H. Geffroy, Éditeur (p. 20-27).
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iv


Jacques Garaud avait un tempérament de jouisseur, une nature avide, sinon d’un luxe qu’il ne connaissait pas, du moins de satisfactions matérielles.

Il voulait être riche, — riche à tout prix

Nous soulignons à dessein ces trois mots, car la conscience de Jacques était assez élastique pour l’empêcher de regarder de près aux moyens de faire fortune.

En disant à Jeanne qu’il l’aimait, qu’il voulait la prendre pour femme, il ne mentait point ; — il éprouvait très réellement à l’endroit de la veuve de Pierre Fortier une passion sincère et violente, une de ces passions qui ne reculent devant rien quand il s’agit d’atteindre le but convoité, mais qui s’éteignent vite quand ce but est atteint.

Les dernières paroles de Jeanne avaient fait naître dans son âme une sensation de joie inouïe.

— Elle s’apprivoise ! — murmura-t-il. — Je viens aujourd’hui de faire un grand pas… — Au lieu de répondre : Non ! comme toujours, elle a répondu : Peut-être ! Si j’arrive à caresser ses oreilles par la musique des louis d’or, à étaler sous ses yeux des billets de banque, je serai certain du succès final !… — Suis-je assez bête d’aimer comme ça !! — C’est la première fois que ça m’arrive ! — Il n’y a pas à dire, je suis mordu ! solidement mordu !! — Jeanne me fait tourner la tête ! Elle me rend fou !… Il faut qu’elle soit à moi !!! — Je ne peux pas vivre sans elle, et, plutôt que de la voir appartenir à un autre, je la tuerais !! — Mais je sens que pour l’obtenir il faut être riche… — Je n’ai produit d’impression sur elle qu’en lui parlant de fortune pour ses enfants… — Comment m’enrichir vite ? — Ah ! si j’avais dans la tête une bonne invention de mécanique et dans ma poche des billets de mille pour l’exécuter, ce serait bientôt fait !!


Jacques Garaud le contremaître.

Tout en monologuant ainsi, Jacques se dirigeait vers le cabinet du pro­priétaire de l’usine, M. Jules Labroue, ingénieur.

Ce cabinet se trouvait dans un pavillon voisin des bureaux de la comp­tabilité et de la caisse, et touchait aux ateliers des modèles.

Jeanne Fortier venait de rentrer chez elle.

Son habitation particulière, isolée des autres corps de logis, était un petit bâtiment situé au fond de la cour, à gauche de la grande porte destinée aux voitures de service, et de la porte bâtarde par laquelle entraient et sortaient les ouvriers.

Ce bâtiment se composait d’un rez-de-chaussée et d’un étage, le tout fort exigu.

Le rez-de-chaussée ne comportait qu’une chambre et une cuisine.

Un escalier en colimaçon conduisait au premier étage, formé de deux pièces étroites : l’une servant à Jeanne de chambre à coucher, l’autre de chambre de débarras.

Son fils Georges occupait une couchette de fer auprès de son lit.

L’ameublement, — avons-nous besoin de le dire ? — était plus que modeste ; mais une ménagère flamande se serait déclarée satisfaite de sa propreté et de son état d’entretien.

Aussitôt rentrée dans sa demeure en quittant le contremaître, Jeanne s’assit et se mit en devoir de raccommoder du linge rapporté par la blanchisseuse.

Tout en travaillant, elle pensait à la conversation qu’elle venait d’avoir avec Jacques Garaud.

— Peut-être, pour mes enfants, vaudrait-il mieux, en effet, que je me remarie, — murmurait-elle, — mais, pour moi, ce serait bien triste… — Jamais, je le sens, je n’effacerai de mon cœur l’image de mon pauvre Pierre, et comment sourire au second mari quand on est hantée sans cesse par le souvenir du premier ?… — Certes, Jacques est intelligent, il est instruit et travailleur… — Il arrivera sans doute à une belle position… Il trouvera moyen de s’établir à son compte… Les petits seraient heureux… — Oui, mais je n’aime pas Jacques et je crois bien que je ne viendrai jamais à bout de l’aimer. — Il y a des moments où il me fait peur… — La violence de son caractère m’épouvante. — Sa volonté est une barre de fer. — J’élèverai mes enfants moi-même… je travaillerai… Ma place de gardienne de l’usine ne m’empêchera pas de m’occuper un peu de couture… — Non… non… je ne me remarierai point… — Je l’ai promis à mon pauvre Pierre à son lit de mort ; je lui tiendrai parole…

Et la jeune veuve, envahie par l’émotion, se mit à sangloter.

Le petit Georges jouait auprès de sa mère avec son cheval de carton, celui de ses joujoux qu’il aimait le mieux.

Il entendit les sanglots de Jeanne et, courant à elle :

— Petite maman, — s’écria-t-il en lui tendant les bras, — tu pleures !… pourquoi pleures-tu ? — Qui donc qui t’a fait du chagrin ?… Il ne faut pas pleurer, je serai bien sage… je te le promets… ne pleure plus…

Jeanne souleva son enfant, le pressa sur son cœur, et, à vingt reprises, l’embrassa avec une effusion passionnée.

Jacques Garaud, nous l’avons dit, s’était dirigé vers le cabinet de M. Labroue, situé au rez-de-chaussée du pavillon attenant aux bureaux, à la caisse et aux resserres des modèles.

