La Présidence de la République

J. Sarraute
La Présidence de la République
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 292-298).
LA
PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE

En publiant les pages émouvantes qui expriment la dernière pensée du président Deschanel, la Revue a restitué l’attrait de l’actualité au vieux problème, pour un temps écarté de la scène par des questions d’une urgence plus pressante, de la Présidence de la République.

On n’a pu approcher M. Paul Deschanel durant la brève période où il occupa la première magistrature, sans être douloureusement frappé de la noble et constante angoisse dont l’assaillait le sentiment qu’il s’était formé de la disproportion entre son devoir et son pouvoir. La maladie, sans doute, n’était pas pour diminuer son anxiété. Son discours posthume révèle sur le sujet une opinion ancienne, fortement assise, partagée d’ailleurs par des politiques illustres.

Le duc de Broglie était sorti de la retraite où l’avaient confiné les événements pour donner à la Revue en avril 1894 un brillant morceau de polémique sur les pouvoirs du Président. Il n’y mâche point son opinion. « Etant à la fois par la Constitution de 1875 privé de toute action matérielle par l’irresponsabilité et de toute action morale par la nature de son origine, le Président est en réalité complètement annulé. » Vue qui explique et motive le conseil que l’auteur adresse bénévolement à la majorité républicaine du Parlement : « La fonction étant de celles où il n’y a rien de significatif ni à faire ni à dire, le mieux est de la conférer à celui qui, pour s’en acquitter de bonne grâce, n’aura pas à contraindre sa nature. » La condamnation est formelle. Elle n’est pas sans appel. Quelques mois après la publication de cet article, le respecté M. Wallon, le « Père de la Constitution », écrivait dans le Figaro : « L’impuissance du Président n’est pas la vérité constitutionnelle. »

Aussi bien quelle preuve décisive M. de Broglie administre-t-il de l’impuissance du Président ? Son irresponsabilité.

Il faut s’entendre. Le Président de la République n’est pas responsable devant les Chambres qui ne peuvent donc, comme elles font des ministres, abréger par un vote la durée de son existence présidentielle. Tout de même, d’ailleurs, qu’il est impossible au corps électoral de révoquer le mandat dont il a pour quatre ou pour neuf ans investi députés et sénateurs. En déduit-on qu’étant irresponsables, ils sont impuissants ?

Entre les deux idées il n’existe point de lien logique.


Peut-être pour vérifier si le Président est ou non affligé d’impuissance congénitale, le mieux est-il de s’assurer si la Constitution lui confère des pouvoirs et lesquels.

Feuilletons les deux lois où elle s’inscrit, du 25 février et du 16 juillet 1875. A les lire, article par article, voici les découvertes que nous y ferons.

Le Président a l’initiative des lois. Il les promulgue. Il en surveille et en assure l’exécution. Il a le droit de grâce. Il dispose de la force armée. Il nomme à tous les emplois civils et militaires. Il préside aux solennités nationales. Les représentants des Puissances étrangères sont accrédités près de lui. Il peut, sur l’avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre.

Il clôt les sessions des Chambres. Il a le droit de les convoquer extraordinairement, comme, sous certaines conditions, de les ajourner. Il communique avec elles par des messages lus à la tribune par des ministres. Il peut, dans le délai fixé pour la promulgation d’une loi, leur demander, par un message motivé, une nouvelle délibération.

Le Président négocie et ratifie les traités. Il en donne connaissance aux Chambres aussitôt que l’intérêt et la sûreté de l’État le permettent.

Tels sont, sous la forme et dans l’ordre mêmes où les présentent nos deux lois constitutionnelles, les pouvoirs du Président de la République.

Au cours de leur énumération, nous avons laissé tomber une ligne : « Chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre. » Il convient de la reprendre et de l’éclairer, car elle renferme la limitation essentielle, la condition capitale de l’exercice des pouvoirs présidentiels.

Cette disposition a une conséquence qui saule d’abord aux yeux. Elle fait du Président et des Ministres des collaborateurs nés. Aucun acte d’importance, nul décret ne peut voir le jour que du consentement présidentiel.

Se trompera-t-on en déduisant de là que le rôle essentiel du Président, son devoir primordial est de se tenir en contact constant avec les ministres, dont il aura chaque jour à consacrer les initiatives, de provoquer leurs explications, de leur soumettre ses remarques sur les mesures proposées ou en cours, — en un mot comme en cent, de collaborer avec eux.

