La Politique modérée sous la restauration - Le Comte de Serre/01

La Politique modérée sous la restauration - Le Comte de Serre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 5-37).
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La
politique modérée
sous la Restauration




Le Comte de Serre

I.

Les premières épreuves d'un homme d'État.



  1. Correspondance du comte de Serre (1796-1825), annotée et publiée par son fils ; 6 vol. in-8o, 1877. — II. Discours prononcés dans les chambres par le comte de Serre, 1815-1823 ; 8 vol. in-8o.




 Depuis que la France nouvelle est née dans l’aube éblouissante et sitôt assombrie de 1789, elle a vu et revu six ou sept régimes différens, sans compter les pseudo-régimes, les interrègnes, les gouvernemens sans nom et sans durée. Son histoire est coupée en périodes presque égales, formant autant de drames successifs qui s’enchaînent ou recommencent, et à travers lesquels se déroule une destinée nationale au terme encore inconnu. On dirait des Frances diverses qui se heurtent parfois, et c’est toujours pourtant la même France dans ces drames qui s’appellent tour à tour la république, l’empire, la monarchie renaissante de 1815, la monarchie élue de 1830. S’il est une de ces périodes brillantes entre toutes, ennoblie par les illusions et par les talens, c’est la restauration, et si dans ces quinze ans il est un homme fait pour représenter avec sa vive et forte originalité ce que la restauration a eu de meilleur, c’est le comte de Serre. Il y a un moment où l’homme et l’époque semblent se confondre, s’identifier dans une de ces crises qui décident de la fortune d’une monarchie par la fortune d’une politique.

La restauration a mal fini par sa faute. Depuis qu’elle n’est plus, elle s’est relevée moralement, elle a grandi dans la mémoire des hommes par la faute des régimes qui lui ont succédé, qui ont cru faire mieux qu’elle et qui n’ont pas duré plus qu’elle. Maintenant que les passions sont refroidies et que la scène a changé si souvent, ces quinze années, qui sont une partie de la jeunesse du siècle, retrouvent à la lumière de l’histoire un indéfinissable attrait. Elles ont l’intérêt d’une époque où s’est agité, dans des conditions qu’on croyait favorables, un problème qui a été repris bien des fois, qui n’est point encore résolu, le problème de la liberté réglée par les institutions parlementaires. Avant d’être la victime des fatalités qui l’ont perdue, la restauration a eu pour elle d’apparaître à l’origine comme la réconciliation possible de la vieille société et de la société nouvelle dans la France éprouvée et pacifiée. Elle a été, au lendemain des orages guerriers et des compressions de l’empire, une sorte de renaissance imprévue par l’éclat de l’esprit et la sève libérale, par la séduction et l’honneur des luttes publiques. Un jour, après bien des années et une révolution nouvelle, Tocqueville écrivait à Royer- Collard prenant sa retraite : « Vous représentez un autre temps que le nôtre, des sentimens plus hauts, une société, des idées plus grandes… C’est par l’époque de la restauration que vous marquerez. L’idée simple qui restera de vous est celle de l’homme qui a le plus sincèrement et le plus énergiquement voulu rapprocher l’un de l’autre et retenir ensemble le principe de la liberté moderne et celui de l’hérédité antique. La restauration n’est autre chose que l’histoire de cette entreprise. Quand toutes les idées secondaires auront disparu, celle-là seule restera[1]. » C’est en quelques mots l’histoire de la restauration, et, dans cette « entreprise, » si Royer-Collard est le philosophe, l’intelligence contemplative et critique, le comte de Serre est comme le héros de la fusion idéale de « l’hérédité antique » et de la « liberté moderne. »

Premier magistrat d’une cour de province, député dès 1815, président de la chambre en 1817, garde des sceaux en 1818, âme des conseils sous le général Dessoles, comme sous M. Decazes, comme sous le duc de Richelieu, athlète grandissant au feu des luttes de tribune, De Serre porte dans toutes les situations la même pensée, tantôt près d’être victorieuse, tantôt vaincue. Pendant quelques années, six ans tout au plus, il remplit la scène, combattant tour à tour pour la liberté menacée ou pour la royauté en péril, dominant les partis de sa sincérité passionnée, impatient d’action comme s’il sentait les jours lui échapper. Il ressemble à une de ces apparitions émouvantes qui ne font que passer, et dans la brièveté pathétique de sa vie il résume les efforts, les crises, les fatalités, les mécomptes de cette politique de modération constitutionnelle qui aurait pu faire durer la monarchie de 1815, dont la défaite a été le commencement et le présage de toutes les chutes.

Ce que De Serre a été dans son rôle public aux heures décisives de ces années laborieuses, les historiens de la restauration, M. de Viel-Castel, M. Duvergier de Hauranne, Lamartine, l’ont raconté. M. Guizot l’a dit aussi dans ses Mémoires avec la fidélité des souvenirs personnels. Royer-Collard, dans ses conversations, laissait parfois échapper des traits saisissans sur celui dont il avait été tour à tour l’ami passionné et l’adversaire attristé. Pour tous, il est resté le premier des parlementaires ; de son temps, une des plus puissantes expressions de l’éloquence dans le drame des affaires humaines. Cette Correspondance, recueillie aujourd’hui après un demi-siècle par une piété filiale et composée de lettres de toute sorte échangées par De Serre avec M. Decazes, le duc de Richelieu, M. Pasquier, Royer-Collard, M. de Barante, le duc de Broglie, avec les amis de sa jeunesse ou de sa maturité comme avec sa famille, cette Correspondance ne renouvelle pas l’histoire sans doute, elle ne crée pas un personnage nouveau ; elle éclaire et complète l’histoire par ses révélations sur le jeu des événemens et des caractères, sur les négociations, les rapports et les conflits secrets des acteurs de la politique. Elle est comme une évocation familière de ce monde de 1820, et ce qui en fait surtout l’attrait, c’est qu’au sein de ce monde revit le plus intéressant des hommes avec son intégrité morale, son esprit de « haut vol, » selon le mot de Sainte-Beuve, et cette âme courageuse, palpitante d’une émotion continue, qui s’est si rapidement dévorée. C’est en effet l’homme tout entier peint par lui-même dans sa vérité et son intimité, au courant d’une carrière qui va de l’autre siècle à 1824, qui se dégage de la révolution et de l’empire pour arriver à l’éclat suprême par le régime constitutionnel.


I

Au moment où la restauration offrait à la France vaincue le dédommagement d’une monarchie libérale et, après les luttes militaires, rouvrait aux activités déçues ou inoccupées les luttes de la politique, celui qui allait être un guide de l’opinion et bientôt le brillant ministre de la royauté nouvelle n’avait pas encore quarante ans. Il tenait à la monarchie par les traditions de famille et à l’empire par les magistratures qu’il venait d’occuper. François-Hercule de Serre était né en 1776 à Pagny sur la Moselle. Sans être d’une aristocratie de cour, il était d’une bonne race transplantée autrefois du Comtat en Lorraine et attachée héréditairement aux fonctions d’état jusqu’à la mort du dernier duc, le roi Stanislas. Son père était officier de cavalerie au service de France. Sa mère, à qui il est resté toujours si tendrement lié, était une Maud’huy, autre famille lorraine. Il était Lorrain avec la flamme survivante du Midi dans le sang.

Élevé à Metz sous un maître habile, porté par son goût vers les études classiques, mais destiné par son père au métier des armes et bientôt admis à l’école d’artillerie de Pont-à-Mousson, il n’était encore qu’un adolescent lorsque la révolution le jetait tout à coup dans l’émigration. Amis et ennemis, les uns pour lui en faire honneur, les autres pour lui en faire un crime, ont souvent depuis rappelé à De Serre ce passé d’émigré et d’ancien officier de l’armée de Condé. C’était en effet son début, un étrange début dans la vie sérieuse. Parti dès 1791 pour Coblentz, le rendez-vous de l’armée des princes, il s’était trouvé engagé à quinze ans dans cette carrière aventureuse de l’émigration que Chateaubriand a décrite. Il avait servi successivement dans les gardes du comte d’Artois, dans le régiment de Viomenil, dans les chasseurs de Condé, dans la légion de Mirabeau. Il avait été en 1796 de cette terrible affaire d’Oberkamlach, de cet héroïque duel entre gentilshommes et républicains, qui arrachait au duc d’Enghien ce cri du soldat : « Ce ne sont plus (les républicains) nos hommes de 93, ce sont des dieux. Comme ils se battent ! Je ne sais plus à qui donner la pomme pour la valeur, de nos troupes ou des leurs. » Chose curieuse ! dans ce même combat, dans cette cruelle mêlée de Français, se trouvaient en présence, bien inconnus encore, deux hommes faits pour s’estimer, le capitaine d’artillerie Foy et le jeune De Serre, qui devaient se rencontrer vingt-cinq ans plus tard dans des luttes moins tristes[2].

La vérité est que dans cette vie d’émigration, où il s’était trouvé jeté pour bien des années, presque sans le savoir, moins par un entraînement personnel que par un point d’honneur royaliste de son père, De Serre était resté un jeune homme à la gravité précoce, à la nature droite et simple, à l’esprit réfléchi. Au milieu de la brillante licence des bivouacs d’émigrés, il avait le goût de l’étude, et, dans un temps où le général républicain Abbatucci, à la veille de l’assaut du pont d’Huningue, quelques heures avant d’être emporté par un boulet, lisait sous sa tente à ses officiers l’Enéide de Virgile, le jeune De Serre, dans l’autre camp, ne se séparait pas de ses livres ; il avait dans son bagage de soldat son Horace et même son Montesquieu. Il utilisait l’exil en ouvrant son intelligence à des choses nouvelles, en étudiant la langue et la littérature de l’Allemagne, en fortifiant son esprit par la méditation et la lecture. Il s’instruisait dans sa vie errante, sans oublier son pays, sa famille, sa mère, avec qui il n’avait que des communications rares et incertaines, qu’il tenait néanmoins autant que possible au courant de ce qu’il faisait, de ses inspirations et de ses épreuves. « J’ai eu bien souvent besoin de patience et de courage, lui écrivait-il. Je suis venu à bout de me soutenir jusqu’à ce moment ; j’espère que je parviendrai aussi à surmonter les difficultés qui me restent encore à vaincre… »

De l’émigration, Hercule de Serre n’avait connu d’abord que la vie de soldat, d’un jeune soldat studieux et pensif, Vauvenargues de vingt ans égaré sous le drapeau d’une cause désespérée. Après la dispersion des corps d’émigrés, il était resté livré à lui-même et à la merci des événemens, obligé quelquefois de fuir les contrées menacées par la guerre, voyageant souvent à pied à travers l’Allemagne, incertain du lendemain et cherchant un moyen de se fixer ou de s’occuper. Tantôt il voulait entrer dans une maison de commerce et demander à un modeste emploi de quoi se suffire ; tantôt il se sentait attiré vers les villes d’universités, où en enseignant le français il espérait gagner assez pour se soutenir, pour suivre les cours des professeurs renommés et s’initier à la science allemande. Il s’essayait à tout, disant avec un certain sentiment sérieux : « Je ne bâtis dans ce pays-ci que pour m’essayer, et, quoique ce ne soient que des châteaux de cartes, aussitôt écroulés qu’élevés, je ne regarde pas mon temps comme perdu. Le dessinateur gâte mille feuilles de papier, trace des millions de traits inutiles avant d’arriver à un trait pur et hardi. Si la Providence me destine à quelque chose, je reconnais que mes épreuves et mes peines peuvent servir à ses vues… » Il se comparait lui-même dans ses efforts contrariés à a l’oiseau qui oublie qu’on lui a coupé les ailes et tâche de voler. »

