirmer que de tels complimens devaient cruellement déplaire au poète de Lucrèce. Mais ce qui rend cet article si curieux pour moi, c’est que je n’ai absolument pas pu arriver à comprendre à quelles critiques Gautier faisait allusion. J’ai compulsé tous les journaux de l’époque, du moins tous ceux que possède la Bibliothèque nationale, et je dois déclarer que je n’ai pas découvert même l’ombre de ces « étranges complimens. « Tout au plus Gautier a-t-il pu lire, dans l’article d’Hippolyte Lucas, qu’on ne devait pas abuser au théâtre de la couleur locale. Ponsard n’ayant point eu la précaution de publier sa Préface de Cromwell, le digne critique du Siècle, évidemment, s’imaginait que Lucrèce était une tragédie dans le genre classique, dans le genre de celles de Ducis ou de Baour-Lormian, et que toute couleur locale en était exclue. Mais à l’exception de cet unique passage, je ne vois rien qui justifie la riposte de Gautier. Il y a bien l’article de Magnin où Ponsard est loué, en effet, de n’avoir pas compliqué d’une mise en scène trop chargée l’action de sa pièce, et il y a aussi les quatre articles de Jay où Lucrèce est traitée de « révolution littéraire. » Seulement l’article de Magnin est du 1er juin, le premier article de Jay est du 25 mai : et c’est le 2 mai que Gautier répond d’avance à ce qu’ils vont dire ! Explique qui pourra ce phénomène de divination !


VI

La vérité est que la presse, en général, s’est montrée assez froide pour la tragédie nouvelle, et que la critique n’a guère pris de part au triomphe de Lucrèce. Pour apprécier le talent de Ponsard, elle a attendu cinq ans, jusqu’à la reprise de l’œuvre en 1848. Et cependant Lucrèce, sans elle, malgré elle, continuait à attirer la foule et à la ravir. Le succès s’affirmait avec tant de retentissement que, six jours après la première représentation, Ponsard recevait une invitation des Tuileries et dînait à la table du roi Louis-Philippe. Deux mois plus tard c’était Lucrèce qui, à la Chambre des députés, était citée comme argument par M. de la Valette pour le vote d’une subvention de 60 000 francs au théâtre de l’Odéon. « Sans le second Théâtre-Français, — déclarait l’orateur, — un ouvrage qui nous promet un poète tragique de premier ordre serait resté dans l’oubli. » Et la subvention était aussitôt votée. Le 25 avril 1845, Ponsard était fait chevalier de la Légion d’honneur ; le 4 juin, sur le rapport de Villemain, l’Académie française lui décernait un prix de 10 000 francs, « destiné à récompenser la meilleure tragédie. » C’est à propos de ce prix que mon père recevait de Sainte-Beuve la lettre que voici :


Ce 17 juin.


Monsieur,

Je suis heureux de recevoir votre aimable remerciement, mais vous ne m’en deviez aucun de particulier. J’ai eu plaisir à m’associer à un acte de justice et de bonne littérature.

Au sein de la commission, je m’étais vite rallié aux paroles très vives de M. Villemain en votre faveur. Au sein de l’Académie, j’ai applaudi mon excellent ami et voisin, M. Patin, qui a plaidé pour Lucrèce d’une manière vraiment éloquente ; c’est à lui, Monsieur, c’est à M. Villemain, c’est enfin à MM. Molé et Cousin, qui ont pris la parole avec puissance et à-propos, que vous devez quelque chose de particulier ; mais il ne m’est pas moins très doux. Monsieur, que vous croyiez aux sentimens de sympathie que m’a inspirés votre pièce dès le premier jour et que j’ai été heureux de pouvoir finalement exprimer par un vote positif.

Continuez, Monsieur, et que vos futurs succès vous conquièrent au sein de l’Académie encore mieux que des couronnes.

Agréez, je vous prie, l’expression de ma haute considération,

SAINTE-BEUVE.


Mais ce qui prouve le mieux l’immense succès de Lucrèce, c’est le nombre des parodies auxquelles elle a donné lieu : Hernani lui-même, naguère, n’en avait pas fait naître une plus grande abondance. La plupart de ces parodies, malheureusement, manquent trop d’esprit pour qu’il y ait aucun intérêt à les ressusciter. Bornons-nous donc à rappeler quelques titres, au hasard : Lucrèce à Poitiers, tragédie-vaudeville en trois actes, par un certain Léonard ; les principaux personnages sont Lucrèce et Guanhumara ; — Lucrèce Collatin, ou la Vertu mal récompensée. — La Lucrèce de M. Ponsard racontée par Jérôme Paletot, petit-fils de Cadet Buteux, facétie en vers de S. H. Chabenat ; — l4Anti-Lucrèce, par Aristophane PHiloradix (de son vrai nom : Aubin Gautier). — Examen et Appréciation impartiale de la Tragédie de Lucrèce de M. Ponsard, par Hermann Seiglerchmidt, ancien précepteur de S. A. R. le prince Georges de Prusse. Ce dernier ouvrage, à proprement parler, n’est pas une parodie, mais un véritable « examen, » et je ne serais pas étonné qu’il fût l’œuvre d’un véritable « précepteur : » la pièce y est analysée vers par vers, en soixante-dix pages ; toutes les expressions en sont considérées séparément, et, suivant le caprice de l’auteur, approuvées ou blâmées. Peu s’en faut que l’auteur ne numérote les fautes qu’il relève, pour en mettre le total en balance avec la somme des bons points accordés par lui tout au long de son « examen. »


Telle est, en résumé, l’histoire de Lucrèce. J’ai fait de mon mieux pour raconter les conditions où est née cette tragédie, les circonstances qui ont précédé et suivi sa représentation. Son rôle historique est suffisamment hors de doute pour que je me sois cru en droit d’en rappeler l’importance. Quant à sa valeur littéraire, on comprendra que je laisse à d’autres le soin de l’apprécier. Je voudrais seulement qu’au lieu de continuer à répéter sur Lucrèce des jugemens plus ou moins suspects, et en tout cas surannés, on prît la peine de la lire, et de se rendre compte par soi-même de ses qualités et de ses défauts. Comme le disait Lamartine, elle a marqué une date dans l’histoire de notre littérature dramatique : je voudrais que l’on comprît de quelle révolution elle a « marqué la date, » et si vraiment, ainsi que l’ont prétendu ses premiers adversaires, — voire quelques-uns de ses premiers amis, — elle a donné le signal d’une réaction contre le goût nouveau, ou si elle n’a pas été plutôt un peu en avant dans le chemin d’un art plus libre et plus naturel. C’est en tout cas de cette façon que l’avait conçue son auteur. 3Je me suis efforcé de ramener le vers du drame à une simplicité extrême, — écrivait-il, — et je me suis donné pour arriver à ce résultat autant de peine que d’autres pour entasser les images éclatantes et les idées ambitieuses. » Admirateur passionné des conquêtes du romantisme, tout son effort n’a eu pour objet que de les « simplifier, » en y mettant moins d’artifice et plus de vérité.


F. PONSARD.

  1. A l’occasion de la reprise annoncée de Charlotte Corday, nous avons pensé qu’on ne lirait pas sans intérêt ces renseignemens inédits sur les débuts littéraires du poète. Nous les devons à l’obligeance de son fils ; et ils forment l’un des chapitres du livre que M. F. Ponsard prépare sur la Vie et l’Œuvre de l’auteur de Lucrèce et de Charlotte Corday.