Le pavillon lui-même s’accotait aux ateliers de fabrication employant toute l’année soixante à soixante-dix ouvriers, aidés par le travail de puissantes machines à vapeur.

Ces ateliers se composaient de plusieurs salles, dont chacune avait sa destination spéciale.

Celle-ci était occupée par les ajusteurs, cette autre par les grosses mécaniques, d’autres encore par les ateliers des mécaniques de précision et de polissage ; car aux travaux de mécanique proprement dits, M. Labroue joignait ceux de laminage et de polissage.

Le patron était extrêmement rigoureux pour tout ce qui concernait le bon ordre de sa maison. — Il avait rédigé lui-même des règlements sévères, et il tenait la main à ce qu’ils fussent exécutés à la lettre.

On ne discutait point à l’usine ; — l’obéissance passive s’imposait ; — il fallait céder ou partir.

Jacqués Garaud, contremaître principal, connaissait mieux que personne les idées de Jules Labroue sur la discipline intérieure ; il veillait à l’exécution stricte du règlement, et il exigeait des contremaîtres en sous-ordre le respect absolu de la consigne donnée.

Le patron avait son logement à l’usine même, au premier étage du pavillon.

La porte du cabinet était placée juste en face du cabinet de la caisse, dont un simple couloir la séparait.

Au fond de ce couloir un escalier conduisait à l’appartement de M. Labroue.

Jacques frappa discrètement à la porte ; puis, n’obtenant aucune réponse, frappa un second coup, plus fort.

Le caissier, entendant du bruit, leva la plaque de cuivre mobile qui fermait le guichet, regarda et reconnut le contremaître.

— Inutile de frapper, — lui dit-il, — le patron est sorti.

— Pour longtemps, monsieur Ricoux ?

— Je ne crois pas, — il est allé jusqu’à Créteil… — Puis-je le remplacer ?

— Non, monsieur Ricoux, — j’ai à lui rendre compte de choses relatives à des travaux… — Je vous prierai seulement, quand il reviendra, de le prévenir que je suis de retour, — il me fera appeler.

— Suffit, Jacques… La commission sera faite…

Le contremaître se rendit aux ateliers, où il inspecta le travail et donna divers ordres.

Dans la salle des ajusteurs il alla droit à l’étau d’un ouvrier âgé de cinquante ou cinquante et un ans.

— Vincent, — lui dit-il, — j’ai rencontré votre fils, et…

— Est-ce qu’il vous a dit que ma femme est plus malade ? — interrompit l’ajusteur, devenu blanc comme un linge.

— Non, mais il recommande que vous ne vous attardiez point en sortant de l’atelier…

— Il n’a dit que ça ?

— Rien autre chose.

— Possible, monsieur Jacques, — reprit l’ouvrier, tremblant de tout son corps, — mais pour que le garçon vous ait arrêté, pour qu’il me recommande de ne pas m’attarder, moi qui ne m’attarde jamais, il faut que sa mère soit très mal… — Monsieur Jacques, je vous en prie, donnez-moi la permission d’aller jusqu’à la maison… ça me tranquillisera…

— Vous savez, mon pauvre Vincent, qu’il m’est impossible de prendre cela sur moi… — répliqua le contremaître. — Vous connaissez le règlement. — Dès qu’on est entré dans l’usine, on ne peut en sortir qu’au coup de cloche…

— Oui… je sais bien… mais une fois n’est pas coutume… et en demandant au patron…

M. Labroue est absent…

— Absent ? vrai ?

— Je vous l’affirme… Je voulais lui parler… — Il est à Créteil…

— Ah ! tonnerre ! pas de chance ! — fit l’ouvrier d’un ton désolé.

Jacques sortit de la salle des ajusteurs.

Vincent, tout en se remettant à son étau et en paraissant reprendre son ouvrage, le suivait du regard.

Quand le contremaître eut disparu, l’ouvrier dépouilla vivement son tablier de travail, saisit sa casquette et sa vareuse placées près de lui sur un escabeau et, se dissimulant derrière les établis, quitta l’atelier sans qu’on fit attention à lui.

Il traversa la grande cour en longeant les murailles et il arriva près de la porte de l’usine.

Là, il donna deux petits coups dans le vitrage de la loge.

C’était au moment où Jeanne en pleurs pressait le petit Georges sur sa poitrine en le couvrant de baisers.

Elle posa l’enfant à terre et se dirigea vers le vitrage dont elle fit jouer le vasistas.

— M’ame Fortier, tirez-moi le cordon, s’il vous plait… — lui dit l’ajusteur.


— Est-ce vous, Jacques, dit-il d’un ton sec, qui avez permis à Vincent de quitter l’atelier ?

— Vous avez la permission de sortir, monsieur Vincent ? — demanda Jeanne.

— Non, m’ame Fortier, mais le contremaître vient de rentrer… — Il m’a dit que mon garçon lui avait touché deux mots relativement à ma femme, qui est au lit, malade. — Je crains que son état n’ait empiré… — Ça me tourmente… — Pour me rassurer, je veux courir jusque chez nous…

— Mais, monsieur Vincent, je ne peux pas vous laisser sortir sans autorisation… — Vous savez que la règle est formelle.

— Eh ! je me fiche pas mal de la règle !! — répliqua l’ouvrier presque avec colère. — J’ai peur pour ma femme, je veux aller la voir, et j’irai !…