Le jeune émigré avait fini par s’abattre dans un petit village de la Souabe, à Reutlingen, où il s’était fait maître d’école. Il décrivait fidèlement à sa mère les mœurs des habitans de Reutlingen, les occupations de ses journées, l’intérieur des braves confiseurs dont il était l’hôte et presque l’enfant. « La vie est peu chère ici, disait-il, et pour un louis par mois je serai logé et nourri. D’ailleurs ils m’ont promis de me trouver de l’occupation soit en donnant des leçons, soit autrement. Dans cette petite ville où tous sont égaux, le travail est un honneur, et quiconque est utile est aussi estimé. J’aime beaucoup les mœurs de ces gens-ci : simples, droits, sans façon. Sans doute je ne pourrai jamais gagner grand’chose ; mais vous savez que l’argent n’est pas ce qui peut me donner du contentement, au moins l’argent que j’emploierais pour moi… Quand même je le ferais pour rien, je croirais y gagner, et j’y gagnerais au moins la conviction d’être utile ; car vous me connaissez trop, chère maman, pour croire que, dans ma façon de voir, l’argent puisse payer les soins qu’on prend pour former des hommes. Former des hommes ! ce mot seul éveille en moi la crainte, le sentiment de ma faiblesse et les grandes idées de la besogne à laquelle je porte une main peut-être profane… » Ainsi pensait un jeune émigré perdu dans un village de la vieille Allemagne, donnant des leçons à l’aubergiste de Reutlingen avant de monter sur la scène publique !

Au fond, ce n’était point un véritable émigré d’opinions et de sentimens. Cette révolution même qu’il était allé combattre en jeune homme obscur, il ne la désavouait que dans les excès et les crimes, il en subissait secrètement la fascination puissante. Dans sa précoce passion d’éloquence, il s’était senti remué par les accens d’un Mirabeau, d’un Cazalès. Plus âgé, il eût été dans l’assemblée constituante parmi les royalistes fidèles, mais libéraux. Quand il parlait dans ses lettres des armées, des généraux républicains, il disait naïvement : « Nos armées, nos généraux ! » Ce n’est pas sans orgueil qu’il laissait échapper des mots comme ceux-ci : « Les Français remplissent le monde de leur nom. » Il était resté sans amertume contre la cause victorieuse, sans illusions sur la cause vaincue qu’il avait servie. A mesure que les années s’écoulaient, il n’était plus qu’un jeune exilé souffrant d’une si longue absence, dévoré du désir de revoir sa famille, de rentrer dans son pays ; il avait la nostalgie de la France, sans s’inquiéter de la république, et, au commencement de 1797, n’écoutant que son impatience, bravant les lois sur l’émigration, traversant l’Alsace et la Lorraine, il arrivait subitement, secrètement au village de Pagny. Il se retrouvait, ivre de joie, au foyer de famille, dans la vieille maison paternelle. C’était pour lui un moment unique, dont il avait gardé un souvenir profond. Lorsque vingt ans plus tard, étant déjà président de la chambre des députés, il parcourait de nouveau le pays et revoyait Pagny, la maison de famille qui avait été vendue depuis, son père nourricier Gilbert et ses enfans, il écrivait à sa mère : « En allant à Pont-à-Mousson, les eaux étant fort basses, je passai le gué à l’Aloppe et j’allai à Pagny, où l’on fut fort étonné de me voir, étonné et troublé ; je l’étais aussi moi-même, l’âme pressée par tant de souvenirs si contraires qu’elle ne les pouvait recevoir tous à la fois… Je remis aux enfans de Gilbert deux pièces de 40 francs, je les embrassai tous, et pensif, attendri, les yeux humides, ma voiture m’enleva sur cette route de Moulon où nous avons fait tant de promenades, à droite du fameux clos. Je franchis le fossé où j’arrêtai mon cheval en vous rencontrant au retour de ma première émigration. J’avais revu le cimetière où reposent mes grands parens, la maison où je suis né, le jardin où j’ai passé six mois de félicité (après l’émigration) comme le ciel avare en accorde si peu. Tout cela maintenant divisé, dégradé, passé en des mains étrangères. Je pensais à tout ce que là vous aviez senti, souffert, mérité, et j’arrivai ainsi, sans mot dire, à Pont-à-Mousson… »

Ce moment de 1797, ce retour furtif que De Serre consacrait ainsi après vingt ans par une commémoration émue, n’avait eu en effet qu’une courte durée, les « six mois de félicité » dont il parlait. Le 18 fructidor l’avait contraint à reprendre le chemin de l’exil, à subir une seconde expatriation forcée qui lui avait semblé plus dure que la première. Ce n’est qu’avec le consulat qu’il avait pu rentrer dans son pays, et cette fois définitivement, heureux de retrouver une France transformée, réconciliée et illustrée, prêt à s’ouvrir une carrière nouvelle dans l’ordre renaissant. C’est peut-être, dans ces préliminaires de la vie d’un homme public, la partie la moins connue ou, si l’on veut, celle dont on a toujours le moins parlé sous la restauration. En réalité, si celui qui était appelé à devenir le ministre de Louis XVIII avait commencé par l’émigration, il avait été aussi un magistrat de l’empire, et il l’était devenu sans effort, avec bien d’autres émigrés à qui Napoléon rendait l’illusion de la monarchie.

Rentré en France dès 1800, se retrouvant avec une fortune paternelle diminuée par les malheurs de la révolution, instruit et plein de feu, Hercule de Serre avait senti aussitôt le besoin de se créer parle travail une position honorable et fructueuse. Il avait choisi le barreau, et avait été ce qu’on appelait alors un « défenseur officieux, » avant de venir chercher à Paris un diplôme régulier d’avocat. Il s’était senti ramené à cette carrière par des traditions de famille parlementaire ; il y était préparé par un don naturel de la parole, une vive et forte intelligence, une sérieuse éducation littéraire et les habitudes d’un esprit formé à la lecture de Montesquieu, développé par la philosophie allemande. A peine engagé dans cette voie, il s’était mis passionnément au travail, menant de front la pratique des affaires et l’étude de la jurisprudence, du droit romain, du droit coutumier, habile à débrouiller le chaos de lois anciennes et nouvelles d’où sortait le code civil. « Il étudiait nuit et jour, dit un de ses biographes, M. Salmon ; il était à l’œuvre avant que les artisans ne fussent à leurs ateliers. La lampe qui éclairait, en hiver, la petite chambre d’un troisième étage où il s’était établi, donnait le signal du travail aux ouvriers du quartier[3]. » Il ne faisait rien à demi, et dans ce barreau de Metz, où il avait pour émule M. Mangin, qu’il devait appeler plus tard comme directeur des affaires civiles à la chancellerie, il était devenu rapidement un des premiers avocats, respecté des magistrats pour la sûreté de son jugement, popularisé par l’éclat de l’éloquence dans des débats retentissans. Hercule de Serre n’avait que le choix des cliens et des causes. Il dirigeait particulièrement en ami autant qu’en conseiller les vastes affaires de M. de Wendel, ancien émigré comme lui, rentré comme lui et occupé à relever les forges d’Hayange, à fonder une grande industrie. Il aimait son état, et pendant un de ses premiers voyages à Paris, en racontant à sa mère ses courses, ses visites, son séjour dans la grande ville, il ajoutait : « J’en profiterai surtout pour entendre quelques grands maîtres du barreau, où je n’ai pu encore aller que deux fois. Aujourd’hui j’ai écouté pendant près de quatre heures le célèbre Delamalle dans une cause de divorce intéressante par la qualité des personnes. Ce sont quatre heures bien employées, et plus d’une fois mon âme a fermenté du désir d’égaler un jour de pareils hommes. » Il n’avait pas tardé à les égaler en attendant de les dépasser.

C’était à cette époque, en plein empire, entre 1804 et 1810, un homme dans l’éclat de l’âge, heureux dans sa famille, favorisé par le succès, entouré d’une considération personnelle grandissante. Il le disait à sa mère. « Je suis injuste envers le ciel toutes les fois que je me livre à la tristesse. Une bonne mère, des amis rares, mon état, la vie que je mène, mon âge, non jamais sans doute je n’aurai plus de sources de bonheur… Quelque force seulement pour régler cette sensibilité qui mêle souvent d’amertume le bonheur qu’elle devrait seulement goûter,… et je pourrais dire avec fierté : Quel homme est aussi heureux que moi ? » Deux choses venaient bientôt compléter ce bonheur et agrandir cette existence, en ouvrant à l’émigré de Reutlingen, à l’habile avocat de Metz, des perspectives toutes nouvelles. Il préparait son mariage avec la plus jeune fille du baron d’Huart, la brillante femme qui a porté jusqu’à ces dernières années le nom de De Serre, et que les amis intimes, aux beaux jours de la chancellerie sous la restauration, appelaient la « belle excellence. » En même temps, soit par des raisons de position au moment de son mariage, soit par une sorte de retour instinctif à des traditions de famille, il songeait à entrer dans la magistrature, reconstituée par la main puissante de Napoléon.

Avant de s’engager dans cette carrière nouvelle, il avait hésité ; il sentait le prix de l’indépendance, et il écrivait à Mme d’Huart, dont il allait épouser la fille, à qui il pouvait parler avec la sincérité confiante d’une ancienne amitié : « Si vous n’avez pas pour votre ami plus d’ambition qu’il n’en a pour lui-même ; si le prestige des dignités, des décorations, ne vous séduit pas plus que lui ;… si vous appréciez comme lui cette indépendance, cette sécurité, cette considération toute personnelle et surtout ces jouissances morales, ce développement nécessaire de toutes les facultés qu’il trouve dans son état ; si enfin vous vous élevez avec lui au-dessus de l’opinion du vulgaire de toutes les classes pour vous attacher à la valeur réelle des choses, je pense que vous conseillerez à votre ami de rester ce qu’il est et de travailler seulement à devenir, dans son état, tout ce qu’il peut être… » Il s’était pourtant laissé tenter. Dans ses voyages à Paris, il avait fait des démarches sérieuses, et il avait d’autant plus aisément trouvé faveur que, dans ce monde officiel du jour, il était tombé pour ainsi dire en pleine Lorraine. Le grand-juge Régnier était un Lorrain de Blamont. Le premier chef de division au ministère de la justice, homme d’une grande et aimable autorité, M. de Collenel, était de la Lorraine ; il avait été au parlement de Nancy, émigré lui-même. Un des protecteurs de De Serre, M. Colchen, qui avait été mêlé à la révolution avant d’être sénateur de l’empire, était de Metz, où il avait un frère président. Lorrain aussi était Rœderer, auprès de qui De Serre était accrédité. Tous le connaissaient pour ses talens, pour son nom, pour sa famille, tous s’intéressaient à cette jeune fortune. « Je sors de chez le grand-juge, écrivait-il un jour à sa mère et à Mme d’Huart, il m’a dit : Vous êtes d’une race honorable, vous vous êtes acquis une bonne réputation, vous convenez aux places de la magistrature ; mais vous ne pouvez guère arriver d’emblée à une place de procureur-général. Une place d’auditeur ne convient qu’à un débutant, non à un sujet formé. Attendez le nouveau plan qui se prépare ; il présentera des places d’avocats-généraux. Continuez d’exercer, et soyez sûr, dans l’occasion, de me trouver favorable… » De Serre n’avait pas été en effet oublié. Au mois de février 1811, il était premier avocat-général à la cour de Metz, récemment formée, et, cinq mois après, en juillet, il recevait à l’improviste sa nomination à la première présidence de la cour impériale de Hambourg.

