La Première Moitié du XIXe siècle

LA PREMIERE MOITIE


DU


DIX-NEUVIEME SIECLE.




L’année 1850 vient de commencer, et la première moitié du XIXe siècle est déjà tombée dans le domaine de l’histoire et du passé. Né sur un sol nu, sur une terre couverte de ruines, bercé dans les batailles, élevé dans les insurrections, il a commencé par une reconstruction et il continue par une immense destruction. À le considérer dans son ensemble, il est confus, sans ordre, sans logique, sans tendances nettes et définies. Des tâtonnemens, de périlleuses expériences, des aspirations inouies, des désirs vagues, d’excessives passions, des puérilités farouches, sont jusqu’à présent ses caractères distinctifs. Au-dessus de tous ces élémens qui s’assemblent sans se mêler, se heurtent sans parvenir à s’entre-détruire, plane comme le grand fantôme de la fatalité. Jamais siècle n’a été autant un siècle de vieillards et d’enfans, de radotage et de puérilité. Les ruines, malgré tous les efforts du radicalisme, persistent à vivre avec une ténacité singulière ; les germes, malgré le sang et les larmes dont on les arrose sans cesse, ne peuvent grandir ; la sève ne peut pas se développer, la mort ne peut pas arriver. Jamais société n’a été placée dans des conditions de santé plus déplorables, n’a eu des fortunes plus diverses. Le XIXe siècle a jusqu’ici mené une vie d’aventurier et de courtisane : aujourd’hui au plus haut degré de la fortune, demain dans la rue ; spéculations hasardeuses, méthodes de conduite paradoxales, expédiens ingénieux, luxe acheté à crédit, misères somptueuses, rien n’y manque, la ressemblance est complète.

Cinq gouvernemens usés en cinquante ans, une demi-douzaine de philosophies construites à priori pour devenir le code des esprits épuisés, trois ou quatre théories ; de gouvernement démolies, voilà le bilan politique et moral des productions du XIXe siècle. Jamais l’homme ne s’est drapé dans de plus somptueux haillons, et jamais sa misère native n’a mieux apparu à travers les déchirures de ses systèmes que dans ce temps-ci. Cependant les faits matériels se produisent toujours, s’entassent toujours comme des végétations stériles dans des champs laissés sans culture. Ces faits, inférieurs encore aux idées, aussi mauvaises que soient celles-ci, démentent à chaque instant les aspirations et les élans du siècle. Le siècle pense d’une manière et agit d’une autre. Avant tout, semble-t-il dire, il faut vivre, et il vit comme il peut.

Ainsi, pour peu qu’on prenne en bloc les événemens de ces cinquante dernières années, voici ce qu’on trouve, à quelque époque que l’on se place : promesses d’avenir magnifique, passé infime et grelottant, présent précaire. Bien des gens pensaient aussi, il y a deux ans, qu’avec un gouvernement républicain, les horizons seraient plus beaux encore et les lointains plus riches ; mais il n’en est rien, hélas ! et, au moment où nous sommes parvenus, ce caractère particulier du XIXe siècle semble vouloir disparaître pour être remplacé par l’anxiété, la crainte, la défiance de l’avenir, et enfin par tout ce qu’il y a de plus contraire à l’aspiration et aux ambitions qu’il avait manifestées jusqu’alors. Puisque nous voilà au moment décisif où les siècles transforment leurs tendances et changent les couleurs et les formes extérieures qui les rendaient reconnaissables, puisqu’au lieu d’une jeunesse guidée par une ambition audacieuse et ne doutant de rien, nous arrivons à une maturité pleine d’expériences, de remords, de soucis et d’anxiétés, considérons un moment ce XIXe siècle dans lequel nous sommes appelés à vivre et à combattre, résumons toutes ses expériences et tâchons de démêler quelques lueurs d’avenir.

Il est incontestable que le plus grand événement des temps modernes est la révolution française, qu’on la considère sous tel ou tel point de vue, peu importe. C’est de là que datent tous nos malheurs. Le temps approche où la révolution française sera jugée tout autrement qu’on ne l’a fait jusqu’à présent, et ne croyez pas que nous parlions avec passion, non : Dieu nous garde de méconnaître tout ce que contenaient d’utile et de salutaire les idées de 89 ; mais, encore une fois, la révolution ne fut bonne et salutaire que par l’intention. Oui, il fallait certaines réformes : cependant je ne puis pas croire que la révolution ait été faite simplement pour réprimer quelques abus et introduire la liberté dans les institutions françaises ; je ne puis admettre que la fatalité soit l’unique cause des malheurs de cette révolution ; je ne puis jeter sur le compte du destin ou du hasard tous les crimes et tous les désastres qui l’ont suivie. Si la révolution n’était qu’une tentative de liberté, qu’un essai de gouvernement constitutionnel, tout le monde y applaudirait ; mais alors bien certainement elle ne serait pas le plus grand événement des temps modernes. Non, il y a bien autre chose dans cette révolution, et le XIXe siècle tout entier n’est que l’histoire de ses maladies de son adolescence, le long récit de ses ambitions, de ses désirs et de ses passions.

