Mercure de France (p. 195-210).


VIII


Pourtant je revis encore Alissa… Ce fut trois ans plus tard, vers la fin de l’été. Dix mois auparavant, j’avais appris par elle la mort de mon oncle. Une assez longue lettre que je lui écrivis aussitôt, de Palestine où je voyageais alors, était demeurée sans réponse…

J’oublie sous quel prétexte, me trouvant au Havre, par un acheminement naturel, je gagnai Fongueusemare. Je savais y trouver Alissa, mais craignais qu’elle n’y fût point seule. Je n’avais pas annoncé ma venue ; répugnant à l’idée de me présenter comme une visite ordinaire, j’avançais incertain : entrerais-je ? ou ne repartirais-je pas plutôt sans l’avoir vue, sans avoir cherché à la voir… Oui, sans doute ; je me promènerais seulement dans l’avenue, m’assiérais sur le banc où peut-être elle venait s’asseoir encore… et je cherchais déjà quel signe je pourrais laisser après moi qui l’instruirait de mon passage, après que je serais reparti… Ainsi songeant, je marchais à pas lents et, depuis que j’avais résolu de ne pas la voir, la tristesse un peu âpre qui m’étreignait le cœur cédait à une mélancolie presque douce. J’avais atteint déjà l’avenue, et, par crainte d’être surpris, je marchais sur un des bas-côtés, longeant le talus qui limitait la cour de ferme. Je connaissais un point du talus d’où le regard pouvait plonger dans le jardin ; là je montai : un jardinier que je ne reconnus pas ratissait une allée et bientôt s’écarta de ma vue. Une barrière neuve fermait la cour. Le chien en m’entendant passer aboya. Plus loin, où l’avenue finissait, je tournai à droite, retrouvant le mur du jardin, et j’allais gagner cette partie de la hêtraie parallèle à l’avenue quittée lorsque, passant devant la petite porte du potager, l’idée brusque d’entrer par là dans le jardin me saisit.

La porte était close ; le verrou intérieur n’opposait toutefois qu’une résistance assez faible et que d’un coup d’épaule j’allais briser… à cet instant j’entendis un bruit de pas ; je me dissimulai dans le retrait du mur.

Je ne pus voir qui sortait du jardin ; mais j’entendis, je sentis que c’était Alissa. Elle fit trois pas en avant, appela faiblement :

— Est-ce toi, Jérôme ?…

Mon cœur qui battait violemment s’arrêta, et comme de ma gorge serrée ne pouvait sortir une parole, elle répéta plus fort :

— Jérôme ! Est-ce toi ?

À l’entendre ainsi m’appeler, l’émotion qui m’étreignit fut si vive qu’elle me fit tomber à genoux. Comme je ne répondais toujours pas, Alissa fit quelques pas en avant, tourna le mur, et je la sentis soudain contre moi — contre moi qui cachais de mon bras mon visage, comme par peur de la voir aussitôt. Elle resta quelques instants penchée vers moi, tandis que je couvrais de baisers ses mains frêles.

— Pourquoi te cachais-tu ? me dit-elle, aussi simplement que si ces trois ans de séparation n’eussent duré que quelques jours.

— Comment as-tu compris que c’était moi ?

— Je t’attendais.

— Tu m’attendais ? dis je, si surpris que je ne pouvais que répéter interrogativement ses paroles… Et comme je restais agenouillé :

— Allons jusqu’au banc, reprit-elle. — Oui, je savais que je devais encore une fois te revoir. Depuis trois jours, je reviens ici chaque soir et je t’appelle comme j’ai fait ce soir… Pourquoi ne répondais-tu pas ?