Il avait à peine trente-cinq ans lorsqu’il se trouvait appelé à ce rôle de chef de la magistrature française aux Bouches-de-l’Elbe ! Il avait été choisi parce que Napoléon voulait un magistrat de la vieille France dans ces pays de récente annexion et parce que ce magistrat devait nécessairement savoir l’allemand. Cette élévation du reste n’étonnait personne parmi ceux qui connaissaient le nouveau premier président ; il avait donné de lui une telle idée qu’il semblait fait pour les postes les plus éminens, surtout pour les postes difficiles. Le chef de la cour de Metz, le président de Gartempe, l’accompagnait de vœux et de pronostics enthousiastes : « Vous réalisez le présage que j’osais exprimer lors de l’inauguration de cette compagnie… — Sic itur ad astra ! » Et M. de Collenel, qui s’était vivement employé à cette promotion, lui écrivait en lui envoyant ses instructions : « Vous avez tout ce qu’il faut pour réussir, intégrité parfaite, talens, facilité, expérience des affaires, bonne tenue, excellente éducation… Vous avez été présenté, et sa majesté vous a nommé. Vous êtes jeune, plein de zèle pour son service,… une belle carrière vous est ouverte… Je vous embrasse et vous souhaite un bon voyage et un bon succès… »


II

On vivait alors dans l’extraordinaire. Napoléon, en peu d’années, avait si profondément transformé la France que tout ce qui était du passé semblait oublié, que l’ancienne société semblait fondue dans la société nouvelle, et cette transformation s’était accomplie au milieu de tels prodiges que la présidence d’un Français dans une cour de l’empire à Hambourg ne paraissait pas plus extraordinaire que tout le reste. De Serre lui-même, emporté dans le torrent, avait accepté sans hésitation sinon sans un mouvement de surprise. Cette Allemagne, où il avait vécu en obscur émigré, il la parcourait maintenant avec le prestige des dignités officielles, traitant d’égal à égal avec un landgrave, comme il le disait gaîment, visitant sur son chemin « Napoleonshœhe, le Versailles de la Westphalie[4], » — sans se douter que là, à soixante ans de distance, viendrait un jour échouer dans un dernier et humiliant déclin un héritier de cette fortune napoléonienne à laquelle il était associé. Aller à une extrémité de l’empire, à Hambourg, inaugurer une justice nouvelle, diriger une cour où il n’y avait que quatre Français, organiser des tribunaux, introduire les lois de la France au milieu des traditions et des mœurs allemandes, ce n’était pas une œuvre facile. Il y avait à maintenir l’indépendance de la justice et à vivre en bonne intelligence avec tous les fonctionnaires impériaux, avec les conseillers d’état formant une commission de gouvernement, surtout avec la première des autorités, le maréchal Davout, prince d’Eckmuhl, gouverneur des pays de l’Elbe, de la 32e division. De Serre ne s’effrayait pas des difficultés, et avant peu il avait mis sa cour en mouvement, il avait pris sa place en magistrat supérieur, par son caractère autant que par son esprit, par une fermeté conciliante et habile. Il était bien vu du maréchal, auprès de qui il avait trouvé le meilleur accueil. Il avait l’occasion, dans ce camp lointain, de voir passer une foule de généraux, Carra Saint-Cyr, Morand, Durutte, Radet, Lauriston, et avec quelques-uns il avait des rapports d’amitié. Il ne se sentait nullement exilé dans ce monde un peu mêlé, semi-allemand, semi-français, et il écrivait familièrement : « J’ai trouvé ici un jeune de Castries, petites du maréchal de France, aide-de-camp du prince d’Eckmuhl, qui me plaît beaucoup, un jeune Caraman, petit-fils de celui que vous avez connu et qui est capitaine d’artillerie légère, M. de Villeneuve, qui vous loua Pagny, et qui est ici directeur d’artillerie. On se retrouve ici, comme à Paris, gens de toutes nations et de toutes couleurs. M. Fiévée, auteur de la Dot de Suzette, est ici maître des requêtes chargé de la liquidation, et M. Guy, inspecteur des forêts, est un auteur de plusieurs opéras estimés. Joignez à cela les richesses allemandes ; il y a des ressources pour la société… Encore quelques semaines, ajoutait-il dans une autre lettre à sa mère, et nous serons réunis : Hambourg alors me sera la France. » Si ce n’était pas encore la France, même après l’arrivée de sa mère, de sa jeune femme, c’était au moins une image de la France, et, pour sa part, De Serre, avec sa droiture généreuse, avait résolu le problème d’être un premier président français aimé et respecté chez des étrangers. « On me dit que je ne déplais pas aux Hambourgeois, » écrivait-il, — et c’était vrai !

Malheureusement ce qui avait été fait par la conquête était menacé d’être emporté par la conquête. Ce que la guerre avait improvisé allait disparaître dans la guerre, dans les suites fatales de la catastrophe de Russie. Dix-huit mois à peine séparaient de la grande débâcle annoncée par le 29e bulletin du 3 décembre 1812, et un des épisodes les plus curieux assurément serait l’odyssée de ces colonies françaises des pays annexés à travers les dramatiques péripéties de 1813, A Paris, on ne voulait pas de fugitifs, qui auraient été le vivant témoignage d’un désastre croissant, d’une domination en déclin. La volonté de l’empereur, incessamment transmise par ses ministres, était que tous les fonctionnaires obligés de se replier devaient rester à portée des événemens pour reprendre leur poste au premier signal[5]. D’un autre côté, l’invasion, en avançant toujours, en se fortifiant des insurrections ou des défections allemandes, arrachait une ville, une province, refoulant l’administration française. Les fonctionnaires formaient ainsi une sorte de population flottante enveloppée dans le tourbillon des événemens, à la merci d’un succès toujours espéré ou d’un nouveau revers de la grande armée. Ils remplissaient les villes et les chemins de l’Allemagne, livrés aux fluctuations de la guerre, attendant leur sort d’un Lutzen ou d’un Leipzig.

La cour de Hambourg avait le sort de toutes les administrations françaises, et son président était de cette tribu errante de fonctionnaires au service des événemens. Entraîné une première fois en mars dans un mouvement de retraite dont Napoléon faisait presque un crime au général Carra Saint-Cyr, ramené à Hambourg par le retour Victorieux du mois de juin, puis éloigné encore avant le blocus où Davout allait se couvrir d’une dernière gloire, De Serre passait ce cruel été de 1813 en courses perpétuelles, au milieu de perplexités de toute sorte. Il campait tantôt à Wesel ou à Munster, tantôt à Osnabruck ou à Brème, se concertant avec son procureur-général, M. Eichorn, avec M. de Faban, intendant-général des finances auprès du prince d’Eckmuhl, et en définitive n’ayant rien de mieux à faire que d’attendre les ordres du maréchal.

Vie singulière partagée pour lui entre l’étude et ses compagnons de mauvaise fortune ! A Munster, il se plongeait dans la lecture, et, se rappelant qu’il « lisait l’Esprit des lois à Pagny avant d’entrer dans la carrière, » il trouvait « curieux et instructif de le relire après l’avoir parcourue. » A Osnabruck, on se réunissait souvent, et, quand il y avait une victoire comme Lutzen ou quelque signe favorable comme la nouvelle du congrès de Prague, la gaîté renaissait dans ce monde toujours français. « vous auriez été égayée, écrit-il un jour d’Osnabruck à sa mère, si vous eussiez été de notre partie de campagne d’hier. Nous étions près de quarante, tous fonctionnaires et presque tous Français d’origine. Une maison élevée sur un perron au milieu des bois plantés, avec beaucoup de grandeur, par les propriétaires successifs depuis plus d’un siècle ; une vaste salle pour le festin, qui était abondant ; les vins de choix et vins de France ; trois ou quatre femmes seulement et des plus courageuses, les autres sont en arrière. J’avais pour voisine la présidente du tribunal, jeune Alsacienne, brune, vive et piquante… Après le dîner, le général Carra Saint-Cyr m’a emmené, et nous avons parcouru la nuit toutes les allées ; le repas, le bon vin, le rendaient causeur. Ce qui m’amuse souvent, c’est que dans ces momens d’entraînement, d’abandon, je m’arrête presque toujours en moi-même et j’observe… » Une de ses épreuves les plus douloureuses avait été, à sa rentrée d’un instant dans Hambourg, la nécessité de sévir contre quelques-uns de ses collègues, magistrats d’origine allemande, qui, pendant l’occupation ennemie, s’étaient associés à des actes d’hostilité contre la France. En faisant son devoir, il se demandait si ce qu’il y avait d’extraordinaire dans ces crises n’était pas au-dessus de la plupart des caractères. Il souffrait d’avoir à chercher et à signaler des coupables dans sa cour, ajoutant avec noblesse : « Voilà de véritables chagrins, car ma destinée personnelle ne me cause point de sollicitude. Aussi prêt au repos qu’au travail, marchant au milieu d’embarras nombreux, à travers maintes épines et maintes douleurs, je ne me plaindrai de rien pourvu que je n’aie fait rien d’indigne d’un homme d’honneur, d’un Français, d’un magistrat… » Il avait en effet honorablement tenu tête à l’orage, restant jusqu’au bout, tant qu’il avait)pu. En quittant Hambourg aux premiers jours de septembre, au lendemain de la victoire de Dresde, il avait cru même pouvoir encore y rentrer. Il ne le pouvait plus, il était désormais et malgré tout emporté par le reflux des événemens jusqu’à Paris, où il se retrouvait aux derniers mois de 1813 et au commencement de 1814.

