La Politique française en Cochinchine

La Politique française en Cochinchine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 23 (p. 618-642).
LA
POLITIQUE FRANCAISE
EN COCHINCHINE


I

Nos colonies, même les plus anciennes et les plus florissantes, nous coûtent très cher ; c’est ce qui a été démontré ici même pour la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion[1]. Comme contraste, et pour la rareté du fait, nous avons à faire le tableau d’un établissement français d’outre-mer, tout nouvellement créé, dont les débuts remontent à moins de vingt ans, qui, loin de nous rien coûter, présente dès aujourd’hui un excédant de revenu dont nous sommes libres de profiter : c’est la Cochinchine française, qui, cette année, peut verser au trésor une somme disponible de 2,200,000 francs, Si les progrès de cet établissement colonial ne sont point entravés, s’il continue à jouir, malgré le trouble profond du vieux monde, des bienfaits de la paix, nous pourrons le voir avant longtemps dépasser de beaucoup le niveau des ressources financières qu’on pouvait espérer d’un territoire restreint.

La France, en prenant possession de ce territoire, a donc fait une bonne acquisition. Cependant il convient de montrer comment, par une singulière timidité, nous avons borné à des limites trop étroites une conquête dont l’importance pouvait être facilement décuplée, sans doute parce que nous avons été entraînés a conquérir la Cochinchine par des événemens que nous n’avons pas dirigés.

Lorsque nous avons pour la première fois débarqué des troupes dans ce pays, nous avions le projet d’y faire une manifestation promptement terminée qui amenât le gouvernement de l’Annam à une entente. Nous faisions de la politique de sentiment et d’humanité : soustraire des missionnaires catholiques à une persécution violente, arracher plusieurs d’entre eux aux angoisses de l’emprisonnement, venger le supplice de quelques autres, c’était tout notre but, but louable assurément, mais d’une médiocre portée. Il s’agissait donc de marcher sur Hué, la principale ville du royaume où réside le roi Tu-Duc, et d’imposer par traité à ce souverain l’engagement de respecter la liberté et la vie des apôtres de la foi catholique. En mettant le pied sur le territoire de l’Annam nous n’avions qu’une pensée : celle de le retirer au plus vite.

Le gouvernement ne prévoyait nullement l’importance de son entreprise ; il n’en apercevait pas non plus les entraînemens et les conséquences. Il connaissait peu le pays et ne se doutait guère que cette conquête, en donnant au conquérant la domination de l »Indo-Chine, mettrait entre ses mains les clés d’un empire comparable à celui des Anglais dans l’Inde. Le gouvernement de cette époque entretenait d’ailleurs les plus grandes illusions sur l’état de l’empire d’Annam, qu’il s’imaginait pouvoir mater par un coup de main. L’amiral Rigault de Genouilly, qui reçut l’ordre d’exécuter ce coup de main, fut victime de cette erreur et ne tarda pas à la reconnaître. Il avait d’abord dirigé ses marins sur Tourane, un village sans ressource, situé près d’une rivière qu’en lui avait désignée comme la route de Hué. Cette rivière, il vit bientôt qu’il ne pouvait s’en servir faute d’un matériel flottant propre à la remonter. Le trajet par terre, de Tourane à Hué, n’était pas moins impossible ; l’armée se trouvait comme perdue dans des forêts sans chemins, hantées surtout par des animaux féroces. Pouvait-on l’aventurer sous ces fourrés inextricables ou dans des rizières où les indigènes, pieds nus, peuvent seuls réussir à s’avancer sans rouler dans la boue ? Comment y conduire de l’artillerie ? comment y lancer des compagnies régulières de. fantassins avec leurs chaussures épaisses et rigides ? La nature de la contrée étant une première cause de déception, le caractère et les dispositions des habitans en préparaient une seconde. Les missionnaires qu’on avait consultés à Paris, peu compétens en matière de guerre, avaient mal renseigné l’autorité militaire sur l’organisation des troupes annamites et sur le degré de résistance qu’elles seraient en état de nous opposer. L’amiral Rigault exprimait sa déception au commencement de l’année 1859 : « Le gouvernement, disait-il, a été trompé sur la nature de cette entreprise ; on la lui a représentée comme modeste, elle n’a point ce caractère ; on lui a annoncé des ressources qui n’existent pas, des dispositions chez les habitans qui sont tout autres que celles décrites ; un pouvoir énervé et affaibli chez les mandarins, ce pouvoir est fort et vigoureux ; l’absence de troupes et d’armée, l’armée régulière est très nombreuse, et la milice comprend tous les hommes de la population. » Ce témoignage était une nouvelle preuve de notre regrettable disposition à nous lancer légèrement dans les entreprises les plus hasardeuses et les moins étudiées. Les missionnaires, que la dépêche de l’amiral mettait évidemment en cause, ne sont pas gens d’affaires : ils servent les intérêts de la foi avec une abnégation complète, un dévoûment absolu, et ils sont si confians dans l’assistance céleste que les choses humaines leur paraissent de peu de conséquence ; mais ce détachement même, ce renoncement personnel, cet état d’extase permanent, doivent nous mettre en garde contre des entraînemens d’autant plus dangereux qu’ils sont plus respectables, et nous apprendre à n’admettre les informations puisées à une telle source que sous bénéfice d’inventaire.

Au demeurant, l’influence des informations contre lesquelles protestait l’amiral Rigault et qui pouvaient nous conduire à un désastre en Cochinchine a été conjurée. Après bien des événemens et des péripéties, notre expédition, si mal commencée, aboutit à la formation d’un établissement colonial important. Tout est bien qui finit bien ; mais l’amiral Rigault, quand il était à Tourane, au fond d’une baie sans issue, où il voyait le vide se faire autour de lui et la maladie décimer ses soldats, avait le droit de ressentir quelque amertume. Ce sentiment s’est trahi dans sa correspondance ; heureusement son moral n’en était point ébranlé, sa sagacité n’en était point troublée. Il sortit bientôt de ce mauvais pas par une décision hardie et habile. Ce fut de quitter Tourane, où nous périssions dans l’inactivité, et de se transporter dans une autre partie de l’Annam, où il crut qu’il amènerait l’empereur Tu-Duc à composition, rien qu’en lui coupant les vivres. La position qu’il allait prendre était telle à son avis qu’il ne pouvait manquer un jour ou l’autre de réduire le roi d’Annam, ses mandarins et son armée par la famine. Mais pour comprendre son idée, il faut avoir présente à l’esprit la configuration géographique de la Cochinchine.


