La Politique des campagnes

LA
POLITIQUE DES CAMPAGNES

Enquête agricole, publiée par le ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics. — 14e circonscription : Haute-Marne, — Côte-d’Or, — Saône-et-Loire ; rapporteur, M. Ad. Dailly. — Imprimerie impériale.

Depuis qu’à un régime de tolérance ont succédé en politique quelques droits réels, le pays en est à se demander comment et au profit de qui il en usera. Il est dans la position d’un homme qui, secoué d’un sommeil profond, n’a pas tout d’abord conscience de lui-même, et après un songe de quinze ans ne ressaisit pas sans peine le fil des réalités ; ses premières impressions ont été des mécomptes ou des surprises. Telle élection, par exemple, qui se présentait bien a échoué fatalement, telle autre dont on se préoccupait à peine a eu un succès d’enthousiasme ; ici il y a une mise en scène déplorable, ailleurs et dans le plus grand nombre de cas un complet abandon. Le pays assiste alors plus qu’il ne se mêle à ces actes bien essentiels pourtant de la vie publique. Peut-être s’en défie-t-il, tant on l’a habitué à n’y voir qu’un jeu. Cependant, pour les plus incrédules, un fait demeure démontré, c’est que les villes sont plus disposées que les campagnes à prendre au sérieux les garanties offertes par la loi et à s’en servir comme d’une arme pour en conquérir d’autres. Les très grandes villes n’avaient pas même attendu ces garanties de fraîche date pour marquer leur dissidence et s’inscrire contre les défaillances à peu près générales de l’opinion. De ce côté donc, point d’autre effort à faire que d’aider au cours naturel des choses. Ces grandes villes marchent désormais seules, et peu à peu à leur exemple les autres se débarrassent de ces tristes lisières que l’on nomme les candidatures officielles.

Mais les campagnes, comment les entamer ? C’est une question plus aisée à poser qu’à résoudre. L’électeur rural n’est pas, comme l’électeur urbain, perméable à toutes les influences qui règnent ; son éducation politique ne se fait pas indirectement, par le seul contact du milieu où il vit ; pour le rallier à soi, il faut agir directement sur lui et, quand on ne lui en impose pas, le convaincre : tâche délicate, et qui, avec des esprits plus aiguisés qu’on ne croit, demande de l’art, des ménagemens et une certaine méthode. Délicate ou non, cette tâche est pour les hommes qui prennent part à la vie publique un devoir et une nécessité : tant qu’elle ne sera pas remplie, le suffrage universel ne sera qu’un mécanisme faussé, ici trop réfractaire, là trop malléable et sujet à se briser dans des chocs incessans. Par quel moyen sortir de là ? Il n’en est qu’un seul, c’est d’aller combattre la pression administrative là où elle s’exerce, c’est-à-dire dans la commune, et d’y employer des instrumens appropriés ; c’est d’apporter dans l’émancipation du vote rural l’habileté qu’on a mise à l’enchaîner. Voyons donc comment le gouvernement s’y est pris et quelle est la voie que l’opinion libérale pourrait suivre.


I.

Au début du régime actuel, les populations agricoles n’ont pas toutes ni d’emblée souscrit à des désignations qui réduisaient à un pur simulacre l’exercice de leur droit électoral. Il y en avait même dans le nombre de fort mal disposées ; c’étaient celles qui avaient porté à l’assemblée législative et sur les sommets de la gauche deux cent trente représentans qui venaient d’être compris dans une dispersion générale : légion nombreuse, où vingt départemens figuraient pour la totalité, trente autres pour une partie de leur députation. Là-dessus les campagnes avaient le lot le plus large et pas le moins ardent. Allaient-elles désarmer ? Il ne manquait pas de gens pour le leur conseiller, et quelques jours avant le coup d’état Michel (de Bourges), rompant en visière à la majorité de l’assemblée, s’était écrié : « C’est au président de la république que vous en voulez ! Le président, mais c’est notre homme ; entre lui et vous, notre choix est fait. » Ces paroles d’avocat avaient eu peu d’échos. Les partis ont plus de clairvoyance, ils font le vide autour de leurs chefs quand ces chefs se trompent. Il y eut donc dans cette fraction des vaincus du 2 décembre un fond de rancune et un goût de revanche qui survécurent aux événemens. Quelques départemens s’agitèrent, d’autres, appelés au scrutin, exhalèrent leur humeur par un certain nombre de bulletins factieux.

Comment finit ce premier feu, chacun le sait. Des décrets y pourvurent avec des agens spéciaux créés à l’appui, inspecteurs-généraux de police qui n’ont duré qu’un jour, commissaires de police de canton qui disparaissent peu à peu faute de savoir à quoi et à qui se prendre. Malgré cet appareil d’intimidation, il se fit bien encore çà et là quelque bruit autour des urnes électorales : apostrophes véhémentes contre des maires trop zélés, pugilat et bris de matériel dans les cas les plus graves; mais de promptes exécutions y mettaient bon ordre, et, comme on dit, force restait à la loi. Ce mode d’apaisement a duré jusqu’au silence des opinions dissonantes; s’il en persistait de telles, elles devaient se résigner au huis clos. Cela s’appelait administrer le pays à l’extraordinaire, et tout y aidait, l’effacement de la tribune, la condition précaire de la presse, un terre-à-terre absolu avec une seule volonté debout. A tout prendre, rien de plus commode. Un siège était-il vacant au corps législatif, dans les délais voulus un nom arrivait à la préfecture par la poste ou par le télégraphe indistinctement. Quelquefois la personne accompagnait le nom, pure formalité. À ce nom ne se rattachait ni un talent connu, ni une situation considérable, ni un titre, ni une notoriété quelconque; souvent même l’homme était étranger à la localité. Peu importait, il valait assez dès qu’il était désigné. La mise en scène n’exigeait pas d’ailleurs de grands efforts : les acteurs y étaient formés, maires, gardes champêtres, gendarmes. Les gendarmes portaient les bulletins du chef-lieu à la commune, le garde champêtre les distribuait à domicile avec le mot d’ordre, le maire les recueillait et les dépouillait. Immanquablement le nom officiel passait à des majorités imposantes, et ainsi partout. Autant de candidats patronnés, autant de députés. C’était jouer à coup sûr.

