La Politique italienne en 1870-1871

La Politique italienne en 1870-1871
Revue des Deux Mondes3e période, tome 68 (p. 670-681).
LA
POLITIQUE ITALIENNE
EN 1870-1871
D'APRES LES DEPECHES D'UN DIPLOMATE FRANCAIS

M. Jules Ferry disait tout récemment au sénat : « Quand on ne sait pas oublier, on ne fait pas de politique. » Il est certain que, pour les peuples encore plus que pour les individus, l’oubli seul rend la vie possible. Ils ne sont pas tenus d’aimer tendrement ceux de leurs voisins qui ont eu des torts à leur égard, mais ils doivent apprendre à sacrifier dans l’occasion à leurs intérêts leurs ressentimens et leurs souvenirs. Rien n’est plus utile que la défiance ; rien en revanche n’est moins politique que la politique des rancunes. A la vérité, il n’est pas facile d’oublier ni même de s’en donner l’air ; cela demande beaucoup de philosophie. Le meilleur moyen d’acquérir cette haute et salutaire sagesse est de ne pas imputer aveuglément tous ses malheurs à la malice d’autrui et de savoir faire dans ses disgrâces la part de ses erreurs et de ses fautes.

Dans le temps où la France épousait avec une généreuse ardeur la cause des nationalités et de l’émancipation des peuples, ceux qui nous gouvernaient aimaient à se figurer que les nations au bonheur desquelles nos soldats s’employaient seraient pour nous de fidèles alliées, que leur concours militaire et diplomatique nous serait toujours assuré, que notre pays se créait partout des amitiés de rapport, que ses bienfaits étaient de bons placemens. C’était attribuer au sentiment une importance qu’il n’a pas dans les affaires humaines. Les nations ne se piquent point d’avoir les vertus et les délicatesses du cœur, elles laissent aux particuliers le soin de les pratiquer et d’en faire gloire. On a beau leur représenter que l’ingratitude est le plus noir des vices, elles se réservent le droit d’être ingrates sans remords le jour où elles y trouveront leur profit. C’est au bienfaiteur de prendre ses précautions et de s’arranger pour que ses obligés aient toujours quelque chose à attendre de lui. Il pourra se fier à leurs empressemens aussi longtemps qu’ils seront intéressés à se ménager son bon vouloir et qu’il les tiendra dans la servitude du besoin et de l’espérance.

Machiavel posait en principe que le peuple qui aide son voisin à devenir puissant travaille à sa propre perte : Chi è cagione che uno diventi potente, rovina. C’est un autre principe également sûr que le jour où le bienfaiteur n’a plus rien à donner, les services qu’il a rendus sont comptés pour rien. De quoi lui servirait-il de les rappeler ? Il n’y gagnera que d’offenser cruellement la fierté de ses anciens cliens, devenus leurs maîtres grâce à lui, et de transformer des amis inutiles en ennemis dangereux. Nous avons perdu notre temps à énumérer tous les titres que nous pouvions avoir à l’affection des Italiens : « Voilà ce que nous avons fait pour vous, leur disions-nous ; qu’avez-vous fait pour nous ? » À quoi ils répondaient : « Si c’est par pure générosité que vous avez travaillé à notre bonheur, que parlez-vous de récompense et de retour ? le témoignage de votre conscience doit vous suffire. Si à votre générosité se mêlait un calcul d’intérêt qui a été trompé, ne vous en prenez qu’à vous de votre erreur. » Rien n’est plus sot ni plus fâcheux que ce genre de dialogues de peuple à peuple. On s’échauffe, on s’entête, on déraisonne, on s’aigrit ; aux propos acerbes succèdent les injures et les menaces ; on ne se contente plus de ne pas s’aimer, on finit par se haïr. M. Jules Ferry a témoigné de son bon sens d’homme d’état et prononcé une parole digne d’être retenue lorsqu’il a dit : » Quand on ne sait pas oublier, on ne fait pas de politique. »