C’était déjà l’agonie d’un grand empire. A son arrivée à Paris, De Serre s’était hâté de voir ses amis, le monde officiel. Il avait vu l’archichancelier lui-même, le chef de la justice Régnier, que l’apoplexie enlevait en ce moment au ministère, puis le nouveau grand-juge, le comte Molé, avec qui il se rencontrait pour la première fois, qu’il devait retrouver bientôt dans la politique. Il avait vu le ministre de l’intérieur, M. de Montalivet, qui avait connu son père, le duc de Rovigo, ministre de la police. Auprès de tous, il avait trouvé l’accueil le plus gracieux, de la considération, des témoignages flatteurs sur sa conduite et des promesses pour l’avenir ! Il n’avait en définitive qu’à laisser passer la tempête, à attendre, et du fond de la retraite où il restait dans Paris menacé, il assistait avec tout le monde à ce prodigieux drame de la campagne de France, l’âme émue des « angoisses communes à tous les Français dans ces malheureux temps. » Il suivait cette crise grandissante de l’hiver de 1814, écrivant sans cesse à sa mère, tant que les communications étaient ouvertes, et faisant de ses lettres une sorte de journal de ses impressions. « toute la garde part d’ici (24 janvier), et l’empereur doit bientôt suivre. Comme l’ennemi s’avance par Langres et Chaumont, il ne peut tarder beaucoup à se passer des événemens décisifs. Dieu bénisse cette fois nos armes ! Espérons mieux dans l’avenir ! .. Nous sommes au moment où il faut redoubler de courage et de résignation… — Il arrive ici (1er février) des fugitifs de tous côtés ; d’autres personnes partent de Paris, alarmées de ce qu’on fortifie les barrières ; j’y attendrai sans aucune crainte… Je vous le dis, après les ténèbres vient la lumière, quand même on ne prévoirait pas de quel côté ! .. — On nous avait donné (6 février) de bien mauvaises nouvelles. Je les crois fort exagérées ; mais la position est toujours bien difficile, et l’orage s’approche : il faudra des prodiges pour le détourner… Depuis quelques jours, j’ai le cœur plus triste que de coutume. Vous savez comme j’ai toujours aimé mon pays ; ses malheurs pèsent sur moi… Mes livres me sont parfois une ressource… »

A mesure que les événemens se rapprochaient et s’aggravaient, De Serre sentait plus vivement le poids de cette crise tragique dont il ne pouvait prévoir le dénoûment. Il ne distinguait pas, selon son expression, comment la France serait tirée de cet abîme, lorsque tout à coup les dernières péripéties, l’abdication de Fontainebleau, la restauration royale, l’arrivée du comte d’Artois à Paris, rouvraient devant ses yeux un horizon inattendu, en le ramenant, comme il le disait, aux premiers sentimens de sa jeunesse. Lié à l’empire par des fonctions supérieures, il avait trop d’honneur pour devancer sa chute par la défection ; il était aussi trop éclairé pour n’avoir point aperçu les fatalités que Napoléon se créait à lui-même par ses excès de génie, par son système de guerres démesurées, et la restauration des Bourbons sortant de la catastrophe de l’empire comme un moyen de salut pour la France, cette restauration était tout ce qui pouvait le mieux répondre à ses instincts, à ses vœux. Il l’écrivait dès le 14 avril à sa mère : « Vous savez quels grands événemens se sont passés depuis quinze jours. Ils nous remplissent d’espérance pour l’avenir. Le comte d’Artois est arrivé avant-hier, il a été reçu à merveille. Je l’ai parfaitement reconnu, et avec une satisfaction que vous imaginerez. Depuis longtemps ces premiers sentimens reprenaient en moi une force extraordinaire, et c’est un grand bonheur de pouvoir librement les manifester… » Cinq jours après, il disait en homme qui n’entendait ni humilier ni déguiser son passé : « J’ai vu deux fois le comte d’Escars, capitaine des gardes du comte d’Artois. J’ai été présenté à ce dernier. Quand il a fallu lui décliner ma qualité, il a été tout étonné à ce mot de Hambourg ; il m’a félicité d’être ici plutôt que là-bas. Depuis trois ou quatre mois, je ne me souciais pas de me faire annoncer chez les défuntes grandeurs : il me semblait que c’était annoncer la perte d’une bataille. Aujourd’hui il semble que je rappelle un titre de l’autre monde… » Et il ajoutait aussitôt : « Je vous dirai que, au moment où il a été question de nouvelle constitution, ma tête a étrangement fermenté. J’étais tourmenté de mes idées : pour m’en débarrasser, je les ai couchées sur le papier, et ma plume, que je n’avais touchée depuis que je ne pouvais vous écrire, courait comme jadis. Je me serais peut-être laissé aller à la tentation de mettre au jour quelque chose où, ne cherchant que la vérité, j’aurais infailliblement déplu à tout le monde ; mais on nous a si lestement improvisé une constitution que j’ai laissé là plume et papier… » Du premier coup, il sentait en lui le démon de la politique.

Qu’allait devenir De Serre dans cette inauguration de la monarchie renaissante ? Il ne le savait pas encore ; il aurait voulu être conseiller d’état ou retrouver une présidence dans une cour française. On ne se hâtait pas dans ce premier moment de 1814 ; on ajournait De Serre à une organisation judiciaire, on lui proposait même des fonctions inférieures à celles qu’il avait occupées. Il ne s’en offensait pas, et surtout les sentimens monarchiques qui avaient repris en lui toute leur force n’en étaient point refroidis. Il y avait seulement des heures où, un peu dégoûté, il parlait de « revenir à son sac, » c’est-à-dire à son métier d’avocat, — « et peut-être, quand j’y serai, ajoutait-il, je remercierai ceux qui n’auront rien fait pour moi. Le premier moment sera dur : Dieu soit loué ! J’ai encore des forces et du courage, et ce n’est pas la première fois que je me mesurerai contre ma mauvaise fortune. Toutes ces pensées ne m’empêchent pas de me tenir sur la ligne où je me trouve placé ; mais descendre, devenir avocat-général en province, comme on paraît me l’indiquer,… je pense que la liberté de la parole et de la plume vaut mieux. » Il parlait gracieusement de ses mécomptes à sa jeune femme, qu’il avait envoyée à Spa pour sa santé : « Malgré ton goût décidé pour les champs, les bruyères ne trouvent pas grâce devant tes yeux. Les bruyères d’Ardennes auraient dû cependant faire exception auprès d’une demi-Ardennaise. Qu’y veux-tu ? ma chère petite, il y a toujours quelques bruyères à traverser dans la vie ; celles des sollicitations sont, je t’assure, pires que celles d’Ardennes. Ah ! si je pouvais les éviter, je consentirais à parcourir à pied toutes celles de France et d’Allemagne… »

On avait fini, après bien des tâtonnemens, des gaucheries et des méprises d’un règne enivré et étonné de lui-même, par appeler De Serre à la première présidence de la cour de Colmar. « Bon jour, bon an, te voilà présidente d’Alsace, » écrivait-il à sa femme le 1er janvier 1815 ; mais par un mauvais sort, au moment où il arrivait à Colmar pour ouvrir sa cour, la première restauration était déjà menacée d’être emportée par la funeste crise des cent jours, par l’immense défection du 20 mars, et l’homme se retrouve tout entier avec sa droiture sérieuse dans cette délicate épreuve. En apprenant la marche miraculeuse et désastreuse du grand débarqué du golfe Juan, il avait la vive impression d’un événement qui faisait tomber tout d’un coup la patrie, comme il le disait, « de l’espoir le mieux fondé de liberté dans un abîme sans fond. »

Ce qu’il ne devait et ne pouvait pas faire, quant à lui, il le sentait sur-le-champ ; ce qu’il devait faire, il le voyait moins d’abord. Délié par la chute de l’empire, rattaché d’âme et d’esprit à la monarchie restaurée, il ne pouvait pas, par une versatilité de fonctionnaire, revenir à Napoléon. En même temps, il ne voulait pas être encore une fois émigré. En se mettant aux ordres du roi, en restant fidèle, il se défendait d’aller à Gand. Il se retirait dans une propriété sur la Moselle, aux forges de La Quint, laissant passer un orage qui aggravait tout, qui préparait à la France une invasion nouvelle, à la monarchie encore une fois ramenée de l’exil le danger des exaspérations intérieures. Il ne sortait de cette retraite d’un moment que pour rentrer dès le lendemain des cent jours dans sa magistrature de Colmar, et pour être nommé, coup sur coup, président du collège électoral, député du Haut-Rhin à la première chambre de la seconde restauration. De Serre se trouvait désigné par les circonstances comme le chef naturel des royalistes sensés de l’Alsace. Il se caractérisait lui-même en écrivant dès son début dans la vie parlementaire : « Notre chambre, — celle de 1815, — n’a que trop d’ardeur dans le bon sens,… j’y jouerai probablement le rôle de modérateur… » Il promettait ce rôle à sa généreuse ambition, et c’est ainsi qu’il arrivait à la politique, homme déjà fait, éclairé par l’étude et par l’expérience des choses, façonné à l’usage de la parole, mûr en un mot pour cette scène qui s’ouvrait devant lui, — où il allait combattre, briller et mourir.


III

C’est le destin des gouvernemens que la France a vus tour à tour s’élever et disparaître. Ils ont tous porté en eux-mêmes à leur naissance une fatalité qui les a tués. La fatalité de l’empire, c’est la guerre. La fatalité de la restauration, après le malheur de la coïncidence avec les invasions étrangères, c’est le conflit des passions d’ancien régime subitement réveillées, et des instincts, des intérêts de la société moderne créés par la révolution, disciplinés par l’empire. Ce n’est qu’avec le temps sans doute et à travers mille péripéties que s’est dessiné ce drame appelé aussi plus tard une comédie, — la comédie de quinze ans ! — Ce n’est que peu à peu, d’année en année, que les partis se sont classés avec leurs chefs, avec leurs mots d’ordre, et que, dans la mêlée des opinions, le duel s’est resserré. Dès le premier moment apparaissait déjà, étendant son ombre sur le régime, cette fatalité de réaction dont la chambre de 1815 était comme l’expression vivante, fougueuse et naïvement implacable.

Elue aussitôt après les cent jours, dans une première effervescence de royalisme, composée d’émigrés, de hobereaux de province, d’inconnus violens, cette chambre, dans sa majorité, résumait toutes les passions de représailles, tous les regrets d’ancien régime, tous les ressentimens contre la révolution, contre l’empire. C’était un moment étrange où Chateaubriand lui-même, au lendemain de l’exécution de Labédoyère, suppliait le roi de s’armer du glaive et de poursuivre ses justices, où M. de La Bourdonnaye imaginait ses « catégories » destinées à enlacer le pays d’un réseau de proscriptions, — où l’on ne pouvait, sans être rappelé à l’ordre, faire allusion aux scènes sanglantes de la « terreur blanche » du Midi, aux meurtres des protestans de Nîmes. C’était le temps où des hommes, cependant honnêtes, proposaient la banqueroute au détriment des créanciers de l’état, sous prétexte que ces créanciers dataient de l’empire, et où des politiques sortis de leurs manoirs s’essayaient à réédifier les juridictions, la puissance territoriale et civile de l’église. De ce monde « ultra, » plus royaliste que le roi, révolutionnaire de procédés et de langage au nom de la monarchie, impatient de domination, M. de La Bourdonnaye était la trompette retentissante, M. de Bonald était le théoricien subtil et inflexible, les Salaberry, les Duplessis-Grenedan, les Bouville, étaient les bruyans coryphées. Ces naïfs énergumènes, qui ne supportaient pas même qu’on les mît en garde contre leurs passions, marchaient aux répressions impitoyables comme à un triomphe ; ils rêvaient, à l’abri de l’occupation étrangère, avec l’appui d’une partie de la famille royale, de défaire tout ce que la révolution avait fait depuis vingt-cinq ans, de relever les influences aristocratiques et religieuses. Ils ne voyaient pas qu’ils ne faisaient qu’alarmer les intérêts nouveaux, troubler le patriotisme, semer les hostilités irréconciliables et préparer a court terme des réactions en sens contraire, soit par les conspirations, soit par la revanche régulière de l’opinion libérale momentanément réduite au silence. Ils étaient, dès le premier jour, le péril de la monarchie renaissante. Que serait-il arrivé en effet si ces « ultras, » ces « introuvables » de 1815, ayant une majorité parlementaire, avaient eu aussi la direction des affaires de la royauté nouvelle, s’ils avaient duré assez pour réaliser ou pour tenter la moitié de ce qu’ils voulaient ? Ils auraient probablement tout perdu en peu de temps ; ils auraient détourné ou épuisé en luttes intestines les forces dont la France, occupée par les années étrangères, avait besoin pour se délivrer et pour se réorganiser. Ils auraient précipité les crises, provoqué quelque nouveau 20 mars sans l’empereur ou hâté un 1830, — et si cette fatalité que la monarchie bourbonienne portait avec elle semblait suspendue, au moins pour quelques années, c’est que précisément de cette situation critique naissait la résistance ; au feu même des plus rudes combats parlementaires, avec l’aide de tout un groupe d’hommes plus éclairés, ralliés dans le péril, se produisait la plus originale et la plus courageuse des tentatives, ce que M. Guizot, dans ses Mémoires, a appelé « le gouvernement du centre, » ce que j’appellerai l’expérience agitée et laborieuse de la politique modérée sous la restauration. Le règne de la politique modérée, avec bien des nuances et des oscillations, a duré cinq ans. Il commençait par l’ordonnance du 5 septembre 1816, cet acte décisif d’autorité royale qui, en dissolvant la chambre « introuvable, » atteignait au cœur la réaction. Il s’engageait sérieusement, honnêtement, quoique parfois avec un certain embarras, par le premier ministère du duc de Richelieu. Il arrivait à son apogée sous le ministère Dessoles-Decazes-De Serre à la fin de 1818, sous le ministère Decazes-De Serre-Pasquier à la fin de 1819. Il touchait à son déclin, un déclin pénible et disputé, sous le second ministère Richelieu, pour finir bientôt par être étouffé entre les partis extrêmes qui allaient désormais disposer des destinées de la restauration. Sept ans plus tard, le ministère Martignac ne devait être qu’une courte trêve, une vaine reprise de ce règne interrompu, brisé par les factions contraires.

