Troisième partie : Maman Lison
IX
◄   VIII X   ►





Le peintre Étienne Castel, qui, la veille, avait pris le train pour Dijon, se rendit à la préfecture de cette ville.

« Veuillez faire passer ma carte à M. le préfet, dit-il au concierge, et ajoutez que le secrétaire du ministre de l’Intérieur m’a chargé pour lui d’une lettre. »

Quelques instant après, l’artiste se trouvait en face du fonctionnaire, et lui remettait sa lettre d’introduction.

« Notre ami commun, le secrétaire de Son Excellence, me prie de me mettre à votre disposition, dit le préfet après avoir lu. Veuillez m’apprendre en quoi je puis vous être utile.

– Je voudrais avoir des renseignements précis sur une personne née à Dijon : le nommé Paul Harmant.

– Veuillez me donnez le nom et la date.

– Paul Harmant, né le 21 avril 1832 à Dijon, fils de Césaire Harmant, et de Désirée-Claire Soliveau, mécanicien.

– C’est à merveille. »

Le préfet frappa sur un timbre. Un huissier parut aussitôt.

« Ceci au procureur ou à son substitut, dit le fonctionnaire en lui donnant le papier sur lequel il venait d’écrire. Vous rapportez le casier judiciaire en question. »

L’huissier sortit.

« Vous aurez besoin, probablement, de renseignements plus détaillés que celui du casier judiciaire ? reprit le préfet.

– C’est cela, en effet, monsieur.

– Eh bien, j’ai sous la main la seule personne peut-être qui puisse vous les donner. C’est un vieil employé, doué d’une mémoire prodigieuse. Rien ne s’est passé à Dijon, depuis plus de cinquante ans, qu’il n’ait su et dont il ne se souvienne. »

Le préfet sonna de nouveau et dit au garçon de bureau :

« Envoyez-moi M. Rouget. »

Un instant après, le vieil employé entrait dans le cabinet.

« Monsieur Rouget, fit le préfet, je voudrais avoir de vous des renseignements sur un nommé Paul Harmant. »

Rouget consulta sa mémoire, puis il dit sans hésiter :

« Paul Harmant, si je ne me trompe, est né à Dijon en 1832. Sa mère était une Soliveau. Couturière, je crois ?

– C’est cela.

– Son père et sa mère sont morts à peu de distance l’un de l’autre. Sa mère la dernière, il y a vingt-quatre ans environ. Paul Harmant était fils unique. Ses parents le mirent à l’école de Châlons, d’où il sortit dans un bon rang. C’était un franc Bourguignon, la tête seulement un peu près du bonnet… Il partit à l’étranger.

– Où il est mort, n’est-ce pas ?

– Du tout, monsieur, du tout ! Il a fait fortune en devenant l’associé d’un grand industriel américain à New York. Ce sont les journaux qui m’ont appris cela. Dans ce moment il est à Paris où il a créé, paraît-il, une usine merveilleuse.

– Vous êtes certain que Paul Harmant de Paris est bien celui que vous avez connu ?

– Parfaitement certain, puisqu’il était le seul de son nom.

– N’avait-il point de famille à Dijon, ou ailleurs ?

– Un cousin, le neveu de sa mère Désirée Soliveau. »

Étienne Castel devint particulièrement attentif.

« Ovide Soliveau, un chenapan, monsieur, qui a été condamné par contumace à trois ans de prison pour vol, et qui, depuis, a dû aller au bagne. Voilà toute sa parenté. »

L’huissier rentra. Il apportait l’extrait du casier judiciaire de Paul Harmant. La feuille était blanche.

« Avez-vous d’autres questions à poser, monsieur, demanda le préfet à l’artiste, qui répondit :

– Non, monsieur. Je sais tout ce que je désirais savoir.

– Vous repartez immédiatement ?

– Pour Joigny, par le premier train. »

Après un échange de politesse, Étienne Castel sortit, reconduit par le préfet jusqu’au seuil de son cabinet.

« Il n’y a plus à en douter, se dit-il en regagnant l’hôtel où il était descendu. Paul Harmant n’est point Jacques Garaud. En imaginant cette identité, je commettrais une lourde erreur. Mais pourquoi cet acharnement contre la fille de Jeanne Fortier ? Comment s’est-il procuré ce procès-verbal de dépôt à l’hospice des Enfants-Trouvés ? De quel complice s’est-il servi ? De cet Ovide Soliveau, peut-être… »

Après un instant de réflexion, l’artiste ajouta :

« J’ai beau me déclarer convaincu. Tout en me disant que je n’ai plus à douter, je doute encore. Nous verrons. »

À Joigny, le hasard le conduisit à l’hôtel où, un mois auparavant, Ovide était descendu sous le pseudonyme du Baron de Reiss. Rejoignons Ovide. Après le déjeuner, le misérable refit le chemin qu’il avait parcouru en suivant Jeanne Fortier.