Jamais la conduite de l’Italie à l’époque de nos malheurs n’a été appréciée avec plus d’intelligence et d’impartialité que dans le nouveau volume de Souvenirs diplomatiques que vient de publier un de nos anciens ministres plénipotentiaires, M. Rothan[1]. Plût au ciel que tous les procès de famille, tous les différends entre voisins fussent jugés par des arbitres tels que lui ! Ce n’est pas un juge de rigueur ; il intervient dans nos querelles avec l’Italie en médiateur amiable, plus disposé à s’inspirer de l’équité que de la loi. L’histoire contemporaine gagne à être écrite par la plume des diplomates. Non-seulement ils discernent mieux que personne la cause secrète des événemens, mais quand ils ont l’amour et le génie de leur métier, ils acquièrent par la pratique assidue des hommes et des choses ce dégagement, cette sérénité d’esprit qui est la première qualité de l’historien. Tous ceux qui ont lu les ouvrages de M. Rothan, auxquels n’a manqué aucun genre de succès, ont admiré la sagacité et la haute raison dont il a fait preuve en racontant les origines de la guerre de 1870 et l’histoire aussi mélancolique qu’instructive de nos illusions et de nos déconvenues. Son nouveau livre ne le cède point en intérêt aux précédens. Les vicissitudes de sa carrière lui avaient fourni l’occasion d’étudier tour à tour l’Allemagne et l’Italie. En 1864, il était premier secrétaire de notre légation à Turin. Au mois de décembre 1870, la délégation de Tours le chargea d’une mission extraordinaire à Florence. La convention du 15 septembre avait été brusquement déchirée, l’empire venait de s’écrouler, Paris était assiégé. Cet envoyé extraordinaire avait pour mission de solliciter, faute de mieux, l’assistance morale et diplomatique du cabinet italien. Bien qu’il désespérât de rien obtenir, il ne se lassait pas de demander. Si cruelle que fût sa situation, si profondes que fussent les blessures de son cœur de Français et d’Alsacien, il dévorait ses chagrins et conserva jusqu’au bout toute la liberté de son jugement. Les dépêches qu’il adressa au gouvernement de la défense nationale, du 1er janvier au 15 avril 1871, tout honneur à sa clairvoyance comme à son patriotisme. On se convaincra facilement en les lisant, que, si nous n’avons pas eu à nous louer des Italiens, nous avons eu tort d’attendre d’eux plus qu’ils n’entendaient et ne pouvaient nous donner.

Le maréchal Niel avait dit plus d’une fois à l’empereur : « N’exposez jamais la France à un conflit sous aucun prétexte sans de solides alliances. » Comme l’a démontré M. Rothan dans une remarquable introduction, il ne tenait qu’à Napoléon III de se procurer des alliés, mais il fallait s’y prendre à temps, et Napoléon III était tour à tour l’homme des brusques décisions et des ajournemens imprudens ? quand il ne faisait pas des coups de tête, il aimait à temporiser sans rien conclure. La mort tragique de l’empereur Maximilien lui avait servi de prétexte pour conférer à Salzbourg avec l’empereur François-Joseph. L’Autriche se souciait peu de s’engager avec la France seule, elle voulait que les Italiens fussent de la partie, elle tenait à se garantir contre les revendications des irrédentistes. Par les bons offices de Napoléon III, la cour de Vienne se réconcilia avec la cour de Florence, et les deux gouvernemens se promirent de ne rien entreprendre sans s’être prévenus. « La France inquiète, isolée, trouvait deux puissances prêtes à se concerter avec elle sur les éventualités menaçantes de l’avenir. Il aurait fallu saisir au vol les dispositions qu’elles nous manifestaient et s’assurer leur assistance par d’inviolables traités. Mais l’empereur n’était pas seulement fataliste, il était flegmatique, il remettait tout au lendemain ; il lui répugnait de s’engager, il lui plaisait de laisser une porte entre-bâillée à la fortune. » Il se laissa distraire de ses vrais intérêts par les vagues assurances et les négociations dilatoires de M. de Bismarck. Il tachait de se persuader que la Prusse lui voulait du bien, qu’elle était disposée à lui accorder les compensations qu’il réclamait, qu’on finirait par s’entendre, et il passait de la confiance au doute, du doute au repentir. Il avait le goût des fils brouillés, des demi-partis, et tout en ouvrant l’oreille aux propositions qui lui venaient de Berlin, il ne renonçait pas à négocier avec l’Autriche et l’Italie. » Les trois souverains continuèrent à échanger des lettres et à se promettre une assistance réciproque, sans rien préciser toutefois. Ces lettres ne servirent qu’à entretenir les illusions de l’empereur. Il s’en exagéra l’importance, il les considéra comme l’équivalent d’un traité. »