C’est la plus grande et la plus sérieuse expérience tentée dans notre pays pour fonder la monarchie constitutionnelle par l’accord des traditions et de l’esprit nouveau. Elle a eu ses hommes et ses œuvres.

Le premier des modérés, c’est Louis XVIII lui-même, ce roi qui, sans être un grand politique, avait quelques-unes des qualités du souverain, le patriotisme par sentiment royal, une modération naturelle, un esprit libre, peut-être aussi l’amour-propre du lettré législateur. Après Louis XVIII, c’est le duc de Richelieu, ce gentilhomme de vieille race revenu avec la restauration du fond de la Russie, et appelé à la présidence du conseil pour ses relations avec l’empereur Alexandre. Ame droite et généreuse, caractère scrupuleux et simple, le duc de Richelieu portait avant tout aux affaires, avec la loyauté d’un galant homme, un sentiment français digne de son grand nom, et le témoignage le plus touchant de son patriotisme est certes la lettre qu’il écrivait à sa sœur, Mme de Montcalm, au moment où il venait de signer le traité de novembre 1815 : « Tout est consommé. J’ai apposé plus mort que vif mon nom à ce fatal traité. J’avais juré de ne pas le faire, je l’avais dit au roi. Ce malheureux prince m’a conjuré, en fondant en larmes, de ne pas l’abandonner ; je n’ai plus hésité… La France expirante sous le poids qui l’accable réclamait impérieusement une prompte délivrance…. » Malgré sa longue émigration et ses liens de société aristocratique, le duc de Richelieu ne partageait pas les passions des « ultras. » Obligé de leur résister, il s’étonnait et souffrait à la fois d’avoir des royalistes pour adversaires, de les trouver moins sensibles que lui aux malheurs du pays, moins désintéressés que lui. « En vérité, disait-il dans une conférence intime aux fanatiques de réaction, en vérité je ne vous comprends pas avec vos haines, vos ressentimens qui ne peuvent amener que de nouveaux malheurs. Je passe tous les jours devant l’hôtel qui a appartenu à mes pères, j’ai vu les terres de ma famille dans les mains de nouveaux propriétaires… Cela est triste, mais cela ne m’exaspère ni ne me rend implacable. Vraiment vous me semblez quelquefois fous, vous qui êtes restés en France…[6] »

À cette politique que le duc de Richelieu couvrait de son patriotisme et de sa probité s’associaient des hommes venus un peu de tous les bords, M. Lainé, l’orateur pathétique à l’âme courageuse et élevée, qui le premier avait osé dire la vérité à Napoléon par l’adresse fameuse de 1813, — M. Pasquier, que nos contemporains ont vu garder jusqu’à la dernière limite de l’âge un esprit si ferme, si net, si éclairé et jamais découragé ! Membre de l’ancien parlement, préfet de police sous l’empire, député de Paris après la seconde restauration, nommé un moment président de la chambre et successivement ministre de la justice, ministre des affaires étrangères, M. Pasquier était le conseiller toujours prêt, toujours clairvoyant, alliant la modération des idées à l’art de rapprocher les hommes, au sens pratique des situations. Quarante ans après, celui qui était devenu et qui restait pour tous « le chancelier » aimait à évoquer ce temps et M. de Richelieu. « Le souvenir m’en est cher, écrivait-il ; c’est qu’au travers des émotions, des incertitudes, les lueurs d’espérance se laissaient entrevoir ! Les succès qu’on obtenait quelquefois soutenaient le courage, et ils en auraient donné si on en avait manqué[7]… » M. Decazes, qui avait servi l’empire comme M. Pasquier, et qui, rallié comme lui dès le premier jour à la restauration, s’élevait rapidement de la préfecture de police au ministère de la police générale, au ministère de l’intérieur, puis à la présidence du conseil, M. Decazes avait entre tous un rôle particulier qu’il devait à une faveur personnelle croissante auprès de Louis XVIII. Jeune encore, séduisant de manières, aussi actif que dévoué, M. Decazes ne se servait de sa position privilégiée de favori du roi que pour populariser la monarchie par l’apaisement, par l’atténuation de toutes les rigueurs, par la conciliation libérale. Et autour de ces représentans principaux de la politique modérée se réunissaient d’autres hommes comme M. Portalis, M. Siméon, le maréchal Gouvion Saint-Cyr, le baron Louis, puis les libéraux royalistes du parlement, ceux qu’on appelait les doctrinaires, Royer-Collard, Camille Jordan, M. de Barante.

Ce que le duc de Richelieu et ses amis, ses collègues ou ses alliés du ministère et du parlement se proposaient, c’est le programme invariable du lendemain des grandes catastrophes nationales : mettre fin aux occupations étrangères, payer les rançons, reconstituer les finances et le crédit, refaire une armée, réorganiser la France, affermir les institutions. Cette œuvre nécessaire, elle était impossible au milieu des proscriptions et des réactions ; elle ne pouvait être accomplie qu’avec un pays pacifié, réconcilié, rassuré dans ses instincts comme dans ses intérêts. Tout se tenait. M. de Richelieu avait, dans l’œuvre commune, sa tâche unique, la libération du territoire, à laquelle il se dévouait, qu’il n’arrivait à réaliser définitivement qu’en 1818, peut-être un peu par son ascendant personnel auprès des souverains de l’Europe. Il avait patriotiquement reconquis l’indépendance, et tandis qu’il en était encore à poursuivre cette libération, le gouvernement faisait accepter par les chambres la loi du 5 février 1817, qui complétait la charte par un système d’élections fondé sur l’égalité des votes. Le maréchal Gouvion Saint-Cyr, appelé au ministère de la guerre, préparait la loi de 1818, par laquelle il donnait à l’armée une constitution nouvelle ; il tranchait, selon les idées modernes, contre les traditions d’arbitraire et de privilège, le plus grave des problèmes, celui d’une organisation nationale des forces militaires de la France. Ce que Gouvion Saint-Cyr faisait pour l’armée, le baron Louis l’avait fait pour les finances. Bientôt la presse à son tour allait avoir son code plus libéral.

Pour pouvoir suivre cette politique modérée, les ministères devaient nécessairement s’appuyer sur des modérés, sur ce qu’on appelait dès lors les deux centres, — ces éternels frères ennemis ; mais avec cette politique de modération, dont la seule condition de succès était dans une alliance toujours fragile et incertaine, ils avaient affaire aux susceptibilités, aux dissidences, aux oppositions extrêmes. S’ils semblaient incliner vers les libéraux, les royalistes les représentaient comme des révolutionnaires frayant la route aux jacobins, conduisant encore une fois la monarchie à l’abîme ; les « ultras, » dans leurs emportemens, les traitaient comme des démagogues et au besoin se servaient contre eux des démagogues ; S’ils cherchaient à désarmer les royalistes par des concessions, ils étaient menacés d’être abandonnés par les libéraux, même par les doctrinaires. Ils marchaient entre deux feux, entre des partis également ombrageux, également exigeans, obligés à chaque pas de défendre cette politique qu’on flétrissait du nom de « bascule, » et que Louis XVIII relevait en disant : « J’ai embrassé un système de modération non point par paresse, mais par raison, pour empêcher la France de se déchirer de ses propres mains. » Au moindre incident, tout semblait remis en doute, et la loi électorale qui fixait le renouvellement annuel de la chambre par cinquième, cette loi surtout était à peine votée et appliquée une première fois que déjà les conflits éclataient.

C’est au milieu de ce drame des opinions et des passions, au plus épais de cette mêlée ardente que De Serre s’était trouvé engagé dès 1815 et qu’il apparaissait bientôt comme un des plus vigoureux athlètes de la politique constitutionnelle. Élu de l’Alsace, il arrivait à la chambre en homme qui se sentait attaché par ses fibres les plus intimes à la monarchie renaissante, mais qui en même temps appartenait à la France nouvelle, et, à peine entré dans la vie parlementaire, il avait sa place naturelle dans la minorité modérée, parmi ces hommes qui, adossés pour ainsi dire à la charte, étaient décidés à tenir tête aux fureurs de réaction. Sans avoir d’illusions sur les difficultés de la situation, il se jetait courageusement, corps et âme, dans la lutte, écrivant à sa femme dès les premiers momens : « La position est difficile, raison de plus d’avoir du courage. Il n’est point d’ailleurs question de partage, de déchirement. Nous faisons des pertes sensibles, nous subissons des conditions dures ; mais enfin nous existons.., Là-dessus il faut t’unir à moi de sentimens. Dis-toi bien que l’homme qui ne sait pas fortement aimer son pays n’aimera pas davantage femme, enfans, amis, parens, car c’est avec le même cœur qu’on aime tout cela… » Il réunissait tout en effet dans son âme ardente, et c’était un de ces hommes qui une fois engagés ne se reposent plus, qui sentent leurs facultés se multiplier et grandir par l’action, par la contradiction. Placé en présence de ces partis de 1815, de cette première chambre aux passions violentes et ombrageuses, il n’hésitait point un instant : il acceptait, il prenait ce « rôle de modérateur » que le patriotisme lui conseillait, qu’il était de force à soutenir par la puissance du talent.

