La Précision dans l’art - Étude de psychologie esthétique
Autrefois il y avait des lois d’esthétique qui paraissaient avoir été fixées pour jamais par ce qu’on appelait la savante antiquité. Ces lois ont régné à travers les siècles, et nul ne songeait à se révolter contre elles ; si on leur désobéissait, ce n’était guère que par impuissance. Elles formaient comme un code sacré, « la législation du Parnasse, » et la critique n’était qu’une sorte de jurisprudence qui confirmait ou expliquait ces lois. Il en était à peu près de l’art comme de la morale, qui était renfermée en de précises règles théologiques. Mais, de même que les nécessités nouvelles de la vie, certains progrès de la science, rompirent les cadres trop fixes de la théologie ; ainsi des sentimens nouveaux, des idées plus étendues, se trouvant de plus en plus à l’étroit entre les barrières du goût traditionnel, finirent par les renverser. Aujourd’hui il n’y a plus dans l’art de lois universellement reconnues. Il n’est plus de critique fondée sur des principes, ou du moins les principes hasardés par les uns sont dédaigneusement rejetés par les autres. Les lecteurs et les spectateurs, dans un théâtre ou dans un musée, peuvent bien dire qu’une chose leur plaît ou leur déplaît (encore ne le savent-ils pas toujours), mais chacun juge selon sa fantaisie du moment et n’essaie même pas de se rendre compte de cette fantaisie, faute de pouvoir recourir à un principe quelconque. On a le plus souvent peur de se prononcer. De là tous ces jugemens évasifs qui courent le monde, tels que ceux-ci : « C’est assez joli, cela n’est pas mal, » jugemens qui n’affirment rien, qui ne nient rien, qui n’engagent pas et qui permettent de reculer décemment, de se replier devant une opinion contraire. Dans cette incertitude et ce scepticisme, on en arrive à une indifférence qui décide au hasard qu’une chose est belle ou qu’elle ne l’est pas. Puisqu’il n’est plus de loi imposée et reconnue comme jadis, ne serait-il pas possible, ainsi qu’on a fait souvent en morale, de se faire soi-même une loi et, en s’interrogeant, en observant ce qui nous surprend et nous charme dans tous les arts, de découvrir nous-mêmes un certain nombre de règles ou de conditions nécessaires ? Au lieu de fonder l’esthétique sur des spéculations abstraites et de la rattacher à une métaphysique obscure et sans crédit, comme on l’a bien souvent tenté, ne pourrait-on pas l’établir sur des observations personnelles en les généralisant ? Chacun ne sent-il pas en soi que l’esprit critique et le goût ne sont que le résultat acquis à la longue d’un examen délicat des effets, agréables ou désagréables, que les œuvres de l’art produisent sur notre âme ? Pour nous, nous pensons qu’il est des lois fondamentales de l’esprit humain que nulle imagination, si originale qu’elle soit, ne doit méconnaître, qu’il est des qualités si nécessaires qu’elles s’imposent également aux arts plastiques et à la poésie, qu’il est une qualité, entre autres, sans laquelle aucun ouvrage ne peut produire un plaisir profond et durable, que cette qualité indispensable doit dominer la composition et le style, l’idée et la forme. Telle œuvre d’art a-t-elle ce mérite, elle est bonne ; ne Pa-t-elle qu’à demi, elle est médiocre ; si elle en manque tout à fait, elle est mauvaise. Nous aurions donc une règle de jugement. Ce mérite est la précision qu’aujourd’hui tout le monde se pique d’avoir, qui est plus rare qu’on ne pense, du moins dans les arts, et dont l’absence est la cause souvent inaperçue de presque tous les déplaisirs qu’on éprouve au Salon et ailleurs. Qu’est-ce que la précision dans l’art ? Nous voudrions la définir surtout par des exemples ; mais, avant de montrer ce qu’elle est, il convient de dire ce qu’elle n’est pas.
Comme il est bon quelquefois, pour mettre en lumière une vérité, de signaler l’erreur contraire et de l’exposer dans tout son excès et son absurde extravagance, il y avait un peuple grec, les Rhodiens, qui, au IIe siècle de notre ère, ont singulièrement manqué de précision dans la statuaire. C’était moins, il est vrai, par défaut d’esprit que par la faute des circonstances. Ce peuple ami des arts, très prodigue de statues, assez riche pour se permettre ce beau luxe, avait pris l’habitude d’honorer d’un marbre ou d’un bronze ses héros et ses magistrats. Mais, comme, sous la domination romaine, les magistrats se succédaient bien vite et que, dans la servitude universelle, il y avait d’autant plus de héros qu’il y avait moins d’occasions de déployer un véritable héroïsme, les statues se multipliaient d’une manière accablante pour les finances de la cité. Que firent les Rhodiens ? Ce peuple commerçant, par économie, établit l’usage d’effacer le nom d’une ancienne statue pour la consacrer à un nouveau personnage. La même image pouvait ainsi servir à glorifier toute une suite de magistrats. Il pouvait même arriver, par la plus ridicule rencontre, que la statue d’un vieillard devînt la prétendue image d’un jeune homme. Un jour, un sévère philosophe prêcheur, passant par Rhodes, Dion Chrysostome, s’éleva avec éloquence, dans un discours que nous possédons, contre cet usage trompeur, qui privait les anciens héros de leur gloire, qui leur faisait banqueroute et qui honorait d’ailleurs fort peu les services nouveaux rendus à l’état. Il fit voir, en philosophe, tout ce qu’il y avait de peu moral dans cette indécente et parcimonieuse coutume ; il aurait pu ajouter, s’il s’était occupé de l’art, que ces statues, devenues si peu précises, ne devaient pas être bien intéressantes pour les amateurs de la sculpture.
Il ne faut pas trop se moquer de ces coutumes, car, dans nos ateliers d’artistes, il en est de pareilles, bien que moins visiblement choquantes. Voici ce qui doit arriver souvent chez nous, à en juger tous les ans par le caractère mal défini de certains tableaux du Salon. Un peintre de loisir, ne s’étant pas encore arrêté à un sujet, s’avise, pour ne pas perdre son temps, de faire poser un modèle, une femme, et s’applique de son mieux à cette étude d’après nature. Ce n’est pour lui qu’un simple et utile exercice. Mais, une fois l’étude terminée, s’il est content de cette peinture entreprise sans but et sans idée préconçue, il la contemple, il rêve pour elle un sort, un bel avenir et pense à en faire, sans grands frais d’imagination, un tableau véritable. « Si je peignais, se dit-il, aux pieds de cette femme des flots, ce pourrait être une Vénus ; ou bien si je plaçais à côté d’elle un puits, ce serait la Vérité ; ou bien, pourquoi n’en ferais-je pas une candide Chloé ? » Mais, si habile que soit le choix du nom, quel que soit le bonheur peut-être de certaines rencontres fortuites, il est clair que cette figure n’aura pas en tout l’attitude et l’expression qu’elle doit avoir. Ce serait miracle si cette peinture avait une justesse qui n’a pas été cherchée et si elle s’adaptait exactement par hasard à un sujet imaginé après coup. Certains traits de réalité vulgaire, trop fidèlement conformes au vulgaire modèle, donneront à penser au spectateur que cette prétendue Vénus est loin d’être sortie des flots purs de la mer, que cette Vérité a couru déjà les rues ou que cette Chloé n’a plus rien à apprendre. L’artiste a fait en peinture ce qu’on reprochait de faire en littérature à un célèbre académicien, écrivain trop ingénieux, dont on disait, à tort sans doute, mais non sans esprit et sans malice, qu’il commençait par faire sa phrase et pensait ensuite « à ce qu’il mettrait dedans. » Quel que soit le mérite technique d’une pareille figure, elle choquera les yeux et l’esprit parce qu’elle n’est pas ce qu’elle prétend être. Comme simple étude du corps humain, on aurait pu l’estimer, l’admirer peut-être, mais, comme tableau, elle impatiente par le manque de justesse précise. Elle ne répond pas à son nom. C’est une erreur assez répandue, et parfois bien fièrement soutenue, que les belles formes suffisent ; oui, elles suffisent si elles n’ont pas d’autre prétention que d’être de belles formes ; mais, du moment où votre figure devient par le titre que vous lui donnez un être déterminé, il faut qu’elle ait le caractère et l’expression qui lui sont propres, C’est vous-même qui le voulez, puisque vous lui donnez un nom dont elle aurait pu se passer et qu’elle ne vous demandait pas. Les plus grands artistes ne violant pas impunément cette loi, comme on a pu s’en assurer par un remarquable exemple au Salon de 1882. Un de nos peintres les plus admirés avait exposé un enfant mort, un jeune garçon dont l’âge flottait entre l’enfance et la jeunesse, d’un dessin exquis, de la couleur la plus poétique. On contemplait avec ravissement ce corps idéal jusqu’au moment où, en ouvrant le livret, on lisait le nom de Bara, le petit tambour héroïque de l’armée révolutionnaire, tué dans un combat en Vendée. Non, ce n’est point là un petit Français des faubourgs, c’est un jeune berger d’Arcadie, ou bien un fils de Niobé tombé sous les flèches d’or d’Apollon. Les baguettes de tambour mises entre les doigts du pauvre petit éphèbe sont un trop simple artifice pour nous faire voir un enfant de troupe dans cette charmante vision mythologique. On a cru donner un intérêt présent au tableau en lui appliquant un nom moderne et on n’a fait que déconcerter le spectateur en manquant à une des premières nécessités de l’art, à une des plus naturelles exigences de l’esprit.