Ce mécanisme n’avait qu’un défaut, c’était d’être trop parfait; le moindre souffle en devait troubler l’équilibre. On peut le voir; il réussit encore, mais il a des irrégularités. A quoi cela tient-il? Cela tient à ce qu’on a desserré l’écrou qui pesait sur la tribune et sur la presse : une détente s’en est suivie, et après les villes les campagnes en profitent. Bon gré, mal gré, il faut maintenant les administrer à l’ordinaire, les gagner au lieu de les intimider, compter avec elles. Ce souci ne date pas d’hier; il remonte à l’année 1863, où vingt-quatre circonscriptions rurales rompirent leur ban par des choix significatifs, et donnèrent, à la consternation de leurs magistrats, les premiers exemples de l’indiscipline. Ce fut comme une explosion dans tous les sens, au nord, au midi, à l’est, à l’ouest, au centre surtout, d’autant plus sensible qu’elle était inattendue. Depuis lors, pour l’ingérence officielle, les choses n’ont fait qu’empirer; partout les minorités ont gagné du terrain, et l’élection du Jura a comblé la mesure. Dix revanches ne répareraient pas cet éclatant échec, et ces revanches, au lieu d’être un jeu comme autrefois, seront un combat. Qu’y faire? L’esprit public a de ces retours devant lesquels il vaut mieux s’incliner que se raidir; ainsi pense-t-on, et sur beaucoup de points les allures ont changé. Le préfet n’est déjà plus l’homme de 1852; il porte moins fièrement la tête et consent à être discuté. Il sent que, s’il abuse, la tribune est là pour recueillir les plus gros griefs, la presse les plus petits; il s’observe, se surveille mieux. De leur côté, les députés patronnés commencent à se mettre en frais pour des mandataires qu’ils n’ont jamais vus; ceux d’entre ces députés qui ont la parole aisée débitent à l’occasion quelques discours, ceux qui se défient de leurs facultés oratoires y suppléent par des semences de choix ou de bons modèles d’instrumens agricoles. Tout est profit pour les campagnes dans ces résipiscences. Non-seulement on ne les mène plus militairement, mais on a pour elles des procédés empruntés à un aphorisme médical bien connu : ménagemens, douceur et bonne grâce. Pourquoi cela? C’est qu’on craint leur défection.

Pour juger à quel point ces craintes sont fondées, il convient de se rendre compte de ce qu’est une élection dans les campagnes en la comparant à une élection dans les villes. Voici les deux acteurs en présence, l’ouvrier d’une part, le paysan de l’autre. L’ouvrier a sous la main tous les moyens de s’éclairer sur ce qu’il va faire, les journaux, les affiches, les réunions publiques, désormais autorisées, les informations personnelles; son seul embarras est de bien choisir. Ce choix est-il fait, l’ouvrier n’a ni influence à subir ni précautions à prendre; hostile ou non, il vote le front levé. Point de détail qui ne soit libre dans l’acte qu’il remplit, il n’y relève que de sa volonté, et en a la pleine conscience. Combien le paysan est loin de cette notion de son droit et de cette sécurité d’esprit! combien aussi les conditions où on le place sont différentes ! Aux formes près, les choses se passent comme naguère, c’est toujours un choix recommandé. S’il n’y a qu’un nom sur les rangs, c’est une dérision; s’il y en a plusieurs, c’est une grosse affaire. Pour le paysan, l’opération commence et finit dans la commune (soixante ou quatre-vingts feux), et dans la commune on n’a ni journaux, ni affiches, ni circulaires, ni réunions préparatoires, rien en un mot de ce qui surabonde dans les villes. Où se renseigner? Dans les chaumières voisines, le dossier se borne également au bulletin de vote et aux commentaires envoyés du chef-lieu. Ce bulletin est le seul qui se montre à découvert, les bulletins opposans circulent dans l’ombre; il faut une certaine force d’âme pour y toucher, une plus grande encore pour s’en servir. A quoi bon d’ailleurs, et quel intérêt y a-t-on? Volontiers on le ferait sournoisement, mais que d’yeux ouverts et quels yeux de lynx! Tout bien réfléchi, on aime mieux demeurer en bons termes avec l’autorité; quatre fois sur cinq, c’est ainsi que les choses se passent. Les défections seront donc lentes et successives : par un temps de politique émoussée, qu’exiger de plus? C’est quelque chose qu’elles soient possibles.

