Troisième partie : Maman Lison
XV
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Lucie Fortier avait attendu toute la soirée maman Lison. Quand sonnèrent dix heures du soir sans que la porteuse de pain fût rentrée, la jeune fille commença à se sentir prise d’inquiétude. Minuit sonna. La porteuse de pain n’avait point reparu. Lucie se mit au lit, mais il lui fut d’abord impossible de fermer les yeux.

Enfin, vers quatre heures du matin, Lucie laissa retomber sa tête et s’endormit d’un lourd sommeil. Il était huit heures quand elle se réveilla. Elle sauta à bas de son lit, et alla frapper à la porte de Jeanne. Aucune réponse. La jeune fille s’habilla rapidement et descendit.

« J’irai d’abord au Rendez-vous des boulangers », se dit-elle.

En arrivant en face de la boutique du marchand de vin-restaurant, elle s’arrêta, frappée de stupeur. Cette boutique était fermée. Lucie s’informa.

« L’établissement a été fermé par autorité de justice à cause de la porteuse de pain, parbleu », lui dit une commère.

Les quatre mots : La porteuse de pain, glacèrent Lucie.

« Le nom de cette porteuse de pain ? demanda-t-elle.

– On l’appelle dans le quartier maman Lison.

– Mais, pourquoi ? Pourquoi ? balbutia-t-elle.

– On a voulu arrêter maman Lison, et alors les garçons boulangers qui lui donnaient un banquet ont cogné sur les agents, et maman Lison a pris la poudre d’escampette.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! » bégaya Lucie avec désespoir.

Et elle courut à la boulangerie Lebret. La servante était seule.

« Avez-vous vu maman Lison ? lui demanda Lucie.

– Ah ! ne me parlez pas de ça. On a voulu l’arrêter. Elle était recherchée par la police.

– Recherchée par la police ! » répéta Lucie, affolée.

Lucie pouvait à peine se soutenir. Elle sortit après avoir remercié la fille de boutique.

« Rien… murmura-t-elle en s’éloignant, je n’ai rien appris ! Où demander maman Lison ?… où la retrouver ? »

Tout à coup Lucie s’arrêta. Elle venait de penser à l’ami de Lucien, à l’avocat Georges Darier. En moins de vingt minutes, elle arriva à la maison qu’habitait le jeune homme.

La vieille Madeleine vint lui ouvrir.

« Pourrais-je voir monsieur l’avocat Darier ?

– Monsieur est dans son cabinet. Je vais le prévenir. »

Quelques minutes après, la servante introduisit Lucie. Georges constata le bouleversement de sa visiteuse.

« Veuillez vous asseoir, mademoiselle, dit-il en avançant à la jeune fille un fauteuil sur lequel elle se laissa tomber.

– Ah ! monsieur… s’écria-t-elle en éclatant en sanglots, conseillez-moi… protégez-moi… sauvez-la !

– Quel chagrin vous frappe si violemment ?

– Monsieur, répliqua Lucie, j’avais auprès de moi une brave et digne femme que j’aimais comme si elle eût été ma mère… Elle a failli être tuée, il y a quelques jours… Hier, elle était allée au banquet offert par les gens de son état pour fêter sa préservation quasi miraculeuse. Elle n’est point revenue… Très inquiète, je me suis rendue ce matin à la maison où avait eu lieu le banquet. Cette maison était fermée par ordre, et le hasard m’apprit qu’on avait donné cet ordre parce que la femme que je cherchais s’était dérobée par la fuite à une arrestation rendue impossible par la résistance des compagnons boulangers qui offraient le banquet. Elle n’est point retournée dans la maison où elle travaillait. Seule au monde, je viens, monsieur, vous demander votre aide et vos conseils. Soutenez-moi, guidez-moi, car sans vous c’est à jamais que maman Lison est perdue pour moi ! »

En attendant ces derniers mots, Georges bondit.

« Maman Lison ! s’écria-t-il, Lise Perrin… Cette brave femme qui est venue me rapporter des papiers trouvés par elle ! C’est de Lise Perrin qu’il s’agit ?

– Oui, monsieur.

– Vous vous nommez Lucie, n’est-ce pas, mademoiselle ?

– Oui, monsieur », répéta la jeune fille.

Georges poussa une exclamation. Il venait de se souvenir des menaces adressées en sa présence par Paul Harmant à la porteuse de pain.

« Paul Harmant l’a dénoncée, se dit Georges…

– Eh bien, monsieur ? fit Lucie, les mains jointes.

– Celle que vous appelez maman Lison ne vous a-t-elle jamais appris son véritable nom ?

– Elle m’a dit qu’elle s’appelait Lise Perrin !

– Celui-là en cachait un autre… C’est du côté de la préfecture de police que vos recherches doivent vous conduire.

– Vous m’effrayez, monsieur ! s’écria la jeune fille. Maman Lison a-t-elle donc vraiment commis un crime ?

– Je l’ignore, mais Lise Perrin a été condamnée, il y a vingt et un ans, sous un autre nom, à la détention perpétuelle. Elle se nomme en réalité Jeanne Fortier, évadée de prison. »

Lucie chancela et poussa un cri de désespoir.