Ce qui nous fait croire que, pour beaucoup d’artistes, la précision dont nous parlons n’est pas un grand souci, c’est, que les jeunes talens qui concourent, soit en peinture, soit en sculpture, pour le prix de Rome, semblent souvent n’avoir pas pris la peine de lire sérieusement le programme imposé et laissent leur imagination errer autour ou à côté du sujet pourtant bien défini qu’on leur a donné. Pour prendre un exemple qui revient à notre mémoire, il y a peu d’années, le sujet de sculpture était Orphée après la mort d’Eurydice, parcourant les montagnes à travers les rochers et chantant son amour à jamais évanoui. Il s’agissait de représenter, selon Virgile, un amoureux délire, l’égarement du désespoir, l’innocente démence d’un amant et d’un poète qui va droit devant lui sans savoir où il met le pied. Le sujet fut très finement saisi par le jeune artiste qui eut le prix. Il fallait vraiment n’avoir pas lu le programme pour représenter, comme ont fait d’autres concurrens, Orphée assis ou bien chantant immobile avec le calme d’un acteur correct qui se fait entendre dans un concert. Nous nous rappelons aussi qu’en peinture on proposa pour sujet la mort de Démosthène et que plus d’un concurrent peignit le grand orateur, non pas mourant, mais mort, ce qui était détruire l’intérêt du tableau et en esquiver les difficultés. Du reste, nous avons remarqué chaque année que le jury, comme s’il donnait raison à la théorie que nous soutenons, décerne le prix à celui qui reste le plus fidèle au programme. Il est probable que ce n’est pas la docilité qu’on récompense, mais encore et surtout les mérites techniques que cette docilité, c’est-à-dire la nette intelligence du sujet, entraine avec elle, car il est indubitable qu’un sujet bien compris et bien défini est pour l’artiste un soutien. S’il n’est pas nettement conçu, toute l’exécution sera incertaine. Le sentiment du personnage ordonne tout le reste. Il ne se reflète pas seulement dans l’expression du visage, il se répand dans tout l’être ; il entraîne des mouvemens certains, il ondule en lignes qui ne sont qu’à lui jusqu’au bout des pieds. Il n’y a qu’une pensée précise qui puisse conduire à un juste dessin. On est amené quelquefois à faire de pareilles réflexions, même à l’exposition triennale, où ne paraissent pourtant que des œuvres de choix. Nous venons d’y voir un groupe de statuaire intitulé : l’Amour et la Folie, sujet tiré d’une fable de La Fontaine, œuvre gracieuse à première vue, de la plus jolie exécution, où un rare talent laisse voir dans les moindres détails tous les soins qu’il a pris, sauf le soin de lire La Fontaine, ce qui pourtant n’eût pas été long. Le fabuliste raconte que l’Amour et la Folie, évidemment dans leur enfance, jouant ensemble et se disputant, la Folie eut le malheur de donner à l’Amour un coup si furieux qu’il en perdit la clarté des cieux. Les dieux pris pour juges condamnèrent la coupable à servir désormais de guide au petit aveugle. L’artiste, pour avoir peu lu la fable, représente l’Amour en enfant, ce qu’il doit être, en effet, mais la Folie en grande personne qui pourrait bien avoir vingt ans. Comment cette grande fille a-t-elle pu être assez brutale pour aveugler dans une dispute son petit ami ? Et, au moment où elle conduit cette pauvre victime, comment peut-elle rire si gaîment, d’un air tout triomphant, et trouver si spirituel ce qu’elle a eu le malheur de faire ? On a beau s’appeler la Folie, on ne fait pas ces choses-là à cet âge. Ce n’est plus une folie imprudente, c’est une folie dangereuse qu’il faudrait enfermer si elle n’était de marbre et si d’ailleurs on n’avait grand plaisir à la contempler, du moins dans l’élégance de ses formes plastiques.
Dans les arts comme dans les lettres, peindre, c’est définir, et définir, comme le mot même l’indique, c’est tracer les limites entre un objet et un autre objet plus ou moins semblable, c’est lui donner les attributs essentiels qui le distinguent, qu’il ne partage avec aucun autre de même espèce ; c’est, en un mot le spécifier, ou, pour ne point employer la langue de la logique, c’est lui donner son caractère. Nous ne demandons pas, comme on pourrait croire, qu’on exprime soit avec la plume, soit avec le pinceau, son idée avec sécheresse, car la sécheresse est un des plus déplaisans défauts. Rien n’empêche d’accumuler les traits, de prodiguer les couleurs, pourvu que ces traits et ces couleurs contribuent à mettre en lumière le caractère propre de la scène représentée. Tous les accessoires, s’ils s’accordent et s’ils concourent au dessein général, peuvent être considérés comme un amas de petites définitions. C’est à distinguer les scènes ou les sentimens les plus semblables que l’art doit s’appliquer ; car les choses qui ne se ressemblent pas se distinguent et se différencient d’elles-mêmes. Il est clair, par exemple, que la douleur physique ne ressemble pas à la douleur morale, ni Laocoon à Niobé ; mais combien n’y a-t-il pas de douleurs morales plus ou moins pareilles, et pourtant différentes ! L’art est tenu de saisir les nuances et ne plaît que s’il les exprime avec une délicate justesse. Toute l’œuvre du critique consiste donc à voir si le sujet est bien défini, et l’intensité du plaisir produit par la poésie ou par l’art se mesure à la délicatesse de cette exactitude.
Lorsqu’on recherche les principes de l’art, on fait bien toujours de recourir aux anciens, de consulter surtout les Grecs, de recueillir leurs jugemens ou les émotions qu’ils ont éprouvées en présence de leurs chefs-d’œuvre, car non-seulement ils ont été de tous les peuples le mieux doué ; mais encore n’étant pas entêtés de systèmes, privés d’ailleurs de toutes les ressources matérielles qui font quelquefois illusion aux modernes, ils ont été frappés surtout par ce qu’il y a de plus nécessaire dans l’art. Quand en Grèce les peintres commencèrent à donner à leurs figures de l’expression, ce qu’on admira tout d’abord, ce fut la justesse précise qui savait saisir le sentiment du personnage, et on admirait encore plus quand le peintre, pour être plus précis, avait su exprimer à la fois avec une adresse qui paraissait inconcevable deux sentimens contraires qui se partageaient l’âme du héros. En effet, si on veut représenter Médée, par exemple, au moment où elle va égorger ses enfans, il ne suffit pas de montrer une femme animée par une sombre et meurtrière jalousie, il faut encore laisser voir la mère émue de tendresse maternelle. C’est là le point le point difficile, impossible à saisir, à ce qu’il semble, et qu’il faut saisir pourtant, ou bien cette femme ne sera plus Médée. Elle sera Judith, Clytemnestre ou tout autre personnage pareil que l’on voudra. Aussi les anciens ont-ils célébré de siècle en siècle le tableau de Tîmomaque, où Médée, un poignard à la main, sur le point de frapper ses petits enfans, les contemplait d’un regard à la fois farouche et attendri. Comment l’artiste avait-il pu unir et fondre ensemble ces deux expressions contraires ? Nous l’ignorons. C’était là précisément la merveille. Il semble, d’après de nombreuses pièces de vers composées en l’honneur de ce tableau (il y a neuf pièces dans l’Anthologie grecque), il semble que des yeux terribles de Médée coulaient des larmes. Au Ve siècle de notre ère, l’admiration n’était pas encore épuisée, et le poète latin Ausone s’exprimait encore comme les poètes grecs :
Ira subest lacrymis : miseratio non caret ira ;
Alterutrum videas ut sit in alterutro.
La fureur paraissait dans la pitié et la pitié dans la fureur, si bien qu’un de ces poètes de l’Anthologie, qui sans doute n’avait pas vu la peinture, mais qui l’admirait de confiance et par tradition, écrivit ridiculement que le peintre avait donné à Médée deux yeux différens, l’un furieux et l’autre tendre. Même cette inepte description laisse voir combien les anciens avaient été sensibles à cette précision de la peinture. Ç’a été chez nous l’erreur commode, de bien des peintres qui ont cru faire une Médée, en représentant tantôt une femme furieuse maniant le glaive, tantôt une mère attendrie en présence de ses enfans ; dans l’un et dans l’autre cas, c’était manquer le sujet, ce sujet qui ne consiste que dans ce tragique conflit de la fureur et de l’amour.