La rue Gît-le-Cœur se trouvait barrée. Le service municipal des eaux faisait opérer la réfection complète des conduites. En conséquence, une tranchée profonde avait été pratiquée sur toute la longueur de la voie. Les trottoirs seuls restaient libres. En suivant Jeanne Fortier, Ovide avait fait la remarque qu’elle s’était engagée avec son panier à roulettes sur le trottoir de droite de la rue Gît-le-Cœur, afin de faire dans cette rue sa distribution de pains. Ovide suivit le trottoir opposé à celui que Jeanne avait pris le matin.

Presque au milieu de la rue, il s’arrêta pour écouter chanter un peintre qui se trouvait sur un échafaudage mobile appuyé au mur de la maison qui lui faisait face. Ce peintre et deux de ses camarades blanchissaient la façade. Ils étaient à la hauteur du deuxième étage. Du haut en bas des logements semblaient vides, les fenêtres ouvertes laissant voir des ouvriers à l’intérieur.

Nos lecteurs ont vu souvent ces échafaudages suspendus par un assemblage de cordes et de poulies. Les ouvriers, sans se déranger, peuvent descendre et monter. Les cordes qui retenaient l’échafaudage par les crampons de fer fixés à chaque extrémité se trouvaient attachées aux barres d’appui de deux fenêtres du cinquième étage. Qu’une main criminelle ou maladroite détachât ces cordes, et l’échafaudage s’écroulerait.

Le peintre est naturellement jovial, travailleur et la confiance en autrui lui est aussi nécessaire que le manger et le boire…

* * *

Tout à coup, le peintre qui chantait regarda sa montre.

« Eh ! les coteries, dit-il, c’est l’heure d’aller casser une croûte ! »

Le lendemain matin, debout de bonne heure comme la veille, Soliveau se hâta de se rendre au point de rencontre de la rue Saint-André-des-Arts et de la rue Gît-le-Cœur. Bientôt il vit apparaître maman Lison. Il regarda sa montre. Elle indiquait six heures dix minutes. Ovide entra dans la rue Gît-le-Cœur, et vint rôder en face de la maison en réparation. Jeanne ne tarda guère à se montrer. Elle fit halte devant plusieurs maisons, puis vint passer sous l’échafaudage. Pour la seconde fois, le misérable consulta sa montre et vit qu’elle marquait six heures trente.

« Parfait ! murmura-t-il. Les peintres prennent leur travail à sept heures. Tout sera fini. »

Il rentra chez lui et regagna la rue Gît-le-Cœur à midi précis. Il arriva juste au moment où les peintres s’éloignaient pour aller prendre leur repas. Ovide tira de sa poche un portefeuille, roula un crayon entre ses doigts, et se donnant l’air de consulter des notes inscrites sur une page de son portefeuille, il franchit résolument le seuil de la maison. La concierge sortit de la loge.

« Vous devez vous tromper, monsieur, dit-elle, il n’y a personne dans la maison.

– Je le sais bien, je viens pour inspecter les travaux.

– Est-ce que vous êtes un commis de l’architecte ?

– Son toiseur-vérificateur, ma bonne dame.

– Je vous préviens que les ouvriers sont à déjeuner.

– Je viens exprès pendant leur absence, afin d’inspecter plus à mon aise. »

Et Ovide se remit à gravir les marches, et monta directement à l’étage où l’échafaudage avait ses attaches. Les cordes étaient passées sous les barres de fer servant d’appui et nouées solidement. Seules les cordes de rappel, glissant sur les poulies, se trouvaient fixées un peu à la légère.

De ce premier examen, il passa à celui de l’appartement. Toutes les clefs étaient sur les portes. Dans une chambre du quatrième étage, Il remarqua une alcôve fermée. Là, les peintures étaient terminées, les papiers collés, les planchers lavés. Les ouvriers n’avaient plus de travail à faire.