II

Le royaume d’Annam, à l’époque de notre débarquement à Tourane, comprenait trois parties distinctes : au nord la Haute-Cochinchine, pays montagneux qui borde la Chine ; la capitale Hué, où réside le souverain, est située dans cette région ; au sud, la Basse-Cochinchine, où nous sommes établis ; enfin le Tonkin, réuni au royaume d’Annam, moitié par ruse, moitié par conquête, au commencement de ce siècle. Ces trois territoires forment une espèce de triangle dont la base est appuyée à la Chine et dont le sommet descend jusqu’au cap qui termine le continent de l’Indo-Chine entre le golfe de Siam et la mer de Chine. Un grand fleuve dont la source est dans les montagnes du Thibet et qu’on appelle le Cambodge en France, le Mékong en Cochinchine, entre par le nord en Annam, et trace la frontière occidentale de ce royaume. Il se divise en une multitude d’embouchures, véritable éventail, dont les branches sont reliées entre elles par des canaux transversaux qu’on nomme des arroyos : c’est une sorte de filet dont chaque maille est un cours d’eau et qui couvre toute la Basse-Cochinchine. Le fleuve tout entier roule l’humus et les engrais jusqu’au bord de la mer, où ils forment des alluvions très fertiles. C’est le terrain nourricier de l’Annam : la Haute-Cochinchine vit de l’exportation des produits qu’il fournit ; le riz dont elle s’alimente y est surtout cultivé. L’amiral basa là-dessus son plan, qui consistait à empêcher la sortie des céréales de la Basse-Cochinchine. Les rivières et canaux de ce territoire sont navigables pour la plupart. Les jonques pénètrent dans ces artères, y chargent le riz, qu’elles transportent même à l’étranger, après avoir approvisionné le haut pays cochinchinois. L’amiral supposait qu’en prenant une position telle qu’il pût mettre l’embargo sur ces jonques, il affamerait l’armée du roi Tu-Duc et l’amènerait à capituler. A cet effet, il avait choisi Saigon, ville commerciale et militaire, située à vingt-cinq lieues dans l’intérieur de la Basse-Cochinchine sur une rivière accessible aux bâtimens de fort tonnage. Il quitta donc le cul-de-sac de Tourane et n’y laissa qu’un poste à la garde du drapeau. Une partie de ses forces descendit à Saïgon ; mais ce n’était qu’un bien faible détachement. L’amiral était rappelé en Chine, où la guerre s’était rallumée, et il emmenait avec lui le reste des troupes déjà trop peu nombreuses qu’on avait mises à sa disposition. Cependant son projet ne fut point abandonné, et ses successeurs le poursuivirent jusqu’à des résultats que l’amiral n’avait probablement pas prévus et dont en France on ne se doutait guère. Tout s’enchaîne dans ce monde. Les événemens entraînent des conséquences que le hasard peut bien quelquefois contrarier, mais où le plus souvent il ne remplit qu’un rôle tout secondaire. La logique l’emporte toujours, le contraire est l’exception. L’occupation de la ville de Saïgon, effectuée en 1859, amena la conquête de toute la province de ce nom, puis ensuite l’annexion des territoires limitrophes et enfin l’occupation de la Basse-Cochinchine tout entière. Les Anglais dans l’Inde se sont vus entraînés par la force des choses à des agrandissemens successifs ; leurs annexions n’ont eu de bornes qu’aux barrières mêmes fixées par la nature, c’est-à-dire à l’Himalaya et aux montagnes thibétaines. De même l’occupation française d’une partie de l’ancien royaume d’Annam a nécessité d’autres extensions dont il n’est pas certain que le terme soit arrivé. Nous serons peut-être forcés de les continuer, — ce qu’il ne faut ni hâter ni souhaiter peut-être, mais certainement prévoir, car il importe de ne pas toujours se laisser prévenir et dominer par les événemens. Deux mois après le départ de l’amiral Rigault, le capitaine de frégate Jauréguiberry toucha à Saïgon en route pour la Chine, où il portait des renforts. il trouva l’armée annamite, forte de 3,000 hommes de troupes régulières et de 7,000 miliciens, retranchée dans un camp fortifié, dont les lignes incessamment développées tendaient à nous enfermer dans la ville jusqu’au jour où il serait possible de nous y attaquer et de nous rejeter à la mer. Il avait à bord un bataillon d’infanterie de marine. Lancé contre les retranchemens ennemis, ce faible détachement vint s’y briser sans pouvoir les enlever ; le commandant se vit obligé de rembarquer ses soldats et de partir pour sa destination définitive, abandonnant la garnison de Saïgon, qu’il avait vainement voulu dégager.

Deux années s’écoulèrent : deux années de vigilance et de combats sans trêve. Les observations contenues dans la correspondance de l’amiral Rigault devenaient d’une vérité évidente. Nous étions loin du moment où il ne s’agissait que d’une pointe rapide sur Hué pour amener la soumission du gouvernement annamite. Celui-ci avait mis le temps à profit. Les lignes de son armée chaque jour exercée enserraient la ville à 4 kilomètres de distance. Cette armée énormément accrue, ses moyens de défense infiniment perfectionnés, son artillerie complétée, ses retranchemens conduits avec la régularité des fortifications européennes, compromettaient sérieusement le sort de notre faible garnison de Saïgon. Déjà l’ennemi s’était enhardi jusqu’au point de tenter, durant la nuit, l’enlèvement d’un poste fortifié, à très petite distance de la ville. L’amiral Charner, successeur de M. Rigault, arriva enfin avec des forces suffisantes. Il était temps. Encore quelques semaines, et nous allions être obligés d’évacuer Saïgon, puis de nous rembarquer avec notre courte honte, battus et chassés par un barbare. L’amiral Charner fut obligé de livrer aux Annamites deux assauts meurtriers. Il réussit à chasser l’ennemi de ses remparts, mais le succès coûta cher. On vit, chose inouïe chez ces Asiatiques, les Cochinchinois soutenir sans lâcher pied la charge à la baïonnette et combattre les Européens face à face à l’arme blanche, sans reculer d’une semelle. Plusieurs de nos officiers, des centaines de soldats et de marins furent mis hors de combat, et quand l’armée annamite dut à la fin quitter ses retranchemens, elle n’en sortit qu’honorablement, après une défense digne d’estime ; mais cette armée n’était pas détruite malgré ces combats acharnés : les soldats du roi Tu-Duc ne s’étaient point vus dans la nécessité de soutenir une retraite ou de se rendre. Défaits en bataille, ces Asiatiques enfouissent leur artillerie sous terre, puis ils se dispersent : il serait bien inutile de les attendre en travers d’une route ; ils se retirent dans l’intérieur isolément ou en petits groupes, se dérobant aux poursuites par les coulées de bêtes féroces ou de gibier sous les joncs. Cette dispersion, qui conservait une armée au roi de l’Annam, fut un malheur pour lui, car elle nous obligeait à prolonger notre occupation, à la consolider, et nous mettait sur les bras un territoire que nous n’avions pas eu le dessein d’acquérir définitivement.

L’armée annamite s’était ralliée dans le voisinage. Elle donnait la main à des révoltes et des brigandages fomentés autour de nous. Elle continuait à recevoir ses approvisionnemens, et pouvait bientôt se trouver en mesure de nous créer de nouveaux embarras. Évidemment le but de la campagne sur Saïgon était manqué. L’occupation de cette ville et même du territoire environnant n’était pas suffisante pour affamer l’ennemi. C’est de Saïgon sans doute que partaient auparavant les transports, chargés de grains, pour ravitailler la Haute-Cochinchine. L’interruption de cette navigation gênait certainement le gouvernement de Hué, mais pas au point d’abaisser l’orgueil des mandarins et de les amener à composition. A défaut de la rivière de Saïgon, les jonques suivaient le cours du Cambodge, et par les canaux intérieurs elles portaient leur chargement jusqu’à des villes situées vers les embouchures de ce fleuve et appartenant encore à Tu-Duc ; il y existait des magasins où le gouvernement annamite déposait ses approvisionnemens. Les principaux étaient dans la ville de Mytho. Le gouvernement de l’Annam y avait accumulé les obstacles et les défenses : estacades, barrages, forts, — élémens de défense barbares sans doute, mais assez embarrassans. Cette ville et d’autres dans le voisinage étaient devenues des foyers de piraterie qui terrifiaient les habitans paisibles de notre territoire. On résolut de détruire d’abord les dépôts et magasins de Mytho avec la pensée de tomber ensuite sur l’armée annamite reformée dans une autre province nommée Bien-hoa. Et voilà comment nous allions continuer notre occupation, l’agrandir ! Les incidens successifs nous entraînaient : la fortune nous dirigeait et nous mettait entre les mains des richesses que nous n’avions pas même pris la peine de convoiter. Est-il nécessaire de rappeler que la prise de Mytho et l’annexion de la province tout entière furent promptement accomplies ?

Après la chute de Mytho, on se tourna vers Bien-hoa, où l’armée annamite s’était réfugiée. Tant qu’elle y resta en observation, occupée à se refaire et sans devenir gênante, nous pûmes la dédaigner, et nous primes ce parti, car nous ne recherchions pas les annexions, nous les subissions. Malheureusement Tu-Duc, notre adversaire, n’était point encore abattu malgré ses échecs successifs. Pour la troisième fois il réorganisait la lutte qu’il persistait à soutenir avec son armée toujours battue, mais toujours dévouée, et bien différente de cette prétendue cohue indisciplinée qu’on nous avait si bénévolement représentée comme facile à détruire. L’empereur d’Annam ne refusait rien à ses troupes : armes, habillemens, artillerie, provisions de toute sorte leur étaient prodigués dans cette province de Bien-hoa qui flanquait notre territoire à droite, comme celle de Mytho l’avoisinait à gauche. Tu-Duc avait hérissé Bien-hoa de défenses de tout genre. Était-il prudent de supporter à nos côtés cette agglomération d’ennemis et de moyens offensifs ? Une sorte de fatalité nous poussait donc à de nouvelles hostilités ; le gouverneur en accepta la nécessité. Dans un rapport adressé au ministre, il décrivait les obstacles accumulés pour arrêter sa marche et dont il n’avait pu laisser subsister la menace à nos portes. « À deux lieues de Saïgon, disait-il, entre la rivière de ce nom et celle de Bien-hoa, il existait un camp retranché, défendu par 3,000 hommes de troupes annamites. La rivière de Bien-hoa était obstruée par neuf solides barrages en bois, et un peu plus haut par une estacade en pierre. Au-dessous d’un autre barrage existait un obstacle de 1,000 mètres de développement, composé de pilotis solides, plantés à moins d’un pied de distance les uns des autres. Toutes ces estacades étaient soutenues par des forts garnis de canons et de parapets. Des brûlots étaient préparés par l’ennemi. » Une action vigoureusement engagée nous rendit maîtres de cette province sans pertes notables. Les Annamites laissèrent, dit-on, 1,500 hommes sur le terrain, ce qui prouva l’énergie de leur défense ; mais ils furent obligés d’évacuer la province et de nous la livrer tout entière. On fit un certain nombre de prisonniers : « tous étaient parfaitement vêtus, continuait le commandant en chef, et ils portaient un uniforme presque élégant. »