Voilà pourquoi il n’y a jamais en peinture de véritable imitation ou de plagiat quand deux vrais artistes traitent le même sujet. Comme il est impossible de supposer que la conception première du tableau soit absolument la même chez les deux peintres, il s’ensuivra, en vertu de cette loi de justesse qui s’impose à l’art, qu’à une idée légèrement différente correspondront des gestes, des mouvemens, des expressions dissemblables ; tout, pour bien s’ajuster à l’idée nouvelle, sera nouveau. Est-il un sujet plus commun, plus rebattu que celui de la Vierge ? Traité mille fois, mille fois encore on le traitera ; mais chaque peintre le renouvelle dans l’ensemble et dans le détail, parce que l’idée de chacun n’est pas celle de son devancier. Ce sera tantôt l’image de la virginité, tantôt celle de la maternité. Ici ce sera une mère mortelle en adoration devant l’Enfant divin ; là, avec moins de mysticisme, ce sera une simple et honnête mère allaitant son nourrisson. Le tableau sera ou mystique ou religieux, ou idéal ou réel ; mais, quelle que soit la conception du peintre, il conformera tous les traits, tous les détails à son idée, à son sentiment. Il n’y aura point, par exemple, de familiarité dans une image divine, il peut y en avoir dans une peinture se rapprochant de la vie réelle. Dans le tableau de Raphaël, la Vierge au voile, on aurait de la peine à se figurer l’adorable Enfant jouant avec son pied, comme fait avec un naturel si charmant, un naturel tout humain, le robuste petit garçon suspendu au sein de la Vierge d’Andréa Solari. Ces tableaux sont diversement admirables, chacun dans son genre, malgré la communauté du sujet, parce que chacun, dans l’ensemble et dans des détails bien ajustés à la pensée de l’artiste, a un caractère défini qui le distingue de tous les autres analogues. Dans la peinture, comme du reste dans la belle littérature, il n’y a pas de lieux-communs, pas plus qu’il n’y a de synonymes dans la langue. Il ne peut y avoir de lieu-commun ni de synonyme là où il y a de la précision.
Parmi les peintres contemporains, il en est un qui semble avoir compris tout d’abord que la-précision est la plus nécessaire qualité d’un tableau, et qui, pour être resté toute sa vie fidèle à ce principe, a eu le rare privilège d’une gloire non discutée : c’est M. Meissonier. Comme si, par son exemple, il avait voulu mettre en lumière cette loi de l’art, il a choisi souvent les sujets les plus analogues, les plus voisins, les plus semblables, en marquant si finement ce qui les distingue les uns des autres, que le regard est surpris et charmé par la sûreté de ses pittoresques définitions. Il s’est plu, par exemple, à peindre des joueurs, mais l’attention n’est pas la même selon qu’on joue aux échecs ou aux cartes ; et aux cartes même elle est différente selon qu’on joue pour l’honneur ou pour le gain, ou pour passer le temps. Quand l’artiste nous fait voir un liseur dans son fauteuil, on pourrait dire quel genre de livre il lit. Que de nuances dans l’attention des personnages, nuances qui ne paraissent pas seulement dans les visages, mais dans les attitudes et dans les plis du vêtement, car on n’est pas seulement attentif des yeux et des oreilles, on l’est des bras et des jambes. Et pour que rien ne puisse distraire le spectateur dans la contemplation de cette exquise justesse, il n’y a jamais le moindre accessoire inutile, l’artiste sachant bien que, dans un tableau comme dans un livre, la netteté est la première joie des yeux et de l’esprit.
Si aujourd’hui, dans la peinture de genre, un certain nombre d’artistes d’un talent fin et sobre pratiquent avec succès cet art, où M. Meissonier est passé maître, il semble que, dans la grande peinture, on se croie moins obligé à cette précision dont nous essayons de marquer le caractère. Là, bien souvent, la pensée n’est pas nette, elle ne se présente pas d’elle-même aux yeux, et peut-être, pour avoir été indécise dans l’esprit de l’artiste, elle flotte dans une composition encombrée de personnages non nécessaires, avec des gestes de hasard, avec des vêtemens qui voudraient être plus intéressans que les visages, avec toute sorte de hors-d’œuvre éclatans qui dispersent l’attention ou la disloquent avec violence. Ce ne sont point là les traditions de la grande école française. Bien que le Poussin ne soit plus, aux yeux de l’art contemporain, un modèle en tout parfait, personne, je le suppose, ne lui refusera la science de la composition. Or cette science, fruit de longues méditations et d’un génie grave qui ne prend pas la peinture comme un simple jeu de couleurs, consiste visiblement à élaguer d’une claire conception tout ce qui risquerait de la troubler, ce qui est oiseux ou indifférent, tout ce qui pourrait égarer les yeux et les distraire du sujet ; si bien que les personnages les plus éloignés du centre de l’action vous ramènent encore par leur attitude et leur expression à la pensée principale. Tout est sacrifié à l’unité des impressions. Il suffit de rappeler ici certains tableaux bien connus qui sont au Louvre, les Bergers d’Arcadie, la Femme adultère, le Jugement de Salomon, Eliézer et Rébecca, Dans ce dernier tableau, on peut saisir dans toute sa simplicité cet art d’une si sévère grâce. Pendant qu’à la fontaine Éliézer offre au nom de son maître des bijoux à Rébecca, cinq ou six jeunes filles, venues pour chercher de l’eau, regardent la scène en souriant. Un mariage fait toujours sourire, surtout quand on le devine. À l’extrémité du tableau se trouve un personnage qu’on dirait d’abord inutile, puisqu’il ne peut voir ce qui se passe. C’est une fillette d’un âge non encore curieux de mystères, à genoux devant un vase déjà trop plein que continue pourtant à remplir, d’un mouvement distrait, une grande compagne trop occupée de la scène principale. La fillette regarde en l’air, fort étonnée de cette distraction et en rit, si bien que, même en tombant sur ce personnage accessoire, les yeux du spectateur sont ramenés au centre ; ils vont sûrement de la surprise rieuse de cette enfant à l’étourderie de la grande distraite, de son étourderie à sa curiosité, laquelle est suspendue à l’offre des bijoux. Toutes les lignes, tous les fils de la pensée aboutissent à ce nœud. Et cependant, dans tout le tableau, il n’y a rien de géométrique ; on n’y trouve de la géométrie que la clarté et la rigueur.
Cette précision dans l’ordonnance générale d’un tableau est un si grand attrait pour l’esprit, elle est si bien le nourrissant plaisir qu’il cherche et qui est fait pour lui, que le spectateur entrant dans le Salon, après un vague coup d’œil jeté sur les tableaux qui l’entourent, marche tout d’abord, comme d’instinct, vers la toile où de loin reluit cette qualité. Mille couleurs plus voyantes ont beau vous solliciter de toutes parts, vingt sujets ou dramatiques, ou bizarres, ou tumultueux, ont beau vouloir forcer votre attention, je ne sais comment, vous allez droit à ce lointain tableau que vous ne faites qu’entrevoir, mais qui vous promet quelque chose de lucide. Vous ne savez pas encore de quoi il s’agit, et déjà vous êtes attiré comme par une clarté. L’esprit court à la précision comme la paupière s’ouvre d’elle-même aux premiers rayons du jour. Aussi, lorsque dans nos expositions annuelles vous vous sentez pris d’une fatigue qui n’a point sa pareille et qu’on n’éprouve que là, quand vous en arrivez à la torpeur et à la défaillance, ne dites pas, comme on le répète, que c’est le trop grand nombre de tableaux qui produit en vous cet anéantissement, car vous ne sentez rien de semblable ni au Louvre ni même à l’exposition triennale, où les œuvres sont choisies : non, le mal a pour cause le grand nombre de tableaux qui n’offrent pas de prise à l’esprit, si brillans qu’ils puissent être d’ailleurs ; car dès que vous rencontrez ici, là, quelque chose qui vous présente une claire pensée, votre santé morale se rétablit. L’esprit souffre plus qu’on ne peut dire de ce qui est incertain et diffus, et souffre plus encore quand cette diffusion vous assaille d’étincelantes couleurs et vous contraint de la regarder. Ainsi, sans nous élever à une haute métaphysique, sans recourir à des principes abstrus toujours contestés, à n’interroger que nous-même, à ne consulter que les plus naturelles exigences de notre propre esprit et nos intimes satisfactions, vous pouvez d’abord mesurer votre estime à la précision des œuvres et trouver, en dehors de tout appareil savant, une première règle de vos jugemens dans les arts.
Nous n’avons pas la peu modeste prétention de donner des leçons aux artistes, n’étant qu’un simple amateur qui défend ici ses graves plaisirs contre des théories de plus en plus accréditées, lesquelles semblent vouloir autoriser l’absence de la méditation et les divagations du pinceau. Nous disons volontiers comme Lucien, de tous les critiques de l’antiquité celui qui paraît avoir le plus juste et le plus fin sentiment sur les arts : « Il est des beautés qui échappent en partie à l’œil d’un ignorant tel que moi. La correction exquise du dessin, la combinaison des couleurs, les effets de saillie et d’ombre, je les laisse à louer aux peintres qui ont mission de les comprendre. Pour moi, j’admire Zeuxis pour avoir donné à son personnage des traits si bien définis, des traits qui ne conviennent qu’à lui[1]. » Tout le monde est juge compétent pour voir si dans une œuvre quelconque ont été observées les lois générales de l’esprit humain et, en particulier, une loi qui règne, nous l’allons voir, dans la poésie comme dans l’art.
