Mercure de France (p. 71-89).
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III


Je n’avais presque pas pu voir Abel Vautier cette année ; devançant l’appel, il s’était engagé, tandis que je préparais ma licence en redoublant une rhétorique. De deux ans moins âgé qu’Abel, j’avais remis mon service à la sortie de l’École Normale où tous deux nous devions entrer cette année.

Nous nous revîmes avec plaisir. Au sortir de l’armée, il avait voyagé plus d’un mois. Je craignais de le trouver changé ; simplement il avait pris plus d’assurance mais sans rien perdre de sa séduction. L’après-midi qui précéda la rentrée, et que nous passâmes au Luxembourg, je ne pus retenir ma confidence et lui parlai longuement de mon amour, que du reste il connaissait déjà. Il avait cette année acquis quelque pratique des femmes, ce qui lui permettait un air de supériorité un peu fat mais dont je ne m’offensai point. Il me plaisanta pour ce que je n’avais pas su poser mon dernier mot, comme il disait, émettant en axiome qu’il ne faut jamais laisser une femme se ressaisir. Je le laissai dire, mais pensai que ses excellents arguments n’étaient bons ni pour moi ni pour elle et qu’il montrait tout simplement qu’il ne nous comprenait pas bien.

Le lendemain de notre arrivée, je reçus cette lettre :

« Mon cher Jérôme,

J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu me proposais (ce que je proposais ! appeler ainsi nos fiançailles !). J’ai peur d’être trop âgée pour toi. Cela ne te paraît peut-être pas encore parce que tu n’as pas encore eu l’occasion de voir d’autres femmes ; mais je songe à ce que je souffrirais plus tard, après m’être donnée à toi, si je vois que je ne puis plus te plaire. Tu vas t’indigner beaucoup, sans doute, en me lisant ; je crois entendre tes protestations ; pourtant je ne mets pas en doute ton amour : simplement je te demande d’attendre encore que tu sois un peu plus avancé dans la vie.

Comprends que je ne parle ici que pour toi-même, car pour moi je crois bien que je ne pourrai jamais cesser de t’aimer.

Alissa. »

Cesser de nous aimer ! Mais pouvait-il être question de cela ! — J’étais encore plus étonné qu’attristé, mais si bouleversé que je courus aussitôt montrer cette lettre à Abel.

— Eh bien ! que comptes-tu faire ? dit celui-ci, après avoir lu la lettre en hochant la tête et les lèvres serrées. Je soulevai les bras, plein d’incertitude et de désolation.

— J’espère au moins que tu ne vas pas répondre ! Quand on commence à discuter avec une femme, on est perdu… Écoute : en couchant au Havre samedi, nous pouvons être à Fongueusemare dimanche matin et rentrer ici pour le premier cours de lundi. Je n’ai pas revu tes parents depuis mon service ; c’est un prétexte suffisant et qui me fait honneur. Si Alissa voit que ce n’est qu’un prétexte, tant mieux ! Je m’occuperai de Juliette pendant que tu causeras avec sa sœur. Tu tâcheras de ne pas faire l’enfant… À vrai dire, il y a dans ton histoire quelque chose que je ne m’explique pas bien ; tu n’as pas dû tout me raconter… N’importe ! J’éclaircirai ça… Surtout n’annonce pas notre arrivée : il faut surprendre ta cousine et ne pas lui laisser le temps de s’armer.


Le cœur me battait fort en poussant la barrière du jardin. Juliette aussitôt vint à notre rencontre en courant. Alissa, occupée à la lingerie, ne se hâta pas de descendre. Nous causions avec mon oncle et Miss Ashburton lorsqu’enfin elle entra dans le salon. Si notre brusque arrivée l’avait troublée, du moins sut-elle n’en rien laisser voir ; je pensais à ce que m’avait dit Abel et que c’était précisément pour s’armer contre moi qu’elle était restée si longtemps sans paraître. L’extrême animation de Juliette faisait paraître encore plus froide sa réserve. Je sentis qu’elle désapprouvait mon retour ; du moins cherchait-elle à montrer dans son air une désapprobation derrière laquelle je n’osais chercher une secrète émotion plus vive. Assise assez loin de nous, dans un coin, près d’une fenêtre, elle paraissait tout absorbée dans un ouvrage de broderie dont elle repérait les points en remuant les lèvres. Abel parlait ; heureusement ! car, pour moi, je ne m’en sentais pas la force, et sans les récits qu’il faisait de son année de service et de son voyage, les premiers instants de ce revoir eussent été mornes. Mon oncle lui-même semblait particulièrement soucieux.