C’était le coup de grâce ; l’armée annamite était dispersée, anéantie, et Tu-Duc se voyait obligé de demander la paix. On fut trop heureux d’accueillir sa requête. Un traité fut conclu, signé et ratifié, de bonne foi sans doute en ce qui nous concerne, car il semblait devoir nous permettre de consacrer désormais nos soins exclusifs à l’administration des trois provinces que nous avions conquises involontairement et dont la cession était enfin consentie. Mais la suite devait prouver que nous n’étions plus les maîtres d’enrayer le cours des événemens. Certes le traité n’avait pas été ratifié sans regret ni sans arrière-pensée par le gouvernement annamite. Ce qui le prouva, ce fut l’envoi immédiat d’une ambassade cochinchinoise en France : elle venait offrir de racheter les trois provinces au prix de 15 millions. Cette proposition paraissait séduisante. Nôtre établissement en Cochinchine était accueilli par l’indifférence ou même l’hostilité de l’opinion. Liquider cette entreprise avec une indemnité, c’était sortir d’un mauvais pas avec les honneurs de la guerre, et qui peut dire que le gouvernement n’hésita pas ! Certes, en ne consultant même que nos intérêts les plus immédiats et les plus étroits, nous eussions fait une mauvaise affaire, puisque quelques années de paix devaient suffire pour nous rembourser de nos dépenses en nous laissant la colonie avec tout son avenir ; cependant qui prévoyait alors un tel résultat ? Le ministre de la marine peut-être. C’était alors un homme très studieux, très intelligent et d’un esprit très distingué ; mais les ministres de la marine, dans les conseils des gouvernemens, portent généralement la peine de leur spécialité : cette spécialité comprend, dit-on, le goût des possessions lointaines, dont se défient toujours les ministres chargés de la politique intérieure. Les propositions des envoyés cochinchinois ne furent donc pas écartées péremptoirement, et l’on vit le moment où l’effort de nos soldats, l’intelligence et le courage de nos officiers seraient trahis par l’abandon de la colonie qu’ils s’efforçaient de nous conquérir. Comment et pourquoi cette négociation n’eut-elle pas l’issue désastreuse que les diplomates asiatiques avaient ménagée ? Les événemens déconcertèrent leur adresse ; loin d’abandonner notre conquête, nous fûmes conduits à la consolider.

Les gouverneurs successifs de la colonie prenaient leur mission au sérieux. Ils en poursuivaient l’accomplissement sans se laisser détourner du but par les hésitations du gouvernement de Paris. Aux menées des mandarins ils répondirent par l’extension de notre autorité.

Il existe sur la rive droite du Mékong un royaume, ou plutôt les restes d’un royaume, qui fut autrefois florissant. La nation des Cambodgiens l’avait fondé, et elle occupait une vaste étendue de pays. Les ruines de monumens grandioses qu’elle y a laissés démontrent son ancienne puissance ; mais elle est aujourd’hui bien déchue. Pressé entre deux empires, le Siam et l’Annam, le Cambodge s’est vu enlever ses provinces tantôt par l’un, tantôt par l’autre de ses redoutables voisins. Quand nous sommes arrivés en Basse-Cochinchine, cette partie du pays venait d’être conquise par les Annamites, qui s’efforçaient de la coloniser. Il ne restait plus au faible roi du Cambodge que quatre provinces peu étendues, mal administrées, exploitées avec une cupidité ruineuse, mais importantes pour nous par leur situation sur les bords du grand fleuve, dont elles occupent la rive droite, juste en face de notre territoire. Cette agonie de l’ancien royaume cambodgien était épiée par les Siamois. Ceux-ci n’attendaient que l’occasion de se jeter sur les débris de la population cambodgienne, clair-semée, énervée et résignée à une dépendance qui paraissait désormais inévitable. Mais le Siam lui-même n’est libre que de nom. Les conseils de l’Angleterre y sont respectueusement suivis, et les intérêts anglais y sont servis avec une parfaite déférence. Nous étions donc exposés à voir s’établir à nos côtés, sur un fleuve dont il nous était nécessaire de maintenir la navigation libre, une puissance de premier ordre, dont les intérêts rivaux devaient nous susciter beaucoup d’embarras politiques et d’entraves commerciales.

Nos gouverneurs, comprenant ce danger, n’avaient pas manqué de le signaler. Annexer le Cambodge à la Basse-Cochinchine, c’était assumer une grosse responsabilité, encourir des dépenses dont la rémunération serait au moins fort incertaine, et d’ailleurs pouvait-on trouver dans l’utilité seule d’un territoire une raison suffisante pour s’en emparer ? D’un autre côté, le souverain du Cambodge, comprenant sa position, cherchait un protecteur puissant. Il sollicitait le protectorat de la France. Il l’obtint, et devint ainsi inviolable. Ses sujets n’y pouvaient rien perdre, car la domination de Siam, plus forte, est aussi plus fiscale que celle du roi de Cambodge. Or les sangsues sont très nombreuses sur les bords du fleuve de ce nom. La population du pays a de leurs morsures une très grande expérience et les supporte avec patience, sachant qu’il est impossible d’y échapper ; elle sait aussi que les sangsues les moins malfaisantes sont celles qui sont le plus promptement repues. Les Cambodgiens devaient donc préférer leur petit souverain au grand roi de Siam. C’est ainsi que notre protectorat fut établi dans leur pays à la satisfaction générale.

L’écheveau de notre occupation en Cochinchine continuait ainsi à se dévider. Nous subissions et, autour de nous, le pays subissait la loi inévitable de notre occupation ; cependant nous étions loin d’en avoir épuisé toutes les conséquences. Notre protectorat n’avait pas été agréable à la cour de Siam. Elle s’était vu enlever une matière imposable qu’elle convoitait depuis longtemps et qui semblait au moment de tomber sous la serre de ses collecteurs. Ses protecteurs à elle, les Anglais de l’Inde, restaient étonnés de ce coup d’audace diplomatique. Les mandarins de Bangkok ne purent contenir leur désappointement et réclamèrent. Notre gouverneur finit par leur faire entendre raison. L’offre d’un traité de commerce, qui fut bientôt conclu entre eux et nous, leur ferma la bouche.

Aussitôt après cet exploit diplomatique, vers l’année 1867, nous vîmes la nécessité de comprendre dans nos limites trois provinces nouvelles, nommées Ving-Long, Chandoc et Hatien. Elles nous séparaient de la mer, et leur annexion augmenta l’importance de notre établissement indo-chinois. Nos frontières se trouvèrent reculées jusqu’au golfe de Siam, et nous ne fûmes plus limités de ce côté que par les eaux de l’Océan ou celles du fleuve cambodgien. La position devint inexpugnable : en même temps, un large débouché s’offrait au commerce extérieur. La colonie l’appelait sur toutes les côtes, qu’il vînt de l’Indo-Chine, de la Chine ou de l’Europe même ; elle lui ouvrait tous ses ports, toutes ses voies fluviales. En outre, elle cessait d’avoir à l’extrémité du territoire indo-chinois des provinces où la guerre, la dévastation et le pillage étaient en permanence sous l’inspiration secrète des mandarins de Hué, où le désordre effrayait le commerce, rançonnait et chassait les industries paisibles. Avant la conquête de ces provinces livrées à l’anarchie, notre colonie était, suivant l’expression d’un marin[2], « comme étouffée, dans un coin du monde asiatique, entre la mer de Chine et des terres ennemies, d’où sortaient à chaque instant des bandes insurrectionnelles, stipendiées par la cour de Hué. C’était dans ces provinces surtout que s’organisaient les colonnes qui venaient par intervalles sur notre territoire exciter à la rébellion et répandre l’épouvante ; c’était là encore qu’elles couraient le plus souvent se mettre à l’abri de nos poursuites. »

Un jour, ces bandes assassinèrent un inspecteur des affaires indigènes, le capitaine de Larclauze, qui, confiant dans l’ascendant de son courage, s’était porté seul au-devant d’elles pour les apaiser. « Il ne rentra plus, continue M. Wyts, sous le toit où sa jeune femme avait vainement tenté de le retenir, et l’on retrouva plus tard son corps mutilé. »