C’est en 1789 que commence, à proprement parler, le XIXe siècle, et il ne cessera que le jour où une direction différente de la direction révolutionnaire, supérieure à cette dernière, sera imprimée à l’esprit humain. La révolution française restera le phénomène dominant des temps modernes, tant que la société n’aura pas devant elle un idéal meilleur, plus pur que les intérêts matériels, moins effacé que l’idéal du passé, plus original que les imitations constitutionnelles dont on nous a dotés ; car voilà le caractère principal de la révolution, c’est une complexité fatale, et qui semblerait formée par l’esprit du mal lui-même pour égarer les hommes les meilleurs et les plus mauvais. On dirait un mélange singulier du bien et du mal qui porte au crime, pousse à la grandeur, invite au mouvement et effraie la raison. L’idéal de la révolution française, véritable monstre, Protée insaisissable, est plus généreux et plus pur, après tout, que les intérêts matériels, plus vivant que l’ancien idéal des nations européennes, plus original, et j’insiste à dessein sur ce mot, plus spontané, plus près des instincts de l’homme, plus propre à remplir son imagination que les importations politiques de l’Angleterre et des États-Unis. Cette complexité est la chose la plus propre à effrayer un philosophe, et c’est pourquoi la révolution française nous a toujours paru un fait très discutable, très équivoque, en tant que fait politique et moral. Ce qui le prouve le mieux, ce sont les explications singulières, toutes différentes, qui ont été données de ce fait si rapproché de nous. C’est un changement de régime, dit l’un ; c’est une crise dans l’humanité, dit l’autre ; c’est une régénération politique, c’est l’aurore d’une nouvelle humanité. Si vous vous attachez à 89, si vous en adoptez les principes, soudain le monstre change et devient 93 ; si vous vous effrayez de sa transformation, il se replie sur lui-même et apparaît ivre et couronné de roses fanées sous la forme du directoire ; si cette apparition orgiaque vous répugne, soudain il revient en uniforme militaire sous la forme glorieuse du consulat. Il n’y a pas de moment, dans la révolution française, où l’on puisse dire : Voilà l’année fondamentale, le point décisif, le moment tout-à-fait important. Toutes ses phases, toutes ses périodes sont également importantes, car toutes répondent à une passion, à un désir de l’homme. Maintenant, vous étonnez-vous de ce caractère complexe de la révolution française ? La nature humaine est au fond de cette révolution, elle en fait comme le sol naturel, sol, hélas ! plein de crevasses, de volcans, de laves qui coulent toujours et ne refroidissent jamais. Il n’y a pas autre chose dans la révolution française, et c’est pourquoi, tant que vous n’aurez pas un idéal plus sublime que celui des intérêts matériels ou des équilibres et des pondérations constitutionnelles, il faut vous attendre à voir la révolution française, qui repose sur les fondemens de la nature humaine laissée à elle-même, désertée de Dieu, vide d’humilité, dominer en souveraine, car elle a encore une fois cet immense avantage, d’être une chose réelle, palpable, et de ne pas être une abstraction.

En vérité, plus je considère l’histoire de la révolution, et mieux je m’explique les convulsions de notre temps. Voici une réalité terrible, et pour la contenir, pour la limiter, pour la fixer, quels moyens emploie-t-on ? — Des abstractions. — Pour la vaincre, quel adversaire lui oppose-t-on ? — Des abstractions. — Cette lutte, ou, si l’on aime mieux, cette marche parallèle de la révolution, qui, comme une inondation, va s’étendant toujours, et des abstractions imaginées pour la contenir ou la diriger (systèmes représentatifs, constitutions, assemblées parlementaires), remplit tout le XIXe siècle, et en forme le fait le plus considérable, le plus continu, le plus obstiné, dirai-je. Arrêtons-nous un instant ; ce fait, malheureusement, se produit encore à l’heure où nous écrivons.

Système des deux chambres, pairie viagère, cens électoral, instruction primaire, responsabilité ministérielle, charte octroyée, constitutions, suffrage universel, voilà bien des remèdes ; ils ont tous été sans efficacité ; ils n’ont pas même été des palliatifs, ils n’ont pas été à la révolution même ce qu’un amendement est à un projet de loi. Il est remarquable aussi que tous les moyens employés comme digues, comme bornes, ont tous servi en fin de compte à la révolution, ont été pour elle des instrumens, et ont tourné à son profit. Pourquoi ? C’est qu’au lieu de s’emparer de la direction des esprits, d’ouvrir hardiment une autre inondation d’idées opposées, tous les gouvernemens, toutes les assemblées, tous les corps officiels et non officiels ont cherché dans des abstractions, des compromis et des arrangemens politiques, ce qu’il n’est pas en leur pouvoir de donner. Ce sont de purs moyens mécaniques auxquels il ne faut pas se fier, des rouages qui s’usent et que malheureusement on ne remplace qu’avec une extrême difficulté ; ce ne sont pas des moyens naturels portant en eux-mêmes leur fécondité. Ainsi, par exemple, l’autorité est détruite : comment va-t-on la remplacer ? Va-t-on protester contre le renversement du principe d’autorité ? Non, on transigera, on avouera que le principe absolu d’autorité a fait son temps, mais qu’il faut cependant qu’il reste quelque chose de ce principe, une moitié, ou un quart seulement, car enfin il faut toujours un gouvernement. On oublie qu’autre chose est le gouvernement, autre chose est l’autorité ; que l’autorité qui n’est plus autonome, comme dit le vocabulaire philosophique d’aujourd’hui, que l’autorité qui n’a plus sa loi et sa vie en elle-même, qui ne puise plus en elle-même sa propre force, et qui est obligée de chercher en dehors d’elle son ressort moral, tantôt dans une fraction du pays, tantôt dans une autre, tantôt dans un parti parlementaire, tantôt dans un autre, qui prend sa force dans l’initiative ambitieuse et fatale de tel ou tel homme, n’est plus l’autorité, mais une simple machine gouvernementale. Autre exemple : la foi est éteinte, on le dit du moins ; les hommes d’état se hâtent de le croire, s’empressent de le publier, et demandent comment ils vont remédier à cette absence de croyance. Par l’instruction primaire, répondent-ils ; puis, comme Pilate, ils se lavent les mains et dorment tranquilles. On enseigne donc aux enfans les vingt-quatre lettres, les quatre règles de l’arithmétique, la position géographique des capitales de l’Europe, et puis tout est fini. Avez-vous remédié par là à cette absence de foi ? avez-vous créé des hommes ? Nullement. Vous avez créé des automates sans force morale, sans ame pour se guider ; comme dans la légende, ils accourent vers vous, et vous demandent une ame ; ils n’obtiennent aucune réponse ; ils rencontrent sur leur chemin la révolution, qui leur en fournit une enflammée, mais bien réelle ; les automates que vous aviez créés par votre instruction mécanique se retournent contre vous et vous dévorent.