Sitôt après le déjeuner, Juliette me prit à part et m’entraîna dans le jardin :

— Figure-toi qu’on me demande en mariage ! s’écria-t-elle dès que nous fûmes seuls. La tante Félicie a écrit hier à papa pour lui faire part des avances d’un viticulteur de Nîmes ; quelqu’un de très bien, affirme-t-elle, qui s’est épris de moi pour m’avoir rencontrée quelquefois dans le monde ce printemps.

— Tu l’as remarqué, ce Monsieur ? interrogeai-je avec une involontaire hostilité pour le prétendant.

— Oui, je vois bien qui c’est. Une espèce de Don Quichotte bon enfant, sans culture, très laid, très vulgaire, assez ridicule et devant qui la tante ne pouvait garder son sérieux.

— Est-ce qu’il a… des chances ? dis-je, sur un ton moqueur.

— Voyons, Jérôme ! Tu plaisantes ! Un négociant !… Si tu l’avais vu, tu ne m’aurais pas posé la question.

— Et… qu’est-ce que mon oncle a répondu ?

— Ce que j’ai répondu moi-même : que j’étais trop jeune pour me marier… Malheureusement, ajouta-t-elle en riant, ma tante avait prévu l’objection ; dans un post-scriptum elle dit que M. Édouard Teissières, c’est son nom, consent à attendre, qu’il se déclare aussitôt simplement pour « prendre rang »… c’est absurde ; mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Je ne peux pourtant pas lui faire dire qu’il est trop laid !

— Non, mais que tu ne veux pas épouser un viticulteur.

Elle haussa les épaules :

— Ce sont des raisons qui n’ont pas cours dans l’esprit de ma tante… Laissons cela. — Alissa t’a écrit ?

Elle parlait avec une volubilité extrême et semblait dans une grande agitation. Je lui tendis la lettre d’Alissa qu’elle lut en rougissant beaucoup. Je crus distinguer un accent de colère dans sa voix quand elle me demanda :

— Alors qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je ne sais plus, répondis-je. À présent que je suis ici, je sens que j’aurais plus facilement fait d’écrire, et je me reproche déjà d’être venu. Tu comprends ce qu’elle a voulu dire ?

— Je comprends qu’elle veut te laisser libre.

— Mais est-ce que j’y tiens, moi, à ma liberté !… Et tu comprends pourquoi elle m’écrit cela ?

Elle me répondit : Non, si sèchement que, sans du tout pressentir la vérité, du moins me persuadai-je dès cet instant que Juliette n’en était peut-être pas ignorante. — Puis brusquement, tournant sur elle-même à un détour de l’allée que nous suivions :

— À présent laisse-moi. Ce n’est pas pour causer avec moi que tu es venu. Nous sommes depuis bien trop longtemps ensemble.

Elle s’enfuit en courant vers la maison et un instant après je l’entendis au piano.

Quand je rentrai dans le salon, elle causait, sans s’arrêter de jouer mais indolemment à présent et comme improvisant au hasard, avec Abel qui était venu la rejoindre. Je les laissai. J’errai assez longtemps dans le jardin à la recherche d’Alissa.


Elle était au fond du verger, cueillant au pied d’un mur bas les premiers chrysanthèmes qui mêlaient leur parfum à celui des feuilles mortes de la hêtraie. L’air était saturé d’automne. Le soleil ne tiédissait plus qu’à peine les espaliers, mais le ciel était orientalement pur. Elle avait le visage encadré, caché presque au fond d’une grande coiffe zélandaise qu’Abel lui avait rapportée de voyage et qu’elle avait mise aussitôt. Elle ne se retourna pas d’abord à mon approche, mais un léger tressaillement qu’elle ne put réprimer m’avertit qu’elle avait reconnu mon pas ; et déjà je me raidissais, m’encourageais contre ses reproches et la sévérité qu’allait faire peser sur moi son regard. Mais lorsque je fus assez près, comme craintivement je ralentissais déjà mon allure, elle, sans d’abord tourner le front vers moi, mais le gardant baissé comme fait un enfant boudeur, tendit vers moi, presque en arrière, la main qu’elle avait pleine de fleurs, semblant m’inviter à venir. Et comme, au contraire, par jeu, à ce geste je m’arrêtais, elle, se retournant enfin, fit vers moi quelques pas, relevant son visage et je le vis plein de sourire. Éclairé par son regard, tout me parut soudain de nouveau simple, aisé, de sorte que, sans effort et d’une voix non changée, je commençai :

— C’est ta lettre qui m’a fait revenir.