On peut dire que la poésie considérée comme art n’a jamais été, dès les premiers temps du monde, qu’un effort pour arriver à la précision, et qu’à l’origine les divers genres de poésie ne furent créés que pour enserrer la pensée, pour captiver cette vagabonde et la soumettre à de certaines lois que de clairs et naïfs génies ont d’abord reconnues comme les plus capables de charmer l’esprit. Dans les premiers âges, les hommes ont dû faire bien des récits héroïques longs, diffus, sans règle et sans fin, quand un homme mieux doué que les autres, un Homère, par exemple, s’avisa de contenir ces verbeuses inspirations qui allaient à l’aventure, de les enfermer dans un sujet unique, d’y ramener les épisodes qui s’égaraient, de tout diriger vers un dénoûment. Le poème épique est une narration dont on a élagué tout le superflu, pour ne conserver et mettre en belle lumière que ce qui soutient l’intérêt. Il en fut de même du drame. De bonne heure, les hommes se divertirent à présenter en dialogues improvisés une action ou divine ou humaine, quand l’art peu à peu retrancha de ces libres improvisations tout ce qui n’allait pas au fait, les scènes non nécessaires et les vaines paroles, jusqu’au moment où, de progrès en progrès, c’est-à-dire de retranchement en retranchement, il n’ait plus gardé que la vraie substance du drame et qu’il ait produit à la longue, par ces éliminations successives, le chef-d’œuvre de la simplicité et de la précision tragique, l’Œdipe roi. On peut se figurer ce lent travail des siècles par ce que nous voyons encore faire autour de nous. Quand un directeur de théâtre reçoit une pièce nouvelle, il en fait retrancher des scènes ou abréger le dialogue, il taille, il émonde, avec la serpe ou même avec la hache, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la partie vivante où circule la sève utile et qu’enfin soit tombé tout ce qui est inerte, infécond et luxuriant. Et même quand cette pièce ainsi réduite a été plus ou moins goûtée du public, si on la reprend quelques années plus tard, on s’aperçoit qu’il faut retrancher encore, et à cette nouvelle représentation n’arrive-t-il pas qu’une pièce en cinq actes soit réduite à deux ? Bien plus, si le dialogue, quoique juste, est un peu mou, c’est-à-dire peu précis, n’appelle-t-on parfois à l’aide un des maîtres de l’art, un homme expert en style dramatique, pour jeter çà et là dans la pièce de ces phrases nettes et frappantes qui résument vivement une situation, qui illuminent un sentiment ou un caractère ? C’est que l’esprit humain demande à l’art, non un vague plaisir, mais un plaisir intense, non un demi-bonheur, mais, s’il se peut, une complète félicité.
Naturellement la langue elle-même a partout suivi ces progrès de la pensée se travaillant pour arriver à des formes précises. Dans toutes les littératures, dans celles, du moins, qui se sont développées lentement, la langue est d’abord incertaine, elle balbutie et bavarde ; puis, à mesure que la pensée est moins diffuse, la langue aussi prend des contours plus nets et plus fermes. Et ce travail continue toujours à travers les siècles, alors même qu’il ne reste plus, à ce qu’il semble, de progrès à accomplir ; C’est ainsi qu’en France après la renaissance, quand notre langue avait déjà été façonnée par de grands écrivains, par Montaigne et Rabelais, l’esprit français, comme s’il se sentait encore mal à l’aise en des phrases flottantes, comme s’il craignait de trébucher dans une robe trop ample, se donna un vêtement de mieux en mieux ajusté, au risque de se priver de certaines grâces ondoyantes. Il n’a eu de repos qu’il ne soit parvenu à la perfection de la justesse et de la brièveté ; et lorsque, vers la fin du XVIIIe siècle et au commencement du nôtre, il eut perdu, par fatigue et par usure, ces vertus littéraires si longtemps poursuivies et si lentement acquises, il ne tarda pas à faire de nouveaux efforts pour les reconquérir. De là vint le soulèvement contre la littérature de l’empire, qui en était arrivée au point de n’oser plus rien définir ni nommer. C’est au nom de la précision que le romantisme a levé et si fort agité son drapeau ; c’est aussi au nom de la précision que plus tard le réalisme, mécontent à son tour, a déployé son petit fanion. Ces deux révoltes, d’inégale importance, étaient plus ou moins légitimes dans leur principe et leur ambition ; mais, comme toutes les révolutions, elles n’ont pas tenu ce qu’elles avaient promis. Le romantisme a cru qu’il suffisait de peindre, exactement l’extérieur de l’homme, ses vêtemens, son mobilier, et a négligé la justesse de l’observation morale ; le réalisme, à son tour, a mis son exactitude à tout dire, mais surtout à dire ce qu’il était convenu depuis des siècles ; qu’on ne dirait pas. L’un s’est consumé dans l’inutile et l’autre dans l’indécent, mais tous deux ont obéi à un invincible désir de la pensée humaine, qui cherche son plaisir dans ce qui est nettement défini.
Cette loi se manifeste avec éclat non-seulement dans l’ordonnance générale des ouvrages, mais encore dans les détails, à l’origine même des littératures, du moins en Grèce, où il nous est donné d’assister à la naissance de la poésie et à sa floraison spontanée. Cette exactitude dans le détail poétique ne doit pas trop étonner, car la juste observation et la vive peinture des choses physiques et morales, c’est la poésie même. Aussi le plus ancien des poètes, Homère, sans théorie apparemment, sans science, sans réflexion peut-être, a-t-il du premier coup, dans la pure naïveté de son génie, donné sur ce point l’exemple, tant cette loi de la précision dans l’art s’impose naturellement. On peut même dire qu’il posséda tout d’abord cette qualité au suprême degré, pour avoir eu le génie poétique au degré suprême, ou bien que, pour avoir été le plus précis des poètes, il passe pour le plus grand. Homère, en peignant les sentimens de ses personnages, a le même souci de l’exacte définition que nous avons plus haut remarqué chez le peintre Timomaque dans son tableau de Médée. Qu’on nous permette de rappeler seulement un ou deux passages de l’Iliade et de l’Odyssée, des vers que nous choisissons à dessein parmi les plus célèbres et les plus connus, pour être dispensé de longs récits, en nous confiant aux souvenirs du lecteur. Qui peut avoir oublié cette scène à la fois si pathétique et si noblement familière où Hector, allant au combat et peut-être à la mort, s’entretient avec Andromaque, qui le supplie de ne pas sortir des murs ? comment le tendre héros, voulant embrasser son petit Astyanax effrayé par la crinière du casque, dépose son casque sur la terre, et, après avoir levé dans ses bras l’enfant pour appeler sur lui la protection des dieux et la gloire, le remet sur le sein de sa mère, qui pleure et sourit ? Si Homère s’était contenté de montrer Andromaque pleurant, la scène aurait pu paraître juste ; s’il l’avait montrée souriant, la scène eût encore paru vraisemblable et charmante. Mais en la représentant, dans cette circonstance terrible pour l’épouse et douce pour la mère, à la fois avec des larmes et un sourire, il a distingué la scène de toute autre plus ou moins pareille, et c’est cette précision, que la grâce de l’expression δαϰρυόεν γελάσασα (dakruoen gelasasa) rend plus précise encore, qui fait que le vers s’est fixé dans l’imagination des enfans et des hommes.
On pourrait nous objecter qu’il est dans Homère des vers délicieux qui n’ont rien à démêler avec la précision et dont le charme, dit-on, tient au vague de l’expression ou de l’image ; on pourrait, par exemple, nous citer ce passage de l’Odyssée où Ulysse, depuis si longtemps éloigné de sa patrie, « désire voir la fumée qui s’élance au-dessus de son cher pays[2]. » En effet, l’image et le sentiment qu’elle recouvre ont quelque chose de mystérieux et d’indéterminé, mais le vers ne paraît vague qu’à celui qui n’en a pas bien pénétré le sens. Il renferme, au contraire, une très fine observation psychologique qui ferait honneur à un philosophe. Quelle est donc cette fantaisie de voir la fumée de son pays ? Pourquoi ne pas dire qu’il veut revoir sa maison, sa femme, son enfant, sa Pénélope, son Télémaque ? C’est que, dans l’ardente impatience de la nostalgie, Ulysse ne se figure pas arrivé déjà, mais arrivant, épiant du plus loin le premier signe qui lui annonce la terre natale, dévorant des yeux et du cœur ce premier et encore lointain témoignage de son foyer habité et vivant. Rien de plus vrai que ce sentiment, si subtil qu’il puisse paraître ; vous et moi nous l’avons éprouvé, et les plus simples âmes non-seulement l’éprouvent, mais l’expriment à peu près comme Homère. C’est ainsi qu’un jeune soldat mélancolique dans une caserne veut revoir le clocher de son village, parce que son imagination, en route vers son village, se représente ce qu’il verra d’abord de plus loin, ce qui lui annonce et lui promet tout le reste. Parlez de ses peines à un habitant de Strasbourg aujourd’hui expatrié, il vous dira qu’il désirerait voir la flèche de la cathédrale, parce qu’on l’aperçoit tout d’abord à dix lieues en descendant des Vosges. Le regard et l’âme avides de l’exilé se plaisent à s’emparer déjà à distance de leur douce proie. Ce n’est donc pas la nostalgie qu’exprime le vers d’Homère, c’est l’impatience de la nostalgie. La fumée est ici la caractéristique de ce sentiment, c’en est, si on peut dire, le caractère spécifique. La pénétrante beauté du vers tient à cette délicate justesse. C’est la plus poétique des définitions.