Il n’est plus temps maintenant de renoncer aux moyens mécaniques ; ils se sont usés d’eux-mêmes, il n’y en a plus. L’instruction primaire a montré manifestement sa faiblesse, ses dangers, son impuissance absolue à donner l’éducation, c’est-à-dire à former des hommes réels, capables de sentir leur responsabilité, de répondre de leur conduite au lieu de la mettre sur le compte de la société ; car, pour le dire entre parenthèses, à force de parler par abstractions, nous avons fini par fournir des excuses à toutes les passions. C’est là le plus grand danger de toutes ces manières de langage qui n’ont pas un sens résolu et définitif. Quant aux constitutions, elles semblent avoir fini leur temps. Qui s’en soucie aujourd’hui ? Une chose m’a toujours beaucoup tourmenté : si par hasard cette constitution vient à périr, me suis-je dit souvent, je voudrais bien savoir s’il se trouvera des hommes assez héroïques pour avoir le courage d’en créer une autre. Quant au gouvernement parlementaire, il meurt tous les jours, tantôt sous les coups que lui porte la constitution qu’il a créée lui-même, tantôt sous les fatigues qu’engendrent ses propres excès. Nous voilà donc maintenant obligés de chercher d’autres moyens de gouvernement que ceux que nous avions employés jusqu’à ce jour. Les trouverons-nous ? Nous ne savons, car par deux fois, depuis cinquante ans, on a rencontré des réalités, on s’est appuyé sur elles, et elles ont succombé ni plus ni moins que nos abstractions et nos toiles d’araignée parlementaires.

La plus grande de ces réalités est, à coup sûr, Napoléon ; chez lui, rien d’abstrait, tout est concret, précis, formé, dirions-nous presque. Dans les tristes jours que nous avons traversés, souvent, en pensant au passé, nous avons trouvé une consolation infinie en jetant nos regards sur l’histoire de Napoléon. Depuis la révolution de février, peu s’en est fallu que nous ne devinssions coreligionnaire de Mickiewicz et disciple de Towianski. Oui, Napoléon est un révélateur, on sentira de plus en plus cette grande vérité. Il a révélé les notions fondamentales des sociétés, notions que la France avait oubliées ; il a révélé l’autorité, révélé l’action salutaire de la discipline et de la force militaire, qui n’avait jamais été bien connue en France, et qui, malgré tout, a été pour elle un dernier moyen de salut ; il a révélé toutes les choses absolues, toutes les nécessités morales, toutes les fatalités inhérentes à la société, l’inégalité, l’obéissance, la règle, le devoir. Napoléon, après le Contrat social, après la Déclaration des Droits de l’Homme, peut, à bon droit, être nommé un révélateur ; en tout cas, c’est un prodige, un véritable miracle que son apparition dans un temps où la doctrine d’égalité courait le monde ; il consacra par son exemple l’inégalité sociale, partout il a remplacé par le fait naturel, original, spontané, le fait matériel, mécanique, artificiel, créé par le Contrat social. Quelque temps avant lui, on posait les bases de la société sur des constitutions, des chartes, des contrats, des conventions tacites ou expresses, des délégations ; aussitôt qu’il parut, il montra combien il était peu vrai que le gouvernement fût fondé sur des délégations et des mandats. Dans un temps où régnait le scepticisme absolu, où circulaient les plaisanteries les plus philosophiques sur le droit divin, il montra combien ce droit divin était en lui, l’homme nécessaire, fatalement imposé, et qui semblait tenir son pouvoir de Dieu lui-même. Dans un temps où les railleries contre les rois avaient allumé l’incendie le plus immense qui ait été allumé jusqu’alors, il montra combien la royauté est un fait naturel, inhérent à des natures comme la sienne ; il montra qu’il était ne roi. Dans un temps de persiflage à l’endroit de tout ce qui était noble et digne de respect, il sut faire jaillir de toutes ces ames qui semblaient desséchées les sources profondément cachées de l’enthousiasme, du respect et de l’admiration. Le peu qui nous reste de toutes ces choses, c’est à lui que nous le devons. Il a offert au monde civilisé, qui survivait aux ruines de toute une civilisation, le spectacle le plus instructif, et que l’étude de l’histoire ne pourrait apprendre : il a montré de quelle manière se fondent les sociétés. À la fin du XVIIIe siècle, deux systèmes sur l’origine des sociétés ont été mis en pratique, celui du Contrat social, celui de Napoléon. Le Contrat social avait créé un essai de société où les hommes, sous prétexte d’être libres, étaient emprisonnés dans la lettre morte d’une constitution, où ils étaient tenus d’être frères et de s’aimer d’une certaine manière, où ils étaient égaux par force, dût la nature en gémir, où ils étaient tenus de se perfectibiliser de par un décret, d’être vertueux de par la loi ; en un mot, le Contrat social avait créé une société où le système des poids et mesures était substitué aux inclinations, aux aptitudes et aux différences créées par la nature. Napoléon fit tout le contraire, il parut, et soudain les hommes reconnurent leur maître, leur frère aîné, l’enfant de prédilection de leur mère commune et l’élu de Dieu ; ils le reconnurent tel par le simple effet de l’admiration, par intuition, dirons-nous, et sans raisonner sur leurs droits, sans disputer sur les limites de leur devoir, ils le proclamèrent leur roi. L’héroïsme remplaça les symétriques arrangemens constitutionnels, la force morale remplaça la stérile logique ; le fondement des sociétés, et, qui mieux est, le fondement de notre société européenne fut retrouvé par instinct, la tradition véritable de l’humanité ressaisie comme par un bond. N’est-ce pas ainsi, par acclamation et sous l’impression de leur enthousiasme, que les anciens guerriers barbares, gens peu raisonneurs, mais braves, héroïques et humains après tout, procédaient à l’élection de leurs chefs ? C’était là toute leur science politique ; cette acclamation instinctive contenait toutes leurs théories constitutionnelles, toutes leurs machines à voter, toute leur stratégie parlementaire. De son côté, Napoléon retrouva d’instinct les fondemens et les origines de l’aristocratie : il choisit autour de lui parmi ses soldats les plus braves et les plus dévoués, et il leur dit : Allez et commandez. Ce fut une société recréée, ressaisie à ses origines. De ces deux essais, quel fut le meilleur à votre sens ?