— Si tu n’étais pas venue me surprendre, je repartais sans t’avoir vue, dis-je, me raidissant contre l’émotion qui d’abord m’avait trouvé défaillant. — Simplement, passant au Havre, j’allais me promener dans l’avenue, tourner à l’entour du jardin, me reposer quelques instants sur ce banc de la marnière où je pensais que tu venais encore t’asseoir, puis…

— Vois ce que depuis trois soirs j’y viens lire, dit-elle en m’interrompant, et elle me tendit un paquet de lettres ; je reconnus celles que je lui écrivais d’Italie. À ce moment je levai les yeux vers elle. Elle était extraordinairement changée ; sa maigreur, sa pâleur me serrèrent le cœur affreusement. S’appuyant et pesant à mon bras, elle se pressait contre moi comme si elle eût eu peur ou froid. Elle était encore en grand deuil, et sans doute la dentelle noire qu’elle avait mise en guise de coiffure et qui lui encadrait le visage ajoutait à sa pâleur. Elle souriait, mais semblait près de défaillir. Je m’inquiétai de savoir si elle était seule en ce moment à Fongueusemare. Non ; Robert y vivait avec elle ; Juliette, Édouard et leurs trois enfants étaient venus passer près d’eux le mois d’août… Nous étions parvenus au banc ; nous nous assîmes, et la conversation quelques instants encore traîna le long d’informations banales. Elle s’enquit de mon travail. Je répondis de mauvaise grâce. J’aurais voulu qu’elle sentît que mon travail ne m’intéressait plus. J’aurais voulu la décevoir, comme elle aussi m’avait déçu. Je ne sais si j’y parvins, mais elle n’en laissa rien paraître. Pour moi, plein à la fois de ressentiment et d’amour, je m’efforçais de lui parler de la manière la plus sèche et m’en voulais de l’émotion qui parfois faisait trembler ma voix.

Le soleil déclinant, que cachait depuis quelques instants un nuage, reparut au ras de l’horizon, presque en face de nous, envahissant d’un luxe frémissant les champs vides et comblant d’une profusion subite l’étroit vallon qui s’ouvrait à nos pieds ; puis disparut. Je demeurais, ébloui, sans rien dire ; je sentais m’envelopper encore, me pénétrer cette sorte d’extase dorée où mon ressentiment s’évaporait et je n’entendais plus en moi que l’amour. Alissa, qui restait penchée, appuyée contre moi, se redressa ; elle sortit de son corsage un menu paquet enveloppé de papier fin, fit mine de me le tendre, s’arrêta, semblant indécise, et comme je la regardais surpris :

— Écoute, Jérôme, c’est ma croix d’améthystes que j’ai là ; depuis trois soirs je l’apporte parce que je voulais depuis longtemps te la donner.

— Que veux-tu que j’en fasse ? fis-je assez brusquement.

— Que tu la gardes en souvenir de moi, pour ta fille.

— Quelle fille ? m’écriai-je en regardant Alissa sans la comprendre.

— Écoute-moi bien calmement, je t’en prie ; non, ne me regarde pas ainsi ; ne me regarde pas ; déjà j’ai beaucoup de mal à te parler ; mais ceci, je veux absolument te le dire. Écoute, Jérôme, un jour, tu te marieras ?… Non, ne me réponds pas ; ne m’interromps pas, je t’en supplie. Je voudrais simplement que tu te souviennes que je t’aurai beaucoup aimé et… depuis longtemps déjà… depuis trois ans… j’ai pensé que cette petite croix que tu aimais, une fille de toi la porterait un jour en souvenir de moi, oh ! sans savoir de qui… et peut-être pourrais-tu aussi lui donner… mon nom…

Elle s’arrêta, la voix étranglée ; je m’écriai presque hostilement :

— Pourquoi ne pas la lui donner toi-même ?

Elle essaya de parler encore. Ses lèvres tremblaient comme celles d’un enfant qui sanglote ; elle ne pleurait pas toutefois ; l’extraordinaire éclat de son regard inondait son visage d’une surhumaine, d’une angélique beauté.