Quand survint le fatal incident espagnol, rien n’était réglé, rien n’était fait, et, pour surcroît de malheur et d’imprudence, l’empereur, sourd à tous les avertissemens, déclara la guerre sans s’être concerté avec ses amis. C’était leur rendre toute la liberté de leurs décisions. Cependant il ne désespérait pas de les faire entrer dans sa querelle ; mais il laissa traîner la négociation, il ne sut pas se résoudre aux grands sacrifices. Il offrait à l’Italie, en échange de son concours, d’en revenir à la convention du 15 septembre, en retirant de Rome notre corps expéditionnaire. Ce n’était pas assez ; l’Italie était décidée à ne pas laisser échapper cette occasion de s’emparer des états pontificaux. Elle avait le vent en poupe ; libre de tout engagement contractuel, tout le monde la recherchait. L’Autriche désirait conclure un accord avec elle, la France réclamait son secours, l’Angleterre et la Russie lui conseillaient l’abstention, la Prusse faisait appel à ses convoitises. Elle n’avait garde de repousser le traité que l’empereur lui offrait de signer de compte à demi avec l’Autriche. Mais elle demandait six semaines pour organiser ses armées ; elle n’entendait pas s’engager avec un vaincu, elle laissait à la fortune le temps de se prononcer. Au surplus, quoi qu’il arrivât, elle voulait s’assurer la possession de Rome, que l’empereur lui disputait encore. « A la date du 30 juillet, notre ministre des affaires étrangères opposait des refus catégoriques à tous ceux qui, de près ou de loin, s’efforçaient de nous engager dans la voie des transactions sur la question du pouvoir temporel. Il donnait l’ordre au prince de La Tour-d’Auvergne, notre ambassadeur à Vienne, de dire au général Turr qu’il nous était impossible de faire la moindre concession au sujet de Rome. « Si l’Italie ne veut pas marcher, ajouta-t-il, qu’elle reste ! » C’était le prendre de bien haut à la veille d’irréparables désastres.

M. Rothan raconte que, le 6 août 1870, le roi Victor-Emmanuel était dans sa loge, au théâtre du Cirque, avec la comtesse de Mirafiore, lorsqu’on vint lui apporter des dépêches qui annonçaient nos premières défaites. A peine y avait-il jeté les yeux qu’il sortit précipitamment, en proie à une violente émotion. Rentré au palais Pitti, il se laissa tomber dans un fauteuil en s’écriant : « Pauvre empereur ! Mais f.. ! je l’ai échappé belle. » C’était un cri du cœur ; le roi nous plaignait sincèrement, et du même coup il se félicitait de n’être pas de moitié dans nos malheurs. Du jour où la fortune s’était prononcée contre nous, il parut certain que nous devions renoncer à obtenir l’assistance armée de l’Italie, qu’elle ne consulterait plus que l’intérêt de sa propre conservation. Quel marché pouvions-nous désormais passer avec elle ? Nos défaites lui assuraient la possession de Rome, et elle pouvait tout se permettre, tout oser.

M. de Malaret multipliait en vain ses démarches, ses pressantes sollicitations. On lui témoignait beaucoup de sympathie, beaucoup d’égards ; mais on n’avait à lui offrir que d’incertaines promesses, qu’on s’empressait de rétracter, en lui donnant à entendre que notre situation était désespérée, que l’Italie était un bien petit royaume pour secourir une si grande infortune. « Le roi Victor-Emmanuel avait hérité des qualités et des défauts de sa race. Il était fin, avisé, martial, avec une pointe d’humeur gasconne. Il brandissait ou rengainait son sabre selon les besoins de sa politique. » Pour se dérober à nos obsessions, le gouvernement italien imagina de se lier les mains par une sorte de contrat avec le gouvernement britannique et de subordonner, pour toute la durée de la guerre, son action soit militaire, soit diplomatique, aux résolutions du cabinet de Londres. Dorénavant, quoi que nous pussions lui demander, M. Visconti-Venosta était autorisé à nous éconduire en nous disant : « Avant de vous répondre, il faut que je cause avec les Anglais. » Non-seulement les Italiens n’ont rien fait pour nous que de nous" témoigner des sympathies aussi vives que stériles, ils ont profité de nos revers pour satisfaire leurs ambitions, et il est permis de dire avec M. Rothan « que l’histoire leur reprochera d’avoir, sans nécessité absolue, choisi le jour où la France agonisait pour pénétrer dans Rome par la brèche ensanglantée de la Porta-Pia. » C’est une bien belle chose que les vertus chevaleresques ; mais celui qui fonde son bonheur et sa sûreté sur la chevalerie d’autrui s’expose à de cruelles déceptions.