— Je m’en suis bien doutée, dit-elle, puis, émoussant par l’inflexion de sa voix l’aiguillon de sa réprimande : — et c’est bien là ce qui me fâche. Pourquoi as-tu mal pris ce que je disais ? c’était pourtant bien simple…

(Et déjà tristesse et difficulté ne m’apparaissaient plus en effet qu’imaginaires, n’existaient plus qu’en mon esprit). Nous étions heureux ainsi, je te l’avais bien dit ; pourquoi t’étonner que je refuse lorsque tu me proposes de changer.

En effet, je me sentais heureux auprès d’elle, si parfaitement heureux, que ma pensée allait chercher à ne différer plus en rien de la sienne ; et déjà je ne souhaitais plus rien au delà de son sourire, et que de marcher avec elle, ainsi, dans un tiède chemin bordé de fleurs, en lui donnant la main.

— Si tu le préfères, lui dis-je gravement, résignant d’un coup tout autre espoir et m’abandonnant au parfait bonheur de l’instant, — si tu le préfères, nous ne nous fiancerons pas. Quand j’ai reçu ta lettre, j’ai bien compris du même coup que j’étais heureux en effet, et que j’allais cesser de l’être. Oh ! rends-moi ce bonheur que j’avais ; je ne puis pas m’en passer. Je t’aime assez pour t’attendre toute ma vie ; mais, que tu doives cesser de m’aimer ou que tu doutes de mon amour, Alissa, cette pensée m’est insupportable.

— Hélas ! Jérôme, je n’en puis pas douter.

Et sa voix en me disant cela était à la fois calme et triste ; mais le sourire qui l’illuminait restait si sereinement beau que je prenais honte de mes craintes et de mes protestations ; il me semblait alors que d’elles seules vînt cet arrière-son de tristesse que je sentais au fond de sa voix. Sans aucune transition je commençai à parler de mes projets, de mes études et de cette nouvelle forme de vie de laquelle je me promettais tant de profit. L’École Normale n’était pas alors ce qu’elle est devenue depuis peu ; une discipline assez rigoureuse ne pesait qu’aux esprits indolents ou rétifs ; elle favorisait l’effort d’une volonté studieuse. Il me plaisait que cette habitude quasi-monacale me préservât d’un monde qui, du reste, m’attirait peu et qu’il m’eût suffi qu’Alissa pût craindre pour m’apparaitre haïssable aussitôt. Miss Ashburton gardait à Paris l’appartement qu’elle occupait d’abord avec ma mère. Ne connaissant guère qu’elle à Paris, Abel et moi passerions quelques heures de chaque dimanche auprès d’elle ; chaque dimanche j’écrirais à Alissa et ne lui laisserais rien ignorer de ma vie…

Nous étions assis à présent sur le cadre des châssis ouverts qui laissaient déborder au hasard d’énormes tiges de concombres dont les derniers fruits étaient cueillis. Alissa m’écoutait, me questionnait ; jamais encore je n’avais senti sa tendresse plus attentive, ni son affection plus pressante. Crainte, souci, même le plus léger émoi s’évaporait dans son sourire, se résorbait dans cette intimité charmante comme les brumes dans le parfait azur du ciel.

Puis, sur un banc de la hêtraie où Juliette et Abel étaient venus nous rejoindre, nous occupâmes la fin du jour à lire le Triomphe du temps de Swinburne, chacun de nous en lisant tour à tour une strophe. Le soir vint.

— Allons ! dit Alissa en m’embrassant, au moment de notre départ, plaisantant à demi, mais pourtant avec cet air de sœur aînée que peut-être ma conduite inconsidérée l’invitait à prendre et qu’elle prenait volontiers. — Promets-moi maintenant de n’être plus si romanesque désormais…


— Eh bien ! Es-tu fiancé ? me demanda Abel dès que nous fûmes seuls de nouveau.

— Mon cher, il n’en est plus question, répondis-je, ajoutant aussitôt d’un ton qui coupait court à toute nouvelle question : — Et cela vaut beaucoup mieux ainsi. Jamais je n’ai été plus heureux que ce soir.

— Moi non plus, s’écria-t-il ; puis, brusquement, me sautant au cou : — Je m’en vais te dire quelque chose d’admirable, d’extraordinaire ! Jérôme, je suis amoureux fou de Juliette ! Déjà je m’en doutais un peu l’an dernier ; mais j’ai vécu depuis, et je n’avais rien voulu te dire avant d’avoir revu tes cousines. À présent, c’en est fait ; ma vie est prise.

« J’aime, que dis-je aimer — j’idolâtre Juliette ! »

» Depuis longtemps il me semblait bien que j’avais pour toi une espèce d’affection de beau-frère…

Puis, riant et jouant, il m’embrassait à tour de bras et se roulait comme un enfant sur les coussins du wagon qui nous ramenait à Paris. J’étais tout suffoqué par son aveu, et quelque peu gêné par l’appoint de littérature que je sentais s’y mêler ; mais le moyen de résister à tant de véhémence et de joie ?…

— Enfin quoi ! t’es-tu déclaré ? parvins-je à lui demander entre deux effusions.

