La Porteuse de pain/III/XVII

Troisième partie : Maman Lison
XVII
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Depuis le moment où nous l’avons vu s’enfermer dans son cabinet de travail, le père de Mary n’avait point quitté l’attitude prise par lui en y entrant. Un coup frappé discrètement à la porte le tira de ses préoccupations sinistres. Le valet de chambre parut.

« C’est une femme qui désire voir monsieur… Elle a dit qu’elle venait de la part de M. Ovide… »

Paul Harmant eut quelque peine à cacher son trouble.

« Pourquoi m’envoie-t-il quelqu’un ? se demanda-t-il. Que lui est-il arrivé ? Pourquoi n’est-il pas venu lui-même ? »

Il ajouta à voix haute :

« Faites entrer cette femme… »

Le valet de chambre introduisit la visiteuse et se retira en refermant la porte derrière elle. Paul Harmant se retourna. Soudain il poussa un cri sourd, il recula jusque dans un angle de la pièce. Il avait devant lui maman Lison qu’Ovide prétendait avoir écrasée sous l’échafaudage de la rue Gît-le-Cœur !

« Ah ! dit Jeanne, votre terreur me prouve que c’est par votre ordre qu’on m’a voulu assassiner ! »

L’ex-contremaître comprit que s’il ne faisait pas tête à l’orage, il était perdu, il s’écria :

« Vous ici ! Que venez-vous faire dans ma maison ?

– N’avez-vous pas compris qu’enfin j’ai soulevé votre masque ?

– Cette femme est folle ! murmura le faux Paul Harmant.

– Ce que je viens faire ici ?… Je viens vous demander compte de ce que j’ai souffert depuis vingt et un ans, Jacques Garaud ! »

Le millionnaire feignit l’étonnement.

« Jacques Garaud ? répéta-t-il. Quel est ce nom ?

– C’est le vôtre.

– Le monde entier sait que je m’appelle Paul Harmant… vous êtes folle, Lise Perrin…

– Je ne suis point Lise Perrin. Je suis Jeanne Fortier. Vous m’avez reconnue chez l’avocat Georges Darier !

– Taisez-vous !

– Je ne me tairai pas ! Dénoncée par toi et ton complice, on me cherche, on me traque ! Je suis venue ici, chez toi, pour que la police puisse nous arrêter ensemble ! Une fois pris, il te faudra bien avouer tous tes crimes. »

Jacques Garaud allait répondre. La porte s’ouvrit brusquement.

« Que se passe-t-il donc, mon père ? »

Le millionnaire s’élança vers Mary.

« Mon enfant chérie, lui répondit-il, va-t’en… cette femme est folle. Elle insulte… elle menace…

– Eh bien, mon père, il faut appeler… il faut qu’on vienne et qu’on la fasse chasser de notre maison… »

Mary s’approcha de Jeanne et lui adressa ces mots :

« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

– Qu’on arrête cet homme avec moi, et que justice soit faite.

– Tu vois bien qu’elle est folle ! s’écria Paul Harmant.

– Sonnez donc, mon père ! sonnez donc ! » reprit la jeune fille.

Le millionnaire resta immobile. Mary le regarda avec stupeur.

« Mais pourquoi donc ne sonnez-vous pas ?

– Parce qu’il a peur, fit Jeanne.

– Eh bien, je sonnerai, moi ! »

Et la fille de Paul Harmant se dirigea vers la cheminée.

« Mary… Mary… balbutia le misérable en l’arrêtant du geste, non… non… N’appelle pas… ne sonne pas !

– Pourquoi donc ?

– C’est moi qui vais répondre, dit Jeanne Fortier ; il ne veut pas qu’on sache que Paul Harmant est Jacques Garaud, le voleur, l’incendiaire et l’assassin ! Après vingt et un ans de ténèbres et d’impunité, il sait que la lumière va briller enfin, et il tremble…

– Ah ! taisez-vous ! Pitié pour ma fille !

– Avez-vous eu pitié de mes enfants ? Ne croient-ils pas, grâce à vous, que leur mère est une misérable, une infâme ? Je veux, moi, que votre fille sache qu’après avoir livré ma fille au couteau de son complice, vous avez voulu la tuer par le désespoir…

– Ah ! tais-toi ! tais-toi ! ou sinon… »

Mais déjà Mary s’était jetée entre lui et la visiteuse.

« Je veux que cette femme parle ! » dit-elle.

Dompté par le regard de sa fille, le millionnaire se laissa tomber sur un fauteuil. Jeanne poursuivit :

« Il y a vingt et un ans, cet homme a volé, incendié, assassiné, et, joignant à tant de crimes un crime plus lâche encore peut-être, a fait croire à sa mort héroïque et m’a laissé condamner à sa place ; il a pris un faux nom et il a épousé votre mère !