Cette recherche naïve ou méditée de la précision, on peut la remarquer plus ou moins chez tous les grands poètes de l’antiquité et chez les historiens, qui, selon le mot de Cicéron, sont aussi des poètes. Pour ne citer qu’un nom, dans les ouvrages de Tacite, qui sont comme une galerie où se pressent des milliers de portraits, il n’y en a pas deux qui se ressemblent. Chaque personnage, souvent en un mot, est marqué d’un trait qui n’est qu’à lui. Dans l’histoire ancienne, cette loi s’applique à tout, même aux petites anecdotes, qui n’ont de prix que si elles sont bien caractéristiques, si elles peignent un homme et non un autre. Plutarque est l’écrivain sachant le mieux peindre un héros par une historiette, par un détail en apparence sans valeur, qui pourtant le fait plus vivement connaître que ne feraient de longues réflexions. J.-J. Rousseau a célébré ce mérite dans une page excellente, et tout lecteur de Plutarque attribue à cet art si particulier le charme de ses écrits. Il ne suffit pas, en effet, de dire d’un homme qu’il est brave, si on ne distingue son genre de bravoure ; qu’il est généreux, si on ne montre dans sa nuance son genre de générosité. Qu’on nous laisse citer un seul de ces traits que rien ne pourrait remplacer. Quand l’innombrable armée de Xerxès marcha sur Athènes, les Athéniens, ne pouvant défendre leur ville ouverte, montèrent sur les vaisseaux, pour combattre à Salamine, et envoyèrent leurs femmes et leurs enfans à Trézène, où ils furent très bien reçus. Pour montrer la grâce particulière de cette hospitalité, Plutarque ne dédaigne pas de nous apprendre que les Trézéniens firent un décret par lequel il était permis aux enfans athéniens de cueillir à leur fantaisie des fruits dans la campagne, et il croit devoir ajouter que l’auteur du décret fut un nommé Nicagoras. L’honnête historien tient à envoyer le nom de ce brave homme à la postérité. Le trait peut paraître bien simple et même un peu puéril, et pourtant qu’y a-t-il qui pourrait mieux montrer combien à Trézène les cœurs étaient attendris à la vue de ces orphelins exilés, dont la patrie allait être détruite par une épouvantable invasion, et dont les pères allaient mourir pour le salut de la Grèce ? Ce n’était pas une hospitalité ordinaire que prétendait donner la cité de Trézène, mais une hospitalité de famille. Moralement le trait est exquis, historiquement il est on ne peut plus démonstratif, parce qu’il ne ressemble à aucun autre.
Évidemment on peut faire les mêmes remarques sur les poètes modernes, car, si différens qu’ils puissent être des anciens, ils se montrent soumis à cette loi de précision, et c’est même la constance de cette soumission qui prouve que c’est une loi. Ainsi s’expliquent les plus originales beautés de Shakspeare et de Corneille. Leurs mots sublimes qui donnent à qui les entend pour la première fois une si soudaine émotion, qui arrêtent le sang ou le précipitent, ils ne sont que des vérités strictes qui résument et resserrent en brièveté éclatante une situation dramatique ou un état de l’âme. C’est de la lumière condensée, un éclair qui foudroie. Ils font tressaillir la foule par l’imprévu de leur étonnante justesse, Avec raison nous les appelons sublimes, puisqu’ils passent notre conception, mais nous pourrions aussi les appeler justes, car s’ils ne l’étaient point, ils ne porteraient pas coup. Ce ne seraient que de ces fusées brillantes, comme il en part souvent dans nos drames, que le public applaudit, comme toutes les fusées, dont il est ébloui sans être ému. Même ailleurs qu’au théâtre ces sortes de sentences, sans avoir besoin d’être sublimes, produisent un grand effet par la seule vertu de leur brièveté lumineuse. En politique, par exemple, elles ont souvent une puissance souveraine ; aussi les chefs d’état ou les tribuns ne manquent pas de créer de ces formules dont la justesse, apparente ou réelle, puisse surprendre et dominer l’opinion populaire ; même plus d’une fois des hommes d’esprit et de ressource ont eu pour fonction de frapper de ces médailles reluisantes, et sont devenus comme les fournisseurs attitrés des rois ou de leurs ministres. Sous la restauration, le comte Beugnot, en plus d’une circonstance, a été requis de faire de ces mots pour d’augustes personnes, et quand, dans leur première rédaction, ils n’avaient pas une rigueur parfaite, on le priait de les refaire, jusqu’à ce qu’ils répondissent exactement à l’intérêt ou à la passion du moment et que leur rapide précision pût les faire voler à travers la France.
Si la précision est le nerf de ce qui est fort, elle est aussi la grâce de ce qui est délicat, La délicatesse ne mérite son nom que si elle définit un sentiment avec une si juste mesure qu’un mot de plus, un mot de moins, la feraient également évanouir. Bien qu’elle soit de nature si déliée qu’elle échappe à l’analyse et ne peut être que sentie, disons qu’elle est ce qu’il y a de plus fin dans la justesse, quand il s’agit des choses de l’âme. Un exemple fera comprendre ce que la critique ne peut exprimer clairement. Quand la Phèdre de Racine, honteuse de son amour, ne veut pas révéler à OEnone qui l’interroge le nom de celui qu’elle aime, et que de proche en proche OEnone finit par le deviner et s’écrie : Hippolyte, grands dieux ! Phèdre répond : C’est toi qui l’as nommé. Schiller traduisant Racine, appuie plus qu’il ne faut et fait dire à Phèdre : « C’est toi qui l’as nommé, ce n’est pas moi. » Tout le monde sentira la différence. Racine a été délicat et Schiller a cru l’être. Il convient ici de remarquer à la décharge du poète allemand que déjà Euripide avait mis dans la bouche de Phèdre cet indiscret complément. Seul le poète français a senti par le plus sûr instinct qu’il y avait là quelque chose qui excédait la vérité et, sans se laisser entraîner par l’imitation du grand tragique grec, il a ramené le sentiment à sa vraie nuance. Petites et subtiles sont ces observations, je le veux bien ; mais le lecteur qui ne se soucie point d’en faire de pareilles pour son propre compte en lisant les poètes, et qui professe d’être insensible à ces nuances de délicatesse, celui-là fera bien de lire autre chose que Racine.
Puisqu’il nous faut, dans cette étude de psychologie esthétique, nous mettre au-dessus du dédain qui s’attache aujourd’hui à de semblables remarques, allons plus loin et osons montrer que, chez Racine, les choses en apparence les plus insignifiantes ont du prix par la justesse précise de l’observation morale. Le public ne sait plus, parce qu’il n’a plus le temps d’y regarder de si près, jusqu’où va sur ce point l’attention de notre poète. Ainsi, lorsque dans un récit un personnage appelle son interlocuteur par son nom, ce qui est fort ordinaire dans la tragédie comme dans la conversation, ce nom jeté dans le vers et qui ne semble destiné qu’à le remplir, est au contraire chez Racine un trait de sentiment, et on regretterait qu’il n’y fût pas. Quand Esther raconte à sa compagne que, dans le célèbre concours pour la beauté, elle a comparu devant Assuérus, devant la redoutable majesté du roi des rois, et qu’elle dit :
- Devant ce fier monarque, Élise, je parus,
ce nom d’Élise, à cette place, n’est-il pas l’expression naturelle de la modestie encore terrifiée à ce seul souvenir ? Et quand elle raconte qu’étant orpheline, elle fut élevée avec un soin plus que paternel par son oncle Mardochée :
- Mais lui, voyant en moi la fille de son frère,
- Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère,
ce nom, ici encore, n’est-il pas le signe discret de la reconnaissance qui tout à coup s’attendrit ? Et combien ces simples mots sont plus touchans quand on se rappelle que c’est une reine qui parle avec une amitié si confiante à une pauvre fille, jadis sa compagne d’esclavage ? Que Racine soit le plus élégant de nos poètes, on l’a bien assez répété ; qu’il soit le plus touchant, ce n’est pas ce que nous avons à prouver, mais il nous appartient de montrer que sa poésie est précise au point de noter chez ses personnages les plus impalpables mouvemens du cœur, et nous pouvons conclure par un mot, bien que ce mot soit déplaisant quand il s’agit de tant de grâce, que sa délicatesse consiste dans son exactitude.
Il est un poète français qui, par les mérites dont nous parlons, est encore supérieur à Corneille et à Racine, c’est Molière, condamné qu’il était parfois par la nature de son art, par la comédie, à rechercher une précision double. Ce que nous entendons par ces mots, un exemple peut seul le montrer. Quand Orgon fait un éloge enthousiaste de Tartufe, il peint son ardente piété, son humilité, sa charité en termes si sincères, en traits si nets, avec des circonstances si bien définies qu’on ne peut douter de cette parfaite vertu, et pourtant ce sont ces traits si nets, ces circonstances si bien définies qui donnent au spectateur l’idée de la plus parfaite hypocrisie :
- Chaque jour, à l’église, il venait d’un air doux,
- Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux.
- Il attirait les yeux de l’assemblée entière,
- Par l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière ;
- Il faisait des soupirs, de grands élancemens,
- Et baisait humblement la terre à tous momens ;
- Et, lorsque je sortais, il me devançait vite
- Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.
- Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
- Et de son indigence, et de ce qu’il était,
- Je lui faisais des dons ; mais, avec modestie,
- Il me voulait toujours en rendre une partie.