Ici intervient une autre disposition du statut constitutionnel qui, pour grave qu’elle soit, ne saurait pourtant l’être au point de masquer et d’effacer tout ce qu’il contient par ailleurs et que nous venons d’en extraire. Les ministres, à la différence du Président de la République, sont responsables devant les Chambres, solidairement de la politique générale du Gouvernement et individuellement de leurs actes personnels. Autrement dit, lorsqu’au bas d’un document officiel, soumis donc par définition au contrôle parlementaire. Président et Ministre apposent leur signature, ils engagent tous deux leur responsabilité morale et le ministre, par surcroit, son portefeuille.

C’est assez indiquer que les considérations parlementaires ne seront, et rien n’est plus légitime, étrangères à aucune résolution. L’opinion du Parlement est, en régime parlementaire, un élément nécessaire de décision. Un élément, pas plus.

Il est sans doute une doctrine qui place la souveraineté totale et exclusive dans un pouvoir : celui des Chambres. Elle veut, selon un vieux et pittoresque dicton, que le Parlement puisse tout, hors changer un homme en femme. Son application mène directement à subordonner l’exécutif au pouvoir législatif, devenu le pouvoir tout court ; et, par une conséquence inéluctable, à alléger l’exécutif du poids encombrant et inutile de la Présidence de la République.

Ainsi en jugeait avec une logique inexorable M. Jules Grévy, lorsqu’il demandait en 1848 sa suppression. A l’appui de l’amendement célèbre qui porte son nom, il émettait cette affirmation dont on ne saurait contester la netteté ni l’éclat : « Le pouvoir sera dans une assemblée. Dans une démocratie, il ne peut, il ne doit pas être ailleurs. »

C’est une doctrine. Elle n’a pas prévalu en 1875. Il est permis de se féliciter qu’elle ne l’ait pas emporté, si l’on estime que la séparation des pouvoirs est la garantie indispensable de la souveraineté du peuple et de la liberté. La thèse du pouvoir unique : assemblée ou individu, a, il est vrai, l’avantage de la simplicité. On l’a remarqué, voilà longtemps, pour la première fois : il n’y a rien de si simple que le despotisme. Les institutions libres sont plus compliquées.

Les nôtres, dans la vue de fortifier le pouvoir exécutif, de corriger en quelque manière l’instabilité ministérielle qui est le grand mal du régime, ont placé au-dessus des ministres la Présidence de la République : élément de permanence et de continuité.


Quel argument valable empêcherait le Président de remplir son rôle suivant la lettre et l’esprit de la Constitution, de collaborer avec les ministres, soit dans des entretiens particuliers, soit dans les réunions périodiques du Conseil ? On en chercherait vainement Une raison dans les dispositions que nous venons d’analyser.

Les textes, observera-t-on, sont incomplets : le Président du Conseil n’y est même pas mentionné.

Il n’exista point de Président du Conseil dans les premières années de la République. Membre de l’Assemblée nationale, M. Thiers, même lorsqu’il reçut de la loi du 31 août 1871, le titre de Président de la République française, n’en continua pas moins à remplir les fonctions de Président du Conseil des ministres dont l’avait investi la résolution de l’Assemblée nationale du 17 février 1871, qui le nommait chef du pouvoir exécutif.

Même après la chute de M. Thiers et l’élection à la présidence du maréchal de Mac-Mahon qui ne faisait pourtant point partie de l’Assemblée nationale, on ne connut pas de président du Conseil. Encore en mars 1875, lors de la constitution du ministère Buffet, le décret qui nomme M. Buffet ministre de l’Intérieur dispose, en son article 2, qu’il remplira les fonctions de vice-président du Conseil des ministres. Il faut attendre un an pour qu’apparaisse le titre de président du Conseil conféré à M. Dufaure par le décret qui désigne le chef du premier ministère appelé au pouvoir sous le régime de la Constitution nouvelle.

En rentrant dans la tradition parlementaire, on ne faisait que se conformer aux exigences mêmes de la loi constitutionnelle. Elle prévoit expressément, nous l’avons vu, que les ministres ont à répondre, devant les Chambres, non seulement de leurs actes personnels, mais, en outre, de la politique générale du Gouvernement.

Tant que le Président de la République pouvait, comme ce fut le cas de M. Thiers, cumuler en sa personne les fonctions présidentielles et la qualité de parlementaire, c’était naturellement à lui qu’il revenait de défendre à la tribune la politique générale du Gouvernement. M. Thiers usa de ce droit. Un jour vint où la majorité de l’Assemblée nationale trouva qu’il en abusait. La loi du 13 mars 1873, signe avant-coureur de la journée du 24 mai, institua un système chinois destiné à réglementer l’apparition à la tribune de l’Assemblée nationale du Président de la République. Il ne pouvait librement communiquer avec l’Assemblée que sous la forme de messages qui seraient lus à la tribune par un ministre. La Constitution de 1875, qui prohibe le cumul du mandat parlementaire avec les fonctions présidentielles, n’a retenu que cette dernière disposition et tout naturellement le président du Conseil des ministres s’est trouvé chargé de défendre à la tribune du Parlement auquel il appartient la politique générale du Gouvernement, délibérée entre le Président de la République, ses collègues et lui.