Qui a donné aux circonscriptions réfractaires le courage d’en venir à leurs fins? Quels sentimens les animaient? Pourquoi celles-ci plutôt que celles-là? Questions délicates. Il y a eu sans doute et dans quelques cas des motifs secondaires, l’influence d’un nom, d’une grande existence locale, ou bien un effort personnel accompagné de sacrifices ; mais le vrai, le principal mobile, celui qui a influé sur les uns plutôt que sur les autres, c’est la trempe des opinions. Les opinions vives, dans toutes leurs nuances, ont montré le chemin aux opinions modérées. Ce long engourdissement leur pesait, elles en sont sorties à leur heure. Cela est si vrai qu’à chaque circonscription rurale qui de 1863 à 1868 a glissé des mains de l’administration correspond en 1849 une députation homogène et ardente. C’est notamment le Jura, ce sont les Vosges, le Bas-Rhin et la Loire. On peut consulter les listes de 1849; à quelques unité près, la couleur des députations est la même, une couleur tranchée. Pour les Côtes-du-Nord et la Loire-Inférieure, le fait se reproduit; c’est une autre couleur, tranchée également. Enfin dans le Nord, dans l’Aisne, dans la Côte-d’Or et quelques départemens du centre prévaut une troisième couleur, non moins tranchée que les deux autres. Ce n’est pas à dire que cette symétrie soit restée intacte, et que les élus soient aujourd’hui encore le reflet exact des électeurs : il y a des compromis, des alliances, des combinaisons de suffrages; mais ces actes n’en gardent pas moins une signification et une intention communes : c’est de restituer à la représentation du pays son indépendance et sa dignité. Le dessein une fois pris, les populations l’ont mené à bien; elles y ont mis la constance et l’énergie qu’il fallait.

Devant ces assauts en règle, l’administration ne pouvait demeurer inactive ni indifférente. Ce qu’elle faisait en se jouant, il faut que désormais elle l’emporte de haute lutte. Le premier souci qu’on lui inflige est d’avoir à regarder de plus près aux choix qu’elle adopte. Faire réussir un candidat qui tombe sur un département comme un aérolithe sera une partie de plus en plus chanceuse, et à laquelle il sera bon de renoncer. Même réforme dans l’emploi des moyens d’influence. Il ne s’agit plus d’en user mollement; la consigne, à la veille des élections surtout, est de leur imprimer toute l’énergie dont ils sont susceptibles. Des chefs de service, cette consigne descend jusqu’au moindre employé. Ce ne sont pas là des hypothèses; il y a des faits à l’appui. Ainsi dans beaucoup de communes des maisons d’école viennent d’être achevées. Les inaugurations de ce genre se font ordinairement sans bruit; on ne déplace pas pour si peu les fonctionnaires de première catégorie, le maire et un officier d’académie y suffisent. Cette fois, et sur plus d’un point, c’est le préfet qui mène la cérémonie, assisté du recteur, et l’occasion paraît bonne au député en titre pour placer un petit discours. Si l’école est dans la main des frères, l’évêque ne dédaigne pas de figurer dans le cortège à côté du préfet et du recteur; les autorités du canton complètent l’assistance. Le soir, il y a banquet et toasts. Les moindres circonstances, naguère insignifiantes, sont ainsi mises à profit pour arriver jusqu’à la plus humble expression du suffrage universel, l’électeur de la commune, qui n’est point insensible aux frais que l’on fait pour lui. Il y a surtout des mots qui l’émeuvent, par exemple ceux de chemins vicinaux et ruraux. C’est souvent un mirage; mais le campagnard s’y laisse toujours prendre. Que de décrets coup sur coup qui annonçaient des études et des sommes définitives ! Les études faites, c’était à recommencer. La foi du campagnard n’en a pas été ébranlée; on est sur de le toucher dès qu’on lui promet de nouvelles études et de nouveaux millions, ceux-là bien définitifs. C’est le cas aujourd’hui, et, viennent les élections, aucune amorce ne sera plus sûre. Deux fois dans le cours de cette année, les chemins ont été un thème à effet. Les préfets en tournée du conseil de révision n’ont pas manqué de le reproduire, et les sous-préfets ont visité leurs arrondissemens commune par commune pour y agiter avec les conseils municipaux et sur les lieux mêmes les questions pendantes de petite vicinalité. Dans ce contact pour des intérêts locaux, que de politique peut se glisser utilement!

Au sujet des chemins de fer, l’influence est plus active encore. Le pays semble aujourd’hui atteint d’une fièvre chaude que l’on peut nommer la fièvre des embranchemens. Il n’est pas de localité qui y échappe. Devant le ministère des travaux publics, la lutte s’engage entre les départemens, devant le conseil-général entre les arrondissemens, et dans le même arrondissement entre les tracés. On croyait le débat vidé par l’établissement des grands réseaux, il se renouvelle pour les tronçons avec un acharnement pire. Ce sont partout des tempêtes dans un verre d’eau et des animosités d’autant plus vives que les adversaires sont plus voisins. Naturellement l’état a beau jeu au milieu de ces prétentions qui se combattent et entre lesquelles il doit se prononcer comme arbitre. Il y a là dans des élections générales un moyen d’action qui n’en est pas moins réel, même en le renfermant dans des bornes légitimes. Des corps spéciaux préparent ces questions à tous les degrés, et, sans être enchaîné par leur avis, le ministre en tient volontiers compte; mais, soit qu’une politique supérieure intervienne, soit que d’un projet à un autre les conditions se balancent, ne peut-il pas arriver qu’au milieu de tous ces concurrens il y ait place çà et là pour des préférences conditionnelles? Cela s’est vu, cela se verra probablement encore; sans même aller si loin, il est constant que des localités qui attachent un si grand prix à une faveur officielle n’ont plus qu’une indépendance relative, et sont tentées, en prenant les devans, d’aplanir les voies aux concessions qu’elles attendent.

Voilà déjà bien des issues ouvertes aux influences; elles ont en outre un champ plus vaste indiqué dans une enquête agricole dont les résultats viennent d’être publiés. Cette enquête est pour l’agriculture ce qu’étaient les cahiers des états-généraux en 1789, l’inventaire de ses besoins et de ses griefs. Ce travail est curieux à beaucoup d’égards; nous n’en tirerons ici que ce qui touche à notre sujet.