– Tais-toi ! Mais tais-toi donc ! bégaya l’industriel.

– Parlez ! je le veux ! dit Mary pour la seconde fois.

– En Amérique, il fit une immense fortune, et il revint vivre heureux en France, tandis que j’agonisais lentement en prison. Voulant avant de mourir revoir mes enfants, je m’évadai. Lui aussi les cherchait, le misérable, et le hasard le mit d’abord en face du fils de l’homme assassiné par lui jadis, Lucien Labroue, qu’il voulait vous donner pour mari. Lucien Labroue aimait ma fille, poursuivit Jeanne, votre père eut l’audace de lui dire : « Celle que vous aimez est la fille de la misérable qui a tué votre père ! »

– C’est horrible ! balbutia Mary, son visage dans ses mains.

– Oui, bien horrible, n’est-ce pas ? Voilà ce qu’a fait cet homme. Voilà pourquoi il tremble devant moi ! Allons, Jacques Garaud, lève-toi et dis à ta fille que tu es bien le voleur, l’incendiaire, l’assassin d’Alfortville ! »

Le misérable se leva, en effet, mais ce fut pour bondir sur Jeanne, et la prendre à la gorge. La porteuse de pain poussa un cri d’angoisse. Mary, épouvantée, s’enfuit.

« Tu es ici chez moi ! fit le millionnaire. Personne ne t’a entendue ! Je me nomme Paul Harmant et non Jacques Garaud ! La preuve du contraire n’existe pas. Tu m’as attaqué, je me défends ! Tu vas mourir ! »

Et ses doigts se crispèrent de plus en plus autour du cou de la malheureuse, la serrant comme dans un étau. Il la poussa vers la porte du cabinet servant de débarras. Sous la pression de son corps, la porte mal fermée s’ouvrit.

Les mains de Jacques se desserrèrent, et la porteuse de pain s’abattit, inanimée, sur le parquet de la pièce étroite. Au moment où l’infâme refermait la porte il entendit un bruit derrière lui. Il se retourna et aperçut Étienne Castel et Raoul Duchemin.

« Nous vous dérangeons, peut-être, cher monsieur Harmant, dit l’artiste. Pardonnez-nous de venir vous surprendre. J’ai prié votre valet de chambre de ne pas nous annoncer… Mais qu’avez-vous donc, cher monsieur Harmant ? Vous voilà pâle comme un mort ?… Vos mains tremblent… Êtes-vous souffrant ?

– Oui… un malaise subit, répondit Jacques Garaud en s’efforçant de se remettre. Ce n’est rien, ça va déjà mieux. Mais à quoi ai-je plaisir de vous voir, ce matin, en compagnie de… »

Jacques Garaud s’interrompit.

« De M. Raoul Duchemin, que je vous présente, acheva l’artiste. Depuis que je vous ai quitté hier au soir, une tâche fort lourde m’est incombée, et je viens vous prier de vouloir m’aider à la remplir… »

Ces paroles rassurèrent le faux Paul Harmant. Il avança des sièges aux visiteurs.

« Veuillez m’apprendre le motif de votre visite. »

En disant ce qui précède, le millionnaire jetait à la dérobée un coup d’œil vers le cabinet dans lequel il avait poussé Jeanne.

« N’avez-vous pas, dit Étienne, été, pendant deux années, élève de l’École des Arts-et-Métiers de Châlons ?

– Oui, sans doute.

– Vous y avez fait de brillantes études… Puis en sortant de l’école vous avez voyagé beaucoup… N’êtes-vous pas allé en Suisse ? où vous êtes resté longtemps ?

– Quinze ou seize mois, je crois.

– Peut-être trouverez-vous le moyen de me renseigner sur une personne morte aujourd’hui. En Suisse, n’avez-vous pas connu un mécanicien du nom de Jacques Garaud ? »

Tout en prononçant les mots qui précèdent, Étienne Castel rivait ses yeux sur les yeux du millionnaire. Il ne les vit point s’abaisser. Pas un muscle du visage qu’il étudiait ne tressaillit.

« Jacques Garaud… répéta le père de Mary. Ce nom ne m’est point inconnu. Ah ! oui… je me rappelle. Ce Jacques Garaud n’était-il point un contremaître attaché à l’usine Jules Labroue à Alfortville, et qui périt victime de son dévouement lorsque ce dernier fut assassiné dans son usine en feu ? Vous-même m’avez raconté cette histoire…

– En effet, c’est bien cela. Avez-vous connu cet homme ?

– Du tout. »

Paul Harmant se trouvait sur des charbons ardents.

« À New York, où vous êtes allé en quittant la France, n’avez-vous point entendu parler de cet homme ?

– Comment en aurais-je entendu parler ? Il était mort.

