Mercure de France (p. 151-164).
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VI


C’est chez la tante Plantier qu’eut lieu notre première rencontre. Je me sentais soudain alourdi, épaissi par mon service… J’ai pu penser ensuite qu’elle m’avait trouvé changé. Mais que devait importer entre nous cette première impression mensongère ? — Pour moi, craignant de ne plus parfaitement la reconnaître, j’osais d’abord à peine la regarder… Non ; ce qui nous décontenança plutôt, c’était ce rôle absurde de fiancés qu’on nous contraignait d’assumer, cet empressement de chacun à nous laisser seuls, à se retirer devant nous :

— Mais tante, tu ne nous gênes nullement ; nous n’avons rien de secret à nous dire, s’écriait enfin Alissa devant les indiscrets efforts de cette grosse femme pour s’effacer.

— Mais si ! mais si, mes enfants ! je vous comprends très bien ; quand on est resté longtemps sans se revoir, on a des tas de petites choses à se raconter…

— Je t’en prie, tante ; tu nous désobligerais beaucoup en partant ; — et cela était dit d’un ton presque irrité où je reconnaissais à peine la voix d’Alissa.

— Tante, je vous assure que nous ne nous dirons plus un seul mot si vous partez ! ajoutai-je en riant, mais envahi moi-même d’une certaine appréhension à l’idée de nous trouver seuls. Et la conversation reprenait entre nous trois, faussement enjouée, banale, fouettée par cette animation de commande derrière laquelle chacun de nous cachait son trouble. Nous devions nous retrouver le lendemain, mon oncle m’ayant invité à déjeuner, de sorte que nous nous quittâmes sans peine ce premier soir, heureux de mettre fin à cette comédie.

J’arrivai bien avant l’heure du repas, mais trouvai Alissa causant avec une amie qu’elle n’eut pas la force de congédier et qui n’eut pas la discrétion de partir. Quand enfin elle nous eut laissés seuls, je feignis de m’étonner qu’Alissa ne l’eût pas retenue à déjeuner. Nous étions énervés tous deux, fatigués par une nuit sans sommeil. Mon oncle vint. Alissa sentit que je le trouvais vieilli. Il était devenu dur d’oreille, entendait mal ma voix ; l’obligation de crier pour me faire comprendre abrutissait mes propos.

Après le déjeuner, la tante Plantier, ainsi qu’il avait été convenu, vint nous prendre dans sa voiture ; elle nous emmenait à Orcher avec l’intention de nous laisser, Alissa et moi, faire à pied, au retour, la plus agréable partie de la route.

Il faisait chaud pour la saison. La partie de la côte où nous marchions était exposée au soleil et sans charme ; les arbres dépouillés ne nous étaient d’aucun abri. Talonnés par le souci de rejoindre la voiture où nous attendait la tante, nous activions incommodément notre pas. De mon front que barrait la migraine je n’extrayais pas une idée ; par contenance, ou parce que ce geste pouvait tenir lieu de paroles, j’avais pris, tout en marchant, la main qu’Alissa m’abandonnait. L’émotion, l’essoufflement de la marche, et le malaise de notre silence nous chassaient le sang au visage ; j’entendais battre mes tempes ; Alissa était déplaisamment colorée ; et bientôt la gêne de sentir accrochées l’une à l’autre nos mains moites nous les fit laisser se déprendre et retomber chacune tristement.

Nous nous étions trop hâtés et arrivâmes au carrefour bien avant la voiture que, par une autre route et pour nous laisser le temps de causer, la tante faisait avancer très lentement. Nous nous assîmes sur le talus ; le vent froid qui soudain s’éleva nous transit, car nous étions en nage ; alors nous nous levâmes pour aller à la rencontre de la voiture… Mais le pire fut encore la pressante sollicitude de la pauvre tante, convaincue que nous avions abondamment parlé, prête à nous questionner sur nos fiançailles. Alissa n’y pouvant tenir et dont les yeux s’emplissaient de larmes, prétexta un violent mal de tête. Le retour s’acheva silencieusement.

Le jour suivant, je me réveillai courbaturé, grippé, si souffrant que je ne me décidai qu’après midi à retourner chez les Bucolin. Par malchance, Alissa n’était pas seule. Madeleine Plantier, une des petites-filles de notre tante Félicie, était là — avec qui je savais qu’Alissa prenait souvent plaisir à causer. Elle habitait pour quelques jours chez sa grand’mère et s’écria lorsque j’entrai :

— Si tu retournes à la Côte en sortant d’ici, nous pourrons y monter ensemble.