O rois de l’Europe, lorsque vous avez poursuivi cet homme de votre haine et de vos clameurs, lorsque vous avez excité contre lui la haine et les clameurs des peuples, avez-vous bien réfléchi aux conséquences de votre action ? Vous l’appeliez voleur de couronnes, mais vous auriez dû plutôt le considérer comme ayant consolidé pour jamais votre droit à porter vos couronnes. Où donc, en France, était cette couronne ? Elle était ternie, souillée de sang, cachée dans les décombres : il sut la retrouver. Auriez-vous mieux aimé qu’il l’eût brisée à jamais, lorsqu’il en avait la puissance ? Maintenant, les peuples, instruits par votre exemple, se sont retournés contre vous ; ils ont appris, par vos leçons, combien pesait une couronne, combien c’était une chose facile à transporter d’une tête à une autre. Lui, il leur avait appris que l’autorité est une chose naturelle, fondée sur le devoir et l’obéissance : vous leur avez appris, en le renversant, que c’était une chose factice qui se donnait, qui s’imposait et s’enlevait au gré des intérêts et des ambitions. Le jour où Napoléon est tombé, l’autorité a reçu le coup le plus fatal qui lui ait jamais été porté. Les blessures que le peuple lui avait faites en 93, Napoléon les avait fermées, et vous, ô rois de l’Europe, vous les avez rouvertes.

La seconde réalité, après le gouvernement de Napoléon, c’est le gouvernement de Louis-Philippe, ou plutôt les bases sur lesquelles reposait le gouvernement de Louis-Philippe. Ces bases étaient les classes moyennes. Cet avènement subit des classes moyennes est peut-être le fait le plus important de ce siècle et le seul digne d’attention après Napoléon. Malheureusement ces classes ont été, à un moment donné, à elles seules, les bases, les colonnes, les appuis et les décorations du trône de juillet. Elles étaient assez nombreuses pour le fonder, elles n’étaient pas assez disciplinées pour le soutenir, et à l’heure du danger, elles n’ont pas été assez choisies, assez triées, dirons-nous, elles présentaient encore un aspect trop confus, trop mélangé, pour le défendre et le sauver. L’avènement des classes moyennes, quel que soit le sort qui leur est réservé, est une réalité, car ces classes sont la mesure de l’état social, le chronomètre de la civilisation, de l’élévation des intelligences et de l’accroissement des richesses ; elles sont la mesure de tout le mouvement de la nation, de son abaissement ou de son élévation ; rien n’indique mieux qu’elles, malheureusement nous l’avons vu, les fluctuations de l’opinion publique, les changemens des mœurs, la direction des esprits. Eh bien ! cette dernière réalité nous a échappé aussi ; il ne reste rien de l’empire que quelques institutions déjà minées et le prestige d’un grand nom, il ne reste de la bourgeoisie que des débris de fortune, des tentatives de renaissance la confiance dans le travail et l’amour de l’industrie.