— Alissa ! qui donc épouserais-je ! Tu sais pourtant que je ne puis aimer que toi… et tout à coup, la serrant éperdument, presque brutalement dans mes bras, j’écrasai de baisers ses lèvres. Un instant comme abandonnée je la tins à demi renversée contre moi ; je vis son regard se voiler ; puis ses paupières se fermèrent, et d’une voix dont rien n’égalera pour moi la justesse et la mélodie :

— Aie pitié de nous, mon ami ! Ah ! n’abîme pas notre amour.

Peut-être dit-elle encore : N’agis pas lâchement ! ou peut-être me le dis-je moi-même, je ne sais plus, mais soudain me jetant à genoux devant elle et l’enveloppant pieusement de mes bras :

— Si tu m’aimais ainsi, pourquoi m’as-tu toujours repoussé ? Vois ! j’attendais d’abord le mariage de Juliette ; j’ai compris que tu attendisses aussi son bonheur ; elle est heureuse ; c’est toi-même qui me l’as dit. J’ai cru longtemps que tu voulais continuer à vivre près de ton père ; mais à présent nous voici tous deux seuls.

— Oh ! ne regrettons pas le passé, murmura-t-elle. À présent j’ai tourné la page.

— Il est temps encore, Alissa.

— Non, mon ami, il n’est plus temps. Il n’a plus été temps du jour où, par amour, nous avons entrevu l’un pour l’autre mieux que l’amour. Grâce à vous, mon ami, mon rêve était monté si haut que tout contentement humain l’eût fait déchoir. J’ai souvent réfléchi à ce qu’eût été notre vie l’un avec l’autre ; dès qu’il n’eût plus été parfait, je n’aurais plus pu supporter… notre amour.

— Avais-tu réfléchi à ce que serait notre vie l’un sans l’autre ?

— Non ! jamais.

— À présent, tu le vois ! Depuis trois ans, sans toi, j’erre péniblement…

Le soir tombait.

— J’ai froid, dit-elle en se levant et s’enveloppant de son châle trop étroitement pour que je pusse reprendre son bras. Tu te souviens de ce verset de l’Écriture, qui nous inquiétait et que nous craignions de ne pas bien comprendre : « Ils n’ont pas obtenu ce qui leur avait été promis, Dieu nous ayant réservés pour quelque chose de meilleur »…

— Crois-tu toujours à ces paroles ?

— Il le faut bien.

Nous marchâmes quelques instants l’un près de l’autre sans plus rien dire. Elle reprit :

— Imagines-tu cela, Jérôme : Le meilleur ! Et brusquement les larmes jaillirent de ses yeux, tandis qu’elle répétait encore : le meilleur !

Nous étions de nouveau parvenus à la petite porte du potager par où tout à l’heure je l’avais vue sortir. Elle se retourna vers moi :

— Adieu ! fit-elle. Non, ne viens pas plus loin. Adieu, mon ami bien-aimé. C’est maintenant que va commencer… le meilleur.

Un instant elle me regarda, tout à la fois me retenant et m’écartant d’elle, les bras tendus et les mains sur mes épaules, les yeux emplis d’un indicible amour…


Dès que la porte fut refermée, dès que je l’eus entendue tirer le verrou derrière elle, je tombai contre cette porte, en proie au plus excessif désespoir et restai longtemps pleurant et sanglotant dans la nuit.

Mais la retenir, mais forcer la porte, mais pénétrer n’importe comment dans la maison, qui pourtant ne m’eût pas été fermée, non, encore aujourd’hui que je reviens en arrière pour revivre tout ce passé… non, cela ne m’était pas possible, et ne m’a point compris jusqu’alors celui qui ne me comprend pas à présent.

Une intolérable inquiétude me fit écrire à Juliette quelques jours plus tard. Je lui parlai de ma visite à Fongueusemare et lui dis combien m’alarmaient la pâleur et la maigreur d’Alissa ; je la suppliais d’y prendre garde et de me donner les nouvelles que je ne pouvais plus attendre d’Alissa elle-même.