Lorsqu’on proposait d’étendre les proscriptions, de mettre partout dans les lois la peine de mort, la rétroactivité, De Serre s’élevait contre ces excès, qui ne faisaient, disait-il, que rendre les mœurs plus féroces, « contre des actes dictés par la passion. » Au risque de soulever des murmures et de provoquer même des rappels à l’ordre, il se servait avec habileté de la prérogative royale pour arrêter au passage des amendemens qui aggravaient les mesures proposées par le gouvernement. — Lorsque, sous le nom d’indemnité au profit de l’état, on tentait d’ajouter, par voie rétroactive, la confiscation à des peines prononcées contre des condamnés politiques, il s’écriait : « Les révolutionnaires en ont fait ainsi, dites-vous, ils en feraient encore ainsi s’ils ressaisissaient la puissance. C’est précisément parce qu’ils l’ont fait que vous ne devez pas imiter leur odieux exemple, et cela par un sens torturé d’une expression qui n’est pas franche, par un artifice qui serait tout au plus digne du théâtre… Messieurs, notre trésor peut être pauvre, mais qu’il soit pur ! .. » — Lorsque, dans une pensée de vaine réaction contre tout ce qui venait de la révolution et sous prétexte de nécessité, on proposait tout simplement la banqueroute de l’état envers les créanciers de l’arriéré, De Serre condensait dans un mouvement d’éloquence une idée profonde : « L’injustice du passé vous révolte, disait-il, ce sentiment est louable ; mais si les siècles pouvaient se rapprocher devant nous, si, dépouillée de la mousse des temps, la racine de tous les droits pouvait se découvrir à nos yeux, pensez-vous que les droits les plus respectés aujourd’hui nous apparaîtraient purs de toute violence, de toute usurpation, de toute injustice ? Eh bien ! messieurs, celui qui n’a pas compris que la révolution renferme plusieurs siècles en elle, celui qui n’a pas senti que la volonté du roi, la charte qu’il nous a donnée, avait reculé dans le temps tous les actes antérieurs, cet homme n’a point élevé ses pensées assez haut pour concourir à donner des lois à la France actuelle… » On sentait dans ces hardies et fortes images sur la condensation des temps l’esprit qui avait fréquenté l’Allemagne, qui appliquait à l’histoire et à la politique une philosophie supérieure dont bien d’autres ont hérité depuis en la reproduisant.

Quand enfin, par subterfuge, on cherchait à glisser dans le budget la « restitution » au clergé des biens d’origine ecclésiastique en privant le crédit public de sa garantie, l’état d’une de ses ressources, il combattait avec une énergique indépendance cette tentative ; il retraçait le rôle de l’église, les droits de la puissance civile et, invoquant la gravité du temps, il ajoutait avec impétuosité : « Dans quelles circonstances présente-t-on de pareilles demandes ? Lorsqu’à la suite de tant de guerres étrangères et civiles, des ravages de deux invasions, les peuples écrasés ploient sous le faix des impôts ; lorsque nous avons la douleur de reconnaître que ces impôts sont insuffisans et d’annoncer qu’il faudra y ajouter encore ; lorsque presque tous les services sont plus ou moins en souffrance, que la dette exigible est sans gage, la dette perpétuelle croissante ; lorsque le budget de la guerre chargé de la dette sacrée des retraites et des traitemens provisoires ne suffit pas ; lorsqu’en regard avec les autres puissances nous sommes sans armée, sans marine ; lorsque les clés de la France, son territoire, sont engagés à l’étranger, qu’il nous faut payer sa rançon, et que, pour sauver l’état, ses domaines sont évidemment son unique ressource ! .. Non, messieurs, non, ce n’est point le clergé qui a fait de pareilles demandes. Le clergé de France a des sentimens plus nobles, plus désintéressés, et surtout plus français, plus patriotiques ! .. » — À tout propos, dans ce conflit entre le royalisme extrême et la politique de modération, De Serre était sur la brèche, et sa parole nerveuse, animée, abondante en mots frappans faits pour résumer une situation, étonnait d’abord, puis subjuguait ou irritait les « ultras. » Cette session de 1815 avait révélé en lui l’orateur propre à toutes les luttes de l’éloquence, et son nom avait assez retenti pour qu’à son retour en Alsace, à Colmar, on fît fête au personnage public, à ses « lumières » et à son « intrépidité, » pour que le bâtonnier des avocats, qui était M. Chauffour, dît dans un discours : « Grâce à des hommes de cette trempe, que la France ne croyait plus posséder, tout s’épure, tout s’améliore. »

Les premières liaisons de De Serre dans la vie publique avaient été avec ce groupe peu nombreux et libéral de la chambre qui n’était pas même encore un parti, les Royer-Collard, les Beugnot, les Becquey, les Bourdeau. Il s’était trouvé surtout rapproché de Royer-Collard, avec qui il nouait dès lors une vive et sérieuse amitié. Ces deux hommes ne se ressemblaient ni par le talent ni par le caractère, et cependant ils s’attiraient. De Serre avait été frappé de ce qu’il y avait de supériorité d’esprit, de hauteur morale chez Royer-Collard ; à son tour, Royer-Collard, l’homme le moins prodigue de ses sympathies, avait été subjugué par cette généreuse nature de De Serre, qui lui inspirait, avec un attachement croissant, une sorte de respect dont il s’étonnait peut-être un peu lui-même. L’un et l’autre, avec des collègues devenus bientôt des amis, avaient fait cette campagne de 1815 en émules qui s’étaient rencontrés pour la première fois et avaient grandi ensemble. Chose curieuse ! c’est parmi ces modérés que la prérogative royale avait en ce moment ses plus sûrs défenseurs, c’est au camp des « ultras » du royalisme que les droits parlementaires trouvaient leurs champions les plus ardens. L’anomalie semble étrange, elle était plus apparente que réelle. Au fond, les royalistes extrêmes revendiquaient avec âpreté les droits parlementaires, parce que, formant la majorité, ils espéraient se servir de ces droits pour conquérir le pouvoir et pour réaliser leurs desseins, en s’imposant, s’il le fallait, au roi. Les modérés se montraient les gardiens résolus des droits de la royauté, des prérogatives du gouvernement, parce qu’ils sentaient que là était la dernière garantie du régime constitutionnel, d’un système de modération. Chacun suivait son instinct.

Les libéraux, De Serre et Royer-Collard en tête, soutenaient le ministère en le devançant quelquefois ou en l’aiguillonnant. Ils témoignaient la déférence la plus empressée pour M. de Richelieu, qui sentait le prix de leur concours et qui les craignait un peu, pour M. Laine, qui entrait en mai 1816 au ministère de l’intérieur. C’est en soutenant le gouvernement et en se semant à demi soutenus par lui qu’ils avaient réussi parfois à détourner les motions les plus violentes dans la première session de 1815 ; mais ils voyaient bien qu’avec cette chambre impatiente de réaction et à peine contenue par la volonté du roi, rien ne serait possible, qu’à une session nouvelle tout serait à recommencer dans des conditions probablement aggravées, que le gouvernement allait à une impasse.

Ils ne se méprenaient ni sur les dangers de la situation, ni sur la nécessité et le caractère du remède. Un renouvellement partiel de la chambre était strictement selon la charte, — la dissolution complète suivie d’élections générales semblait bien plus encore être selon la vraie politique. Les libéraux n’osaient guère espérer du tempérament du cabinet ce remède héroïque, une résolution prompte et hardie. Ils ne savaient pas qu’à ce moment même le plus délié des ministres, celui qui avait le plus la faveur de Louis XVIII, M. Decazes, avec autant de discrétion que d’habileté, s’occupait de conquérir le roi d’abord, puis ses collègues, M. de Richelieu, M. Lainé, à la mesure la plus décisive. De Serre, revenu à sa cour de Colmar après la session, et Royer-Collard, demeuré à Paris comme directeur-général de l’instruction publique, ne cessaient de s’entretenir, dans leur correspondance, de ce problème du moment, qu’ils suivaient avec des alternatives de découragement et d’espoir. « Ce n’est pas seulement vous, écrivait De Serre, qui m’annoncez une lutte violente à notre prochaine réunion, et je ne vois pas que ceux qui seront certainement attaqués, qui ne peuvent en douter, qui ont le pouvoir en main, fassent rien pour se préparer à la défense. Peut-on consentir ainsi à être pilote pour laisser dériver la barque vers un écueil certain ? .. On m’avait engagé à écrire ; je n’en ai pas eu le courage. Qu’aurais-je à dire en effet que ne sache bien mieux celui à qui je le dirais ? » Royer-Collard, de son côté, répondait peu après : « Je suis sûr que vous m’interromprez pour me dire : Et la grande affaire, que devient-elle ? .. La vérité est que j’ai plus d’espérance que je n’en avais il y a deux mois, il y a un mois, il y a quinze jours. La raison fait des progrès et des conquêtes : la vérité perce, le petit nombre des insensés devient plus sensible… Enfin il me semble qu’on ose délibérer sur ce qu’il convient de faire ; c’est un grand pas. Gardez cependant votre courage, car rien n’est fait, et des mesures décisives en apparence ne le seraient pas dans la main d’un gouvernement qui ignore sa force… » La dissolution, sans être précisément l’œuvre de ces esprits d’élite, avait été conseillée par eux, et cette ordonnance du 5 septembre 1816, qui faisait appel à la raison du pays, qui avait été négociée avec tant de dextérité par M. Decazes, cette ordonnance était tout à la fois un coup sensible pour les « ultras, » un succès pour les constitutionnels, pour leur influence, pour leurs opinions.


IV

Première victoire sérieuse de la politique modérée après une année d’existence de la restauration ! « Le résultat des élections, écrivait Royer-Collard à De Serre le lendemain du scrutin, nous donne une majorité de deux tiers. Vu la nature de l’autre tiers et ses points d’appui, ce n’est pas assez pour que le gouvernement soit dispensé de fermeté et d’habileté. Là-dessus je ne suis ni sans inquiétude ni sans espérance. Si nous ne marchons pas rapidement au bien, il y a lieu de croire que nous ferons cependant quelques pas. Soyez ici le 25 octobre ; ce n’est pas trop de huit ou dix jours pour se concerter. Le concert est d’autant plus nécessaire que toute notre force est en nous-mêmes, » Et avant de se rendre à l’appel de son compagnon de lutte parlementaire, De Serre écrivait de son côté à sa mère : « On m’assure que nous aurons une majorité des deux tiers, mais que l’autre tiers fera une forte opposition. Nous verrons : ne pensez cependant pas que j’aie été entraîné à la dernière session. Vous devez voir plus que jamais que ce que j’ai fait était la seule chose à faire… » C’était en effet la situation, telle que l’avaient créée la dissolution du 5 septembre et les élections nouvelles, situation transformée, adoucie, mais difficile, encore, où les « ultras » revenaient en minorité, avec l’exaspération de leur défaite et la ténacité de leurs passions, où le gouvernement se trouvait conduit par la logique à chercher son appui dans les élémens modérés du centre.

Le ministère ne pouvait se plaindre d’un résultat pour lequel il avait risqué l’acte hardi du 5 septembre. Il avait créé ces conditions, il les acceptait. Par ses actes, par ses choix, il témoignait l’intention évidente de suivre la politique de modération à laquelle il s’était attaché. Non-seulement il se complétait lui-même et se fortifiait par l’adjonction successive de M. Pasquier, du maréchal Gouvion Saint-Cyr, de M. Molé, il appelait encore au conseil d’état Camille Jordan, Maine de Biran, M. Guizot, jeune encore et déjà important, à côté de M. Mounier, de M. de Barante. M. Decazes mettait toute son habileté à seconder cette politique d’extension libérale. En réalité cependant le ministère hésitait et flottait assez souvent, il avait ses retours vers la droite. Le duc de Richelieu, avec sa parfaite sincérité, ne pouvait se défendre de certains mouvemens de défiance et d’humeur à l’égard de ses nouveaux alliés. Il ne se séparait pas sans chagrin des royalistes extrêmes. « Il est bien dur, disait-il avec émotion, que nous soyons obligés de frapper des hommes qui sont à la vérité nos ennemis, mais qui ont été pendant vingt-cinq ans les défenseurs de la monarchie. Ce n’est pas notre faute, nous ne pouvons pas faire autrement ; mais la chose est tellement affligeante que je suis souvent prêt à déserter et à aller me cacher au fond d’un désert… » A dire vrai, si M. Decazes, par goût ou par calcul, se sentait attiré vers le centre gauche, auquel il venait de donner le gage de l’ordonnance du 5 septembre, le duc de Richelieu ne pouvait détacher ses regards de la droite en guerre avec le gouvernement. C’est l’essence de ce ministère mis en présence de son œuvre de 1816.