- « — C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié ;
- Je ne mérite pas de vous faire pitié. »
- Et, quand je refusais de vouloir le reprendre,
- Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
Lisez ces vers d’abord comme un éloge, examinez les mots l’un après l’autre, chacun de ces mots sera la preuve la plus saisissante de la vraie piété, telle qu’on se la figurait au XVIIe siècle ; relisez-les maintenant comme une satire, chacun de ces mêmes mots sera la preuve la plus saisissante de la piété fausse. Dans le premier cas, il n’y a pas un trait qui sente la critique ; dans le second cas, il n’en est pas un qui ne la sente. Comme par un singulier jeu de lumière et par le plus ingénieux arrangement de perspective, selon que devant ce portrait vous vous penchez à droite ou à gauche, vous verrez ou le chrétien accompli ou le vil imposteur, et l’un et l’autre dans une perfection égale. C’est un tour d’adresse et de force qui peut-être n’a point son pareil. Quelle ligne inconcevablement déliée a dû suivre le génie du poète pour marcher sur la limite de ces deux contraires sans encombre ou faux pas ? Quel choix de mots ne faut il pas pour répondre également à deux nécessités si opposées ? Eh bien ! c’est au prodige de cette double précision que tient le ravissement du spectateur.
Chez les grands écrivains, jusque dans les moindres détails du style et de la langue, la pensée a toujours le souci de se définir, de se distinguer d’une pensée voisine qu’on pourrait confondre avec elle. Pour prendre toujours des exemples connus, quand Chimène dit à Rodrigue : « Va, je ne te hais point, » au lieu de dire : Je t’aime, comme elle eût dit sans doute dans un drame de 1830, Chimène laisse voir qu’elle devrait haïr le meurtrier de son père, mais qu’elle ne le peut pas, et marque ainsi l’exacte nuance de son sentiment. Aussi quand l’actrice sait donner à ces mots le ton nuancé qui leur convient, cette nuance les rend adorables. Il y a chez les poètes certaines expressions singulières, fort célébrées par la rhétorique, qui paraissent au premier abord peu logiques, qu’on appelle des alliances de mots, qui semblent plutôt des contradictions, où l’adjectif heurte le substantif, comme dans ces exemples partout cités : l’orgueilleuse faiblesse d’Agamemnon, la fuite triomphante des Hébreux. Ces expressions insolites ne sont pas de l’emphase. Les deux mots contraires en se rencontrant se limitent l’un l’autre, et produisent ainsi la ligne d’une rigoureuse définition. On appelle ces formes de langage des ornemens et des artifices, quand ce ne sont que les efforts de la pensée à la recherche de la justesse. Elles brillent sans doute par l’étincelle du choc, mais elles ne sont faites que pour éclairer. Sans passer ici en revue tous les procédés de l’esprit, il n’est pas sans intérêt de montrer que de tous ces procédés même le plus suspect, le plus discrédité par ses abus, celui qui a fait mourir toute la littérature de l’empire comme par une funeste contagion, — la périphrase, puisqu’il faut l’appeler par son nom, — est elle-même un des plus délicats instrumens de précision. Nous ne parlons pas, bien entendu, de la périphrase à la façon de Delille, laquelle n’est le plus souvent qu’un jeu d’esprit ou une aristocratique aversion pour le mot propre. Bien des gens semblent ignorer qu’elle n’est qu’une forme logique qui, loin de dissiper la pensée, l’enserre et l’étreint. Tantôt elle définit une chose au lieu de la nommer et fait sortir du mot ce qu’il contient, tantôt elle présente à l’imagination un net dessin que le mot propre ne donnerait pas, ou bien éveille en nous un sentiment que le simple nom laisserait dormir. La périphrase, qu’on a regardée non sans raison comme la ressource de pauvres écrivains, est, au contraire, du plus fréquent emploi chez les orateurs les plus exacts et les plus hardis. Ils en ont besoin, non comme d’un ornement, mais comme d’une démonstration. Quand Bossuet, en présence de Louis XIV assis au pied de la chaire, commence ainsi : « Celui qui règne dans les cieux, de qui relèvent tous les empires… est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, » il emploie une forme logique, et en désignant Dieu par ses attributs au lieu de le nommer simplement, il montre au grand roi qu’il n’est qu’un vassal de la monarchie divine, et fait ainsi un raisonnement aussi ferme que l’intention en est religieusement courageuse. Quelquefois la périphrase enferme dans ses plis un sentiment avec l’idée et dispense ainsi l’auteur de les énoncer séparément. Chose qui peut paraître étonnante, elle devient un effort de concision. Ainsi, quand Alfred de Musset fait voir aux jeux de Bade les paysans « fils de la Forêt-Noire » mettant leur dernier écu sur la roulette, il les peint dans leur horrible anxiété suivant des yeux, quoi ? Est-ce la bille qui roule ? Non, ce serait le mot propre, mais le mot inerte : il peint les pauvres gens
- Suivant des yeux leur pain qui courait devant eux ;
beau vers, bien fait pour réconcilier avec la périphrase tous ses ennemis, et qui prouve que même les détours de langage ramènent à la précision et en sont quelquefois le chemin le plus court.
On a dit et répété bien souvent dans notre siècle, et ceux dont les souvenirs remontent un peu haut peuvent se le rappeler, que la poésie est d’autant plus touchante qu’elle est plus vague, et, pour le prouver, on montrait avec quelle puissance mystérieuse s’étaient emparés des imaginations Chateaubriand, Lamartine et d’autres poètes français ou étrangers, aujourd’hui peu lus, mais qui ont ému toute une génération par leurs mélancoliques rêveries. On disait même, en des livres de critique, non-seulement que là est la vraie poésie, mais encore qu’elle n’est que là. Sans doute, on avait raison de se livrer à ces enchanteurs, mais on se trompait en croyant que le charme tenait à la molle incertitude de leurs pensées. Au contraire, ces poètes, avec une pénétration toute nouvelle, ont surpris dans l’homme des sentimens qui, jusqu’alors, avaient échappé à l’observation la plus attentive, ils ont noté les plus vagues rumeurs de l’âme, comme un musicien essaie de noter les bruits insensibles de la nature ; ils sont descendus dans des profondeurs jusque-là inexplorées, dans un monde de demi-ténèbres, saisissant l’insaisissable, cherchant à définir ce qui ne peut être défini ; ils ont trouvé une langue, des couleurs, une harmonie pour peindre et pour chanter ce royaume nouveau des ombres, et s’ils ont étonné le lecteur, c’est surtout par la lucidité relative de leurs révélations et de leurs découvertes. Ils ont donné une forme à l’ennui, à la mélancolie, aux troubles d’un scepticisme qui s’ignore ou ne s’avoue pas lui-même, à toute sorte de souffrances confuses, inexpliquées, fuyantes ; en un mot, ils ont étalé à la lumière du jour des curiosités morales dont il n’avait été donné à personne de soupçonner même l’existence. Que ces poètes, et surtout leurs langoureux imitateurs, aient abusé quelquefois du droit qu’on peut avoir d’être vague en des sujets si fluides, nous sommes loin de le contester, mais René, de Chateaubriand, est un livre de science autant que de poésie. C’est pourquoi les esprits les plus philosophiques peuvent le relire encore aujourd’hui. Ce qu’on admire dans le Lac de Lamartine, c’est que le poète a su offrir, sous une forme juste et pure, un sentiment difficile à démêler, plus difficile encore à peindre, un amour inquiet dans ses délices présentes, qui se sent périssable et voudrait être immortel et qui essaie de confier le secret de son bonheur éphémère à la nature, plus durable que l’homme :
- O lac, rochers muets, grotte, forêt obscure,
- Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
- Gardes de cette nuit, gardez, belle nature,
- Au moins le souvenir.
Si on examine la pièce dans son ordonnance, dans ses expressions, dans son harmonie, on sentira ce qu’il a fallu de délicatesse psychologique dans l’observation et dans la prise d’un sentiment si fugitif. Sans doute, en de pareilles peintures, il y aura toujours quelque mollesse, et il serait fâcheux qu’il n’y en eût pas. A toutes les vérités il ne faut donner que le genre de précision qu’elles comportent. Un sujet de sa nature un peu vaporeux ne doit pas être emprisonné dans une concision cornélienne. A la grâce morale ne conviennent pas les lignes rigides. Le poète qui peint certains mystères flottans de l’âme ressemble à l’artiste qui, peignant de voltigeans nuages, se garde bien de leur donner des contours trop arrêtés, et cherche, au contraire, à les fixer sur la toile dans leur suspension aérienne et leur diffuse mobilité.