Rentré chez lui, il tira d’un paquet un costume complet de peintre en bâtiment dont il s’affubla et, vers cinq heures, il reprit le chemin de la rue Gît-le-Cœur. Après avoir dîné dans une crémerie des environs, il revint, ayant l’air de flâner, mais en réalité surveillant la sortie des peintres. À sept heures précises l’échafaudage se dégarnit et les ouvriers quittèrent la maison. Rapidement, Ovide traversa la rue, s’engouffra dans l’immeuble sans que la concierge fît même attention à lui, et grimpa au quatrième étage. Il franchit le seuil de la chambre où il avait remarqué une alcôve fermée, et se blottit au fond de cette alcôve, en se disant :

« Me voici au cœur de la place ! »

* * *

Étienne Castel avait couché à Joigny. Le lendemain, l’artiste se rendit au domicile particulier du maire.

« Si je me permets de vous déranger, monsieur, lui dit l’ex-tuteur de Georges Darier, c’est que j’attache une très grande importance à savoir quelle personne est venue à la mairie de Joigny y prendre la pièce que voici. »

En même temps, l’artiste mettait sous les yeux du maire le procès-verbal de dépôt aux Enfants-Assistés de Lucie Fortier.

« Comment cette pièce se trouve-t-elle entre vos mains, monsieur ? s’écria l’officier de l’état civil. C’est un acte authentique qui n’aurait jamais dû sortir de la mairie. C’est une copie qui devait être délivrée. Encore une fois, monsieur, comment cet acte se trouve-t-il entre vos mains ?

– D’une façon très indirecte : il m’a été confié et, comme on s’en est servi pour accomplir une infamie, je voudrais savoir à qui on l’a livré.

– Cet acte a certainement été dérobé. Je vais tâcher de savoir par qui. »

L’officier de l’état civil, en compagnie d’Étienne Castel, prit la direction de la mairie et se rendit auprès du secrétaire.

« Faites chercher immédiatement aux archives le registre de dépôt aux hospices où se trouve l’année 1862. »

L’employé sortit en toute hâte. Au bout de trois minutes, il reparut.

« Monsieur le maire, voici, dit-il.

– Cherchez au folio deux de l’année 1862. »

D’une main tremblante, le secrétaire feuilleta le volume.

« Où est le procès-verbal qui devrait se trouver annexé ici ? demanda le maire en touchant la page du registre.

– Mais, je ne sais, monsieur, balbutia le secrétaire.

– Comment. Il manque une pièce authentique, et vous ignorez où elle est ! Eh bien, la voilà monsieur ! ajouta le maire en mettant le procès-verbal sous les yeux du secrétaire stupéfait. Au lieu de donner copie on a livré l’original ! Montrez-moi le récépissé de cet acte.

– Je n’ai pas de récépissé. Pour que cette feuille soit sortie des archives à mon insu, il faut qu’on l’ait soustraite.

– Vous portez là, monsieur, une grave accusation contre les employés de la mairie !… C’est vous seul qui êtes chargé de délivrer les copies des procès-verbaux lorsqu’on les réclame ?

– Oui, monsieur. On peut en faire la demande au bureau, mais cette demande m’est transmise. »

Étienne Castel prit la parole.

« Il y a un mois environ que cette pièce est sortie d’ici.

– Duchemin était encore à son poste, dit le secrétaire, et c’est précisément à cette époque qu’il a payé ses dettes, à la suite de la rencontre d’un étranger.

– Je le crois capable de fort vilaines choses, dit le maire… Savez-vous comment se nommait l’étranger ?

– À l’hôtel, il se faisait appeler le baron de Reiss.

– Envoyez chercher le concierge de la mairie. »

Le concierge se présenta presque aussitôt.

« Binet, lui dit l’officier de l’état civil, c’est à vous qu’est confiée la clef des archives ?

– Oui, monsieur le maire.

– Vous souvenez-vous si l’employé Duchemin vous l’a demandée peu de temps avant son départ ?

– Parfaitement. Il me l’a demandée voici environ un mois. C’était un matin : il arriva à la mairie une heure plus tôt que de coutume. Il m’a dit qu’il avait des recherches à faire…

– Et il est resté longtemps possesseur de la clef ?

– Une demi-heure environ.

– Vous pouvez vous retirer, Binet.

– Quel était ce Duchemin, monsieur ? fit Étienne Castel.

– Un jeune employé fort intelligent, mais peu délicat. Certains faits graves, articulés contre lui, n’ont pas permis de le conserver à la mairie ; il est parti pour Paris, il y a une douzaine de jours, et cela ne lui a point porté bonheur, il se trouvait dans le train qui a été tamponné à Bois-le-Roi.

– Mort ! s’écria Étienne Castel.