La révolution française est donc, dans cette première partie du XIXe siècle, l’élément le plus important, le fait principal. Sa lutte avec les divers gouvernemens constitue jusqu’à présent toute l’histoire du XIXe siècle. Elle a emporté, disons-nous, non-seulement les moyens mécaniques abstraits qu’on lui avait opposés, mais encore les réalités les plus fortes, celles qui, par leur nature et leur origine, semblaient les plus propres à la contenir et à la rendre impuissante en se l’assimilant. Aujourd’hui, quels moyens propose-t-on, quels expédiens a-t-on inventés pour l’empêcher de continuer ses ravages ? Un gouvernement démocratique est-il un remède, et, nous dirons mieux, la démocratie porte-t-elle en elle-même les moyens d’apaiser cette tourmente qui se continue depuis soixante ans ? Sans doute, diront quelques-uns, puisque la révolution française est la démocratie, et vice versa. Nous ne le pensons pas. La démocratie sera impuissante comme tous les autres remèdes : nous l’avons essayée depuis deux ans, nous l’essayons encore, et nous ne voyons pas qu’il y ait lieu de se féliciter des résultats. Ceux qui pensaient qu’avec le suffrage universel cesserait la révolution doivent être fort détrompés. Au contraire, la démocratie la secourt, lui prête sa force et son appui, la protège pour ainsi dire, mais il est aisé de s’apercevoir que la révolution ne s’arrêtera pas là : elle passera par-dessus la démocratie, et ses folles vagues continueront de rouler vers des rivages indéfinis et dont le nom est inconnu. Il est vrai que, dans le parti démocratique, beaucoup répètent que la révolution continue, parce que la démocratie n’est pas encore complètement victorieuse, parce qu’elle est obligée de subir ou au moins d’accepter le pouvoir des autres élémens dont se compose la France. C’est une démocratie de transition, disent-ils, pour arriver à la véritable démocratie.

Que signifie donc, dans leur langage, le mot de véritable démocratie ? Il signifie que le pouvoir devra passer au plus grand nombre, c’est-à-dire aux classes les plus nombreuses, par conséquent aux classes populaires. C’est une grande erreur de croire que la révolution cesserait parce que nos ouvriers ou nos paysans seraient les maîtres ; elle continuerait plus terrible que jamais. Et ici je ne parle pas des malheurs inévitables qui viendraient fondre sur la France, non, mais du résultat qu’aurait cette étrange expérience politique. Par leur nature, les classes populaires sont incapables de vie politique réelle. De deux choses l’une : ou bien leur gouvernement serait, comme certains journaux nous en menacent tous les jours, un gouvernement de passions, une sorte de vengeance temporaire et qui ne saurait durer, ou bien elles devraient cesser d’être les classes populaires pour devenir nous ne savons quelle classe dont le nom est encore inconnu dans l’histoire. Les imbéciles politiques qui parlent d’organiser un gouvernement au moyen des classes populaires sont les plus fourbes des hommes, s’ils n’en sont pas les plus ignorans. Il n’y a pas pour les classes populaires possibilité de devenir des classes politiques. Les classes moyennes, nous en avons tous été témoins, ont eu une extrême difficulté à gouverner, et encore, à un certain moment, l’inexpérience politique s’est montrée, la clairvoyance a fait défaut. Or, dans tous les états possibles, chez toutes les nations, dans les civilisations les plus différentes, au-delà des classes moyennes il n’existe rien comme classe politique. Ces mots, à une autre époque, auraient pu sembler un pur lieu commun ; aujourd’hui ils peuvent sembler une hardiesse, une insolence aristocratique, et, pour les plus calmes des démocrates, ils peuvent paraître une audace philosophique. La bourgeoisie n’est pas une classe, à proprement parler, et voilà pourquoi il lui est possible de gouverner. Ce n’est pas une classe, c’est une collection d’hommes de toutes les professions, de toutes les origines ; c’est une collection d’individus. Ce n’est pas une classe enchaînée par la solidarité de la naissance, immuable par son origine, réunie par les mêmes intérêts. Les classes moyennes sont l’addition de tous les hommes qui, par leurs efforts et par leur initiative individuelle, sont parvenus à se dégager des entraves de la nécessité. La bourgeoisie peut donc jouer un rôle politique, elle peut prendre part à la vie politique, parce qu’elle n’est qu’un composé d’individus ; mais au-delà des classes moyennes, qui représentent ce qu’il y a de plus intelligent et de plus excellent au sein des masses populaires, nous déclarons qu’il n’y a rien ; car, si les individus sortis de ces masses obscures peuvent gouverner et prendre part à la vie publique, les masses elles-mêmes ne le peuvent pas.

Reste donc le socialisme. Nous devons rendre cette justice aux véritables chefs du socialisme, à Saint-Simon, à Fourier, à M. Proudhon, qu’ils n’ont jamais cru que la prépondérance des masses démocratiques fût le moyen d’apaiser la tempête. Le seul moyen, disent-ils, de terminer la révolution, c’est de l’organiser : c’est en cela que se résume tout leur système ; mais la révolution est ingouvernable, l’organiser est une véritable chimère. On n’organise pas la destruction. Le socialisme échouera comme tous les autres partis ; il échoue déjà. En effet, des symptômes sinistres commencent à nous apprendre que les masses démocratiques sont aussi dégoûtées du socialisme que de tous les autres systèmes. Les épouvantables rêves du socialisme commencent à se dissiper devant cette terrible réalité de la révolution ; ils ne sont déjà plus que comme des brouillards qui naissent d’un océan plein de tempêtes. L’esprit révolutionnaire passera sur le socialisme, comme il passe déjà sur la démocratie.