Si, dans la poésie, tous les plaisirs, les plaisirs profonds, tiennent à la justesse, non pas à une justesse simplement approchante, mais à celle qui serre de plus près les choses et les sentimens, il s’ensuit que nos plus grands déplaisirs seront produits par le défaut contraire. De là vient la souffrance que nous cause dans le discours public la déclamation. Quand il y a excès de gestes, de voix ou de ton, le ridicule est si sensible qu’il est inutile ici d’en parler. L’auditeur, selon son caractère, en rit ou s’en afflige, ou même en éprouve une sorte de honte. On se sent comme déshonoré soi-même en assistant à un spectacle si révoltant pour l’esprit et si contraire à la dignité humaine. Mais la déclamation ne consiste pas seulement dans l’emphase ; elle peut se servir d’un style très simple et très noble. Est déclamation tout ce qui n’appartient pas au sujet, fût-ce une vérité incontestable. Un développement dont on n’a que faire, une pensée exprimée avec une chaleur que le sujet ne demande pas, une disproportion quelconque entre l’idée exprimée et le sentiment qui lui convient, tout cela est de la déclamation, alors même que les phrases sont agréables, bien construites et harmonieuses. Fléchier a donné des modèles de ces beautés oratoires qui n’en sont pas, et si vous considérez de près ces faux chefs-d’œuvre de diction, si vous analysez l’impression défavorable qu’ils produisent en vous, vous sentez que toutes ces apparences exquises manquent de crédit et déplaisent, parce que, chez le bel orateur, de petites choses sont devenues grandes, que le style déborde toujours par quelque endroit, que la simplicité est ornée, que la majesté se balance avec grâce, qu’une pensée commune voudrait être touchante ; en un mot, que ces périodes, si pures de forme, si lucides, laissent voir à travers leur rotondité cristalline une foule de petits manquemens à la justesse des idées et des sentimens. On ne peut se figurer, si on n’a pas eu l’occasion de voir les choses de près, combien à certaines époques, même en France, à part les hommes de génie, on avait perdu le sens de la loi que nous soutenons. Vers la fin du XVIIIe siècle, dans la critique littéraire, quand on faisait un portrait, genre alors à la mode, on donnait même figure aux écrivains anciens et modernes. Tous étaient comme affublés d’invariables épithètes. De même que, chez les poètes bucoliques du temps, tous les ruisseaux étaient murmurans et tous les troupeaux bêlans : ainsi, dans la critique, tous les écrivains étaient présentés comme élégans. On aurait pu échanger les noms de ces portraits et faire, en littérature, ce que les Rhodiens, nous l’avons vu, avaient fait en statuaire. Si on peignait Homère, c’était avec des traits qui pouvaient convenir tout aussi bien à Sophocle ou même à l’auteur de la Henriade. Il arrive même quelquefois que ce portrait, si mal défini, par la plus malheureuse des chances, rappelle qui vous voudrez, excepté celui dont il porté le nom. C’est ainsi qu’un critique qui ne manquait pas de talent ni de renommée, Thomas, voulant définir le style d’un des plus grands écrivains de l’antiquité, dit que dans ses écrits « tout se développe avec rapidité et mesure, comme une armée bien ordonnée qui n’est ni tumultueuse, ni lente, et dont les soldats se meuvent d’un pas égal et harmonieux pour avancer au même but. » Quel est ce grand écrivain ? Ce pourrait être Démosthène, ou Cicéron ; à la rigueur, ce pourrait être Tite Live ou tel autre. Il n’y a qu’un seul grand écrivain de l’antiquité auquel ces traits ne peuvent nullement s’appliquer, puisque rien n’est moins militairement rangé que son style, c’est Platon, et c’est précisément Platon qu’on a voulu peindre. Faut-il être peu favorisé par le hasard, quand on écrit au hasard, pour faire un portrait qui ressemble à peu près à tout le monde, sauf à l’homme qu’on peint ?
Il en est du jeu des acteurs comme du talent des écrivains. Ce jeu est d’autant plus parfait qu’il est plus précis. On dit d’ordinaire, par une sorte de convention, que dans nos grands théâtres on joue bien ; nous appelons bien jouer faire des gestes d’une vérité approchante ; dans le fait, ces gestes ne sont, le plus souvent, que des à-peu-près dont nous nous contentons. Mais si tout à coup un acteur, par une heureuse inspiration, dans un moment de sûr instinct et de vive lumière, rencontre un geste d’une justesse tout à fait précise, ou une intonation d’une vérité saisissante, le public est transporté, il éclate en applaudissemens. C’est la précision que le public salue. Un pareil geste est une révélation, une découverte, une création qui ne sera pas perdue. Il a si fort frappé par sa justesse nouvelle, qu’il sera imité par d’autres acteurs et pourra même, dans la suite, être banal ; car il est dans la destinée des choses originales de devenir, à la longue, communes par les hommages mêmes qu’elles reçoivent de l’imitation admirative. On peut faire la même remarque en peinture. Quand, au Salon, un artiste fait voir dans un de ses tableaux une attitude inconnue ou un de ces gestes qu’on appelle trouvés, ce geste d’une vérité exacte frappe si vivement les artistes que dans les expositions suivantes vous pouvez être certain de le retrouver d’une manière plus ou moins bien dissimulée dans un grand nombre de tableaux. Ç’a été une conquête dont tout le monde serait heureux de s’emparer. C’est la précision qui fait ces sortes de conquêtes, et elle pourra en faire longtemps encore. La nature physique et morale de l’homme n’est pas encore connue, malgré toutes les apparences contraires ; elle est si diverse et si fine qu’elle se dérobe sans cesse aux plus pénétrans regards. Elle offre bien des nuances qui ont échappé, des attitudes, des gestes, des expressions, par exemple, des étonnemens d’enfant, des candeurs de jeune fille, des sérénités, des tristesses que ni peintre, ni poète, ni acteur n’a encore aperçus, ou n’a su saisir. Il y a dans l’humanité des choses ravissantes que le hasard nous fait quelquefois remarquer et qui n’ont été reproduites par aucun art. Sur les fronts humains il a passé bien des nuages ou bien des rayons qui n’ont pas laissé de traces. Il est de divins sourires qui, depuis des siècles, errent sur des lèvres humaines, qui n’ont jamais été surpris au passage par un artiste et qui se sont évanouis ; mais soyez sûr qu’un jour quelqu’un les remarquera et les fixera sur la toile ou dans la poésie. Voilà pourquoi l’art est immortel et peut se renouveler sans cesse. Il a devant lui, sous ses yeux, tous les jours, bien des beautés jusqu’ici invisibles, bien des grâces plus ou moins fuyantes qu’il s’agit de poursuivre et d’atteindre. C’est la précision de l’art qui réserve aux siècles futurs ces surprises et ces délices.
Si nous ne craignions de trop peser sur notre sujet, nous pourrions montrer que notre loi s’applique même aux produits de l’industrie. La langue des simples ouvriers nous fournirait des métaphores expressives et lumineuses. Dans la sculpture des meubles, par exemple, qu’appelle-t-on « une exécution lâchée, une facture molle ? » Dans l’industrie du vêtement, qu’est-ce que « la confection ? » Tout cela signifie un manque de justesse exacte. C’est pourquoi les produits de ces industries peu rigoureuses excitent le dédain et coûtent peu, ne coûtant que ce qu’ils valent. En tout, c’est l’exactitude qu’on honore et qui se paie. Dans l’industrie, comme dans les arts, c’est la précision qui fait la valeur et donne du prix.
Pour revenir à la littérature, de nos jours aucun auteur qui se respecte n’oserait plus écrire, comme Thomas ou ses successeurs, avec une si majestueuse incurie. Nous exigeons aujourd’hui l’exactitude, non-seulement dans la critique, où nous sommes devenus très méticuleux, mais encore dans les œuvres d’imagination, où nous ne demandons le plus souvent, il est vrai, que l’exactitude matérielle et pittoresque. Dans ces sortes de descriptions ou plutôt de peintures, on est même arrivé à un relief surprenant et, à force de tourmenter la langue, on a su en faire la rivale des arts plastiques. Je ne crois pas qu’en aucun temps il y ait eu un si grand nombre d’écrivains sachant donner aux objets dépeints l’apparence de la réalité même. C’est là ce que le public aime et, naturellement, on s’empresse de le servir selon son goût. Mais si nous réclamons cette vérité exacte dans la description physique, si nous la cherchons dans les moindres détails et les minces accessoires, si enfin nous nous plaisons dans ce qui peut se voir et se comprendre du premier coup, nous tenons beaucoup moins à des qualités plus cachées, à la justesse générale de la composition, qui nous demanderait un effort, à celle de l’observation morale, qui veut être pénétrée, à la mesure, qui est une justesse fine, à la délicatesse, qui est une justesse plus fine encore. Dans les arts, devant un tableau, nous ne demandons pas une lente délectation, mais une courte surprise, la surprise d’un sujet piquant ou celle d’un talent sans mystère. Au théâtre, nous voulons être étonnés, secoués avec violence, et si, dans un drame, les personnages ne parlent pas selon la nature, ou selon leur caractère, s’ils ne disent pas ce qu’ils devraient dire, pourvu qu’ils nous enlèvent, çà et là, par quelques vers éclatans, nous ne tenons pas à la juste expression des sentimens. Nous avons même trouvé un euphémisme très courtois pour pallier cette inexactitude, et nous appelons cela le lyrisme dans le drame. En des théâtres moins littéraires, il nous arrive même de nous divertir longuement de ce qui n’a pas de suite et parfois de ce qui n’a pas de sens. Il est inutile d’insister, car notre pensée n’est pas d’accuser la littérature contemporaine, qui est plutôt prodigue que pauvre, et qui jette à tous les vents beaucoup de talent et d’esprit. Nous voudrions, au contraire, faire remarquer, pour excuser l’art contemporain, que la faute en est au public, qui ne veut que des jouissances faciles et qui estime que les plus grands plaisirs sont ceux qui coûtent le moins de peine.