– Blessé fort grièvement, dit le secrétaire.

– Je ne puis, vous le voyez, monsieur, vous donner d’autres renseignements ; mais pouvez-vous m’apprendre à quoi a servi la pièce dérobée par lui ?

– À commettre une infamie.

– Rien ne m’étonne point. L’argent dont Duchemin disposait avait servi à payer son vol. Je garde cette pièce et vais vous en faire délivrer une copie. »

Une demi-heure plus tard, Étienne sortait de la mairie, muni d’un double du procès-verbal dûment légalisé, et à six heures et demie arrivait à Bois-le-Roi où il apprenait du chef de gare lui-même que Duchemin, presque guéri, avait touché 5000 francs et qu’il devait être encore à l’hôtel Au Rendez-vous des Chasseurs.

Étienne Castel se dirigea vers l’endroit désigné. Une servante accourut. C’était Madeleine.

« Monsieur désire ? demanda-t-elle.

– C’est ici que loge M. Duchemin, blessé dans l’accident ?

– C’est ici. Il est parti hier soir pour Paris.

– Avez-vous son adresse à Paris ?

– Non, monsieur ; on pourra la lui demander. Il doit revenir passer un dimanche avec Melle Amanda.

– Qui ça, Melle Amanda ?

– Une jeune dame très jolie qui, sachant qu’il était blessé, est venue le voir. Ça doit être une bonne amie. Elle a passé une douzaine de jours chez nous avec un monsieur d’un certain âge, qui me faisait l’effet d’être son protecteur, le baron de Reiss. »

Étienne tressaillit.

« Le baron de Reiss ? s’écria-t-il, pouvant à peine en croire ses oreilles. Et il connaissait sans doute M. Duchemin ?

– Je ne crois pas, Melle Amanda a eu bien soin d’attendre que le baron soit parti pour venir voir M. Duchemin.

– Savez-vous l’adresse de M. de Reiss ?

– Non, monsieur. Mais la patronne va vous répondre, ajouta la servante en montrant la propriétaire qui entrait.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda la maîtresse d’hôtel.

– Figurez-vous que je suis très lié avec M. de Reiss, répondit Étienne. Nous nous sommes connus en Allemagne. Votre servante a par hasard prononcé son nom devant moi et je lui demandais son adresse, car je serais heureux d’aller lui serrer la main. »

L’hôtelière prit un registre, le consulta et dit :

« M. de Reiss demeure à Paris, rue de Vintimille, numéro 19. »

L’artiste avait hâte maintenant de rentrer à Paris. En descendant du train il se fit conduire rue Vintimille. Le baron de Reiss était absolument inconnu au 19, de même qu’au 17 et au 21. Quel pouvait être cet homme, portant à coup sûr un faux nom, qui avait payé les dettes de Duchemin ? C’était à lui, Étienne Castel n’en doutait pas, que Duchemin avait livré la pièce volée. Or, le pseudo-baron n’avait acheté cette pièce que pour la donner ou pour la vendre à Paul Harmant, cela ne pouvait se discuter. Mais Duchemin, Melle Amanda et le baron de Reiss étaient introuvables.

« Belle expédition ! murmura Étienne en retournant chez lui. Je peux me vanter de rentrer bredouille. »

* * *

Nous avons vu Ovide Soliveau se glisser furtivement dans la maison de la rue Gît-le-Cœur et s’enfermer au fond d’une alcôve du quatrième étage. Dès qu’une clarté pâle et grise remplaça les ténèbres, Ovide sortit de son alcôve, s’approcha d’une croisée et inspecta les maisons d’en face. Les volets de toutes étaient clos. Personne ne circulait dans la rue silencieuse.

Il avança le bras et tira à demi les persiennes des fenêtres où passaient les cordes suspendant l’échafaudage mobile. De cette façon, il lui devenait possible de voir dans la rue et de travailler à son aise à l’œuvre de mort.

Les cordes roulant dans les poulies de l’échafaudage étaient attachées simplement aux barres d’appui des fenêtres ; il était nécessaire qu’elles fussent lâchées ensemble. L’échafaudage alors s’abattrait tout à plat sur le trottoir, Donc, il importait que les deux cordes soutenant l’échafaudage à chaque bout fussent réunies par une seule, facile à détacher et qui permettrait la descente directe et foudroyante de l’échafaudage.