II.

Rien ne prouve mieux que l’origine de cette enquête à quel point les campagnes, dès que leur intérêt est en jeu, sont disposées à se dérober aux mains qui croient les tenir. Il y a quelques années de cela, une suite d’abondantes récoltes avait fait tomber le prix des grains à des moyennes de 15 et 16 francs l’hectolitre. L’accroissement des quantités ne compensait pas, au dire des cultivateurs, l’avilissement des prix; ils se déclaraient lésés, ruinés même, si cette crise se prolongeait. Le débat fut porté à la tribune, et on y réchauffa si bien les cendres de vieilles querelles qu’il faillit en sortir une explosion. Les uns parlaient du rétablissement de l’échelle mobile, les autres se contentaient d’un droit fixe; le biais importait moins que ce phénomène d’un orage éclatant dans un ciel serein. Si des élections générales avaient eu lieu à ce moment-là. Dieu sait comment elles auraient tourné. L’embarras du gouvernement n’était pas médiocre : il ne pouvait ni rompre ni céder; aucun tempérament n’est possible à propos d’une denrée qui ne comporte pas autre chose que la liberté et l’immunité avec les alternatives favorables et défavorables qui s’y attachent. Que faire? Comment conjurer cette agitation sans y engager à faux des principes élémentaires? C’est alors que l’idée survint d’une enquête établie sur les plus grandes proportions, et réfléchissant au vrai l’état des industries rurales. Plus la tâche était étendue, plus elle devait durer; le gouvernement mettait ainsi de son côté le bénéfice du temps et de la réflexion. Ce calcul ne fut pas déçu. Six mois ne s’étaient pas écoulés que les dispositions des esprits étaient déjà tout autres. La série de mauvaises récoltes avait recommencé, les réserves s’épuisaient à vue d’œil, et les mercuriales des marchés se succédaient en pleine hausse. On toucha pendant quelques mois à 35, 36 et 38 francs l’hectolitre, presqu’un prix de famine pour les populations. Les cultivateurs ne disaient plus mot, la disette les servait mieux que l’abondance, les prix avaient doublé et au-delà, tandis que les récoltes avaient à peine diminué d’un tiers; plus de recettes avec des quantités moindres, partant moins de frais, c’était tout profit. Il était évident que l’objet principal de l’enquête allait être emporté dans cette volte-face inattendue.

Aussi dans les réponses recueillies les lois des céréales, l’échelle mobile, le droit fixe à l’importation, la mouture à l’entrepôt, sont-ils relégués au dernier plan. Plusieurs départemens les passent sous silence, beaucoup n’en font qu’une courte mention; mais à côté de cette intention manquée il s’en est déclaré une autre frappant plus juste, et qui, au cours de l’enquête, est allée s’affermissant. C’est l’intention d’examiner de près le régime, la transmission, les charges, la constitution de la propriété rurale en tenant compte de la loi et de la coutume, un hors-d’œuvre, si l’on veut, mais d’une tout autre portée qu’une question de tarifs. De toutes les façons, le gouvernement ne gagnait rien au change; au lieu d’un problème, on en soulevait vingt. C’était entre autres un cours de justice distributive appliquée aux petites gens et l’occasion d’un examen de conscience pour les agens instrumentaires qui vivent de la procédure fiscale; c’était aussi un rappel entre les villes et les campagnes à une plus stricte égalité de traitement. Tandis que dans les villes on recule chaque jour la limite du dégrèvement des cotes personnelles, dans les campagnes on poursuit à outrance le recouvrement des cotes foncières, si modiques qu’elles soient. Cette chaumière, ce lambeau de champ qu’il a reçus des siens ou acquis de ses deniers, le paysan ne les conservera qu’en luttant contre un travail de termites qui tend à l’en déposséder. Point d’incident qui ne l’obère : s’il hérite, ce sont des droits de succession et souvent une licitation écrasante; s’il achète, ce sont des droits de mutation, des purges, des quittances. Tout le monde en est Là, dira-t-on. Oui, mais pour des valeurs consistantes, une ferme, une maison, qui dans un changement de mains peuvent supporter quelques frais d’actes, tandis qu’ici il s’agit d’atomes qui s’évaporent à la première ventilation, quelques ares de terre, quelques pieds d’arbres, une masure, dont les moindres formalités de justice absorberont immanquablement le prix.

Et les ventes sur saisie, où créanciers et débiteurs sont presque toujours confondus dans une ruine commune ! Ce qui presque toujours les amène, c’est la passion de la terre dont le paysan ne peut pas se guérir. Arrive-t-il à une enchère, il est pris de vertige et acquiert sans avoir de quoi payer. Comment s’en tire-t-il ? Par un emprunt souvent grossi jusqu’au montant du prix d’acquisition. Alors commence pour lui une gageure qui peut se prolonger toute sa vie. Le produit du champ adjugé couvre tout juste les intérêts de la créance; il arrive même que ce produit reste en-deçà, et qu’il faut sur d’autres ressources combler la différence. L’héroïque paysan n’en est point ébranlé; il en passera par les plus dures privations pour que le champ lui reste, et que le cadastre le maintienne à son nom. En est-il le maître ou l’esclave? Peu importe. Tant que ses forces le serviront, il fera honneur à ses engagemens, et ajoutera peut-être d’autres lots, tout aussi grevés, à ceux qu’il possède déjà. Il tient à ce que l’on dise de lui : « C’est un homme à l’aise, il a vingt arpens au soleil. » Au prix de quels embarras, les huissiers le savent. Enfin le moment arrive où il faut désarmer; survient une infirmité, ou la vieillesse, ou la mort. La liquidation commence, une liquidation judiciaire s’entend, où les procès s’engendrent, et qui laisse le plus net de l’actif entre les mains des hommes de loi.