Lorsqu’il arriva en Italie à la fin de décembre 1870, M. Rothan n’y apportait aucune illusion. La délégation de Tours mettait son patriotisme à une dure épreuve en le chargeant d’aller représenter à Florence la défaite et le malheur. Il y retrouvait beaucoup d’amis, et la connaissance approfondie qu’il avait des affaires italiennes devait le préserver de tous les faux pas ; on pouvait être certain qu’il ne laisserait échapper aucune parole intempestive ou maladroite. Il avait la pratique du métier, la sûreté de tact que donne l’expérience, l’art de s’informer, qui demande du coup d’œil et des oreilles, l’art de négocier, où le caractère doit venir en aide à l’esprit. Hélas ! il est des causes que les plus habiles avocats du monde ne peuvent sauver. S’il n’y avait rien que de flatteur pour sa personne dans l’accueil qui lui était fait partout, il ne laissait pas de lire dans tous les yeux de muets refus, accompagnés de cette commisération qui est souvent plus blessante que l’insulte. Il ne s’en étonnait point ; il avait prévu les cuisans déplaisirs, les dégoûts qu’il aurait à essuyer. Ce sont de ces cas où, comme Ulysse, on parle à son cœur ; on lui dit : « Tout beau ! calme-toi ; dévore encore ceci. »

M. Rothan ne se flattait point d’obtenir que le gouvernement italien, après nous avoir refusé son assistance militaire, nous accordât du moins résolument son concours diplomatique. Mais si le cabinet italien ne fit rien pour nous, il s’abstint de rien faire contre nous ; sa conduite fut correcte : il résista aux tentations, il ferma l’oreille aux mauvais conseils qu’on lui donnait. Quoique l’opinion et la grande majorité de la presse nous fût favorable, plus d’un brouillon, plus d’un boute-feu pensaient que l’occasion était bonne pour revenir sur le traité et le plébiscite qui nous avaient mis en possession de Nice. D’autres jetaient sur la Corse des yeux de convoitise ; d’autres encore voulaient qu’on profitât des difficultés qui avaient surgi entre le bey et l’Italie pour envoyer une escadre à Tunis et mettre la main sur la régence. M. Rothan n’admettait pas qu’il existât une question de Nice ; il sut amener M. Visconti-Venosta à déclarer qu’elle n’existait pas non plus pour lui et à désavouer hautement de perfides intrigues. Il réussit également par la fermeté de son langage à obtenir que le gouvernement italien n’envoyât aucun bâtiment de guerre dans les eaux de la régence et réglât les difficultés pendantes par un arrangement pacifique. Il remplit ainsi jusqu’au bout le plus triste des devoirs, et dans de funestes circonstances où il ne pouvait se prévaloir d’aucun autre secours que de son autorité personnelle, il rendit à son pays de réels services.

« — Avant la défaite de l’armée de l’Est, écrivait-il le 7 mars 1871, alors que Paris se défendait encore, l’Italie nous témoignait de chaleureuses sympathies. Elle cherchait, par l’expression de ses regrets et de ses vœux, à nous faire oublier son inaction. La presse s’attaquait aux états-majors prussiens ; des députés, émus de nos malheurs, interpellaient le ministère, lui rappelaient le passé et le poussaient à intervenir. Le cabinet de Berlin s’émut de ces manifestations. Il adressa de véhémentes remontrances au cabinet de Florence, il accusa l’Italie de méconnaître les devoirs de sa neutralité en faisant ouvertement des vœux pour le succès de nos armes. » Quand Paris eut capitulé, il se fit un changement soudain dans les esprits ; on mit une sourdine aux polémiques, on s’appliqua à ne pas irriter davantage un vainqueur vindicatif, à désarmer ses ressentimens : « L’Autriche et l’Angleterre, qui est à l’abri de toute atteinte, disait-on, se croient tenues de ménager beaucoup M. de Bismarck. Aujourd’hui que la France est meurtrie, terrassée, peut-il nous convenir à nous qui sommes faibles et sans alliés de nous exposer aux redoutables rancunes de cet homme qui n’a jamais rien pardonné ? » La diplomatie prussienne fut touchée de ce retour et de la résipiscence des Italiens’, elle fit bon visage à leurs repentirs. Elle sait parler toutes les langues ; après les avoir menacés, elle devint courtoise et persuasive ; après leur avoir prodigué les vertes réprimandes, elle recourut aux insinuations, aux promesses. Elle leur représenta tous les avantages qu’ils pouvaient trouver à entretenir de bons rapports avec elle, tout ce qu’ils avaient à espérer de ses bonnes grâces : — « Quand nous voudrions nous disputer avec l’Italie, nous disait M. Abeken en 1869, nous ne saurions pas sur quoi. » — M. Brassier de Saint-Simon en disait autant, et on l’en croyait facilement. Une diplomatie qui s’appuie sur une armée victorieuse n’a pas besoin de beaucoup d’éloquence pour plier les esprits et façonner les cœurs comme le potier pétrit son argile.