Machinalement j’acquiesçai ; de sorte que je ne pus voir Alissa seule. Mais la présence de cette enfant aimable nous servit sans doute ; je ne retrouvai pas la gêne intolérable de la veille ; la conversation s’établit bientôt aisément entre nous trois et beaucoup moins futile que je ne l’aurais d’abord pu craindre. Alissa sourit étrangement lorsque je lui dis adieu ; il me parut qu’elle n’avait pas compris jusqu’alors que je partais le lendemain. Du reste, la perspective d’un très prochain revoir enlevait à mon adieu ce qu’il eût pu avoir de tragique.

Pourtant, après dîner, poussé par une vague inquiétude, je redescendis en ville, où j’errai près d’une heure avant de me décider à sonner de nouveau chez les Bucolin. Ce fut mon oncle qui me reçut. Alissa se sentant souffrante était déjà montée dans sa chambre et sans doute s’était aussitôt couchée. Je causai quelques instants avec mon oncle, puis repartis…

Si fâcheux que fussent ces contretemps, en vain les accuserais-je. Quand bien même tout nous eût secondés, nous eussions inventé notre gêne. Mais qu’Alissa, elle aussi, le sentît, rien ne pouvait me désoler davantage. Voici la lettre que, sitôt de retour à Paris, je reçus :

« Mon ami, quel triste revoir ! tu semblais dire que la faute en était aux autres, mais tu n’as pu t’en persuader toi-même. Et maintenant je crois, je sais qu’il en sera toujours ainsi. Ah ! je t’en prie, ne nous revoyons plus !

Pourquoi cette gêne, ce sentiment de fausse position, cette paralysie, ce mutisme, quand nous avons tout à nous dire ? Le premier jour de ton retour j’étais heureuse de ce silence même, parce que je croyais qu’il se dissiperait, que tu me dirais des choses merveilleuses : tu ne pouvais partir avant.

Mais quand j’ai vu s’achever silencieuse notre lugubre promenade à Orcher et surtout quand nos mains se sont déprises l’une de l’autre et sont retombées sans espoir, j’ai cru que mon cœur défaillait de détresse et de peine. Et ce qui me désolait le plus ce n’était pas que ta main eût lâché la mienne, mais de sentir que, si elle ne l’eût point fait, la mienne eût commencé — puisque non plus elle ne se plaisait plus dans la tienne.

Le lendemain — c’était hier — je t’ai follement attendu toute la matinée. Trop inquiète pour demeurer à la maison, j’avais laissé un mot qui t’indiquât où me rejoindre, sur la jetée. Longtemps j’étais restée à regarder la mer houleuse, mais je souffrais trop de regarder sans toi ; je suis rentrée, m’imaginant soudain que tu m’attendais dans ma chambre. Je savais que l’après-midi je ne serais pas libre ; Madeleine, la veille, m’avait annoncé sa visite et comme je comptais te voir le matin, je l’avais laissée venir. Mais peut-être n’est-ce qu’à sa présence que nous devons les seuls bons moments de ce revoir. J’eus l’étrange illusion quelques instants, que cette conversation aisée allait durer longtemps, longtemps… Et quand tu t’es approché du canapé où j’étais assise avec elle et que, te penchant vers moi, tu m’as dit adieu, je n’ai pu te répondre ; il m’a semblé que tout finissait : brusquement, je venais de comprendre que tu partais.

Tu n’étais pas plutôt sorti avec Madeleine que cela m’a paru impossible, intolérable. Sais-tu que je suis ressortie ! je voulais te parler encore, te dire enfin tout ce que je ne t’avais point dit ; déjà je courais chez les Plantier… il était tard ; je n’ai pas eu le temps, pas osé… Je suis rentrée, désespérée, t’écrire… que je ne voulais plus t’écrire… une lettre d’adieu… parce qu’enfin je sentais trop que notre correspondance tout entière n’était qu’un grand mirage, que chacun de nous n’écrivait, hélas ! qu’à soi-même et que… Jérôme ! Jérôme ! ah ! que nous restions toujours éloignés !

J’ai déchiré cette lettre il est vrai ; mais je te la récris à présent, presque la même. Oh ! je ne t’aime pas moins, mon ami ! au contraire je n’ai jamais si bien senti, à mon trouble même, à ma gêne dès que tu t’approchais de moi, combien profondément je t’aimais ; mais désespérément, vois-tu, car, il faut bien me l’avouer : de loin je t’aimais davantage. Déjà je m’en doutais, hélas ! Cette rencontre tant souhaitée achève de m’en instruire, et c’est de quoi toi aussi, mon ami, il importe de te convaincre. Adieu, mon frère tant aimé ; que Dieu te garde et te dirige ; de Lui seul on peut impunément se rapprocher. »