— Mais non ! mais non, s’écria-t-il ; je ne veux pas brûler le plus charmant chapitre de l’histoire.

« Le meilleur moment des amours
N’est pas quand on dit : je t’aime… »

» Voyons ! tu ne vas pas me reprocher cela, toi, le maître de la lenteur.

— Mais enfin, repris-je un peu agacé, penses-tu qu’elle, de son côté…

— Tu n’as donc pas remarqué son trouble en me revoyant ! Et tout le temps de notre visite, cette agitation, ces rougeurs, cette profusion de paroles !… Non, tu n’as rien remarqué, naturellement ; parce que tu es tout occupé d’Alissa… Et comme elle me questionnait ! comme elle buvait mes paroles ! Son intelligence s’est rudement développée, depuis un an. Je ne sais où tu avais pu prendre qu’elle n’aimait pas la lecture ; tu crois toujours qu’il n’y en a que pour Alissa… Mais, mon cher, c’est étonnant tout ce qu’elle connaît ! Sais-tu à quoi nous nous sommes amusés avant le dîner ? À nous remémorer une Canzone de Dante ; chacun de nous récitait un vers ; et elle me reprenait quand je me trompais. Tu sais bien :

« Amor che nella mente mi ragiona »

» Tu ne m’avais pas dit qu’elle avait appris l’italien.

— Je ne le savais pas moi-même, dis-je assez surpris.

— Comment ! Au moment de commencer la Canzone, elle m’a dit que c’était toi qui la lui avais fait connaître.

— Elle m’aura sans doute entendu la lire à sa sœur, un jour qu’elle cousait ou brodait auprès de nous, comme elle fait souvent ; mais du diable si elle a laissé paraître qu’elle comprenait.

— Vrai ! Alissa et toi, vous êtes stupéfiants d’égoïsme. Vous voilà tout confits dans votre amour, et vous n’avez pas un regard pour l’éclosion admirable de cette intelligence, de cette âme ! Ce n’est pas pour me faire un compliment, mais tout de même il était temps que j’arrive… Mais non, mais non, je ne t’en veux pas, tu vois bien, disait-il en m’embrassant encore. Seulement, promets-moi : pas un mot de tout ça à Alissa. Je prétends mener mon affaire tout seul. Juliette est prise ; c’est certain ; et assez pour que j’ose la laisser jusqu’aux prochaines vacances. Je pense même ne pas lui écrire d’ici là. Mais, le congé du nouvel an, toi et moi nous irons le passer au Havre, et alors…

— Et alors ?…

— Eh bien ! Alissa apprendra tout d’un coup nos fiançailles. Je compte mener ça rondement. Et sais-tu ce qui va se passer ? Ce consentement d’Alissa, que tu n’es pas capable de décrocher, je te l’obtiendrai par la force de notre exemple. Nous lui persuaderons qu’on ne peut célébrer notre mariage avant le vôtre.…

Il continuait, me submergeait sous un intarissable flux de paroles qui ne s’arrêta même pas à l’arrivée du train à Paris, même pas à notre rentrée à Normale, car, bien que nous eussions fait à pied le chemin de la gare à l’École, et malgré l’heure avancée de la nuit, Abel m’accompagna dans ma chambre où nous prolongeâmes la conversation jusqu’au matin.

L’enthousiasme d’Abel disposait du présent et de l’avenir. Il voyait, racontait déjà nos doubles noces ; imaginait, peignait la surprise et la joie de chacun ; s’éprenait de la beauté de notre histoire, de notre amitié, de son rôle dans mes amours. Je me défendais mal contre une si flatteuse chaleur, m’en sentais enfin pénétrer et cédais doucement à l’attrait de ses propositions chimériques. À la faveur de notre amour, se gonflaient notre ambition et notre courage ; à peine au sortir de l’École, notre double mariage béni par le pasteur Vautier, nous partions tous les quatre en voyage ; puis nous lancions dans d’énormes travaux, où nos femmes devenaient volontiers nos collaboratrices. Abel, que le professorat attirait peu et qui se croyait né pour écrire, gagnait rapidement, au moyen de quelques pièces à succès, la fortune qui lui manquait ; pour moi, plus attiré par l’étude que par le profit qui peut en revenir, je pensais m’adonner à celle de la philosophie religieuse, dont je projetais d’écrire l’histoire… Mais que sert de rappeler ici tant d’espoirs ?

Le lendemain nous nous plongeâmes dans le travail.