– C’est que nombre de gens prétendent que Jacques Garaud s’est arrangé de façon qu’on le crût mort dans l’incendie, dans le dessein d’éloigner de lui tout soupçon et de jouir des cent quatre-vingt-dix mille francs et de l’invention volée par lui à Jules Labroue qu’il venait de tuer.

– Cette légende ne tient pas debout ! Ce n’est pas lui qui a assassiné Jules Labroue, puisqu’une femme a été convaincue de ce crime et condamnée.

– Cette femme affirmait avoir eu une preuve de la culpabilité du contremaître. Une lettre écrite par lui.

– Si cette lettre avait existé, elle l’aurait produite.

– La lettre existe. Elle est retrouvée… »

Malgré son empire sur lui-même, Jacques Garaud ne put réprimer un tressaillement.

« Il paraît que cela vous intéresse… fit Étienne.

– Fort peu, je vous assure, mais cela m’intrigue. Une lettre retrouvée après vingt et un ans, convenez que c’est curieux ! Où était-elle cette lettre ? Dans un vieux meuble ? Dans…

– Dans un petit cheval de carton… »

Paul Harmant devint pâle et se mordit les lèvres.

« Ce cheval de carton était un jouet donné au petit Georges, le fils de Jeanne Fortier, par Garaud lui-même. Voici cette lettre… Voulez-vous que je vous la lise ?… »

Jacques Garaud se leva brusquement.

« Mais que m’importe tout cela, monsieur Castel ?

– Vous allez le savoir, répondit le peintre en plaçant sur le bureau une feuille de papier timbré dont il s’était muni…

– Qu’est-ce que cela ?

– Vous le voyez ; c’est du papier timbré. Nous avons à débattre avant tout une question pécuniaire. Cent quatre-vingt-dix mille francs placés dans une maison pendant vingt et un ans, sans qu’on ait touché pendant ce temps à l’intérêt légal et aux intérêts des intérêts, combien cela fait-il ?

– Cela triple le capital, et au-delà… dit Raoul Duchemin.

– Mettons un compte rond. Monsieur, je viens vous prier de me remettre pour le compte de M. Lucien Labroue la somme de 500 000 francs, représentant le capital, les intérêts, et les intérêts des intérêts de la somme volée par vous à son père en 1861.

– Je me nomme Paul Harmant, monsieur, s’écria le misérable, fou de terreur, et vous m’insultez ?

– Vous vous nommez Jacques Garaud et vous êtes un scélérat. Voici l’acte mortuaire de Paul Harmant décédé à l’hôpital de Genève. Allons, Jacques Garaud, l’heure est venue de rendre vos comptes à ceux que vous avez dépouillés. Vous les rendrez plus tard à la justice. Payez cinq cent mille francs d’abord.

– Allons, je suis perdu… et j’entraîne avec moi, dans l’abîme, ma fille innocente.

– Payez d’abord… ensuite nous verrons. »

Jacques Garaud… alla au tiroir-caisse de son bureau et en tira cinq liasses de billets de banque.

« Il y a là cinq cent mille francs… dit-il.

– C’est bien, fit Étienne en mettant les liasses dans sa poche. Maintenant écrivez ce que je vais vous dicter. »

L’artiste dicta :

« Moi, Jacques Garaud, en présence de MM. Étienne Castel et Raoul Duchemin, je m’accuse… »

Jacques, la sueur au front, s’arrêta.

« Avec cette confession vous perdrez ma fille… Je n’écrirai pas. »

Mary apparut tout à coup. Elle marchait d’un pas lent, et s’avança jusqu’auprès du bureau.

« Vous écrirez, mon père… » dit-elle.

Jacques Garaud se laissa tomber à genoux et balbutia :

« Ma fille… ils veulent ton déshonneur et le mien. »

Le faux Paul Harmant fit ce que lui disait sa fille qui resta debout et immobile. L’artiste poursuivit en ces termes sa dictée :

« Je m’accuse d’avoir, le 6 septembre 1861, écrit à Jeanne Fortier la lettre signée de mon nom, qu’on trouvera ci-jointe.

« Je m’accuse d’avoir, le même jour, volé une somme dépassant cent quatre-vingt-dix mille francs à M. Jules Labroue, industriel à Alfortville. »

Jacques s’arrêta de nouveau.

« Écrivez, répéta Mary, ou j’écrirai à votre place. »

Le misérable courba la tête. Étienne Castel reprit :

« Je m’accuse d’avoir volé non seulement l’argent, mais les plans de Jules Labroue, mon patron, d’avoir incendié sa maison et de l’avoir assassiné.