La position de De Serre avait singulièrement grandi dans ce second parlement de la restauration. Il avait été l’orateur énergique et hardi de la minorité dans la première chambre de 1815, il était de la majorité dans la chambre nouvelle de 1816, et si un homme semblait fait pour représenter dans son esprit, dans ses tendances, cette assemblée issue d’une élection relativement libérale, c’était lui. Il l’a représentait si bien qu’aux premiers mois de 1817, lorsque M. Pasquier, nommé un moment président de la chambre, entrait au ministère de la justice, il était naturellement choisi par ses collègues et accepté par le roi pour prendre la direction des travaux parlementaires. « On vous veut pour président, » lui écrivait M. Pasquier en prenant les sceaux, — et il écrivait lui-même modestement : « Cette nomination ne parait désagréable à personne. » Il avait été désigné au choix du roi avec M. Ravez, M. Faget de Bauré, M. Bellart et M. Royer-Collard.

Président ou simple député, il était comme l’expression vivante d’un royalisme constitutionnel aussi étranger aux connivences révolutionnaires qu’aux complaisances pour les « ultras » de la monarchie. Il restait ce qu’il avait été jusque-là, persuadé, ainsi qu’il le disait, qu’il n’avait fait que ce qu’il devait faire en combattant les fanatismes surannés, les vaines résurrections nobiliaires et cléricales. Au fond du cœur, il partageait quelquefois sans doute les regrets du duc de Richelieu dans ses luttes de tous les jours contre les « ultras ; » mais, plus que le chef du ministère, il acceptait les conséquences de la politique qu’il avait adoptée, qu’il croyait seule conforme aux sentimens de la France nouvelle et aux intérêts de la restauration elle-même. Il écrivait dans l’intimité au sujet des royalistes : « Ils sont incurables. Par leur opposition aux intérêts les plus évidens de la France, ils forcent à les attaquer, et les coups qu’on leur porte frappent sur l’ancienne France. Cette position m’afflige… — Sûrement, c’est un malheur que le ridicule jeté sur une partie de l’ancienne noblesse ; mais à qui la faute ? Pourquoi des prétentions insoutenables ! pourquoi de grandes incapacités se sont-elles mises en avant ? Quand des caricatures se produisent, qui pourra empêcher d’en rire ? Qu’on n’emploie de cette classe que ce qui est employable, chacun applaudira. Voyez M. Séguier à Nancy, M. de Tocqueville à Metz, on sait qu’ils sont nobles et qu’ils ont même été exagérés ; mais ils se sont montrés les hommes de leur place, de leur département, et l’on a été content d’eux. La masse du peuple n’est donc pas aussi injuste qu’on le dit ! mais je m’engage presque dans la politique, c’est le mauvais air de la chambre qui déjà me saisit… »

Cet éminent et loyal esprit n’ignorait pas qu’en acceptant ce rôle d’antagoniste des réactions à outrance, en résistant aux fureurs de partis, le moins qu’il pût encourir était de se voir traité de révolutionnaire, d’apostat de sa classe. Il savait bien à quelles passions il avait affaire, quelles animosités il s’exposait à soulever, quels froissemens d’opinions ou d’instincts il pouvait rencontrer autour de lui. Il s’attendait à tout et se mettait au-dessus des « faux jugemens de tant de gens incapables de juger même de leurs propres intérêts. » Il ne s’affectait nullement des « bavardages » des « ultras » de Metz ou d’ailleurs qu’on lui transmettait. Au besoin, il se défendait même avec une douce fermeté contre des influences intimes, et un jour, comme sa mère avait été probablement l’écho affectueux de ce qu’on disait, peut-être aussi de ses propres craintes ou de ses impressions à elle et des impressions de sa belle-mère la baronne d’Huart, il lui répondait par une profession de foi familière et aimable où il se peignait lui-même. « venons à la causette des deux mamans. Vous vous en êtes bien donné, vous avez parlé d’or, la meilleure intention, beaucoup d’esprit ; mais pardon, vous ne vous êtes arrêtées, mesdames, qu’à l’écorce des choses. Au fond il ne s’agit pas de tel qui plaît ou déplaît, qui est ambitieux ou ne l’est pas. Ce n’est guère par les affections qu’on se détermine en ce pays, et l’ambition est si naturelle qu’on ne s’avise pas d’en faire un crime. Tel qui déplaît plairait demain s’il voulait se rendre instrument ; mais de quoi ? de projets destructeurs pour ceux mêmes qui les poursuivent. Voilà le fond des choses ! le oui et le non, y a-t-il là à transiger ? — N’appartenir à aucun parti. — C’est bien ce que je fais, chère amie, car je puis dire devant vous et devant Dieu : j’aime avec désintéressement mon pays et mon roi, et les gens de cette trempe ne sont pas assez nombreux pour faire un parti. — Rompre avec tous amis, toutes réunions. — Mais je ne le dois pas, si c’est un moyen de résister là où le devoir, l’honneur, me commandent de résister. — Mais ce qui blesse en moi, c’est cette résistance. — En voilà assez pour mettre sur la voie. Sans doute il m’est pénible de lutter contre ceux vers lesquels me porte l’inclination. Il m’est encore plus pénible d’être prôné par des hommes dont je déteste la conduite et les principes. Je vous l’ai souvent dit, c’est un inconvénient de position. Je n’ai jamais compté que la route du devoir serait semée de fleurs ; mais j’y suis. Priez seulement Dieu, chère maman, qu’il me donne la force de m’y maintenir… »

Fixer la politique de la restauration et de la France dans une modération libérale, c’était l’idée supérieure chez lui, la raison de ses luttes contre les « ultras, » ce qu’il appelait en un mot le devoir. C’était aussi la raison de son attitude vis-à-vis du ministère du duc de Richelieu, pour lequel il restait un allié fidèle, mais clairvoyant et indépendant. Il défendait et appuyait le ministère dans sa direction générale, il ne pouvait fermer les yeux sur ses hésitations et ses faiblesses, dont plus que tout autre, avec son instinct de gouvernement, il sentait le danger. Lorsque ce cabinet aux bonnes intentions cherchait à se dégager de ses élémens violens, M. Du Bouchage, le duc de Feltre, et n’y réussissait que d’une manière assez décousue, De Serre, impatienté, ne pouvait s’empêcher d’écrire de Colmar, où il venait d’arriver, à Royer-Collard : « Chemin faisant j’ai appris deux bonnes nouvelles, la sortie de Du Bouchage et l’entrée de Gouvion au ministère ; mais la façon me les a considérablement gâtées. Il est donc décidé que nous n’aurons jamais rien de franc et de net, et les meilleures choses on nous les barbouille. Qu’est-ce que ce détour pour faire arriver Gouvion à la guerre ? Il n’y a personne qui ne voie que c’est ce qu’on veut et qui ne demande pourquoi on ne le fait pas… » Il se préoccupait de tout, de l’état de l’armée, de l’esprit des officiers, qu’il trouvait inquiétant, et en pressant de son mieux l’avènement du maréchal Gouvion Saint-Cyr au ministère de la guerre, il se préparait à être un de ses auxiliaires les plus énergiques dans la réorganisation militaire. Lorsque le nouveau ministre de la justice, M. Pasquier, avait à se débattre avec ce concordat de 1817, dont le chancelier Dambray et la diplomatie de M. de Blacas lui avaient légué l’embarras, De Serre saisissait l’occasion d’écrire au garde des sceaux : « L’avenir dépend presque entièrement de la marche qu’adoptera le ministère. Le renvoi, bien que tardif, de Du Bouchage et de Feltre couvre jusqu’à un certain point les péchés de la marine et de la guerre. Il y a bien de la faiblesse encore aux finances, et le poste, si capital aujourd’hui qu’il est presque décisif, n’est point occupé ; mais c’est toujours ce diable de concordat ! Quant à moi, je le tourne et le retourne, il me reste toujours à la gorge. De quelle huile assez douce composerez-vous la loi dont vous voulez l’envelopper, pour réussir à le faire passer ? vous serez attaqués dedans comme dehors, comptez-y, et sur un aussi mauvais terrain, avec tout le courage du monde vous serez écrasés. Dieu ! Dieu ! tandis qu’on pourrait employer le temps et la force à faire de belles et bonnes et excellentes choses ! .. »

Sans être aux affaires, De Serre avait un ascendant réel sur le ministère comme dans le parlement, et c’est ainsi que par ses opinions, par son talent, par la position qu’il avait prise, il était devenu une sorte de personnage nécessaire. L’importance de l’homme était attestée tout à la fois par le prix que ses amis attachaient à sa réélection au premier renouvellement annuel de l’automne de 1817 et par l’acharnement que ses adversaires de la droite mettaient à le combattre. « Est-il vrai, lui écrivait Royer-Collard avec inquiétude, que votre élection soit contestée ou en péril ? C’est un bruit qui se répand ici depuis quelques jours, et sur lequel nous avons besoin d’être rassurés promptement. Il s’accrédite par les terreurs des uns et par les mauvaises espérances des autres… Combien nous avons besoin de vous ! vous devez à votre pays et à vos amis de ne rien négliger de ce qui peut vous ramener. Répondez-moi à l’instant. Je n’ai plus besoin de vous dire à quel point je suis à vous. » L’élection de De Serre n’était pas précisément en péril ; mais les a ultras » le poursuivaient de calomnies, — jusqu’à répandre qu’il laissait « ses parens mourir de faim ! » Et quant à lui, en rassurant Royer-Collard, il ajoutait : « Il nous est venu des inspecteurs militaires très ridicules et très ultras ; un M. de X., qu’on a fait maréchal de camp et qui n’a pas quitté sa campagne, en Lorraine depuis trente ans ni essuyé un seul des coups de fusil tirés par millions depuis ; un M. de Z., grosse masse, avec un énorme ventre descendant sur ses genoux, qui a dit et répété qu’ils espéraient bien que je ne serais pas nommé, et qu’ils en riraient de bon cœur, que dans l’Ouest et le Midi, ils s’entendraient pour ne faire nommer que des jacobins… Au milieu de tout cela, je crois, avec les personnes influentes du pays, à mon élection, même à une majorité notable…. Dieu, fasse que cela ne m’amène pas à être témoin et en quelque sorte complice de notre ruine. Qui s’imaginera jamais que le même ministère a proposé la loi sur les élections, cette loi dont l’énergie m’a effrayé moi-même, et ensuite signé le concordat ! »

De Serre l’emportait grandement en effet au scrutin, et Royer-Collard, dans un mouvement de joie, se hâtait de lui écrire : « Il n’y a pas de circonstance où votre réélection ne fût un événement important ; aujourd’hui elle était presque une condition de l’existence : jugez de notre joie…, Revenez bien vite,… revenez, nous nous aiderons ! .. Vous savez avec quelle impatience nos amis vous attendent, et la mienne surpasse la leur. Vous trouverez le ministère dans une position fausse et dangereuse ; j’aime à espérer que vous serez assez puissant, pour l’en retirer. » Peu de jours après, Louis XVIII lui-même, recevant De Serre en audience particulière et le voyant en costume de député, lui disait avec empressement : « Je suis bien aise de vous voir avec ce costume-là. J’ai eu peur, vraiment peur, j’avais bien recommandé de tout faire pour vous ravoir. J’en suis d’autant plus aise que j’espère que vous serez sur la liste des cinq. » Les cinq, c’étaient les candidats à la présidence pour la session qui allait s’ouvrir. De Serre fut en effet nommé président pour cette session nouvelle comme il l’avait été dans la précédente session, où il avait eu l’occasion de déployer la supériorité d’un magistrat parlementaire.