La mesure était comble, et il n’en fallait pas tant pour déterminer l’explosion que le gouverneur, amiral de La Grandière, méditait et dont il avait reconnu la nécessité politique. On était au mois de juin de l’année 1867. En quarante-huit heures, l’expédition fut organisée. Toutes les canonnières furent bondées d’hommes et de matériel. Il y avait dans ces provinces, comme partout dans l’empire d’Annam, des forteresses à occuper, des villes à prendre ; mais la population, prompte a toute espèce de guet-apens, n’était plus celle qui nous avait si vigoureusement combattus devant Saïgon, à l’origine de notre occupation. La terreur de nos armes était bien établie. Nul n’entretenait plus la pensée audacieuse de nous résister en rase campagne. Trois jours après le départ de l’expédition, les provinces récalcitrantes étaient rangées sous notre domination. Villes, forts, batteries, arsenaux, jonques de guerre et de commerce, fonctionnaires de tout ordre, habitans de toute profession et de tout caractère, agriculteurs ou pirates, gens de guerre et gens de négoce, étaient tombés en notre pouvoir et avaient fait leur soumission. Personne ne réclama : l’empereur Tu-Duc garda le silence, et au milieu de la résignation, on pourrait presque dire de la satisfaction ressentie par tous, à la seule exception de ceux qui perdaient leurs places, ce nouveau fragment d’un empire brisé resta entre nos mains.

C’est ainsi que nos marins, à l’autre extrémité du monde, profitant d’une certaine liberté d’initiative que leur éloignement favorisait, réunissaient les élémens d’un établissement colonial d’outremer, où la France pourrait réparer toutes ses pertes anciennes. Cet admirable corps de notre marine envoyait successivement en Cochinchine des officiers-généraux remarquables par la science, l’expérience et le dévoûment, qui faisaient œuvre d’administrateurs et de diplomates, secondés par des agens recrutés dans le personnel de la flotte et de l’armée. Improvisés juges, percepteurs, comptables, magistrats de l’état civil, ils exerçaient honnêtement un pouvoir presque absolu là où les mandarins avaient avant eux pratiqué la prévarication la plus effrontée. Quand on se représente tous ces jeunes officiers, puisant dans le sentiment de l’honneur et dans la noblesse du cœur l’inspiration nécessaire pour gouverner avec prudence et habileté les provinces confiées à leur administration, on est disposé à se consoler de tant de succès de tribune où la fatuité et l’ignorance s’allient souvent et suffisent pour porter un discoureur au pinacle administratif dans la métropole.

La Basse-Cochinchine étant tout entière en notre pouvoir, il s’agissait d’en justifier la conquête non-seulement par la bonne direction de l’administration intérieure, mais par des recherches scientifiques propres à y attirer le commerce. On problème géographique était posé. L’annexion du territoire où se réunissaient les bouches du Mékong faisait une loi de reconnaître ce fleuve et de voir si son cours ne formerait pas un lien naturel entre les populations disséminées sur ses bords et celles dont nous avions pris charge en Cochinchine ; il fallait savoir où il conduisait et quelles nations il pourrait mettre en rapport les unes avec les autres. La Chine venait d’être ouverte, l’entrée du Japon n’était plus interdite, l’Indo-Chine restait encore fermée. Pour y introduire leur commerce, les Anglais avaient envoyé par Siam ou par la Birmanie des explorateurs avec la mission d’ouvrir par l’Indo-Chine une route terrestre vers les provinces occidentales de l’Empire du Milieu. Un officier de l’année britannique, M. Mac-Leod, avait vainement essayé d’effectuer ce voyage ; il n’avait pu le mener à bon terme. Un de nos compatriotes, M. Mouhot, était parti de France pour le compte des Anglais, avec la même pensée ; il avait péri sur les bords du Mékong, sans avoir pu remonter bien haut ce fleuve à la source mystérieuse, nymphe farouche échappée à toutes les poursuites. On savait seulement qu’au-delà du royaume de Cambodge s’étendait, sur des espaces inconnus, un pays appelé le Laos, habité par une population à demi sauvage, où Siam et l’empire birman exerçaient l’autorité, c’est-à-dire levaient tribut, et dont la traversée seule était, disait-on, mortelle pour les Européens. Plus loin, le fleuve entrait en Chine, et son origine se perdait dans une certaine région des montagnes Thibétaines où nul Européen n’était encore parvenu.

La tâche ingrate de l’y chercher était faite pour séduire le dévoûment de la marine française. Le gouverneur de Saïgon n’eut d’embarras que dans le choix des officiers qui briguaient cette mission périlleuse. On sait qu’elle fut confiée à un capitaine de frégate, M. de Lagrée, qui s’est acquis une renommée bien justifiée par son énergie et ses talens, et qui a péri victime de son dévoûment. Nous n’avons pas à répéter les incidens de ce voyage, dont l’intéressant récit a été publié ici même par un des compagnons et collaborateurs de M. de Lagrée[3]. Il suffit, pour compléter notre tableau, d’en rappeler les résultats. Avant d’arriver au 13e degré de latitude, le Mékong cesse d’être praticable pour la navigation à vapeur. Les voyageurs se virent obligés d’y renoncer et de renvoyer les chaloupes de la marine officielle qui les avaient portés, eux et leurs bagages. En remontant plus haut, ils se seraient exposés à perdre leurs bâtimens dans les nombreuses sinuosités du fleuve et de ses îles. En admettant qu’ils eussent franchi ce mauvais pas et trouvé le lit qu’il fallait suivre dans un inextricable écheveau de canaux où le Mékong éparpille son courant, leur audace ne les eût pas menés bien loin, car, à la hauteur du 14e degré, une barrière de rochers eût interrompu leur navigation. Le courant s’y heurte, la frappe avec force, puis, la trouvant inébranlable, il accumule l’une sur l’autre les couches d’eau apportées incessamment jusqu’à la hauteur de cette écluse naturelle, il la surmonte et tombe sur l’autre versant en cascades infranchissables. Dès cet endroit, il n’y a plus d’autres engins possibles de navigation que les canots du pays, creusés dans un seul arbre et conduits par les indigènes. Ceux-ci sont seuls en état de diriger ces embarcations peu stables sous la luxuriante verdure qui, croissant de toutes parts, entrelace branches, rameaux et feuillages en fourrés épais et sombres, où il faut naviguer le couteau à la main pour se frayer un passage. Ailleurs le majestueux enfant du Thibet épanouit ses eaux dans de vastes plaines où il semble réserver et contenir son cours ; mais, plus on se rapproche de sa source, plus les rapides sont multipliés. Descendant de sommets élevés, on voit qu’il roule de plateaux en plateaux et de pentes en pentes jusqu’à ce qu’il arrive à ce niveau où la mer l’attend et le reçoit. Après avoir traversé le Cambodge, le Laos et une partie de la province chinoise qu’on nomme le Yunan, le Mékong fait un brusque détour à l’ouest ; il incline vers les cimes neigeuses où se trouve sans doute son berceau. Son cours ne fait donc qu’effleurer le territoire du Céleste-Empire ; il n’y pénètre pas assez profondément pour inviter le commerce à le suivre. En outre, la navigation du Mékong, comme nous venons de le voir, est très longue et très difficile. M. de Lagrée et ses compagnons ont mis deux ans à remonter le cours de ce fleuve, jusqu’au point où il a fallu quitter ses bords pour s’avancer dans l’intérieur de la Chine. Un tel voyage, dont la longueur seule suffirait pour décourager le commerce, est soumis à de nombreuses entraves, à une fiscalité ruineuse, dont les exigences, sans règle et sans frein, sont renouvelées aux frontières d’une multitude de petites souverainetés embusquées le long du chemin pour dépouiller les voyageurs. En un mot, la route est si difficile, qu’on peut la regarder, quant à présent, comme inabordable.

Mais il arrive souvent qu’on trouve ce qu’on ne cherchait pas, après avoir manqué le but de longues et pénibles investigations. La commission d’exploration du Mékong s’était vue frustrée dans son espoir de remonter le cours entier de ce fleuve et de pénétrer en Chine par cette voie. La fortune lui devait une compensation et la lui réservait : c’était la rencontre d’une rivière qu’on nomme Song-koï ou Fleuve-Rouge, qui naît dans la province chinoise de Yunan, traverse le Tonkin et va se jeter par plusieurs embouchures dans le golfe de ce nom. Le Song-koï a douze pieds d’eau dans toutes les parties de son cours, à certaines époques de l’année. Cette rivière peut conduire un navire en Chine dans le court intervalle de quatre jours. M. de Lagrée, pendant son voyage, obtint, sur le Song-koî, des renseignemens précieux. Il en comprit tout l’intérêt ; toutefois ces données étaient assez vagues et avaient besoin d’être confirmées par une expérience directe, qui fut tentée plus tard ; mais avant de rappeler les principaux incidens de cette reconnaissance, disons pourquoi le gouvernement de la Cochinchine française, aussitôt affranchi de tout embarras intérieur, avait tourné ses regards vers l’Empire du Milieu, et n’avait pas hésité à risquer des existences précieuses pour se créer des relations directes avec les habitans de cet empire. C’est que la possession même des provinces arrosées par le Mékong inférieur, si intéressante qu’elle soit, a peu de valeur en comparaison des perspectives d’immenses bénéfices que le commerce français pourrait retirer de communications libres et faciles avec les états du Fils du Ciel.