« Je m’accuse d’avoir voulu faire assassiner Lucie Fortier par un complice à mes gages, Ovide Soliveau, et d’avoir payé le même Ovide Soliveau pour assassiner Jeanne Fortier, reconnue par moi sous le nom de Lise Perrin, la porteuse de pain. »

L’artiste en était là de sa dictée. Soudain une porte s’ouvrit ; Jeanne Fortier livide, et le cou marbré de taches rouges, sortit du cabinet où Jacques Garaud avait cru enfermer son cadavre et dit :

« Que cet homme s’accuse aussi d’avoir voulu, tout à l’heure, m’étrangler de ses mains ! »

En voyant paraître Jeanne, Étienne et Raoul avaient poussé un cri de surprise, Mary un cri d’épouvante. Jacques, lui, paraissait changé en statue. Mary lui souleva la main et la replaça sur le papier.

« Écrivez, mon père », commanda-t-elle.

Jacques Garaud traça deux lignes encore.

« Maintenant, signez. »

Le misérable signa, Mary prit la feuille et, le tendant à Jeanne Fortier qui la saisit, lui dit :

« Voilà votre réhabilitation, madame. »

Puis se tournant vers son père, elle ajouta :

« Que Dieu vous pardonne. Moi je vais mourir. »

Et elle s’éloigna d’un pas lent, comme elle était venue. Une minute s’écoula. Lucie, Georges Darier et Lucien Labroue apparurent, en même temps que le juge d’instruction, le chef de la Sûreté, et les agents conduisant Ovide Soliveau.

« Ma mère… ma mère… » s’écria Lucie en se jetant dans les bras de Jeanne qui la serra sur son cœur à l’étouffer.

Le chef de la Sûreté posa la main sur l’épaule de l’ex-contremaître d’Alfortville, et lui dit :

« Au nom de la loi, Jacques Garaud, je vous arrête.

– Jeanne Fortier, dit le juge d’instruction, je suis autorisé à vous laisser en liberté… liberté qui sera bientôt définitive. Remettez-moi le papier que vient de vous donner la fille de cet homme. Vous, monsieur Castel, remettez-moi l’acte mortuaire de Paul Harmant et la lettre écrite en 1861 par Jacques Garaud.

– Voilà ces pièces, monsieur.

– Votre réhabilitation ne se fera pas attendre, madame… ajouta la magistrat en s’adressant à la porteuse de pain.

– Et, ajouta Étienne Castel en amenant Georges à la pauvre femme, voici l’avocat qui plaidera pour vous… non seulement avec tout son talent, mais avec tout son cœur. »

Jeanne regarda Georges. Elle allait lui tendre la main.

« Mais va donc, mon frère ! cria Lucie à Georges.

– Ton frère ! lui ! balbutia Jeanne. Oh ! mon fils… mon fils… »

Et elle serra Georges contre son cœur. Mais c’était trop de joie pour la pauvre femme. Elle perdit brusquement connaissance. Quand elle reprit ses sens, Lucien agenouillé devant elle, à côté de Lucie, l’appelait aussi « Ma mère ! »

Une demi-heure plus tard, on trouva Mary étendue sur son lit et morte. Sa main pressait encore contre ses lèvres son mouchoir ensanglanté. Avant de mourir, elle avait écrit ces lignes :


« Pour Lucie Fortier.

« Je vous ai fait du mal, Lucie, beaucoup de mal… et cependant je ne suis pas méchante… Que voulez-vous, je l’aimais tant ! Ne me refusez pas votre pardon, Lucie, et priez Dieu pour moi. Vous êtes bien vengée…

« MARY. »


Trois mois après, Jacques Garaud et Ovide Soliveau étaient condamnés aux travaux forcés à perpétuité. L’arrêt ne reçut pas son exécution en ce qui concernait Jacques Garaud. Le misérable qui n’avait dans le cœur qu’un sentiment humain, l’amour paternel, ne put survivre à la mort de sa fille. Il trouva moyen de s’étrangler dans sa prison.

Il fallut près d’une année pour obtenir l’arrêt de réhabilitation de Jeanne Fortier. Le lendemain, Lucien Labroue épousait Lucie et entrait en possession avec elle et sa mère de l’usine reconstruite sur les terrains d’Alfortville. Il prenait pour caissier Raoul Duchemin, devenu le plus probe des comptables.

Les jeunes époux s’adorent et sont aussi complètement heureux qu’on puisse l’être ici-bas. Jeanne Fortier, la porteuse de pain, est heureuse de leur bonheur.

« J’ai bien souffert, dit-elle parfois. Mais aujourd’hui, c’est le paradis. Ah ! Dieu est bon ! »

Georges Fortier est en train de devenir un avocat célèbre.

Melle Amanda vient de trouver un imbécile qui lui achète l’établissement de Mme Augustine, et qui l’épouse. C’est un veuf qui a rendu malheureuse sa première femme.

Il y a une justice au ciel !






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