Nous connûmes alors cette morne solitude qui se fait autour des grands malheurs ; on s’en détourne avec effroi, on les fuit comme une maladie contagieuse. Il est vrai que Job eut des amis qui lui demeurèrent fidèles. Quand il eut déchiré son manteau, rasé sa tête et qu’il se fut assis dans la cendre avec sa confusion et ses ulcères, ces beaux parleurs entreprirent de le convaincre qu’il s’était attiré ses disgrâces par ses iniquités, qu’il avait souffert que la méchanceté habitât dans ses tentes. Comme Job, nous avons enduré l’insipide bavardage des fausses amitiés, et quand la patience nous a échappé, nous avons dit à ceux qui affectaient de nous plaindre : « Vous êtes tous des consolateurs fâcheux ; n’y aura-t-il point de fin à vos discours ? Les petits enfans me méprisent et parlent contre moi. »

La destinée ne se lassait pas de nous frapper ; à la guerre avaient succédé les fureurs civiles, le désordre, l’anarchie, la confusion des langues et des esprits. Épouvantés des saturnales démagogiques qui déshonoraient notre capitale, ceux de nos amis italiens qui avaient le plus admiré l’héroïque résistance de Paris se prenaient à douter de notre avenir, et l’un d’eux écrivait : « Le plus grand service que les amis de la France puissent lui rendre en ce moment est de parler d’elle le moins possible. » D’autres, plus clairvoyans, estimaient que, si graves que fussent nos embarras, nous finirions par nous en tirer ; ils croyaient à notre résurrection, et d’avance ils s’en inquiétaient. Nos élections leur avaient déplu, l’assemblée nationale leur était suspecte, ils lui attribuaient de mauvais desseins à leur égard. Ils craignaient qu’à peine remise de ses désastres, la France ne s’avisât de relever le lustre de ses armes en rétablissant le pouvoir temporel ; ils se souvenaient de la restauration, du duc d’Angoulême, de Ferdinand VII et de Riego : — « La France sera sûrement tentée, disaient-ils, de défaire quelque jour l’œuvre qui lui a été fatale ; nous avons trompé ses espérances, elle nous demandait nos soldats, nous ne lui avons donné que Garibaldi et ses volontaires. Nous n’avons pas fait assez pour nous assurer sa reconnaissance, et nous avons trop fait pour ne pas encourir les ressentimens de la Prusse. Il n’est que temps d’aviser. »

Le gouvernement italien partageait en quelque mesure ces appréhensions. — « Le cabinet de Florence, écrivait M. Rothan le 18 mars 1871, ne se dissimule pas qu’il existe aujourd’hui entre les deux pays non-seulement des divergences d’intérêt, mais des rancunes latentes, qui pourraient facilement amener des complications… Tout récemment, dans un entretien confidentiel, M. Visconti-Venosta exprimait de grandes inquiétudes à ce sujet, regrettant sincèrement que les sentimens de l’Italie pour la France fussent contrariés par les exigences de la politique. En s’exprimant ainsi, il faisait allusion tout autant à la question romaine qu’à la politique de l’Italie en Orient, à ses intérêts commerciaux et à toutes les questions, comme celles de Tunis et de Nice, que les partis extrêmes, sous l’influence de la Prusse, exploitent à tour de rôle. » Il écrivait encore à la date du 1er avril : « J’ai trouvé ce matin le ministre des affaires étrangères plus soucieux que d’habitude. Il fait des vœux sincères, assurément, pour le triomphe de l’ordre on France ; mais il appréhende qu’une réaction exagérée à l’intérieur n’ait pour conséquence forcée la défense exagérée au dehors des principes d’autorité dont la papauté a toujours été l’ardent auxiliaire. » Il ne tenait pas à nous de dissiper entièrement ces inquiétudes chimériques ; les cauchemars d’une conscience malade ne sont pas faciles à guérir. Mais nous aurions dû nous appliquer à ne point justifier les soupçons qu’on nourrissait contre nous, et nous ne l’avons pas toujours fait. Dans ce temps, quelques-uns de nos évêques et beaucoup de nos pèlerins semblaient prendre plaisir à nous compromettre par la témérité de leur langage, par leurs imprudentes rodomontades.