II

La Chine ne saurait plus longtemps demeurer dans l’isolement où elle a été tenue depuis le XVIIe siècle par la politique des Tartares-Mandchoux. Avant eux, ce pays entretenait des rapports suivis avec l’Occident, et si ces relations n’étaient pas plus développées, cela tenait à deux causes : l’éloignement et la conduite des premiers navigateurs. Ceux-ci différaient peu des pirates. Hardis et sans principes, ils agissaient dans les ports où ils débarquaient comme en pays conquis ; ils s’attiraient l’inimitié des populations paisibles de la Chine. On leur donna le surnom de « diables étrangers, » et ils avaient justifié par leur turbulence cette appellation injurieuse. Le gouvernement de Pékin prit donc la résolution de les tenir à l’écart et de leur fermer l’entrée de l’empire. Toutefois il consentit à tolérer leur commerce, qui paraissait avoir une certaine utilité, mais à la condition de le maintenir dans d’étroites limites sur la frontière et sans aucun contact avec la population. Canton, étant situé à l’extrémité méridionale de l’empire, fut désigné pour le trafic avec les Occidentaux. Le reste du pays fut interdit aux étrangers. Cette politique barbare ne réussit pas, malgré sa rigueur, à donner au gouvernement des Mandchoux la sécurité. Sur ce coin de terre, où l’on tolérait les factoreries européennes, les troubles et la guerre naquirent spontanément comme un produit naturel de la cupidité européenne et de l’antipathie chinoise. Les marchands étrangers établis en Chine y faisaient d’énormes bénéfices ; mais, leur avidité grandissant avec le profit, ils imaginèrent de favoriser un vice que le gouvernement chinois s’efforçait de combattre et qu’ils réussirent à développer considérablement : la consommation de l’opium. L’introduction de ce poison était défendue : ils violèrent la défense, corrompirent les mandarins chargés de faire respecter les prohibitions impériales. Tout autre genre de commerce devint secondaire. L’opium procurait aux Chinois un genre d’ivresse parfaitement approprié à leur caractère. Ils en firent une consommation si considérable que le gouvernement sentit la nécessité de combattre efficacement la propagation de ce fléau. Un mandarin, plus intègre ou mieux surveillé que les autres, saisit toutes les caisses introduites en fraude dans les factoreries de Canton et en détruisit le contenu. Il y en avait pour 80 millions. Ce fut un coup d’état d’autant plus inutile que dès lors le territoire de l’empire se couvrait de champs de pavots. A Pékin, on se faisait une singulière illusion si l’on croyait par cette exécution extirper un abus dont la généralité des habitans étaient complices. C’était le cas de se dire que la loi est impuissante contre les mœurs ; surtout, il eût été bon de prévoir qu’on allait donner au commerce anglais un prétexte d’intervenir en Chine et d’imposer par la force non-seulement la consommation de la drogue prohibée, mais encore l’introduction des autres marchandises anglaises dans les ports où les navires européens n’étaient point admis. Le souvenir des événemens qui suivirent est dans la mémoire de tout le monde : le bombardement et l’occupation de Canton, la prise des forts de takou, les traités de Tien-tsin, la bataille de Palikao, l’entrée de l’armée anglo-française à Pékin, et enfin la signature définitive de la paix par l’empereur, réfugié en Mandchourie.

Il semblait, après des actes si solennels, que le gouvernement chinois se fût enfin résigné à supporter la présence des Européns. Les portes de la Chine, enfoncées à coups de canon, semblaient définitivement ouvertes ; mais les événemens prouvèrent qu’on n’aurait pas si promptement raison de la duplicité des mandarins. La populace du pays crie volontiers : « Mort aux diables étrangers ! » parce qu’elle a besoin partout de crier quelque chose, parce que cet anathème a une couleur patriotique et qu’il flatte la vanité chinoise ; mais sous cette écume qui bouillonne à la surface, le fond de la population est sensible surtout aux avantages qu’elle retire des relations commerciales avec les Européens ; si elle était consultée et laissée libre d’exprimer ses sentimens, elle demanderait la liberté du trafic pour tout le monde. Loin de là, l’expression de ses préférences est comprimée par le gouvernement du pays, qui redoute par-dessus tout la concurrence européenne.

Les mandarins peuvent être intègres ; mais la probité est bien difficile à des fonctionnaires privés de solde et dont la principale ressource est le pillage de leurs administrés et du trésor public. Les impôts, leur perception et leur répartition, l’administration de la justice, tout est vénal en Chine. Comment espérer que l’exemple d’administrateurs probes puisse être supporté par les fonctionnaires chinois sans déplaisir et sans résistance ! L’administration des douanes a été confiée à des employés européens ; le produit de cet impôt a considérablement augmenté entre leurs mains. Que serait-ce si l’emploi d’Européens dans les finances chinoises venait à se généraliser ? Les mandarins chinois sont d’ailleurs très entichés de leurs connaissances littéraires ; les Européens n’en ont cure. Ils n’ont pas, il est vrai, passé d’examens sur l’écriture chinoise, et leur mérite ne consiste pas en des connaissances littéraires ; ils sont ingénieurs, légistes, industriels, et dans ces professions ils montrent des capacités pratiques qui laissent bien loin en arrière le stérile talent des fonctionnaires chinois. Il existe donc entre ces derniers une coalition d’intérêts fondée sur l’envie et la cupidité.

Les mandarins s’efforcent d’ajourner au moins l’admission de rivaux plus habiles. Aussi voit-on cette politique recourir à tous les moyens pour éluder les traités. Ils n’en négligent aucun, emploient alternativement la ruse et la violence, ne reculent pas devant l’assassinat, ainsi qu’ils l’ont prouvé dernièrement à Tien-tsin, et leur hypocrisie est si profonde, leur diplomatie mensongère a l’apparence si innocente, qu’ils ont réussi non-seulement à se faire pardonner leurs méfaits, mais encore à capter la compassion et le bon vouloir des gouvernemens, comme à tromper le public, qui n’est pas éloigné de prendre parti pour les « pauvres Chinois. » Des savans fantaisistes s’accordent à représenter la Chine comme persécutée par les « barbares européens. » C’est ainsi que l’administration de Pékin réussit à reculer chaque jour davantage le moment où le gouvernement chinois devra compter sérieusement avec l’Europe et se résigner à l’exécution sincère et loyale des traités en vertu desquels les Européens doivent être admis à circuler et à commercer librement dans l’empire. Si ce moment n’est pas encore prochain, il n’importe pas moins de ménager d’avance notre place au soleil de ce commerce chinois qui rayonne déjà dans toute l’Europe et contribue à l’enrichir. Malgré la gêne et les restrictions, les échanges entre l’Europe et la Chine sont évalués à 1,500 millions. Les exportations de Chine n’atteignent pas la moitié de cette somme, et la différence que la Chine doit solder en espèces est de plus de 200 millions. Était-il possible de s’isoler d’un mouvement si considérable ? Nos gouverneurs de la Cochinchine pouvaient-ils renfermer leur action dans l’intérieur de cette colonie ? Le voisinage et les relations anciennement établies entre les états de Tu-Duc et ceux du Fils du Ciel eussent suffi pour solliciter leur attention et dicter leur conduite. Jusqu’à présent, l’Angleterre tient le haut du pavé dans ce concours des commerçans de toute nation qui se pressent aux portes de la Chine. Malgré des bénéfices énormes, sa part ne lui semble pas encore assez grande. Elle profite du voisinage de l’Inde britannique et de ses conquêtes en Birmanie pour essayer par les routes de terre de s’ouvrir un nouveau chemin dans les provinces occidentales de l’empire. Des officiers anglais y ont été envoyés, nous l’avons dit, et, s’il est possible de construire un chemin de fer entre la province de Yunan et la haute Birmanie à l’endroit où le fleuve Irawaddi cesse d’être navigable, ce chemin de fer étant d’ailleurs peu dispendieux, puisqu’il n’aurait qu’une quarantaine de lieues, l’Europe pourra voir de nouveau les marchandises chinoises lui parvenir par terre, et l’initiative anglaise attaquera la frontière commerciale par une voie que les traités n’ont pas prévue. Pouvions-nous assister impassibles à ces efforts ?

