Iambes et PoèmesPaul Masgana, libraire-éditeur (p. 30-37).
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La Popularité


 

I


Dans le pays de France aujourd’hui que personne
        Ne peut chez soi rester en paix,
Et que de toutes parts l’ambition bourgeonne
        Sur les crânes les plus épais,
Tout est en mouvement sur la place publique ;
        La voix bruyante et le cœur vain,
Chacun bourdonne autour de l’œuvre politique,
        Chacun y veut mettre la main.
Là, courent tous les gens de bras et de parole,
        Poète, orateur et soldat,

Tout ce qui veut paraître et jouer quelque rôle
        Dans le grand drame de l’état ;
Tout, des hauts carrefours abonde sur la place,
        Et haletant, pressant le pas,
Sur le pavé fangeux se précipite en masse,
        Et vers le peuple tend les bras.


II


Certes le peuple est grand, maintenant que sa tête
        A secoué ses mille freins,
Que, l’ouvrage fini, comme un robuste athlète
        Il peut s’appuyer sur ses reins ;
Il est beau ce colosse à la mâle carrure,
        Ce vigoureux porte-haillons,
Ce sublime manœuvre à la veste de bure
        Teinte du sang des bataillons ;
Ce maçon qui d’un coup vous démolit des trônes
        Et qui, par un ciel étouffant,

Sur les larges pavés fait bondir les couronnes
        Comme le cerceau d’un enfant.
Mais c’est pitié de voir, avec sa tête rase,
        Son corps sans pourpre et sans atour,
Ce peuple demi-nu, comme ceux qu’il écrase,
        Comme les rois avoir sa cour ;
Oui, c’est pitié de voir, à genoux sur sa trace,
        Un troupeau de tristes humains
Lui jeter chaque jour tous leurs noms à la face,
        Et ne jamais lâcher ses mains ;
D’entendre autour de lui mille bouches mielleuses,
        Souillant le nom de citoyen,
Lui dire que le sang orne des mains calleuses,
        Et que le rouge lui va bien ;
Que l’inflexible loi n’est que son vain caprice,
        Que la justice est dans son bras,
Sans craindre qu’en ses mains l’arme de la justice
        Ne soit l’arme des scélérats.


III


Est-ce donc un besoin de la nature humaine
        Que de toujours courber le dos ?
Faut-il du peuple aussi faire une idole vaine,
        Pour l’encenser de vains propos ?
À peine relevé faut-il qu’on se rabaisse ?
        Faut-il oublier avant tout,
Que la liberté sainte est la seule déesse
        Que l’on n’adore que debout ?
Hélas ! Nous vivons tous dans un temps de misère,
        Un temps à nul autre pareil,
Où la corruption mange et ronge sur terre
        Tout ce qu’en tire le soleil ;
Où dans le cœur humain l’égoïsme déborde,
        Où rien de bon n’y fait séjour ;
Où partout la vertu montre bientôt la corde,
        Où le héros ne l’est qu’un jour ;

Un temps où les serments et la foi politique
        Ne soulèvent plus que des ris ;
Où le sublime autel de la pudeur publique
        Jonche le sol de ses débris ;
Un vrai siècle de boue, où plongés que nous sommes,
        Chacun se vautre et se salit ;
Où comme en un linceul, dans le mépris des hommes,
        Le monde entier s’ensevelit !


IV


Pourtant, si quelques jours de ces sombres abîmes
        Où nous roulons aveuglément,
De ce chaos immense où les âmes sublimes
        Apparaissent si rarement,
Tout d’un coup, par hasard, il en surgissait une
        Au large front, au bras charnu :
Une âme toute en fer, sans peur à la tribune,
        Sans peur devant un glaive nu ;

Si cette âme splendide, étonnant le vulgaire
        Et le frappant de son éclat,
Montait, avec l’appui de la main populaire,
        S’asseoir au timon de l’état ;
Alors je lui crierais de ma voix de poète
        Et de mon cœur de citoyen :
Homme placé si haut, ne baisse pas la tête,
        Marche, marche et n’écoute rien !
Laisse le peuple en bas applaudir à ton rôle
        Et se repaître de ton nom ;
Laisse-le te promettre un jour même l’épaule
        Pour te porter au Panthéon !
Marche ! Et ne pense pas à son temple de pierre ;
        Souviens-toi que, changeant de goût,
Sa main du Panthéon peut chasser ta poussière,
        Et la balayer dans l’égout !
Marche pour la patrie et sans qu’il nous en coûte,
        Marche en ta force et le front haut ;
Et dût ton pied heurter à la fin de ta route
        Le seuil sanglant d’un échafaud,

Dût ta tête royale, ô nouvelle victime,
        Tomber au bruit d’un vil tambour ;
Du peuple quel qu’il soit ne cherche que l’estime,
        Ne redoute que son amour !…


V


La popularité ! — c’est la grande impudique
        Qui tient dans ses bras l’univers,
Qui, le ventre au soleil comme la nymphe antique,
        Livre à qui veut ses flancs ouverts !
C’est la mer ! C’est la mer ! — d’abord calme et sereine,
        La mer, aux premiers feux du jour,
Chantant et souriant comme une jeune reine,
        La mer blonde et pleine d’amour ;
La mer baisant le sable, et parfumant la rive
        Du baume enivrant de ses flots,
Et berçant sur sa gorge ondoyante et lascive
        Son peuple brun de matelots ;

Puis la mer furieuse et tombée en démence,
        Et de son lit silencieux
Se redressant géante avec sa tête immense,
        Et tordant ses bras dans les cieux ;
Puis courant çà et là, hurlante, échevelée ;
        Et sous la foudre et ses carreaux,
Bondissant, mugissant dans sa plaine salée,
        Comme un combat de cent taureaux,
Puis, le corps tout blanchi d’écume et de colère,
        La bouche torse et l’œil errant,
Se roulant sur le sable et déchirant la terre
        Avec le râle d’un mourant ;
Et, comme la bacchante, enfin lasse de rage,
        N’en pouvant plus, et sur le flanc,
Retombant dans sa couche, et jetant à la plage
        Des têtes d’hommes et du sang !…


Février 1831.