Après tout, les Italiens avaient sujet d’être perplexes. Ils avaient profité du moment où toute l’Europe avait les yeux sur Paris pour entrer violemment à Rome. Ils ne pouvaient se dissimuler qu’ils s’étaient engagés dans une grosse aventure, qu’ils avaient des comptes à régler avec tout le monde catholique, et les catholiques protestaient et s’agitaient partout, en Bavière, en Westphalie, dans la Prusse rhénane aussi bien qu’en France ou en Autriche. On avait cru sauver toutes les difficultés par cette fameuse loi des garanties, qui fut surnommée la loi des défiances réciproques ; mais elle ne contenait pas un seul article qui ne donnât prise à la critique. Plus d’un Italien pensait qu’on avait mal fait de la promulguer, qu’il était absurde de légiférer sur des choses qui échappent à toute législation et de vouloir définir l’indéfinissable, qu’il eût mieux valu s’en tenir à un simple décret et prouver par des actes qu’on entendait respecter l’indépendance spirituelle du souverain pontife.

On s’était flatté quoique temps qu’il accepterait le fait accompli, on espérait l’amener à un accommodement ; on était revenu de cette illusion. Il avait flétri la loi des garanties comme une œuvre d’astuce et d’iniquité ; il comparait les insignes de la souveraineté dérisoire qui lui était offerte au manteau de pourpre dont les Juifs revêtirent le Christ avant de le crucifier, et montrant le roseau qu’on lui avait mis dans la main, il déclarait que cette arme lui suffirait pour vaincre le monde et les impies. — « Le pape abusera de sa faiblesse, nous disait à cette époque un Italien. Notre gouvernement sera dans la fâcheuse situation d’un homme marié avec une femme insupportable, qui a ses nerfs, ses vapeurs, ses déraisons, et qu’on ne peut battre. On se déshonore en battant une femme ou un pape, et nous ne sommes plus au temps de Philippe le Bel. Que sait-on ? Le saint-père criera si fort qu’il finira par être entendu de quelque épée, qui, toute affaire cessante, viendra se mettre au service de ses vengeances. » Le bruit avait couru que le nouvel empereur d’Allemagne ne tarderait pas à épouser la défense et les passions de ses sujets catholiques ; on prétendait au Vatican qu’il songeait à abjurer, à se faire sacrer dans l’église de Saint-Pierre. C’était une pure chimère ; mais les Italiens sont excusables d’avoir pensé que l’indulgence, l’amitié d’un grand homme pouvait seule les garantir de tout risque et que ce n’était pas trop de l’acheter par beaucoup d’empressemens et par quelques tours de souplesse.

M. Rothan écrivait, le 31 janvier 1871 : « On pourrait dire que le malaise dont souffre l’Italie est le mal d’une trop rapide croissance, que l’occupation de Rome n’a fait qu’aggraver. Aux entraînemens irréfléchis ont succédé des craintes de représailles. Les plus ardens à affirmer le droit national sont devenus hésitans en face des difficultés que la dépossession de la papauté soulève à l’intérieur et du mécontentement qu’elle a provoqué au dehors. On sent que reculer serait s’exposer à tout perdre et que s’engager plus avant n’est pas sans péril. » Il ajoutait, quinze jours plus tard : « Je crains bien qu’à la longue, en voyant l’Autriche, qui lui servait de point d’appui, se rapprocher de Berlin, le gouvernement italien ne finisse à son tour par céder, comme tous les gouvernemens, à l’attraction de la force et du succès. » Cette prédiction s’est accomplie de tout point. On a vu le jeune royaume recourir aux bons offices de l’Autriche pour se ménager une réconciliation avec le chancelier de l’empire d’Allemagne, et son souverain, quoi qu’il pût lui en coûter, s’en aller en personne chercher à Berlin son absolution et quelques-unes de ces bonnes paroles qui mettent au large les cœurs contrits. Plus tard encore, on a vu l’Italie, irritée par nos entreprises sur Tunis, solliciter son entrée dans les conseils des puissances du Nord et se rattacher étroitement à la triple alliance. M. Visconti-Venosta avait dit un jour à la chambre : « Nous devons être toujours indépendans, nous ne devons jamais être isolés. » La peur de l’isolement l’a emporté plus d’une fois dans les cœurs italiens sur l’amour farouche de l’indépendance.