Ces abus de la procédure s’appliquant à des infiniment petits, l’enquête les signale résolument dans un concert presque unanime de dépositions. Il n’est pas de localité d’où ce cri ne parte et qui n’y joigne sa demande de réforme. La communauté s’unit pour défendre ceux qui ne se défendent pas eux-mêmes, pour couvrir les faibles ou du moins pour ne pas les dépouiller. C’est bientôt dit qu’à tout prendre on reste dans le droit commun, et qu’un régime d’exception encouragerait le goût des parcelles, fatal à la reconstitution de la grande propriété. On oublie que, par le temps qui court et l’esprit qui règne, la grande propriété n’est véritablement garantie que par les petites, et que chaque parcelle qui trouve un acquéreur est un instrument ajouté à la sécurité commune. L’enquête ne pouvait donc qu’y insister; elle estime qu’au-dessous d’une certaine somme les contrats d’achat et de vente pourraient être ramenés à des formes plus sommaires, frappés de moindres droits, passibles de moindres taxes. Sur les droits de succession et de mutation, même dégrèvement, n’importent les sommes et les redevables. Les droits de succession, arrivés où ils sont et s’exerçant sur le passif comme sur l’actif, ressemblent à une exhérédation lorsque les biens sont engagés pour une grande partie de la valeur, comme c’est fréquemment le cas; quant aux droits de mutation, ils font obstacle par le taux qu’ils ont atteint à la circulation de la fortune mobilière, et pourraient être réduits de beaucoup sans que le fisc eût rien à y perdre; l’accroissement des transactions rétablirait promptement la balance. Ainsi marche cette enquête, donnant des conseils qui ont l’air de remontrances, exprimant des doutes, posant presque des conditions pour un arrangement durable avec les campagnes. Elle n’omet ni les réductions sur les tarifs des canaux et des chemins de fer, ni l’achèvement du code rural, ni le régime des syndicats, ni les conditions du cheptel, ni la réduction des fossés de clôture, ni les pentes des voies de terre, ni les profondeurs des voies d’eau, aucun détail enfin qui touche le ménage agricole dans ses besoins familiers, et soit de nature à attirer sur un gouvernement les bénédictions de ses administrés.

Que ce document ait satisfait ceux qui en ont été les promoteurs, c’est au moins douteux. Ils ont paré au plus pressé, et en politique on voit rarement plus loin ; mais ici le succès n’est pas gratuit. On n’a fait qu’échanger un mécontentement passager contre une récapitulation de griefs permanens. Les voilà fixés, ces griefs, et nantis d’une sorte de consécration; ils se reproduiront éternellement et un à un. N’en sera-t-il point tenu compte, et iront-ils finir dans les oubliettes où s’engloutissent tant de projets? Il est à croire que le gouvernement y mettra plus de formes, et cela pour plusieurs motifs. Il doit beaucoup aux campagnes et a besoin d’elles; il ne peut pas vouloir non plus qu’une enquête introduite avec cette solennité, conduite à ses frais, avec ses agens et sous son contrôle, demeure absolument sans fruit. Le moins qu’il puisse faire, c’est un essai ou deux en se prenant à quelque point de détail, par exemple le soulagement de la très petite propriété, de la propriété parcellaire. Rien ne serait plus propre à émouvoir l’opinion et à la rallier sans distinction de nuances dans un assentiment contagieux. Oui, mais comment aboutir? Il s’agirait d’un remaniement d’impôts avec l’inévitable accompagnement des voies et moyens où se sont brisées si souvent les intentions les plus généreuses. Or ici le remaniement, pour les premières années du moins, causerait un déficit dans les recettes du trésor. Un déficit quand des expéditions lointaines et des armemens à outrance ont réduit nos finances à compter strictement! Un déficit, comme si ce n’était point assez de celui qui se forme par suite des évaluations inexactes des derniers budgets! Pour les remaniemens d’impôts, il faut d’ailleurs quelque liberté d’esprit et une certaine disponibilité de ressources; nous n’en sommes plus là. Longtemps les meilleures volontés du monde échoueront devant des caisses vides. S’il s’agissait d’un nouveau moyen de détruire les hommes, on ferait un effort, ces besognes sont toujours pressées; mais il s’agit de leur rendre la vie plus aisée, ce qui peut s’ajourner sans inconvénient.

L’administration pourtant ne mettra pas l’enquête en disponibilité sans lui demander quelques services au moment des élections. On peut s’y attendre ; il y a des précédens, comme on dit, notamment un certain code rural qui ne se montre que dans les grands jours et disparait dans les jours ordinaires. L’enquête agricole doublera les emplois du code rural, qui commence à vieillir. Un de ces jours, à point nommé, on en détachera une question bien choisie pour la mettre en commission et la livrer aux études des auditeurs du conseil d’état. En même temps le fait sera annoncé dans le journal qui s’affiche en placards sur les murs des communes. C’est là toujours pour celles-ci un moment de satisfaction. Pauvres communes rurales, qui saurait seulement qu’elles existent, si de loin en loin le gouvernement ne jetait sur elles un regard compatissant ? On s’étonne qu’elles votent pour lui ; mais dans presque tous les cas il est seul à s’occuper d’elles ! Pourquoi se montreraient-elles ingrates et insensibles à de petites attentions ? Il s’est établi ainsi à la longue et à petit bruit des liens qu’il ne sera pas facile de rompre, et la tâche doit être envisagée pour ce qu’elle est, sans illusion comme sans découragement. Des prétendans habiles ou hardis en sont venus à bout ; c’est leur secret qu’il faut surprendre.