Tout se réunissait ainsi pour confirmer cette fortune grandissante qui se confondait avec celle de la France constitutionnelle. De Serre avait alors un peu plus de quarante ans ; il était dans l’éclat d’une position publique conquise par le talent et par le caractère. Dans le parlement, il était, un des premiers, sinon le premier ; il pouvait passer pour le leader de l’alliance des opinions modérées, et s’il se mêlait moins activement aux luttes de tribune, c’est qu’il avait la mission de les présider. Avec les principaux, ministres, M. Lainé, M. Pasquier et bientôt avec M. Decazes lui-même, il avait des habitudes d’intimité fondées sur une libre confiance ; il se réservait les droits d’une franchise entière, même, selon son expression, quand cette franchise pouvait déplaire. Dans le monde de Royer-Collard, il était l’objet d’une sorte de sentiment passionné, d’une tendre admiration ; il était de toutes les réunions de la rue d’Enfer, des dîners de Mme Royer-Collard, et de ce côté rien ne se faisait sans lui. Par sa double origine d’émigré et de magistrat de l’empire, il touchait à des régions diverses de cette société un peu composite de la restauration, aux salons royalistes et aux groupes administratifs, militaires de l’époque napoléonienne. Il ne représentait rien d’exclusif. Sa position de président de la chambre étendait nécessairement le cercle de ses relations, de son influence, et en même temps ce qu’il y avait d’attachant dans sa nature élevée et droite lui attirait les amitiés les plus dévouées. Autour de lui, il y avait de ces hommes qui, modestes pour leur propre compte, mettent leur gloire à servir la fortune d’un personnage public d’élite. Le type de ces amis d’un désintéressement absolu était le fidèle et spirituel Froc de La Boulaye, ancien fonctionnaire de la marine, député du centre droit, propriétaire du beau château d’Ay, qui avait voué au brillant président un attachement inviolable. Dans sa famille enfin, De Serre trouvait le bonheur par la grâce de celle qu’il associait à ses succès. Au milieu de cet éclat cependant, il y avait un point noir. De Serre commençait à sentir sa santé ébranlée, sa poitrine menacée. Déjà, avant la fin de la session de 1818, il avait été obligé d’aller chez le baron Louis, à Petit-Bry, pour reprendre haleine par « quelques jours d’air, de campagne et de repos. » Ce n’était encore qu’un premier avertissement.

Au courant de cet été de 1818, De Serre, laissant sa jeune famille dans une campagne aux environs de Paris, à Aulnay, avait entrepris un voyage de santé et d’instruction. Après une halte à Ay, chez M. de La Boulaye, puis en Lorraine, où l’attendaient ses amis, il se rendait en Savoie, à Aix, et il profitait de sa présence dans la gracieuse vallée de Chambéry, au pied des Alpes, pour visiter le Mont-Blanc, le petit Saint-Bernard, décrivant ses courses avec un vif sentiment de la nature. Il ne s’en tenait pas là : en quittant la Savoie, après avoir retrouvé un peu de santé par les eaux, par l’air des montagnes, il parcourait une partie de la France, le Poitou, la Vendée, la Charente, le Bordelais, s’arrêtant successivement à Poitiers, à Niort, à La Rochelle, à Bordeaux, à Nantes. Il ne cédait pas à une frivole curiosité de touriste, il faisait son tour de France en homme public, en esprit sérieux, saisissant l’occasion d’étudier sur le vif l’administration, les opinions, les intérêts, tout ce qui pouvait développer ou rectifier ses vues politiques. A Nantes, il constatait l’alanguissement du commerce, la stagnation du port, suite de la guerre et des tributs accablans : « il nous faut du temps et la paix, » c’était son mot. A Bordeaux, il retrouvait l’animation des partis ; il se plongeait tour à tour, selon son expression, « dans les ultras et dans les libéraux, » pour éprouver et fonder ses propres idées.

Bien accueilli partout, il s’éclairait de ce qu’il voyait, et chemin faisant il ne se bornait pas à recueillir des faits ou les impressions des autres : sorti momentanément du tourbillon de Paris, il s’interrogeait lui-même, il jugeait la situation et s’affermissait dans ses opinions, qu’il résumait en écrivant d’Aix à sa femme : « Mes opinions sont assez connues pour qu’il fût ridicule de les dissimuler… J’ai été trop vrai jusqu’ici pour cesser de l’être… Il y a partout des coteries, Grâce à Dieu, je n’appartiens à aucune ; mais je ne me laisserai pas non plus intimider par de vaines appellations. C’est une loi de liberté qui a été donnée à la France, et je ne vois de salut pour le pays et pour le trône que dans le maintien et le développement d’institutions libres et généreuses. L’arbitraire de Bonaparte plaît à beaucoup. Quand je ne l’aurais pas toujours détesté, je ne connais pas une main capable de manier son sceptre. Les nains qui se complaisent dans cet arbitraire, qui n’est qu’un jacobinisme concentré, appellent jacobin quiconque défend la loi, la justice, la liberté. Je ne dis pas que tous les avocats de cette cause soient sans reproche ou sans arrière-pensée ; mais Dieu fait luire son soleil sur les bons comme sur les méchans. Voilà, chère amie, des convictions sérieuses devant lesquelles disparaissent toutes les autres considérations. Au surplus, je le répète, on me connaît, et suivant l’intérêt qu’on croira y avoir on me laissera arriver ou l’on m’exclura… » Il parlait jusque dans l’intimité avec cette hauteur parce qu’il savait que dans la droite et même autour de quelques-uns des ministres les menées avaient recommencé pour l’évincer de la présidence à une prochaine session.

Ce qu’il fallait de fermeté à De Serre pour maintenir l’indépendance de ses opinions et de son attitude dans ces conditions, les événemens allaient bientôt le prouver. Tandis que De Serre achevait son voyage dans les provinces, revenant avec cette conviction que le sentiment de l’ordre était partout en France, mais que ce sentiment ne serait satisfait que par une politique généreuse et désintéressée, la situation se compliquait. D’un côté, le duc de Richelieu venait de partir pour le congrès d’Aix-la-Chapelle, avec la résolution patriotique d’effacer les dernières traces de l’invasion et de l’occupation étrangère, en se portant garant de la France auprès des souverains ; il réussissait malgré les efforts des « ultras, » qui essayaient d’effrayer l’Europe par des « notes secrètes. » D’un autre côté, au même instant, les élections législatives pour le renouvellement annuel de 1818 avaient un certain caractère de vivacité, et envoyaient à la chambre quelques-uns des coryphées du libéralisme le plus avancé, M. de Lafayette, Manuel. C’était assez pour raviver tous les conflits d’opinions, en rendant plus difficile la position des modérés et en offrant un prétexte de plus aux alarmes des « ultras. » On voyait déjà la révolution près de renaître par les élections, et un des amis les plus anciens, les plus intimes de De Serre, M. de Wendel, se faisait auprès de lui l’organe de ces effaremens. M, de Wendel, qui n’était pourtant pas parmi les extrêmes, écrivait à De Serre : « Vous me direz ce que vous voudrez, je ne sais encore où vous en êtes aujourd’hui ; mais si je vous voyais décidément donner les mains à ces gens-là, fût-ce même par une espèce d’aveuglement pardonnable sur un aussi grand théâtre, je commencerais à désespérer… Le jour où la majorité de la chambre sera décidément contre la dynastie, je ne vois pas comment on s’en tirera ; ce jour, selon moi, n’est pas fort éloigné… » À cette sorte d’objurgation, De Serre répondait aussitôt avec une certaine fierté que M. de Wendel avait l’imagination bien ébranlée, qu’il était toujours bon de voir le danger, mais qu’il fallait un peu plus de sang-froid pour juger les causes qui l’avaient amené et les moyens d’en sortir. « Je ne vous demande pas, ajoutait-il, de croire à ma pénétration supérieure ;… je vous demande seulement de croire à ma loyauté. Or sur ce point je ne connais pas encore de théâtre assez grand pour me faire tourner la tête, et jusqu’ici, grâce à Dieu, le jour du péril m’a trouvé au poste. »

Le jour du péril n’était pas si proche encore sans doute, — il pouvait venir cependant, surtout à la faveur de ceux qui le défiaient et l’appelaient par leurs excès d’opinion ; mais avant que la fatalité qui pesait sur la restauration se dégageât tout à fait, De Serre avait à passer par le gouvernement, où cette crise même le poussait, où il allait entrer avec cette loyauté dont il parlait avec un juste orgueil, avec ses intentions généreuses, son courage — et des espérances malheureusement suivies de prompts mécomptes.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Lettre d’octobre 1842. — Nouvelle Correspondance inédite d’Alexis de Tocqueville, 1 vol. in-8o.
  2. Un jour, en 1820, le général Foy laissait échapper en pleine chambre, au sujet des émigrés, des paroles assez vives, qui étaient immédiatement relevées par M. de Corday, et qui amenaient un duel. Le lendemain, après le combat, Foy, avec sa loyauté chevaleresque, s’efforçait d’atténuer le caractère de ses paroles, et il ajoutait : La vivacité de mes expressions ne prouve-t-elle pas suffisamment qu’on ne pouvait pas, qu’on ne devait pas les appliquer à une classe nombreuse de citoyens qui ont beaucoup et longtemps souffert, à des hommes que j’ai combattus corps à corps, par conséquent avec estime, à Oberkamlach et dans vingt autres rencontres… »
  3. Étude sur M. le comte de Serre, par M. Salmon, membre de l’académie de Metz.
  4. C’est le Wilhelmshœhe où Napoléon III devait passer ses mois de captivité après la néfaste aventure de Sedan.
  5. Voyez plusieurs lettres impériales du mois de mars 1813. — Correspondance de Napoléon Ier,, t. XXV.
  6. Cette conversation avait été notée par M. de Villèle et a été retrouvée dans ses papiers. — Voyez le livre Royalistes et républicains, par M. Thureau-Dangin.
  7. Lettre de M. Pasquier à M. Portails. — Voyez le livre intéressant et distingué publié par M. Louis Favre sous ce titre : Étienne-Denis Pasquier, chancelier de France, Souvenirs de son dernier secrétaire. — J’ajouterai que dans cette lettre, écrite en 1857, sous le second empire, le vieux chancelier mettait toute sa verre à défendre contre le vieux magistrat le régime parlementaire.