Ce qu’on ne peut excuser, c’est l’aversion, la haine plus ou moins sincère que nous ont vouée, au mépris de toute bienséance, certains hommes d’état, certains journalistes de la péninsule, qui ne cessent de dénoncer à l’Europe nos criminels projets et de répandre sur nous tout ce qu’ils ont de venin. A défaut de gratitude, qu’ils aient du moins la pudeur du souvenir ! Mais il faut reconnaître que le gouvernement ne s’est jamais associé à ces attaques grossières et méprisables. Il a toujours observé les convenances à notre égard, et nous ne pouvons nous plaindre de ses procédés ; il nous a donné plus d’une fois à entendre qu’il n’aurait garde de se prévaloir contre nous de ses illustres amitiés. Le gouvernement italien n’a pas toujours ses coudées franches ; bien qu’il ait peu de goût pour les violens, il doit compter avec eux. En se rattachant à la triple alliance, il avait voulu garantir l’Italie contre tout hasard. Les politiques de bas étage dont nous parlons attendaient autre chose de cette combinaison ; ils espéraient que l’amitié de M. de Bismarck fournirait avant peu à certains cadets de grand appétit l’occasion de s’enrichir à nos dépens. Leur attente a été frustrée, et ils se sont dégoûtés de la triple alliance. Pour adoucir leur grande douleur et l’amertume de leurs déceptions, le gouvernement italien s’est avisé de lier partie avec l’Angleterre, à qui il a fait agréer ses ambitions coloniales. L’Angleterre avait servi à l’Italie, en 1870, à se dispenser de rien faire pour nous ; elle doit lui servir aujourd’hui à s’agrandir en Orient.

Les Italiens sont à la fois le plus vieux des peuples et la plus jeune des nations. Les vieux peuples n’ont pas beaucoup de scrupules ; ils ont le génie des compromis, et en matière de philosophie, ils professent ce qu’on peut appeler le scepticisme de la conscience. Quant aux nations jeunes, elles sont impatientes ; elles aiment à brusquer la fortune, elles ne savent pas se contenter des demi-bonheurs, et on ne les gouverne qu’en les repaissant d’espérance. L’Angleterre a-t-elle promis aux Italiens de leur donner tout ce qu’ils désirent ? Nous doutons que l’égoïsme britannique se mette en peine de les satisfaire ; mais c’est quelque chose que d’espérer.

On connaît l’histoire de ces trois Téménides qui s’enfuirent d’Argos dans la Haute-Macédoine et servirent chez le roi de Lebaea comme domestiques à gages, les deux aînés menant paître les chevaux et les bœufs, Perdiccas, le plus jeune, s’occupant du menu bétail. En ce temps de mœurs simples, la femme du roi pétrissait elle-même pour ses serviteurs. Le pain de Perdiccas doublait toujours de grosseur en cuisant, et le roi, inquiet de ce prodige, commanda aux Téménides de déguerpir au plus vite de sa maison. Avant de se mettre en route, ils exigèrent qu’il leur payât leurs gages, et lui, comme le soleil entrait dans la chambre par l’ouverture de la cheminée, le montrant du doigt sur le plancher : « Payez-vous de ceci, leur dit-il ; c’est tout ce que vous valez. » Perdiccas, sans sourciller, lui répondit : « Sire, nous acceptons le salaire que tu nous donnes. » Puis se couchant à terre, par trois fois il ramassa des rayons, qu’il enfouissait sous sa robe, après quoi il partit. A quelque temps de là, il avait conquis la Macédoine. Comme Perdiccas, l’Italie a vu des miracles s’opérer en sa faveur et son pain doubler dans le four où elle le faisait cuire. Elle se flatte de rendre des services aux Anglais ; ils lui offriront volontiers un peu de soleil à titre de paiement. Celui de Massouâh est brûlant, on assure que c’est l’endroit du monde où il fait le plus chaud. L’Italie semble avoir accepté ce salaire, mais elle se promet bien de n’en pas rester là. Massouâh est peut-être le chemin détourné qu’il faut prendre pour aller au bonheur et à Tripoli.