« Ma mère ! fit-elle en se tordant les mains. C’était ma mère… ma mère injustement condamnée, Lucien me l’a dit… Ah ! voilà donc pourquoi elle me prodiguait les trésors d’une inépuisable tendresse ! Ma mère… ma pauvre mère… ma mère chérie ! Et ils l’ont arrêtée de nouveau… je ne la verrai plus ! Monsieur, vous êtes avocat, et vous avez du cœur, vos yeux sont remplis de larmes. Monsieur, faites un miracle. Rendez-moi ma mère… »

En ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit. Étienne Castel, Lucien Labroue et Raoul Duchemin parurent.

« Mon tuteur ! s’écria Georges, étonné.

– Lucien ! » balbutia la jeune fille en reculant avec effroi.

Le fils de Jules Labroue courut à elle, la prit dans ses bras et la pressa contre sa poitrine en murmurant :

« Espérez, Lucie ! Espérez !

– Elle m’annonçait la disparition de Lise Perrin… fit Georges…

– Nous la retrouverons, soyez tranquille… » dit Étienne Castel.

Lucie se dirigeait vers la porte.

« Restez, mademoiselle, je vous en prie ! continua Étienne. Vous devez être témoin de ce qui va se passer ici…

– Ce qui va se passer ici ? répéta le jeune avocat.

– Mon enfant, dit Étienne Castel d’une voix émue, c’est aujourd’hui que s’accomplit ta vingt-cinquième année. C’est aujourd’hui que je dois remplir le dernier vœu de l’homme excellent qui me confia ta tutelle. »

Étienne prit dans sa poche une lettre scellée d’un large cachet noir et la tendit à Georges en ajoutant :

« Cher enfant, lis cette lettre. Lis tout haut… »

Le jeune homme déchira l’enveloppe et lut :

« Mon bien-aimé Georges,

« Au mois de septembre 1861, une pauvre femme, tenant par la main un petit enfant, se présentait chez moi, à la cure de Chevry. Cette pauvre femme était poursuivie, traquée, en butte à la triple accusation d’assassinat, de vol et d’incendie. Elle se nommait Jeanne Fortier…

« Jeanne Fortier m’a juré sur la tête de son petit enfant qu’elle était innocente. La vérité se lisait dans son regard, vibrait dans le son de sa voix, éclairait son visage.

« Mais que pouvais-je faire contre tant de preuves qui semblaient indiscutables ? Jeanne Fortier fut condamnée à la détention perpétuelle.

« Malgré la condamnation prononcée par le jury, ma conviction ne changeait pas. Pour moi, elle n’était point coupable, mais une martyre. Je voulus réparer l’injustice des hommes, et je conseillai à ma sœur d’adopter l’enfant de Jeanne. Elle le fit, et, par l’adoption, lui donna le nom de Georges Darier. »

« Moi… moi… fit Georges, éperdu. Je suis le fils de Jeanne Fortier, et Lucie… Lucie… est ma sœur !

– Mon frère ! mon frère ! » s’écria Lucie en se jetant sur le cœur de Georges qui la tint étroitement embrassée.

Georges dénoua l’étreinte qui retenait Lucie.

« Nous sommes les enfants de Jeanne Fortier, ma sœur ! dit-il. Notre mère est innocente, et nous ne pouvons pas demander sa réhabilitation ! Ah ! c’est horrible !

– Espérez, mon ami ! s’écria Lucien ! Les preuves de l’innocence de Jeanne Fortier, votre mère, ces preuves que vous demandiez au Ciel, nous vous les apportons…

– En voici une, d’abord, fit Étienne en présentant à son ex-pupille la lettre de Jacques Garaud. Lis, mon enfant… »

Georges dévora cette lettre.

« Oui… oui… s’écria-t-il ensuite. C’est la preuve du crime ! Mais on la croyait perdue… Où donc se trouvait-elle ?

– Dans les flancs du petit cheval de carton que tu portais lorsque vous vous êtes présentés à la cure de Chevry… »

En entendant ces paroles, il sembla au jeune avocat qu’un voile se déchirait soudainement devant ses yeux.

« Ah ! dit-il en pressant son front… Je me souviens. Ce cheval, je jouais avec lui dans la cour d’une grande usine, que plus tard j’ai vue dévorée par l’incendie. Ce cheval avait au flanc un trou béant. J’ai ramassé la lettre que voilà, et je m’en suis servi avec d’autres papiers et des chiffons, pour garnir le vide. Hélas ! elle arrive trop tard. Jacques Garaud ne pourra plus avouer qu’il a tracé ces lignes… il est mort.

– Jacques Garaud est vivant… répliqua l’artiste.

– Vivant ?

– Oui, et aujourd’hui riche, estimé ; il se cache sous un nom que vous connaissez… celui de Paul Harmant. Paul Harmant qui a voulu faire assassiner Lucie. Paul Harmant qui a dénoncé Jeanne Fortier, après avoir échoué dans une tentative de meurtre dirigée contre elle.

– Ah ! le misérable ! Mais êtes-vous certain…

– Certain, oui ! Le vrai Paul Harmant est mort. Voilà son extrait mortuaire. Le Paul Harmant d’aujourd’hui, l’ex-associé de James Mortimer, n’est autre que Jacques Garaud !

– Jacques Garaud ! répéta Georges. Qui le prouve ?

– Tu possèdes certainement dans tes dossiers quelque échantillon de l’écriture du constructeur de Courbevoie ?

– Oui… oui… fit vivement le jeune avocat, cette lettre… »

Et il prit sur son bureau une lettre. Étienne la saisit, y jeta les yeux et poussa un cri de triomphe.

« La même écriture ! Le doute est impossible ! »






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