Quant à nous, dans cette lutte pacifique, nous avons à notre actif la découverte du parcours de la grande rivière Song-koï. Jusqu’en 1872, les informations obtenues sur la navigation de cette rivière restèrent vagues et insuffisantes. Comment l’hydrographie de ce grand cours d’eau aurait-elle pu être indiquée avec quelque précision lorsque l’entrée du pays qu’elle traverse était interdite ? La jalousie qu’inspire aux mandarins chinois le voisinage des Européens existe également au Tonkin dans les rangs des fonctionnaires annamites. L’empereur Tu-Duc la partage, et depuis sa défaite ce sentiment a pris encore une nouvelle vivacité. La jalousie et la crainte ont d’ailleurs ici l’intérêt matériel pour complice. L’empereur de Cochinchine exploite le Tonkin. Ce territoire a été annexé à l’empire d’Annam à la faveur d’une querelle de succession entre deux fils d’un précédent souverain. Tu-Duc gouverne le Tonkin avec le concours d’étrangers, chinois ou annamites. Les indigènes ont une espèce de patriotisme incarné dans leurs anciens rois qu’ils regrettent. Les insurrections sont fréquentes dans le Tonkin, et la cour de Hué les redoute. Aussi s’attache-t-elle à faire peser sur ce pays un joug très dur. C’est à ses dépens qu’elle fait ses expériences avec une entente très primitive des règles de l’économie politique.

La récolte du riz a-t-elle été contrariée par le temps, elle ne connaît pas de meilleur moyen pour éviter la disette dans les autres provinces de l’empire que de monopoliser à son profit la vente de cette céréale. L’empereur prévoit-il un bénéfice réalisable sur telle denrée soit en Chine, soit partout ailleurs, il en défend le commerce au Tonkin et l’accapare à son profit. Imbu de tels principes, le gouvernement de Hué ne se soucie point de mettre les étrangers dans la confidence de l’application qu’il en fait. En un mot, les Européens étaient depuis longues années écartés du Tonkin lorsque, le bruit de la navigabilité du Song-koï ayant pris une grande consistance, un de nos compatriotes, qui se trouvait chargé de fournir des armes à une armée chinoise, employée dans le Yunan, résolut de forcer le passage par le Song-koï, en dépit du mauvais vouloir des gouverneurs annamites. Ce Français, nommé Dupuis, vivait depuis longtemps en Chine ; il connaissait bien le caractère des fonctionnaires et savait comment il fallait en user avec eux. Il entra hardiment dans le Song-koï. En vain la principale autorité du pays s’efforça d’arrêter sa marche. Il passa outre et parvint sans encombre à sa destination, où il put débarquer librement et avec bénéfice son chargement d’armes et de projectiles entre les mains du commandant militaire.

Le chemin était tracé, l’épreuve faite ; il n’y avait plus qu’à en profiter. Quant à notre compatriote, lors de son retour, il ne paraissait pas attacher plus d’importance à l’ordre de sortir du Song-koï qu’à l’arrivée il n’en avait accordé à l’injonction de n’y pas pénétrer. Il y séjourna longtemps, si longtemps même que Tu-Duc, impatienté de son obstination, et redoutant les conséquences d’une expulsion par la force, demanda le concours du gouverneur de Saigon. On sait le reste. M. le contre-amiral Dupré envoya au Tonkin un jeune lieutenant de vaisseau. Eut-il raison, eut-il tort de choisir pour cette mission un ancien membre de la commission scientifique du Mékong, l’un de ceux qui des premiers avaient signalé le Song-koï à l’attention des marins et du commerce, un officier ardent, brave jusqu’à la témérité, et peut-être pourvu d’instructions assez élastiques ? De deux choses l’une : ou M. Francis Garnier partit de Saigon avec la pensée de saisir l’occasion d’annexer à notre colonie cochinchinoise un territoire qu’il regardait comme très important de conquérir, ou il donna à ses instructions un sens et une portée qu’elles n’avaient pas. Mais ne fut-il pas excusable d’aider à la lettre de ces instructions et de croire qu’elles lui laissaient une grande latitude ? Répétons que les événemens et les situations ont une logique inévitable. L’infortuné marin se sera demandé pourquoi on l’avait choisi si ce n’était pour appliquer ses idées sur la nécessité de compléter notre colonie de la Basse-Cochinchine par la conquête du Tonkin ; il crut qu’on ne serait pas fâché en France d’avoir en quelque sorte la main forcée et d’obtenir par une équipée cette importante adjonction territoriale sans laquelle notre colonie de Saïgon lui semblait devoir rester incomplète et boiteuse. Peut-être ce raisonnement eût-il été juste, s’il avait été possible qu’il menât au succès. Mais, quel que fût son dédain du courage chinois, M. F. Garnier aurait dû considérer que la partie était par trop inégale. Ce n’est pas avec une centaine d’Européens, même des plus hardis, qu’il était possible d’asseoir notre autorité dans un pays qui compte des centaines de mille habitans. On sait qu’après la première surprise qui fit tomber entre ses mains quelques-unes des principales villes du pays, un détachement de bandits chinois à la solde du gouvernement annamite entoura l’imprudent officier et le tua. Ce fut la fin d’une épopée qui rappelait les exploits de Pizarre et de Fernand Cortez. Il nous reste à dire en quelle situation cette aventure nous a laissés, quelles en ont été les conséquences et ce que nous pouvons nous proposer désormais dans les conditions où notre colonie se trouve placée.


IV

On voit par ce qui précède qu’elle a bien changé de caractère. Notre pensée, après avoir assuré le sort des missionnaires, était d’abord d’ouvrir un simple comptoir en Cochinchine ; notre premier soin avait donc été de décréter la franchise du port de Saïgon. Nous avions compté sans la mauvaise politique de la cour de Hué qui s’appliqua à bloquer ce port et nous contraignit à combattre pour donner à notre établissement de l’espace et de l’air. Cette nécessité comportait une acquisition de territoire, et c’est ainsi que notre comptoir se trouva transformé en colonie. Mais la Basse-Cochinchine n’était pas un pays propre à la formation d’une colonie. Si par ce mot on entend une population venue de la mère patrie en un pays lointain pour y cultiver la terre ; la Cochinchine française n’est pas et ne pourra jamais être une colonie. Pourquoi ? parce que le climat ne permet pas aux Européens de se livrer à un travail manuel de longue durée, parce que notre sang s’y appauvrit et que, même exempts de fatigues physiques, les hommes de notre race y perdent leurs forces et sont obligés, s’ils ne veulent s’exposer à succomber, de venir se retremper en Europe. Cette raison ne serait-elle pas concluante qu’il faudrait encore tenir compte de la concurrence des habitans et des populations voisines, notamment des Chinois, rudes et sobres travailleurs dont on obtient les services à très bas prix et qui savent trouver l’épargne là où les ouvriers européens ne récolteraient que la misère et la famine. L’empire chinois est une fourmilière humaine inépuisable qu’attire le salaire même le plus modeste ; sur ses frontières, il n’y a place pour aucune autre race. Peuple de cultivateurs et de marchands, les Chinois montrent dans l’exercice de ces deux professions une supériorité écrasante. Seuls les Annamites pourraient lutter avec eux dans la pratique de l’agriculture ; mais dans le négoce les Chinois n’ont pas de rivaux. Les commerçans européens ne se maintiennent à côté d’eux que par la facilité de leurs relations avec l’Occident, par la supériorité de leurs produits manufacturés et de leur marine commerciale.

Il n’y a pas de colonie à rêver en Cochinchine, il n’y a de possible dans ce pays qu’une administration intelligente qui y favorise l’accroissement de la population par la pratique des bonnes mœurs, l’amélioration des anciennes cultures, la connaissance des nouvelles, le goût du commerce, l’étude de nos arts industriels, de nos procédés mécaniques, en un mot tout ce qui peut donner à la contrée une nouvelle source de bien-être, tout ce qui peut rendre les habitans plus heureux, les enrichir. Il faut surtout les faire jouir d’un équitable gouvernement et détruire dans leur esprit la pensée, enracinée par une longue expérience, que tout fonctionnaire est prévaricateur, toute administration tyrannique, tout souverain oppresseur, toute justice vénale. Telle est l’œuvre à laquelle nous sommes voués et que notre marine nationale a glorieusement commencée par ses instructions et son exemple.