Les prophètes de malheur qui, au lendemain de nos désastres, nous traitaient de peuple fini et annonçaient bruyamment que nous étions au bout de notre rôle et de nos destins, que notre succession était ouverte, s’étaient trop hâtés de désespérer de nous. Après les horreurs de la guerre, nous avons connu toutes les confusions de l’anarchie, et pourtant nous ne laissons pas de vivre. M. Rothan raconte qu’à son retour d’Italie, lorsque la commune agonisait et que les troupes massées au bois de Boulogne venaient de franchir l’enceinte, il fut chargé, par le département des affaires étrangères, de reprendre possession du palais du quai d’Orsay. Quelques heures plus tard, il en faisait arracher un pavillon rouge, que remplaça aussitôt le drapeau national. Mais qu’étaient devenus les papiers d’état dans cette effroyable tourmente ? Il se trouva que le délégué de la commune aux relations extérieures n’avait eu sous ses ordres qu’un employé, auquel il confia la garde des archives, et que cet employé, dont le nom est resté inconnu, était un homme modeste, laborieux, qui ne s’intéressait pas à l’histoire mais qui avait le culte des dossiers, la passion du classement. « Tandis que, dans les clubs révolutionnaires, on vouait à la destruction nos bibliothèques, nos œuvres d’art et jusqu’aux registres de l’état civil, ce fonctionnaire obscur de l’insurrection obéissait placidement à la bienfaisante manie de l’esprit d’ordre. Les chefs de service constatèrent, non sans étonnement, à leur retour de Versailles, que les correspondances étaient rangées, classées dans les cartons avec un soin méticuleux. C’était l’œuvre d’un archiviste improvisé, sorti des barricades. » M. Rothan considéra le salut miraculeux de nos archives comme un présage favorable. Après avoir eu pour nous les dernières rigueurs, la fortune nous témoignait quelque indulgence et semblait vouloir nous prouver que les Vandales n’auraient pas le dernier mot, que l’instinct de conservation prévaudrait sur leurs aveugles fureurs. Les hommes qui ont fait des efforts si méritoires pour réparer nos ruines auraient perdu leurs peines s’ils n’avaient eu pour complices une foule d’inconnus qui ont encore la manie bienfaisante de l’esprit d’ordre.

La France avait deux tâches bien laborieuses à remplir ; elle devait se refaire une armée et implanter chez elle un gouvernement nouveau. Nous pouvons nous plaindre de bien des choses, nous avons traversé bien des crises et consumé un temps précieux en querelles fâcheuses ou puériles, en discussions byzantines. Toutefois il nous est permis d’alarmer qu’en définitive nous avons trompé les espérances de nos ennemis. Soyons réglés dans notre conduite, modérés dans nos désirs ; après avoir fatigué le monde de nos prétentions, étonnons-le par notre sagesse ; le reste viendra par surcroit. Renonçons pour toujours à la politique de sentiment ou de vanité, n’ayons en vue que nos intérêts, ne consultons que notre égoïsme, pourvu qu’il soit intelligent. Il n’est plus question d’adorer aucun de nos voisins, le temps du romantisme et des illusions est passé ; mais n’ayons jamais d’humeur, faisons bonne mine à qui nous boude, oublions et les services que nous avons rendus et ceux qu’on a refusé de nous rendre. Le gouvernement italien ne nous prodigue pas ses faveurs, il affecte de ne jamais parler de nous ; il finira par comprendre que les deux nations sont intéressées à faire bon ménage, et que s’il survient quelques difficultés, elles doivent s’appliquer à les résoudre dans un esprit de paix et de conciliation. L’Italie est faite, et jamais la France n’entreprendra de la défaire ; mais il faut qu’en retour les Italiens nous permettent d’exister, de tenir une certaine place dans le monde. Vivre et laisser vivre, c’est la meilleure des devises.


G. VALBERT.

  1. Souvenirs diplomatiques, l’Allemagne et l’Italie, t. II, l’Italie, par G. Rothan. Paris, 1885 ; Calmann-Lévy.