III.

La première condition d’une candidature dans les campagnes, c’est la notoriété locale. Le candidat officiel peut s’en passer, il n’est que le reflet d’un corps moral qui se nomme l’état ; le candidat libre y est rigoureusement tenu, et n’y arrive guère que par deux moyens, la résidence au moins temporaire, l’effort personnel. Aucun point d’appui ne vaut ceux-là, et plus la notoriété est ancienne, mieux elle agit. En 1848, on l’avait suppléée par la combinaison du scrutin de liste, qui embrassait tous les candidats du département. Dans un champ si vaste, aucune postulation directe n’était possible ; les élus restaient en très grande partie inconnus aux électeurs. Les intermédiaires menaient alors la partie. Seulement il arrivait que dans le canton ou section de canton un candidat sur dix, par exemple, avait une notoriété locale ; ce candidat donnait la remorque aux autres, et la liste entière passait à l’aide de ce nom connu. Aujourd’hui rien de pareil, point de pêle-mêle, point de scrutin collectif. Chaque circonscription rurale se trouve en face d’un nom à élire, et à côté de celui que le préfet désigne il y a celui ou ceux qui se produisent et se désignent eux-mêmes. On en est revenu ainsi à la postulation directe, qui, pour un candidat libre, semble à peu près de rigueur. Cette condition se retrouve dans la plupart des candidatures qui ont réussi en ces derniers temps.

Comment ont-elles tracé leur voie ? Instinctivement, on peut le dire, sur les lieux mêmes, avec le moins de bruit possible, en ne donnant point de prise aux susceptibilités administratives. C’est que derrière chacune de ces candidatures il y avait une force qui lui était propre, ou un industriel employant plusieurs milliers d’ouvriers, ou un avocat disposant d’une nombreuse clientèle, ou un agronome âme de tous les comices, et chez tous une confiance qui avait résisté aux épreuves des plus mauvais jours. Quelle dépense d’activité représentaient ces réussites! Que de chaumières visitées, que de services rendus! C’était le prix de dix ans d’attente et de persévérance; il avait fallu s’emparer de la circonscription commune par commune, maison par maison, presque âme par âme, veiller ensuite sur cette conquête d’un œil jaloux, empêcher que rien ne s’en détournât. Dans tout cela, il n’y avait ni conseils à prendre ni amis à recruter, la loi ne tolérait qu’une action individuelle. C’était aussi pour eux-mêmes qu’on élisait ces premiers opposans; l’investiture était directe du moins, tandis que dans la phalange officielle elle était de seconde main. Il est à croire que dans les élections qui vont s’ouvrir les choses suivront à peu près le même cours avec le droit de réunion de plus et le régime de l’avertissement de moins pour la presse politique.

Est-ce à dire pourtant que ce soient là un mécanisme électoral à souhait et de bonnes mœurs électorales ? Nullement. Point de grand courant politique, des choix adaptés à un milieu où l’on ne paraît avoir ni la conscience ni le souci de la valeur des noms, point d’entente, point de lien entre les circonscriptions. Aussi que se passe-t-il? A force de rétrécir le cadre des candidatures, on en est arrivé à manquer de sujets et à laisser beaucoup de localités dépourvues. Naguère encore trois élections ont eu lieu sans qu’un simulacre de contestation vînt les animer. On dirait que le sens politique nous manque, et que nous ne savons pas même user des droits qu’on nous a rendus. Au fond, rien de moins étonnant; nous portons la peine d’une longue désuétude, et c’est d’hier seulement que nous avons recouvré en partie la faculté de nous mouvoir. Plus on ira, plus on sentira le besoin de fortifier l’inspiration locale, excellente en soi, et de lui venir en aide quand elle n’a pas d’aspirans sous sa main. C’est la condition d’un régime libre qu’à côté de l’homme qui l’approuve le gouvernement trouve un homme qui le combatte. La France a son éducation politique à refaire, longue et rude besogne avec le suffrage universel. Il importe d’introduire quelques notions de droit public là où elles ne semblent pas très susceptibles de pénétrer, de voir, au milieu des brigues qui s’agitent, quel parti on peut tirer du paysan, qui jusqu’ici les a tenues pour hostiles à ses intérêts. Bien réglée, sa force d’inertie deviendrait un contre-poids aux plans d’action où l’ouvrier se complaît, et pourrait offrir aux communautés en péril une planche de salut. Le paysan, lui, n’a pas de faux systèmes, son ignorance l’en préserve; s’il a peu d’idées, ces idées sont droites, précises, allant au but; il a l’instinct et le respect de la justice, il a ce tact qui fait discerner la bonne influence de la mauvaise, un conseil désintéressé d’un conseil qui ne l’est pas. Sous cette rude écorce enfin, il y a une race d’hommes qui, avec un peu plus de culture, donnerait à la politique des champions résolus comme elle donne à la patrie de bons soldats.

