H. Geffroy, Éditeur (p. 8-14).
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ii


Les quelques paroles échangées entre les deux femmes résumaient de façon très nette la situation de Jeanne Fortier.

La jeune veuve, nous le savons, avait vingt-six ans.

Bonne ouvrière, experte aux travaux de couture, elle avait épousé à vingt-deux ans un brave garçon, Pierre Fortier, mécanicien dans l’usine de M. Jules Labroue.

Le mécanicien était mort, quelques mois auparavant, à la suite de l’explosion d’une machine, explosion causée par son imprudence ou plutôt par une distraction d’un instant chèrement payée.

M. Labroue, voulant assurer l’avenir de la veuve et des orphelins, avait offert à Jeanne la place de gardienne-concierge de l’usine.

Jeanne avait accepté avec reconnaissance parce qu’elle trouvait là le moyen d’élever ses enfants. Mais, ainsi que nous le lui avons entendu dire à l’épicière de Maisons-Alfort, elle souffrait dans l’usine, où tout lui rappelait la fin tragique du mari qu’elle pleurait.

Il lui semblait qu’en s’éloignant d’Alfortville elle parviendrait à chasser, à atténuer du moins les affreux souvenirs qui hantaient sa pensée le jour et troublaient son sommeil la nuit.

Mais s’éloigner était impossible.

Pour elle et pour ses enfants, il s’agissait de vivre, — Or, aucun travail de couture n’aurait pu lui fournir des ressources équivalentes à celles qui résultaien de sa position à l’usine.

L’épicière de Maisons-Alfort croyait Jeanne ambitieuse.

Elle se trompait.

Si la jeune veuve souhaitait quelques billets de mille francs, ce n’était point dans une pensée cupide, dans une aspiration de paresse ou de


— Tiens, c’est vous, m’ame Fortier ! dit-elle. Qu’est-ce qu’il faut vous servir ?

coquetterie, mais dans le but unique de créer un petit commerce et d’augmenter,

à force de travail, le bien-être de ses chers enfants, sur qui se concentraient désormais toutes ses pensées, toutes ses espérances.

En regagnant l’usine, Jeanne songeait à ces choses, et voilà pourquoi le joyeux babillage du petit Georges n’arrivait pas jusqu’à son oreille distraite.

Elle marchait lentement, nous l’avons dit, sans rien entendre, sans rien voir.

Soudain, elle tressaillit.

Une voix, derrière elle, venait de prononcer son nom.

Cette voix produisit sur elle une impression vive, car son front se plissa, son visage s’assombrit ; mais elle ne tourna point la tête et, au lieu de ralentir le pas, elle marcha plus vite.

— Attendez-moi donc, madame Fortier… — reprit la voix. — Je retourne à l’usine… Nous ferons route ensemble… et je vous débarrasserai de ce bidon qui paraît lourd…

Georges s’était retourné et, reconnaissant celui qui parlait, il s’arrêta, malgré les efforts de sa mère pour l’entraîner.

— Petite maman, — dit-il, — c’est mon bon ami Garaud… celui qui m’a donné mon dada…

Profitant de ce temps d’arrêt, le personnage que Georges venait de nommer Garaud rejoignit la mère et l’enfant.

Jeanne, très agitée, faisait sur elle-même un violent effort pour cacher son trouble.

Le nouveau venu était pâle ; — ses paupières tremblaient ; — son cœur battait à coups redoublés.

Il se baissa, prit Georges dans ses bras, le souleva et l’embrassa sur les deux joues en lui disant :

— Bonjour, bébé !…

Puis, le remettant à terre et s’adressant à Jeanne, il poursuivit, non sans amertume :

— Savez-vous, madame Fortier, qu’on jurerait que je vous fais peur !… — Pourquoi ça ?… — Vous m’aviez bien entendu tout à l’heure quand j’ai prononcé votre nom pour la première fois, et au lieu de m’attendre vous avez hâté le pas… — Vous ne vouliez donc point me parler ? Vous tâchiez donc de me fuir ?… — Qu’est-ce que je vous ai fait ?…

En disant ce qui précède, la voix de Garaud était sourde et mal affermie.

Jeanne répondit avec un embarras et une hésitation manifestes :

— Je vous assure que vous vous trompez. — Je ne vous avais pas entendu, et je me dépêchais pour rentrer à la fabrique, car j’ai donné ma loge à garder à une ouvrière pendant que j’allais jusqu’au village, et je suis fautive…

— Est-ce vrai que vous ne m’aviez pas entendu, Jeanne Fortier ? — demanda Garaud.

— Puisque je vous le dis…

— Ce n’est point une raison pour que je le croie… — Vous évitez toujours de vous trouver auprès de moi… — Vous savez pourtant bien que je suis heureux, très heureux, quand je puis échanger avec vous quelques paroles… — N’est-ce pas que vous le savez, Jeanne ?…

— Monsieur Jacques, — dit vivement la jeune femme, — ne recommencez pas à me parler comme vous l’avez fait plusieurs fois !… Cela me cause beaucoup de peine… J’en éprouve un vrai chagrin…

— Et moi, Jeanne, croyez-vous donc que je n’éprouve point de peine, que je ue ressens point de chagrin ? — La froideur de votre accueil, votre air de défiance avec moi me font souffrir, cruellement souffrir… — Je vous aime de toutes mes forces, Jeanne !… Je vous adore et vous le savez !!…

— Vous voyez bien, — interrompit la jeune veuve, — vous voyez bien que j’avais raison de hâter le pas pour ne pas vous entendre.