À quelles épreuves sommes-nous donc destinés, tous tant que nous sommes ? Dieu seul le sait. Ah ! lorsque nous nous plaçons à une certaine hauteur, lorsque nous voyons la marche du temps du haut d’une indifférente élévation, alors un sentiment de concorde, de pitié, et de pardon s’éveille dans notre cœur. Nous plaignons sincèrement nos amis et nos ennemis, ceux qui s’intitulent absolutistes et constitutionnels, ceux qui s’intitulent démocrates et socialistes. C’est entre nous, après tout, qu’est la lutte. Nous différons grandement sur les moyens, mais, au fond, il n’y a qu’une pensée chez les meilleurs et les plus purs d’entre nous tous : finir la révolution. C’est entre nous, bourgeois et aristocrates, qu’est la lutte ; elle n’est pas ailleurs. Nous sommes bien quelque cent mille individus en France qui formons ce qu’on appelle les partis, le reste de la nation s’en soucie peu. Et au-dessous de nous souffle sans cesse l’esprit révolutionnaire qui nous absorbe tous. Et puis, par momens, lorsque la colère fait place à ce sentiment de sympathie que je viens d’indiquer, la plus grande consolation qui se présente, c’est de se dire que, si la tempête se met de nouveau à souffler, elle nous engloutira tous, oui, tous, amis et ennemis. Voilà notre suave mari magno, comme disait le grand poète Lucrèce, la joie sinistre qui peut saisir chacun des malheureux passagers dans un vaisseau naufragé, la joie qui saisira chaque habitant de la terre au jour du jugement dernier.

De plus en plus deviendra manifeste ce fait effrayant, c’est qu’aucun gouvernement ne peut s’appuyer sur la révolution française. On peut construire avec des débris et des ruines, mais on ne peut pas construire sur la destruction elle-même. Cette impossibilité absolue de construire un gouvernement sur les bases de la révolution (le mot bases n’est-il pas lui-même impropre ?) est démontrée par l’histoire des soixante dernières années. Tous les gouvernemens sont sortis du droit d’insurrection. Pour vivre, ils ont été obligés de combattre le principe qui leur avait donné naissance ; ils se sont mis en opposition avec lui, et ils ont été emportés. C’est le droit d’insurrection qui crée les institutions, qui promulgue les constitutions, qui fait et défait les lois : institutions, lois, constitutions, gouvernemens, sont comme les caprices, les fantaisies passagères, les improvisations de l’esprit révolutionnaire. C’est cette origine qui fait si précaires, si timides, tous les gouvernemens qui se succèdent. Ils sentent trop qu’ils sont fondés sur le droit d’insurrection, qu’ils n’ont pas en eux-mêmes leur force morale, et la société, elle aussi, a si bien senti le danger, qu’elle avait créé, dans ces derniers temps, une doctrine qui s’appelait la doctrine du fait accompli. Qu’est-ce donc, au fond, que cette doctrine ? C’est le corollaire nécessaire du droit d’insurrection ; c’est un moyen pour la société de rejoindre les événemens, alors même qu’ils sont allés plus vite qu’elle ne l’aurait voulu ; mais cela ne peut durer. Quelque chose qui arrive, la société ne pourra plus accepter ces conquêtes de l’esprit révolutionnaire ; elle ne peut se suicider : l’instinct de conservation l’empêchera de donner son adhésion à de nouvelles victoires, et alors qu’arrivera-t-il ?

Voilà, au fond, toute l’histoire du XIXe siècle. Maintenant, en cette année 1850, quelle est la situation des choses ? L’esprit révolutionnaire n’est pas vaincu, mais ses doctrines sont percées à jour. Ce que l’on avait coutume de nommer les idées françaises n’existe plus à l’état de conviction que dans la tête des ignorans, des sots et des méchans. Au fond de la situation européenne, il y a une crise terrible : l’esprit révolutionnaire veut aller toujours plus loin, les sociétés refusent obstinément d’avancer. Voilà, à proprement parler, la situation du monde à l’heure où nous écrivons. Qui l’emportera ?

Le XIXe siècle n’est, à proprement parler, que la continuation du XVIIIe en toutes choses. Ainsi, pendant que la révolution continue de faire le tour du monde, construisant et démolissant d’éphémères gouvernemens, les créations véritables du XVIIIe siècle continuent à se développer toujours davantage. Il y a comme une nouvelle humanité qui menace la vieille humanité, et ici nous ne parlons pas de l’esprit révolutionnaire ; Dieu nous garde d’écrire une phrase aussi socialiste que peut le sembler celle-là ! Mais l’Amérique est une création du XVIIIe siècle ; il y a soixante et dix ans, les États-Unis étaient une simple réunion de colonies occupées de leur commerce, réclamant de l’Angleterre la permission de faire leurs affaires en toute liberté, et maintenant leur ambition est sans bornes, leur soif insatiable. Tour à tour, ils incorporent dans leur domination l’Orégon, le Mexique, la Californie ; ils pressent l’Angleterre au Canada, ils menacent, eux aussi, de prendre la route des Indes ; ils enserrent déjà l’ancien continent, et de plus en plus pèseront sur le nouveau. Et la Prusse, où était-elle il y a un peu plus d’un siècle ? C’était une simple province, un simple duché, et maintenant elle est à la tête de l’Allemagne, soit qu’elle la trouble par ses révolutions, soit qu’elle réprime les insurrections qui veulent l’imiter par ses armes et son gouvernement. Et la Russie, qui jadis vivait reléguée dans un lointain vague, comme une fabuleuse Thulé, et cela au plus beau temps de la civilisation française, voyez ce qui est arrivé : elle est, d’un côté, à Constantinople, menaçant à son tour ce peuple qui jadis effraya l’Europe, et, de l’autre côté, elle est à Vienne, elle met un pied sur cet empire qui pendant tant d’années a protégé l’Europe en réunissant sous un sceptre européen tant de populations qui ne sont européennes que par leur position géographique. Autour d’elle viennent se réunir toutes ces populations étranges, inconnues à l’ancienne Europe, ou dont elle ne s’inquiétait pas. Ah ! comme le dit un écrivain anglais, nous vivons dans un monde fertile ! Les choses vont vite dans ce monde : tout cela s’est fait en moins d’un siècle !