Cette perspective appartient à un avenir plus ou moins éloigné; pour le moment et dans les éventualités prochaines, on ne sortira guère des instrumens que l’on a. Les députés entrés de haute lutte au corps législatif défendront des positions acquises, des candidats nouveaux chercheront à en forcer l’entrée. Pour ces derniers, il n’y a que des conjectures; on cite quelques noms, le reste est dans les hypothèses; on n’est pas plus fixé sur le nombre que sur les chances. Peut-être vaut-il mieux garder jusqu’au dernier moment ces airs de désarroi. Le gouvernement aimerait à être informé pour savoir ou porter ses forces, et dans ce cas maintenir le plus d’incertitude possible serait un bon calcul. On prétend d’ailleurs qu’il se prépare au ministère de l’intérieur un travail fort habile où beaucoup de noms figurent avec des notes à l’appui. Les députés des circonscriptions indépendantes n’ont pas tous montré les mêmes dispositions d’esprit dans l’exercice de leurs fonctions; quelques-uns ont fait preuve de mauvais caractère, d’autres ont été amollis par le séjour de Paris. Le ministre de l’intérieur voudrait, dit-on, tenir compte à ces derniers, peut-être à leur insu, de leurs bons procédés; leur élection ne serait pas combattue. Il en serait de même pour quelques candidats nouveaux, que cette tolérance dispenserait de l’attache officielle. Les uns et les autres n’auraient donc point de concurrens, ce qui n’est pas à dédaigner. Toute élection est coûteuse, surtout quand elle est disputée. Dans celles-ci, outre la certitude de passer d’emblée, on jouirait d’une grande douceur sur les frais. Si ce n’est pas là un de ces contes que les désœuvrés inventent à loisir, il y aurait bientôt en circulation trois catégories de candidats au lieu de deux, le candidat libre, le candidat officiel, déjà connus, et le candidat neutre, qu’il sera intéressant de connaître.

Rentrons dans le sujet par ce qu’il a de sérieux. A quelques détails près, voici l’état des deux camps qui en viendront bientôt aux mains; d’une part les dévoués, de l’autre les opposans. Ce que le gouvernement met au service des premiers est si formidable, la partie qu’il joue est si bien liée, qu’on s’étonne de voir devant lui un seul adversaire. C’est le choc de l’atome contre la masse. Non-seulement le gouvernement y engage les forces et les influences de la communauté, il prépare encore le terrain de l’action, surveille les urnes, forme les listes. Ce ne serait rien, s’il n’abusait; mais, pour rendre une circonscription plus docile il en arrange à son gré les élémens, distrait des communes, déplace des cantons et des sections de canton, les envoie d’un coup de raquette du midi au nord, de l’est à l’ouest. Ainsi à Nantes il découvre dans un coin du département un faisceau de communes mal disposées pour un député qui leur déplaît; à l’instant il les réunit au chef-lieu par la plus extravagante des enjambées. De même à Toulon, et ce n’est pas le moindre motif de l’échec que l’opposition y a essuyé. Dans la ville, dans les riches vallées qui l’environnent, le dépouillement est favorable à l’opposition; mais voici qu’au dernier moment, dans deux cantons alpestres, Rians et Roquebrussane, placés aux confins de l’arrondissement et qui y ont été rattachés par artifice, un déplacement de 2,500 voix se produit : c’en est assez pour que l’élection échoue. Singulier spectacle après tout que celui de ce contrôlé choisissant lui-même son contrôleur, et appelant à son aide ceux qui touchent une part de l’objet de ce contrôle, l’argent du budget! Voici pourtant quinze ans que les élections se pratiquent ainsi : l’administration se montre toujours aussi envahissante et l’homme des campagnes toujours aussi crédule.

Devant ces empiétemens, rappelons en quoi consistent les forces du candidat indépendant. Pour combattre une armée qui marche avec une consigne et mettre les choses de son côté, il a les influences naturelles qui y font contre-poids, les gens qui sentent comme lui, pensent comme lui et sont disposés à agir comme lui, quelques fonctionnaires libres dans leurs mouvemens, quelques hommes d’affaires que leur train de vie met en contact avec les populations, les mécontens enfin, qui ne manquent en aucun temps ni sous aucun régime. Le paysan de son côté n’est pas tellement isolé ni confiné dans sa commune qu’on ne puisse se mettre en contact avec lui; on le voit, on le rejoint dans le rayon de circulation qui lui est familier, aux chefs-lieux de canton et d’arrondissement, aux marchés, aux foires, aux fêtes patronales, aux comices agricoles, partout où ses intérêts et ses divertisse mens l’appellent. Autant d’occasions, autant de rendez-vous dans lesquels les relations se nouent et où l’opinion se forme pour peu qu’on y aide. Les choses n’en vont que mieux quand on peut causer les coudes sur la table avec des gros fermiers qui disposent d’un certain nombre d’auxiliaires, ou des cultivateurs aisés qui manient bien la parole et sont ce que l’on nomme des meneurs.