Elle a laissé aux habitans leurs lois, qui sont en rapport avec leurs mœurs, se bornant à rayer dans le code annamite les articles empreints d’injustice ou d’une rigueur excessive ; elle a laissé l’autorité à tous les fonctionnaires indigènes qui se sont ralliés à nous et qui ont rompu avec la politique des mandarins ; elle s’est réservé seulement une surveillance supérieure exercée par des inspecteurs choisis pour la plupart parmi les officiers. Ils ont mission d’apporter dans l’administration des finances et de la justice la régularité, la modération et l’impartialité. Marins et militaires chargés de ces fonctions sont imbus d’un sentiment de bienveillance éclairée et d’équité imperturbable. Plusieurs, aux époques troublées, ont payé de la vie leur dévoûment et ont été assassinés par des fanatiques. D’autres leur ont succédé sans être aigris par ces catastrophes, continuant à remplir le devoir de leurs prédécesseurs avec la même fermeté indulgente, le même caractère de bienveillance compatissante pour des populations ignorantes. Ce qu’ils ont surtout favorisé avec une sorte de passion, c’est l’instruction dans le cercle où s’exercent leurs fonctions. La Cochinchine ayant longtemps fait partie de l’empire chinois, l’instruction y est en honneur. Nous avons trouvé des populations disposées à profiter des cours publics. Le difficile a toujours été de substituer, d’accord avec les parens, l’enseignement européen à l’étude ingrate et stérile des caractères de la langue chinoise ; on sait qu’on peut passer toute une vie à les apprendre sans jamais les savoir. Nous nous appliquons donc à enseigner aux élèves l’écriture en caractères romains ; les efforts que fait notre administration pour atteindre ce but sont secondés par des membres de congrégations religieuses vouées à l’enseignement. On a fait appel à leur sollicitude, et ils ont répondu sans hésiter au vœu du gouvernement colonial, malgré l’éloignement de la Cochinchine et malgré l’insalubrité du climat. Des progrès remarquables ont été faits dans cette voie. La mission de ces religieux est patriotique, car ce sont des citoyens français qu’ils forment à l’étude du langage de la mère patrie et, avec la connaissance de cette langue, ils leur inspirent les sentimens qui conviennent à des sujets de la France. Nos officiers ont reconnu l’utilité de ce concours, qui, seul peut-être, a rendu leur tâché possible. Ces officiers sont des gens instruits, défiant de leurs propres forces précisément parce qu’ils sont capables d’en mettre beaucoup à l’accomplissement du devoir, pénétrés de l’importance de leur tâche. Voulant propager l’instruction, ils n’ont pas commencé par écarter les instructeurs. On n’aura jamais à leur reprocher une suffisance sotte ni cette confiance béate en soi-même qui est le propre de l’ignorance et que nous voyons fleurir dans tant d’assemblées plus ou moins issues de l’élection. Aussi leurs efforts sont-ils récompensés par le succès. En 1866, nous avions en Cochinchine A9 écoles fréquentées par 1,238 élèves ; en 1870, le nombre des écoles était de 131 et celui des élèves de 5,000. Tel est l’esprit du gouvernement militaire en Cochinchine ; il marche à la prompte constitution non d’une colonie, mais d’un état prospère et heureux sous la tutelle d’un nouveau souverain qui est la France, et qui apporte à ses sujets, avec la richesse, la morale et la vraie justice, ses conquêtes, nous ne dirons pas politiques, car ce ne serait pas toujours une louange, mais civiles. Que la Cochinchine française ait déjà fait de grands progrès dans la voie où elle est entrée, c’est ce qui n’est pas contestable, et, sous ce rapport, notre administration s’est déjà montrée bien supérieure à celle des Anglais dans l’Inde, surtout pendant les premiers temps de leur domination. Malheureusement notre politique plus humaine, plus scrupuleuse, n’a pas égalé celle de nos voisins par la fermeté et la suite des desseins. Notre faute a été de ne savoir pas ce que nous voulions faire et de ne pas prévoir ce que nous ferions. D’un projet de comptoir à un projet de colonie, nous en sommes arrivés à la fondation d’un état satellite. Mais c’est là que se montre avec éclat notre défaut de prévoyance. Puisque nos vues, si modestes d’abord, devaient finir par s’étendre à une annexion, ne fallait-il pas la concevoir grandement ? Il n’en eût pas coûté beaucoup plus cher, et dans la suite les revenus eussent plus que compensé la dépense primitive. Nous avions dans notre voisinage l’exemple de l’Inde britannique. Il fallait l’imiter dans une certaine mesure au début ; mais surtout ne pas élever de nos propres mains des barrières à notre expansion future. Telle qu’elle est, la Cochinchine française ne représente qu’un territoire restreint, dont la population ne dépasse pas de beaucoup 2 millions d’hommes, et qui, bien administrée, ne donne encore que 2 millions d’excédant sur ses dépenses. Si la Cochinchine entière, y compris le Tonkin, était entre nos mains, nous pourrions nous considérer comme maîtres d’un empire colonial qui, confinant à la Chine, aurait une très grande importance et une très grande valeur. Il ne faut pas faire les choses à demi ; mieux vaut ne pas les entreprendre. Les Anglais, voyant nos précautions, notre timidité, nos craintes, n’ont jamais compris cette attitude ; ils se sont moqués de nous en répétant dans leurs journaux : « Que diable les Français veulent-ils faire de la Cochinchine ? »

Cette question, ils n’auraient pas eu l’occasion de la poser, si nous avions bien su dès l’origine ce que nous allions faire dans l’Indo-Chine, si nous avions eu, comme les Anglais, une politique coloniale, et si, guidés par cette politique, nous en avions résolument appliqué les principes. Il faudrait supposer surtout que nous eussions bien connu le terrain sur lequel nous allions opérer. Les Anglais, sous ce rapport, sont dignes de servir de modèles. Quand ils ont des vues sur un pays lointain et mal connu des géographes, ils ne manquent jamais de s’y faire précéder par des explorateurs. Les uns voyagent soi-disant par pur amour de la science ; les autres, selon les cas, reçoivent des missions ostensibles. Ceux-ci comme ceux-là rapportent de leurs voyages des renseignemens que l’Angleterre utilise pour prendre des résolutions en pleine connaissance de cause. Tous les gouvernemens réfléchis en font autant. La Russie, dans son expansion incessante sur les frontières du nord de la Chine, envoie toujours en avant-garde des voyageurs isolés. Tantôt ce sont des officiers, tantôt de simples touristes. Leurs observations servent à diriger plus tard la marche du gouvernement. La Prusse, moins coloniale que guerrière, est admirablement renseignée d’avance sur les pays où elle porte ses armes, et nous avons vu en 1870 qu’elle connaissait mieux que nous-mêmes les ressources de la moindre de nos localités. Il nous semble que, si nous avions fait explorer l’empire d’Annam avant d’aborder à Tourane, nous eussions évité l’école que nous avons faite en y débarquant nos premières troupes. Peut-être même, si l’amiral Rigault de Genouilly eût été mieux informé d’avance, il ne serait pas descendu de Tourane à Saigon, c’est-à-dire à la pointe la plus extrême de l’Indo-Chine, d’où notre rayonnement dans l’Empire du Milieu était très difficile. L’idée d’affamer le souverain de Hué en occupant les provinces nourricières de l’ennemi était ingénieuse, mais de peu de portée. Ce n’était rien qu’un moyen de guerre, et après la guerre ce moyen n’avait plus de mérite. Restait seulement la valeur intrinsèque du territoire conquis. Réduite à ces proportions elle était médiocre. Il est pénible de devoir au seul hasard les progrès que nous avons faits en Cochinchine et d’avoir attendu que nous y fussions fixés en des provinces qui n’étaient peut-être pas les meilleures pour découvrir la nécessité de prendre le Cambodge sous notre protection, de refouler l’ambition de la cour de Siam, de remonter le même fleuve pour savoir s’il conduisait en Chine et de découvrir enfin, longtemps après notre établissement loin du Tonkin, qu’il existait dans cette province, d’abord négligée par nous, une route fluviale conduisant en moins de cinq jours au cœur de la préfecture chinoise du Yunan. Ces regrets sont d’ailleurs inutiles ; nous sommes liés et bien liés avec le roi Tu-Duc par des traités que la dernière législature a consacrés solennellement.