Pour le critique qui étudie le XVIIe siècle, un grand sujet d’étonnement, ce n’est pas qu’il se soit produit un Corneille ou un Racine, car dans tous les temps peut paraître un beau génie ; c’est qu’ils aient rencontré un public capable de goûter et d’encourager de si sévères compositions tragiques. Comment Corneille a-t-il pu se croire obligé, ou plutôt comment a-t-il pu se croire permis, sans rien jeter en pâture aux yeux, d’offrir une intrigue si savamment compliquée, d’enfermer le sentiment en des raisonnemens difficiles à suivre, en style si plein, avec une concision qui, de vers en vers, demande une si forte contention d’esprit ? Comment Racine a-t-il pu espérer, en composant ses pièces et en distillant ses pensées, que le public saisirait au passage, à la volée, ses sentimens si délicats et ses expressions si méditées ? Il fallait bien qu’ils eussent le droit de compter sur une continuelle attention à toutes leurs paroles, car, chez les deux poètes, composition, intrigue, style, tout est si serré que la moindre distraction des spectateurs les aurait privés de tout leur plaisir. Et pourtant quels étaient ces spectateurs ? Des princes, des courtisans souvent très évaporés, des dames parfois plus évaporées encore ; mais ce beau monde léger n’était pas léger quand il s’agissait de son plaisir ; il consentait à l’acheter par une attention soutenue, à le payer ce qu’il vaut, à n’en rien laisser perdre, et il ne comprenait le bonheur littéraire que dans sa plénitude. Aujourd’hui, nous sommes loin de ces goûts et de ce courage, n’ayant plus les beaux loisirs d’autrefois. Il se produit même un singulier phénomène, c’est que nous demandons aux arts moins de précision à mesure que nous en exigeons davantage dans la vie pratique et journalière. Dans la vie, tout est réglé à l’heure et à la minute ; dans le commerce, dans l’industrie, dans l’administration, tout est poussé jusqu’à une ponctualité, à une rigueur qui va jusqu’au supplice. La science aussi est de plus en plus rigoureuse, on pourrait dire minutieuse, si la minutie n’était souvent la science même. On ne peut douter qu’il ne se soit partout établi des exigences d’exactitude autrefois inconnues. Nous sommes partout attentifs, excepté dans nos plaisirs. Dans les arts et dans la littérature, nous ne voulons plus avoir le souci fatigant de la justesse précise. La couleur, le mouvement, la véhémence, tout ce qui frappe la vue, tout ce qui ne demande ni réflexion ni poursuite nous contente. Le changement des mœurs explique celui des goûts. Au XVIIe siècle, la vie de la cour étant frivole, le plaisir était sérieux ; aujourd’hui, la vie étant sérieuse, le plaisir est frivole. Quand l’esprit a été longtemps dissipé, il aime à ramasser sa force et à se recueillir ; quand il a été longtemps trop tendu, il cherche à se détendre. Une anecdote très familière peut ici servir d’apologue. On raconte que Lablache, logeant un jour dans un hôtel à côté d’un nain célèbre, le général Tom Pouce, une dame, curieuse de voir de près cette merveille abrégée de la nature, se trompa de porte et vint frapper à celle du corpulent et facétieux acteur, qui ouvrit lui-même : « Monsieur le général ? fit la visiteuse. — C’est moi, madame ; cela vous étonne, rien n’est plus simple. Quand je suis dans le monde, je me fais tout petit ; mais rentré chez moi, je me mets à mon aise. » Voilà l’image du public contemporain. Pendant le jour, il est contraint de se ramasser sous la pression des affaires, de se refouler sur lui-même ; le soir venu, il se dilate.
De ces incomplètes remarques, qu’on pourrait multiplier à l’infini, il est opportun peut-être de tirer une conclusion pratique. Si, en effet, dans cette rapide étude de psychologie esthétique, nous avons démontré que la précision est le fond et le principal soutien des arts, de la littérature et même de la poésie, nous pouvons ici offrir une consolation à la cruelle perplexité de certains pères de famille, qui se demandent avec angoisse, et nous ont souvent demandé à nous-mêmes, s’il convient de donner à leurs enfans l’éducation littéraire. Ils ont entendu répéter sans cesse que les lettres ont fait leur temps, qu’il faut leur accorder le moins d’heures possible et les remplacer au plus tôt par les sciences. On accuse les lettres de n’apprendre, comme on dit, que des mots et des phrases et de ne pas former les esprits à l’exactitude. Par une révolution qui peut paraître singulière, surtout en France, les lettres, qui ont fait la gloire de notre pays, qui lui assurèrent en Europe un long et innocent empire, plus durable que celui de ses armes, ces lettres glorieuses, on est obligé aujourd’hui de les défendre. Leur cause est même si compromise devant une certaine opinion publique que leurs défenseurs en sont réduits à demander grâce pour elles. Cette année même, à la distribution des prix du concours général, dans la plus belle fête de la jeunesse, un orateur distingué, choisi dans l’ordre des sciences, sans doute pour n’être pas suspect et pour avoir plus de crédit, est venu au secours de ces pauvres, clientes et a plaidé pour elles avec autant de générosité que de talent. Elles sont accusées et en péril, puisqu’on leur donne un avocat d’office. Pour nous, si nous avions à les défendre contre des esprits qu’on appelle, on ne sait pourquoi, des esprits positifs, nous nous garderions bien de parler de leur charme, de leur vertu morale, de l’élévation qu’elles peuvent donner aux caractères, dans la crainte de n’être pas compris et de passer pour un rêveur gâté par la littérature ; nous dirions simplement que l’étude des lettres est une occasion perpétuelle de façonner la jeunesse à l’exactitude. N’en faut-il pas, en effet, pour appliquer les règles de la grammaire, pour essayer de traduire les pensées des plus grands génies, pour distinguer plus tard, dans la poésie et dans l’éloquence, les nuances des idées et y conformer soi-même la nuance des expressions ? Dans les lettres, comme dans les sciences, tout doit être distinct et nettement défini, et comme il s’agit à la fois d’idées et de sentimens, on peut se figurer combien la vue de l’esprit doit prendre d’acuité dans ces délicats exercices. La littérature, elle aussi, a des lignes qui n’ont pas plus d’épaisseur que celles de la géométrie ; elle a des balances plus sensibles que celles de la physique et de la chimie.
Les mathématiques, dit-on, donnent par excellence la précision ; oui, elles la donnent en mathématiques, mais non pas dans la vie, car, s’il en était autrement, comme nulle part il n’importe davantage d’avoir de la précision que dans les affaires publiques, on devrait ne faire entrer que des mathématiciens dans les grands conseils de l’état, aller même jusqu’à mettre la géométrie sur le trône. Encore faudrait-il placer les lettres sur les marches pour célébrer dignement la souveraine. On se plaît souvent à citer les bizarreries et les écarts des écrivains et des portes, et on rend les lettres responsables de leur esprit peu réglé ou de leur peu solide jugement ; mais l’histoire des sciences exactes n’a-t-elle pas aussi ses légendes, ses héros de la distraction et ses étourderies illustres ? Il y a eu dans l’antiquité des peuples sans autre culture que la culture littéraire qui ont fait belle figure dans le monde, les Romains, par exemple, qui ne connaissaient en arithmétique que le calcul usuel, en géométrie que le peu qu’il en fallait pour la castramétation et l’arpentage, ce qui ne les a pas empêchés de montrer en tout une raison pratique qui depuis n’a pas été égalée, de tenir le monde sous la précision de leurs règlemens et d’élever le plus solide monument de sagesse juridique sous lequel nous sommes heureux encore de nous abriter. Si les sociétés modernes ont des besoins nouveaux, et si les sciences par leurs surprenantes découvertes, par leurs bienfaits visibles et palpables, méritent autant de reconnaissance que d’admiration, on ne doit point oublier qu’il y a dans la vie humaine une autre précision que celle de la science, une précision qui de mille façons se dérobe et qu’il faut apprendre à saisir, et une exactitude morale qu’il faut savoir démêler. Ne savons-nous pas d’ailleurs que les lois du monde moral ont aussi leur beauté et leur constance, qu’elles sont aussi puissantes, aussi souveraines, et, par conséquent, aussi utiles à connaître que les lois du monde physique ? Loin de nous la ridicule pensée d’opposer les lettres aux sciences pour exalter les unes aux dépens des autres ! Dans l’éducation, elles doivent être unies et elles le sont en effet. Elles ne paraissent ennemies qu’à l’ignorance présomptueuse qui les juge avec des préoccupations vulgaires, sans pouvoir s’élever à ce haut point où les deux méthodes se concilient et se donnent la main. Demandez aux juges des examens et des concours, ils vous diront que les meilleurs esprits sont ceux qui ont été lentement formés par les lettres et par les sciences ; consultez surtout ces tribunaux redoutés qui gardent l’entrée des grandes écoles scientifiques de l’état, ils vous répondront que, sauf de rares exceptions, les plus brillans et les plus solides concurrens ont été préparés par une forte éducation littéraire. Voilà ce que le monde ignore, ce qu’ignorent même souvent ceux qui sont sortis vainqueurs de la lutte. Ils oublient volontiers qu’ils ont pu traverser avec tant d’aisance les rigoureuses précisions de la science pour avoir longtemps familiarisé leur esprit, quelquefois même en se jouant, avec les fines et flexibles précisions de la littérature.
CONSTANT MARTHA.