Moins d’un mois après, je reçus la lettre que voici :

« Mon cher Jérôme,

Je viens t’annoncer une bien triste nouvelle : notre pauvre Alissa n’est plus… Hélas ! les craintes qu’exprimait ta lettre n’étaient que trop fondées. Depuis quelques mois, sans être précisément malade, elle dépérissait ; pourtant, cédant à mes supplications, elle avait consenti à voir le Dr A., du Havre, qui m’avait écrit qu’elle n’avait rien de grave. Mais trois jours après la visite que tu lui as faite, elle a brusquement quitté Fongueusemare. C’est par une lettre de Robert que j’ai appris son départ ; elle m’écrit si rarement que, sans lui, j’aurais tout ignoré de sa fuite, car je ne me serais pas vite alarmée de son silence. J’ai fait de vifs reproches à Robert de l’avoir ainsi laissée partir, de ne pas l’avoir accompagnée à Paris. Croirais-tu que, depuis ce moment, nous sommes restés dans l’ignorance de son adresse. Tu juges de mon angoisse ; impossible de la voir, impossible même de lui écrire. Robert a bien été à Paris quelques jours plus tard mais n’a rien pu découvrir. Il est si indolent que nous avons douté de son zèle. Il fallait aviser la police ; nous ne pouvions rester dans cette cruelle incertitude. Édouard est parti, a si bien fait qu’enfin il a découvert la petite maison de santé où Alissa s’était réfugiée. Hélas ! trop tard. Je recevais en même temps une lettre du directeur de la maison m’annonçant sa mort, et une dépêche d’Édouard qui n’a même pas pu la revoir. Le dernier jour elle avait écrit notre adresse sur une enveloppe afin que nous fussions prévenus, et, dans une autre enveloppe, mis le double d’une lettre qu’elle avait envoyée à notre notaire du Havre, et qui contenait ses dernières volontés. Je crois qu’un passage de cette lettre te concerne ; je te le ferai connaître prochainement. Édouard et Robert ont pu assister à l’inhumation qui a eu lieu avant-hier. Ils n’étaient pas seuls à suivre la bière. Quelques malades de la maison de santé avaient tenu à assister à la cérémonie et à accompagner le corps au cimetière. Pour moi, qui attends mon cinquième enfant d’un jour à l’autre, je n’ai malheureusement pas pu me déplacer.

Mon cher Jérôme, je sais le profond chagrin que te causera ce deuil, et je t’écris le cœur navré. J’ai dû m’aliter depuis deux jours et j’écris difficilement, mais ne voulais laisser personne d’autre, pas même Édouard ou Robert, te parler de celle que nous avons été sans doute tous deux seuls à connaître. Maintenant que me voici une presque vieille mère de famille et que beaucoup de cendres ont recouvert le brûlant passé, je puis souhaiter te revoir. Si quelque jour tes occupations ou ton agrément t’appelaient vers Nîmes, viens jusqu’à Aigues-Vives. Édouard serait heureux de te connaître et tous deux nous pourrions parler d’Alissa. Adieu, mon cher Jérôme. Je t’embrasse bien tristement. »

Quelques jours après, j’appris qu’Alissa laissait Fongueusemare à son frère mais demandait que tous les objets de sa chambre et quelques meubles qu’elle indiquait fussent envoyés à Juliette. Je devais recevoir prochainement des papiers qu’elle avait mis sous pli cacheté à mon nom. J’appris encore qu’elle avait demandé qu’on lui mît au cou la petite croix d’améthystes que j’avais refusée à ma dernière visite, et je sus par Édouard que cela avait été fait.

Le pli cacheté que le notaire me renvoya contenait le journal d’Alissa. J’en transcris ici nombre de pages. — Je les transcris sans commentaires. Vous imaginerez suffisamment les réflexions que je fis en les lisant et le bouleversement de mon cœur que je ne pourrais que trop imparfaitement indiquer.