Ces conventions comportent la reconnaissance de la souveraineté de Tu-Duc sur la Haute-Cochinchine et le Tonkin, et, mieux encore, l’engagement de prêter à cet ancien ennemi l’appui de nos armes pour défendre au besoin ces droits que nous constatons. Cette clause, fort gênante pour notre politique future, est tout à l’avantage de notre ancien ennemi et peut nous exposer à des conflits avec une puissance européenne, la Prusse par exemple, qui cherche un établissement dans l’extrême Orient. De toute façon, nous nous sommes lié les mains. En échange, Tu-Duc consent à nous abandonner les six provinces de la Basse-Cochinchine qu’il nous a forcés à conquérir, que nous possédons et qu’il aurait arrachées de nos mains s’il l’avait pu. Cette concession vraiment gracieuse est reconnue par le don de cinq bâtimens à vapeur tout armés, de cent pièces de canon avec un approvisionnement complet de munitions. Nous ajoutons à ces présens une quantité très considérable de fusils et nous lui faisons remise du reste de l’indemnité de guerre qu’il avait dû s’obliger à payer dans son premier traité de cession. En somme, il nous donne ce que nous détenons, ce qu’il est hors d’état de nous reprendre, ce qu’il nous avait déjà concédé, et nous rachetons par des présens et par la remise d’une dette ce qui nous appartenait déjà. Cette convention aurait toute l’apparence d’un marché de dupe si, d’un autre côté, le roi de Cochinchine n’avait fait valoir le mérite d’un second traité par lequel il a consenti à admettre, avec beaucoup de restrictions du reste, les navires de commerce dans ce fleuve du Tonkin qui conduit en Chine, le Song-koï. Or à l’époque où il a signé ce deuxième acte international, Tu-Duc était à peu près dépossédé du Tonkin ; les principales villes de ce pays étaient au pouvoir de nos soldats. A l’entrée de la rivière, dont son traité avait pour objet de nous permettre la navigation, notre drapeau était levé. Il nous a convenu de déplacer la question et de solliciter une concession dont nous avions la possibilité de nous passer : nous avons pris le rôle de solliciteur là où nous pouvions commander. Qu’importe qu’un officier trop fougueux eût dépassé ses instructions en s’emparant du pays sans ordres formels ! le fait est qu’il l’avait conquis avec une poignée d’hommes. Il avait payé de sa vie sa hardiesse. Était-ce le cas de le désavouer après sa mort ? .N’était-il pas plus habile et plus honorable pour nous de tirer parti de la situation qu’il nous avait laissée ? Les diplomates de la cour de Hué, plus fins et plus résolus, ont bien vu que la préoccupation dominante du gouvernement de la république était de tirer ; comme on dit, son épingle du jeu ; ils en ont profité avec adresse. En attendant, les mandarins ont déjà payé par une atroce persécution l’aide que M. Garnier avait reçue des chrétiens du Tonkin.

Aujourd’hui le traité est en pleine exécution, et l’on peut savoir comment il fonctionnera : à la manière et avec les procédés annamites. Les douanes établies sur le Fleuve-Rouge entravent la navigation, sur laquelle on prélève un impôt de surérogation au profit des employés, et il n’y a pas de difficultés que ne rencontrent les agens, même officiels, qui veulent remonter le fleuve et entrer en Chine. Au commencement de cette année, M. de Kergaradec, consul de France au Tonkin, a remonté le Fleuve-Rouge. Il a constaté la présence sur la frontière de Chine d’une bande de pirates chinois qui se sont emparés d’une province, la gouvernent militairement et prélèvent pour leur compte un droit indirect de 33 pour 100 sur le commerce, Ils sont à la solde de Tu-Duc, mais ils ne font aucun cas du faible mandarin qui représente au milieu d’eux le gouvernement de l’Annam. Du reste M. de Kergaradec a éprouvé qu’on ne pouvait entrer dans le Yunan sans leur permission, même avec les passeports annamites.

Par la conclusion de ce traité, les négociateurs de Tu-Duc ont étouffé d’avance toutes velléités d’extension territoriale que nous aurions pu concevoir pour nous rapprocher des frontières de Chine. La grande politique a reçu, en cette occasion, un coup dont elle aura peine à se relever, et nos adversaires cochinchinois ont su nous réduire à la petite, qui consistait à nous cantonner dans l’administration d’un territoire mesquin et à nous contenter de bénéfices annuels de quelques millions, lorsque nous étions en situation de dominer bientôt l’Indo-Chine, de recueillir, par droit de découverte, la plus grande partie des bénéfices du transit avec la Chine par la grande rivière, au lieu d’y participer modestement et pauvrement dans la mesure ordinaire parmi les nombreux concurrens qui ne peuvent manquer d’exploiter prochainement, en même temps que nous et au même titre, la navigation du Song-koï[4].

Enfin il faut, selon le proverbe, savoir se contenter de ce qu’on a lorsqu’on ne peut avoir ce qu’on ambitionne. Tel qu’il est, notre territoire colonial de la Basse-Cochinchine mérite qu’on s’y intéresse et qu’on se félicite de l’avoir acquis. Les progrès y sont rapides, la transformation morale de la population n’y est pas moins remarquable : voici quelques chiffres propres à en faire ressortir l’importance. Les statistiques publiées par le ministère de la marine et que nous avons entre les mains se rapportent aux années 1867, jusques et y compris 1871. Les premiers relevés sont restés purement approximatifs, l’administration n’étant pas encore définitivement organisée ; ils ne comprennent d’ailleurs que les trois provinces de Saïgon, Mytho et Bien-hoa. Depuis lors, trois nouveaux territoires ont été annexés à notre colonie ; nous avons dit en quelles circonstances et pour quels motifs. Ils étaient peu peuplés, et les cultures n’y étaient pas très étendues ; néanmoins il faut en tenir compte dans l’augmentation considérable de la population, du mouvement commercial et des travaux agricoles. En 1867, la population totale de la Cochinchine française, sans y comprendre les fonctionnaires et la garnison, était de 502,116 personnes, soit 585 Européens, 482,953 indigènes annamites, 17,754 résidens chinois ; le surplus comprenant des Malabares, des Indiens, des Malais et des Arabes. En 1871, les Européens sont au nombre de 823, les indigènes annamites forment un total de 1,223,916, les Chinois résidens présentent un chiffre de 30,444, la population malaise comprend un groupe de 16,427 personnes ; enfin les Cambodgiens, que la régularité et l’équité de l’administration française ont attirés dans nos limites, sont au nombre de 64,081 ; c’est un total général de 1,335,842 individus. La comparaison des deux tableaux établit un accroissement de plus de 150 pour 100 en quatre ans, et si l’on étendait à 1876 les points de la comparaison, la progression serait plus considérable.

Les progrès du mouvement commercial n’ont pas été moins accentués. Ainsi en 1867 les importations relevées par la statistique s’élèvent à 3,413,386 francs ; les exportations sont de 2,381,580 francs, soit 5,794,966 francs, entrées et sorties réunies. Mais en 1871, le mouvement du commerce dans la Cochinchine française s’exprime par la somme de 160,488,253 francs, savoir : 84, 889,966 francs pour les importations, et pour les exportations, 75,598,287 francs. Il serait sans intérêt de multiplier ici les citations des documens officiels. Tout contribue à prouver la prospérité croissante de notre établissement de Cochinchine. Cette prospérité est si éclatante qu’on ne peut l’envisager sans être ébloui à la pensée des trésors que réserve l’Indo-Chine, comme la caverne des Mille et une Nuits, à ceux qui sauront l’exploiter.

N’insistons pas et bornons-nous à répéter que nous devons à notre marine nationale, à son administration intelligente, à l’action de nos gouverneurs, assez gênée sans doute, mais toujours dirigée par le plus pur patriotisme, le succès signale d’une entreprise difficile et mal étudiée au début. Nos marins, placés loin des regards et des applaudissemens de leurs concitoyens, n’ont pas à leur portée la popularité qu’acquiert facilement le moindre orateur sans quitter le coin de son feu. lis savent s’en passer, contens d’exposer leur vie pour le pays, sans attendre d’autre récompense qu’un avancement souvent bien tardif et une solde bien modeste. Heureusement l’estime affectueuse de leurs concitoyens les dédommage ; ils sont entourés partout de considération ; leur uniforme inspire le respect, leur savoir et leur dévoûment éprouvé donnent confiance. Il faut se féliciter, au milieu de l’abaissement général des caractères, de pouvoir signaler tant de gens de bravoure et de désintéressement qui ne transigent jamais avec le devoir, quels qu’en soient les aspérités ou les dangers.


PAUL MERRUAU.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er avril, notre étude sur les Colonies françaises et le budget.
  2. Rapport de M. Ed. Wyts, capitaine de frégate.
  3. Voyez la Revue du 1er mars 1869 au 1er juin 1870.
  4. Voyez, dans la Revue du 1er mai 1874, l’intéressante étude de M. E. Plauchut sur le Tonkin et les relations commerciales.