— Est-ce que je peux imposer silence à mon cœur qui déborde ? Est-ce que je puis me taire quand je suis près de vous et que mon unique pensée, c’est vous ?… — Jeanne, je vous aime !… — II faut vous habituer à me l’entendre dire… à me l’entendre répéter sans cesse.

— Et sans cesse aussi, je vous dirai, moi, je vous répéterai que votre amour est une folie !! — répliqua la jeune veuve.

— Une folie !! pourquoi ?

— Parce qu’il ne peut vous conduire à rien…

— À rien qu’à être votre mari…

— Je ne me remarierai jamais…

— Vous croyez cela ?…

— Je fais plus que le croire, j’en suis sûre…

— Et moi, je suis sûr du contraire… — Il y a des choses impossibles !… Vous êtes jeune… vous êtes jolie à faire tourner toutes les têtes… Est-ce que vous pouvez passer dans le veuvage, dans l’indifférence, dans la solitude le reste de vos jours ? — Allons donc !…

— C’est ce que je ferai, cependant…

— Vous espérez me décourager en parlant ainsi… Mais rien ne décourage un amour comme le mien… — J’ai pour moi l’avenir…

— Monsieur Garaud, taisez-vous, je vous en prie…

— Pourquoi me taire ? Je dis la vérité !

— Vous devriez vous souvenir que cinq mois à peine se sont écoulés depuis la mort de mon pauvre Pierre et que, quoiqu’il fût sous vos ordres, puisque vous êtes le contremaître de l’usine, il était votre ami.

— Certes, je ne l’oublie pas !! Mais est-ce outrager sa mémoire que de vous aimer, puisque sa mort vous a rendue libre ? — Est-ce l’outrager que de vous dire : — Jeanne, les enfants de Pierre, qui fut mon ami, seront les miens !! — Voyons, raisonnons un peu, Jeanne Fortier… — M. Labroue, après le malheur, vous a nommée concierge de l’usine… — Ça vous permet de vivoter à peu près, mais c’est tout au plus si, avec vos deux enfants, dont l’un est en nourrice et vous coûte beaucoup, vous parvenez à joindre les deux bouts. — Moi, je gagne quinze francs par jour… Quatre cent cinquante francs par mois… Cinq mille quatre cents francs par an !… Ça serait pour vous et pour les petits le bien-être, presque la fortune, car vous êtes aussi économe que travailleuse !… et puis, j’ai des idées… de grandes idées… — Nous pourrions devenir riches ! — Qui sait si un jour ou l’autre je ne serai point patron à mon tour ?… — Alors il y aurait moyen de faire quelque chose pour les enfants… — Vous seriez une heureuse femme, Jeanne Fortier, et une heureuse mère !… Ca dépend de vous… rien que de vous ! — Je vous en prie, ne me refusez pas… — Je vous aime à en devenir fou !… Je vous aime tant que, pour vous avoir, je mettrais à sac, s’il le fallait, la terre et le ciel ! — La passion ne recule devant rien et ne calcule rien !… — Je vous veux… Je vous aurai… — Ne me poussez pas à faire des sottises ! — Je le regretterais après, mais il serait trop tard !

Jeanne s’arrêta brusquement et regarda son interlocuteur bien en face, les yeux dans les veux,

— Écoutez-moi, Jacques Garaud… — dit-elle d’une voix que l’émotion rendait presque indistincte. — Voici la quatrième fois que, sous des formes différentes, vous me parlez de votre amour et de vos espérances… Je vous crois sincère…

— Sincère ! — interrompit le contremaître. — Ah ! oui, je le suis… Je vous le jure !!

— Laissez-moi achever, — reprit la jeune femme ; — je suis touchée de votre recherche, qui est un témoignage d’estime… Je ne mets point en doute vos bonnes intentions, mais je ne puis que vous faire aujourd’hui, pour la quatrième fois, la même réponse : — Je veux rester veuve… Je ne me remarierai jamais !

Jacques Garaud sentit son cœur se gonfler dans sa poitrine comme s’il allait se briser.

— C’est qu’alors vous ne m’aimez pas. C’est que vous ne pourrez m’aimer ni à présent ni plus tard… — balbutia-t-il.

— J’ai trop aimé Pierre pour en aimer un autre… — Mon cœur était à lui tout entier, il l’a emporté avec lui… — Mon cœur est mort.

Le contremaître fit un geste de désespoir. — Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.

— Et cependant, — dit-il d’une voix étranglée, — et cependant je vous adore… — Ah ! madame Fortier, vous êtes dure… — Vous êtes sans pitié… — Vous me faites beaucoup souffrir…