Et comme si cette lettre ne m’était pas déjà suffisamment douloureuse, elle y avait, le lendemain, ajouté ce post-scriptum :

« Je ne voudrais pas laisser partir cette lettre sans te demander un peu plus de discrétion en ce qui nous concerne tous deux. Maintes fois tu m’as blessée en entretenant Juliette ou Abel de ce qui eût dû rester entre toi et moi, et c’est bien là ce qui, longtemps avant que tu t’en doutes, m’a fait penser que ton amour était surtout un amour de tête, un bel entêtement intellectuel de tendresse et de fidélité. »

La crainte que je ne montre cette lettre à Abel, indubitablement en avait dicté les dernières lignes. Quelle défiante perspicacité l’avait donc mise en garde ? Avait-elle surpris naguère dans mes paroles quelque reflet des conseils de mon ami ?…

Je me sentais bien distant de lui désormais ! Nous suivions deux voies divergentes ; et cette recommandation était bien superflue pour m’apprendre à porter seul le tourmentant fardeau de mon chagrin.

Les trois jours suivants furent uniquement occupés par ma plainte ; je voulais répondre à Alissa ; je craignais, par une discussion trop posée, par une protestation trop véhémente, par le moindre mot maladroit, d’aviver incurablement notre blessure ; vingt fois je recommençai la lettre où se débattait mon amour. Je ne puis relire aujourd’hui sans pleurer ce papier lavé de larmes, double de celui qu’enfin je me décidai à envoyer :

« Alissa ! aie pitié de moi, de nous deux !… Ta lettre me fait mal. Que j’aimerais pouvoir sourire à tes craintes ! Oui, je sentais tout ce que tu m’écris ; mais je craignais de me le dire. Quelle affreuse réalité tu donnes à ce qui n’est qu’imaginaire et comme tu l’épaissis entre nous !

Si tu sens que tu m’aimes moins… Ah ! loin de moi cette supposition cruelle que toute ta lettre dément ! Mais alors qu’importent tes appréhensions passagères ? Alissa ! dès que je veux raisonner, ma phrase se glace ; je n’entends plus que le gémissement de mon cœur. Je t’aime trop pour être habile, et plus je t’aime, moins je sais te parler. « Amour de tête »… que veux-tu que je réponde à cela ? Quand c’est de mon âme entière que je t’aime, comment saurais-je distinguer entre mon intelligence et mon cœur ? Mais puisque notre correspondance est cause de ton imputation offensante, puisque, soulevés par elle, la chute dans la réalité ensuite nous a si durement meurtris, puisque tu croirais à présent, si tu m’écris, n’écrire plus qu’à toi-même, puisque aussi, pour endurer une nouvelle lettre pareille à cette dernière, je suis sans force : je t’en prie, arrêtons pour un temps toute correspondance entre nous. »

Dans la suite de ma lettre, protestant contre son jugement, j’interjetais appel, la suppliais de nous faire crédit d’une nouvelle entrevue. Celle-ci avait eu tout contre elle : décor, comparses, saison — et jusqu’à notre correspondance exaltée qui nous y avait si peu prudemment préparés. Le silence seul précéderait cette fois notre rencontre. Je la souhaitais au printemps, à Fongueusemare, où je pensais que plaiderait en ma faveur le passé, et où mon oncle voudrait bien me recevoir, pendant les vacances de Pâques, autant de jours ou aussi peu qu’elle-même le jugerait bon.

Ma résolution était bien arrêtée, et, sitôt ma lettre partie, je pus me plonger dans le travail.

Je devais revoir Alissa dès avant la fin de l’année. Miss Ashburton, dont la santé depuis quelques mois déclinait, mourut quatre jours avant Noël. Depuis mon retour du service, j’habitais avec elle de nouveau ; je ne la quittais guère, et pus assister à ses derniers instants. Une carte d’Alissa me témoigna qu’elle prenait à cœur notre vœu de silence plus encore que mon deuil : elle viendrait entre deux trains, seulement pour l’inhumation à laquelle mon oncle ne pourrait assister.

Nous fûmes presque seuls, elle et moi, à la funèbre cérémonie, puis à suivre la bière ; marchant à côté l’un de l’autre, à peine échangeâmes-nous quelques phrases ; mais, à l’église où elle s’était assise auprès de moi, je sentis à plusieurs reprises son regard se poser sur moi tendrement.

— C’est bien convenu, me dit-elle, sur le moment de me quitter : rien avant Pâques.

— Oui ; mais à Pâques…

— Je t’attends.

Nous étions à la porte du cimetière. Je proposai de la reconduire à la gare ; mais elle fit signe à une voiture et sans un mot d’adieu me laissa.