Il commença par dénouer l’attache de droite et alla en fixer l’extrémité à la barre d’appui de la fenêtre de gauche. Cela fait, il opéra un travail exactement semblable, mais en sens inverse, pour l’attache de gauche. Le misérable tira de sa poche une ficelle de fouet fort solide, et noua les deux cordes au point central de la croix qu’elles formaient en passant l’une sur l’autre, en serrant avec énergie. Les cordes en se tendant ne pouvaient glisser dans ce lien solide. Alors il alla défaire à droite et à gauche les nœuds fixant les cordes croisées.

La première corde fut détachée. L’échafaudage céda du côté droit, mais de quelques centimètres seulement. Ovide bondit jusqu’au second nœud et le détacha, en retenant fortement la corde afin d’éviter toute secousse. Le lien de ficelle ne bougea pas. Soliveau lâcha la corde qui, tendue par le poids, se raidit aussitôt.

Tirant alors de sa poche un couteau, il s’accroupit entre les persiennes à demi fermées et jeta un coup d’œil vers le bout de la rue par laquelle la porteuse de pain devait arriver d’un moment à l’autre.

Malgré lui, une sorte de tremblement nerveux l’agita. Jeanne venait d’apparaître, poussant son chariot chargé de pain, et elle s’engageait sur le trottoir où l’attendait la mort.

« La voilà se dit-il, il s’agit de ne pas manquer mon coup… »

Et les yeux rivés sur Jeanne, il la suivit dans sa marche lente. Elle avançait petit à petit, s’arrêtant de maison en maison, distribuant son pain. Quelques piétons commençaient à la croiser ou à la dépasser. C’étaient des ouvriers allant à leur travail.

« Saperlipopette ! pensa Soliveau avec une certaine terreur, il pourrait bien se faire qu’il y ait du monde en même temps qu’elle sous l’échafaudage… Ah ! bah ! tant pis ! »

Jeanne avançait toujours. Elle n’était plus qu’à dix pas de la maison lorsqu’elle s’arrêta et demeura pendant deux minutes hors de vue. Puis elle reparut et se remit à pousser son panier. Un jeune garçon de quinze ans environ, un véritable gamin de Paris, marchait devant elle en sifflotant.

Le jeune garçon et la porteuse de pain n’étaient plus qu’à un pas de l’échafaudage. Ovide allongea le bras, et d’un coup de couteau trancha la ficelle qui retenait les deux cordes. Alors un bruit effrayant se fit entendre. Une clameur s’éleva, puis un craquement sinistre. Ovide s’élança hors de l’appartement et descendit l’escalier comme une avalanche.

L’échafaudage venait de s’abattre sur le trottoir, broyant le jeune homme qui marchait devant Jeanne. Celle-ci était étendue un peu en arrière, évanouie, le visage couvert de sang, mais vivante. Le chariot d’osier rempli de pain qu’elle poussait venait de la sauver. L’échafaudage ayant rencontré ce chariot dans sa chute, laissait un vide entre son plancher et le trottoir, et s’appuyait par une de ses extrémités sur le panier roulant, écrasé à demi. En entendant le sifflement des cordes, Jeanne avait levé la tête, et, comprenant le péril, s’était jetée à la renverse.

La blessure de son front provenait d’un éclat de bois. Cette blessure, et surtout l’épouvante, avaient déterminé son évanouissement.

Malgré l’heure matinale, il y eut bientôt foule sur le théâtre du sinistre. Ovide se faufila comme un reptile, vit l’enfant écrasé et Jeanne dont le pâle visage disparaissait sous un masque de sang. Peu lui importait le reste. Et il regagna sa demeure au pas de course.

Des sergents de ville venaient d’arriver, et l’un d’eux courait chercher le commissaire. Questionnée par le commissaire, elle répondit qu’elle ne savait rien. Elle était à cent lieues de croire qu’on avait voulu attenter à sa vie. Comme on le pense bien, elle arriva fort en retard au quai Bourbon.

Jeanne monta près de Lucie. En apercevant maman Lison un bandeau sur le front, la pauvre enfant devint blanche comme un linge. La veuve de Pierre Fortier lui tendit les bras. Lucie, tremblante, s’y laissa tomber.

« Mon Dieu ! balbutia-t-elle, que s’est-il donc passé ?

– Ah ! mon enfant, j’ai été bien près de mourir… »

La porteuse de pain fit alors le récit de ce qui lui était arrivé.

« Pauvre maman Lison ! fit Lucie en l’embrassant de nouveau. Qu’est-ce que je serais devenue, moi, sans vous ? N’ayant plus personne pour m’aimer, aurais-je pu vivre ? »






◄   VIII X   ►