Car il va de soi que la collaboration du Président avec les membres du Cabinet, base de l’organisation de notre pouvoir exécutif, n’exclut pas des matières sur lesquelles elle s’exerce la politique générale. Celle-ci en constitue forcément le premier objet.

Il n’est pas seulement banal, il est juste d’affirmer que le Président de la République trahirait son devoir en se faisant l’homme d’un parti. Chargé de discerner et de défendre, dans la politique intérieure comme extérieure, les intérêts supérieurs et permanents de la nation, il ne lui est pas permis de se laisser incliner à des préférences personnelles pour un homme ou pour un groupe. Son impartialité est la condition même de son action. Pour qu’elle soit en mesure de s’exercer efficacement, elle doit être dégagée de toute préoccupation étrangère au bien public. Jugez de son influence à cette norme

Associé à l’action, et par suite aux responsabilités, autres que parlementaires, du Cabinet, le Président dispose, pour accomplir sa mission, de tous les moyens habituels à un régime d’opinion.

Précisément parce qu’il approuve et qu’il seconde la politique générale dont il a arrêté les grandes lignes avec le président du Conseil et ses collègues, il lui sera aisé d’accorder ses manifestations personnelles, écrits ou discours, avec les leurs.

Ainsi, pendant sept années, les directions politiques à l’extérieur et à l’intérieur sont assurées de demeurer les mêmes. A moins, bien entendu, qu’au cours de cette période le suffrage universel ne vienne sous la forme que la loi ouvre à l’expression de sa volonté souveraine, c’est-à-dire dans des élections générales, à se dresser contre la politique qu’il avait jusqu’alors approuvée.

A coup sûr, ni le renouvellement de la Chambre des députés, ni le changement de Président ne sont souhaitables avant l’expiration régulière de leur mandat. Tout heurt dans le fonctionnement normal de l’organisme constitutionnel risque de troubler la vie nationale. La dissolution de la Chambre ou la démission du Président ne se justifie qu’autant qu’elle apparaît inévitable pour assurer la libre expression de la souveraineté du peuple.


Sous cette réserve, la durée de sept ans assignée aux pouvoirs présidentiels parait acceptable : ni trop longue ni trop courte. Que penser de leur origine ?

Sans aller jusqu’à estimer avec le duc de Broglie que le Président soit privé de toute action morale par la nature de son origine, on peut être tenté de la trouver un peu étroite.

La nécessité de séparer nettement le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, le besoin de donner au Président de la République le plus d’indépendance et de prestige dans le cercle de ses attributions, amènent à croire qu’il serait sage de remanier la composition du collège qui l’élit.

Pourquoi réserver aux seuls membres du Parlement le privilège d’en faire partie ?

Le projet de loi sur l’organisation des pouvoirs publics que M. Thiers déposait sous le contre-seing de M. Dufaure, garde des Sceaux, le 19 mai 1873, trois jours avant sa chute, affirmait, en son exposé des motifs, que « le président ne peut être le délégué d’une seule assemblée, ni même des deux assemblées réunies. Il descendrait ainsi au rang d’une autorité subordonnée. » Et, après avoir écarté l’élection directe au suffrage universel et le mode employé aux États-Unis des deux degrés d’élection, le projet se ralliait à l’élection par les deux Chambres réunies auxquelles la désignation de chacun des Conseils généraux ajouterait trois membres élus.

C’était s’engager dans une bonne voie avec, semble-t-il, trop de timidité. Le choix du Président de la République ne revêtirait-il pas une gravité et une autorité bien capables de rehausser son prestige, si aux membres du Parlement et aux délégués des Conseils généraux venaient se joindre les représentants des grandes associations professionnelles ouvrières, patronales, agricoles, commerciales, intellectuelles, de l’Institut, des Universités. Un tel mode d’élection ne pourrait qu’accroître encore dans l’intérêt public l’autorité du Président de la République.

Quant à ses pouvoirs, nous ne croyons pas qu’une étude réfléchie et objective des textes permette de conclure à leur insuffisance. On conçoit facilement qu’on y puisse apporter des modifications de détail. On en a déjà suggéré. Envisagés d’ensemble, ils fournissent à l’élu de l’Assemblée nationale les instruments d’une action aisée et féconde.

N’en doutons pas, la Constitution de 1875 n’a entendu faire de l’Elysée, ni une prison ni une maison de retraite.


J. SARRAUTE.