Ainsi donc, d’une part les ravages révolutionnaires, de l’autre, l’accroissement successif des empires fondés au XVIIIe siècle : voilà toute l’histoire de la première moitié de ce XIXe siècle, si orageux et si menaçant.

Maintenant quelle conclusion ? direz-vous. La conclusion, c’est que, si l’Europe veut être sauvée, il faut qu’elle abandonne au plus vite ses principes hasardés, ses frénésies humanitaires, et ce que j’appellerai volontiers ses ambitions cosmopolites ; il faut qu’elle renonce à dire en phrases sonores, comme elle l’a fait jusqu’ici, qu’elle travaille pour l’humanité, et qu’elle songe un peu plus à elle-même. Elle s’arrache le cœur chaque jour dans ses luttes intestines : qui sait s’il lui en restera assez lorsque l’heure suprême sonnera ? Et, de jour en jour, cette heure approche, et l’insouciance sera expiée aussi bien que les sentimentalités philosophiques dont elle se décore. Il faut parvenir à trouver une foi supérieure à celle de la révolution ; sinon, soyez-en sûr, tôt ou tard nous succomberons.

Nous pouvons encore nous sauver matériellement par l’action de la force ; mais là n’est pas la question, car la force n’est qu’un pouvoir temporaire, et l’esprit révolutionnaire est une chose tout intellectuelle. S’il nous paraît si matériel, c’est qu’il ressemble aux rêves d’une imagination sans loi, au délire physique des facultés qui s’éparpillent et courent çà et là comme des bacchantes. Ce qui fait sa force, c’est qu’il se proclame un progrès sur ce qui fut, et c’est par là qu’il est attaquable. La révolution, qui n’est qu’un moyen de destruction, un expédient, une machine de guerre, un fait, s’est posée comme étant une loi. Là est son point tout-à-fait faible. Eh bien ! en face du temps, il faut poser hardiment l’éternité ; en face de la révolution, des besoins nés d’une époque évanouie, il faut poser des idées essentielles, éternelles, nécessaires à la nature même de l’homme et aux fondemens du monde. Jindique le remède intellectuel, religieux, philosophique ; d’autres chercheront les moyens matériels.

Toutefois on ne trouvera point ces idées victorieuses, si l’on ne s’est fait d’abord un cœur exempt de ressentimens, de passions et de préjugés, si l’on ne s’est fait une ame morale, impartiale, indifférente aux systèmes. Je vois trop de préjugés parmi nous. Ce n’est pas la forme de l’ancienne société qu’il faut présenter aux yeux des nouvelles générations, c’est l’idéal éternel des sociétés. Il faut leur apprendre que les hiérarchies et les aristocraties sont le fondement des sociétés, mais non pas que les parchemins et les titres sont les bases de l’univers. En toutes choses, aujourd’hui, il faut montrer l’esprit, l’idée, le principe, jamais les formes. Les anciennes formes sont détruites, vous ne les ferez pas revivre. Sauvez le principe d’autorité, et peu importe après qu’il revête cette forme ou cette autre. Sauvez l’idée de hiérarchie, et peu importe ensuite comme elle s’organisera, et si l’échelle sociale s’élèvera du simple chevalier jusqu’au duc et pair ; les chevaliers, les ducs et pairs, sont des titres et des étiquettes de choses réelles, mais il ne faut pas prendre ces étiquettes pour la réalité. J’en dirai autant de l’esprit religieux : sauvez l’esprit chrétien et laissez au temps le soin de recréer une nouvelle forme. Imprégnez les esprits, remuez les cœurs, faites circuler le souffle des idées pures, mais ne présentez pas des formes vermoulues et des couleurs effacées. Soyez sûr que, si vous répandez l’esprit religieux, vous aurez plus fait pour la conversion des cœurs et des ames qu’en continuant à combattre protestans entre catholiques et vice versa. Vous ne ressusciterez pas la noble chevalerie, les monastères, le moyen-âge, tout cela est de la poésie et n’est plus de la réalité, mais vous devez sauver les idées nécessaires à toute société. Si vous essayez de ressusciter des formes évanouies, la révolution a raison contre vous ; si vous sauvez les principes dégagés de toute enveloppe matérielle, elle est vaincue, car la révolution n’a pas pris forme, figure, couleur ; elle est toujours comme un esprit qui cherche un corps, et qui, par sa nature, ne peut en trouver ; jamais elle ne se soutiendra devant les idées absolues, mais elle renversera les formes vermoulues que vous placerez devant elle comme des barrières.

Souvent, durant ces longues nuits d’hiver, seul, au coin du feu, d’étranges visions m’ont assailli. Il me semblait souvent que la nuit ne devait pas finir, et, du sein de cette nuit, je voyais sortir les ombres des temps passés qui souriaient de dédain et me jetaient en passant ces mots vibrans : Morts pour la liberté, morts pour la patrie, morts pour la religion, morts pour avoir obéi aux lois morales. Les martyrs avec leurs yeux évangéliques, les héros antiques avec leurs calmes regards m’apparaissaient le plus souvent. Deux apparitions surtout m’étaient chères : l’image du noble Épaminondas, mon héros favori, et puis l’image de ce chevalier qui, pris par les infidèles et mutilé horriblement, resta tout un jour dans un champ avant de rendre l’ame, et redisant ces dernières paroles : Mort pour notre Seigneur Jésus-Christ ! A leur place apparaissaient les ombres des morts contemporains qui tous me répétaient : Morts pour satisfaire aux exigences de nos passions, morts pour la conquête du bonheur, morts pour le triomphe du plaisir sur le devoir ! Et alors je voyais dans le fond la vieille Europe qui me souriait d’un air égaré ; autour de moi, les commères du radicalisme criaient leurs hymnes d’une voix chevrotante ; les bayadères du socialisme, au lieu de la myrrhe et de l’encens, me présentaient les parfums voluptueux et les épices excitantes. Au-dessus de moi planait l’image gigantesque du temps ; mais ce n’était plus ce conteur inépuisable qui savait autrefois tant d’histoires charmantes, ce n’était plus cet improvisateur merveilleux qui savait inventer tant de faits héroïques et tant de gracieuses intrigues ; ce n’était plus ce sphinx aimable, sympathique à la race humaine, qui lui proposait jadis tant de problèmes à résoudre pour son bonheur et sa rédemption ; non, maintenant il proposait des énigmes dont il ne savait pas lui-même le sens. Autour de moi retentissaient des voix qui criaient : Tout est fini ! Les Parques filaient les derniers jours des anciennes civilisations ; elles filaient une laine noire et grossière dans laquelle brillaient de rares brins de soie dorée ; puis soudain le fil fut coupé, et les trois sœurs crièrent en chœur Voilà le cadavre de l’Europe, ô inflexible Minos ; vieux Rhadamanthe, juge ta proie !

Les hommes cependant refusaient de mourir, ils résistaient de toutes leurs forces et se débattaient sous les étreintes de l’impitoyable mort. L’arrêt fatal est prononcé, — Avez-vous une parole supérieure à celle de la mort ? Pouvez-vous invoquer une puissance plus forte que la sienne ? criaient de toutes parts des voix sinistres. Soudain un homme se prosterna la face contre terre et s’écria : Oui, il y a une puissance plus forte que celle de la mort, c’est celle de la vie ; il y a une puissance plus forte que celle du destin, c’est celle de la divine Providence. Sources de la vie, revenez en nous, nous récusons nos rêves. Non, la vie n’est pas le bonheur humain. Nous l’avions cru jusqu’alors ; maintenant nous voyons combien nous étions coupables. — Aussitôt que cette parole fut prononcée, la nuit s’évanouit, et une voix s’écria - Non, ce monde n’est pas le monde des Parques et des sorcières. — Les hommes regardèrent autour d’eux : tout avait fui ; mais quelle débâcle et quelle fuite ! La nuit avait été si longue, que les herbes avaient poussé hautes et droites, et couvraient la pierre des tombeaux. Des spectres qui tout à l’heure encore regardaient ce monde comme leur appartenant cherchaient et ne trouvaient plus leur sombre demeure, et c’était un bizarre spectacle que de les voir se heurter et courir, frappant leurs squelettes retentissans les uns contre les autres, criant dans un langage inconnu aux régions qu’éclaire le soleil et tout empreint des usages du monde souterrain. Les oiseaux murmuraient leurs chansons amoureuses avec tant de gaieté, la nature s’étendait si fraîche, la lumière brillait si pure pendant que s’opérait cette fuite des spectres, qui ne savaient où se cacher ! Les hiboux si fiers de leur science, éblouis et surpris, volaient au hasard ; les chouettes prophétiques criaient, non plus pour prédire le malheur, mais pour déplorer leurs déceptions ; les loups et toutes les bêtes carnassières et radicales que la nuit amène, s’enfuyaient dans leurs cavernes. Les hommes tombèrent à genoux et prièrent Dieu, et un hymne universel s’éleva pour le remercier d’avoir forcé l’aurore à briller et d’avoir ramené avec elle les parfums et les espérances, les rayons et les murmures, et tout ce qui enveloppe d’harmonie, d’enchantement, d’admiration l’ame immortelle et invisible. Les champs recommencèrent à s’emplir de musique ; les villes lointaines et les hameaux perdus entonnèrent les mêmes hymnes, et il ne resta plus de tout cela que le souvenir d’un mauvais rêve. L’esprit révolutionnaire était vaincu, et le gouvernement de la Providence, avec tout ce qui accompagne nécessairement ce gouvernement, — l’ordre, la hiérarchie et la religion, — continuait à régler le monde comme par le passé.