Quoi de plus? La cheville ouvrière de l’œuvre, supérieure à tous les petits moyens, c’est un patronage régulier, incessant, désintéressé, allant à l’encontre de celui que le gouvernement exerce avec des agens à sa main et au moyen des deniers publics. Pour le candidat qui prend goût à sa tâche et veut y réussir, rien désormais qui puisse être indifférent dans la circonscription. Sur toute chose essentielle, il doit avoir un parti à prendre, un rôle à jouer; il doit être, pour ce qui est à sa portée, toujours un conseiller, quelquefois un arbitre, veiller sur les institutions que sa commune comporte et s’y associer par des encouragemens. S’agit-il des écoles, il faut que sa main y pénètre bon gré, mal gré, par des moyens ingénieux, qu’il soit présent aux solennités, qu’on le voie et qu’on l’écoute. S’agit-il des églises, des presbytères, mêmes soins, mêmes dons. S’agit-il de sociétés de chant et de jeux, son nom y fera bien, au moins à titre honoraire. Ce ne sont pas seulement des occasions, ce sont des prétextes qu’il doit saisir pour être connu, fêté, applaudi. L’objet à atteindre est une popularité de bon aloi qui s’attache à des actes utiles, ingénieusement choisis et dignement faits, qui ne pèche ni par des airs de brigue ni des excès de recherche, qui soit, en un mot la conséquence d’une position importante dans le pays, servie par des relations de même nature. Que de souci, dira-t-on, et aussi que de sacrifices! Oui, mais comment aboutir autrement, comment lutter sans cela contre un adversaire armé de toutes pièces? Où est, dans les campagnes, l’élection libre qui n’ait été acquise à titre onéreux? C’est du plus au moins seulement et un complément à ajouter à la somme des influences personnelles, des titres personnels. Hélas ! nous sommes menacés de mœurs pires; avant peu, l’Amérique et l’Angleterre déteindront sur nous; on y sera conduit malgré soi par cette préparation laborieuse qu’exige l’effort direct, souvent en pure perte. Les élections des campagnes tomberaient alors entre les mains d’intermédiaires dressés à ce rude métier. Sans trop dénigrer notre temps, il est permis de craindre qu’on n’y applique un jour les procédés d’entraînement familiers aux agences de courses qui pullulent sur nos boulevards. On traiterait d’une élection à prix débattu, avec résultat garanti. Si ce spectacle n’a pas lieu demain, c’est qu’un peu de pudeur nous reste et nous préserve de ces pratiques déshonnêtes.

A l’appui de ces moyens de défense, n’y a-t-il pas pour le candidat indépendant un terrain favorable pour l’attaque? Il y en a un qui peut se résumer en ceci : rappeler les principes violés et les fautes commises. C’est simple et court; mais que de griefs en peu de mots! Il n’est nul besoin d’énumération ; ces griefs sont dans toutes les mémoires, depuis les milliards ajoutés à la dette publique jusqu’aux lois militaires, qui, en pleine vigueur, feront de la France un vaste camp. De l’argent dépensé en pure perte, du sang versé mal à propos, le peuple des campagnes comprend cela, car il en fournit sa large part. Comment n’a-t-il pas fait le calcul, bien simple pourtant, qu’en temps de guerre et nos forces actives une fois en ligne, contingent, réserve et garde mobile, il ne resterait plus dans la commune un seul homme de vingt et un à trente ans, sauf quelques infirmes ou soutiens de famille que la loi dispense ? Pourquoi n’a-t-il pas plus profondément tressailli à cette perspective ? C’est que notre loi militaire masque habilement son jeu. On s’arrange du mieux qu’on peut pour n’en pas montrer les effets. Le paysan ne s’en remet qu’au témoignage de ses yeux, il croit à ce qu’il voit, tout autre mode d’information lui paraît suspect. Or il n’a pas encore vu de commune dépouillée de sa fleur, et les préfets ont partout répété que de longtemps on ne verrait rien de pareil. Le candidat indépendant peut du moins rappeler, la loi à la main, que le droit est ouvert et que demain, si les événemens l’exigent, on en usera. Quelle arme également que cette enquête agricole, si on savait s’en servir ! Pour l’opposition, c’est un arsenal ; pour le gouvernement, ce sera un monument d’impuissance. À travers la modération du rapport de M. Adolphe Dailly, on voit percer ce sentiment. Il est plus accusé et revêt des formes piquantes dans un ouvrage de M. d’Esterno, un moraliste et un expert en fait d’agriculture[1]. Celui-ci établit par des documens certains que la moitié de la population rurale est indigente et classée comme telle, et que de toutes les manières de faire fortune l’industrie des champs est celle qui déçoit le plus et rapporte le moins. D’après lui, la nourriture de l’homme des champs peut descendre à 35 centimes par jour ; il n’est pas un manœuvre des villes à qui il ne faille une somme triple pour y suffire. N’est-ce pas là un sujet de doléances autrement fondé que ceux dont les ouvriers remplissent les salles de Paris ? Voilà des griefs qu’à propos de l’enquête le candidat non officiel pourrait reproduire en demandant qu’on tienne compte enfin des réparations qu’elle signale.

Le beau débat à ouvrir devant un auditoire que les excès de parole n’ont point blasé, si l’on pouvait le faire de franc jeu en y ajoutant un peu de politique élémentaire à l’usage d’hommes simples, mais d’un jugement droit ! Comme on verrait s’écrouler les sophismes qui nous sont venus de l’emploi de la force et n’ont pas eu d’autre point d’appui ! Comme on découvrirait vite ce qu’il y a d’artificiel dans nos grandeurs et de misères morales sous notre luxe de mauvais aloi ! Comme tout ce qui est décor, appareil, langage de convention, disparaîtrait devant cet exposé des choses ramenées à leur vraie mesure ! Bien des yeux en seraient dessillés, bien des superstitions détruites. Le campagnard s’apercevrait enfin qu’on le mène avec des mots vides, et que ses longues condescendances ne sont pas payées de retour. On a fait pour les ouvriers loi sur loi dont ils ne savent gré à personne, où sont les lois rurales et quel enthousiasme tiendrait devant ce rapprochement ? Oui, mais ces hardiesses auraient-elles le champ libre, et le gouvernement se laisserait-il discuter à ce point ? Probablement il en épargnera le scandale aux campagnes, tandis que toute latitude est donnée dans les villes aux énergumènes et aux insensés. Les lois qu’il inspire sont si pleines de contradictions, si rembourrées de tolérances de police, qu’on en peut faire sortir le pour et le contre indistinctement. D’ailleurs l’isolement des groupes sera toujours un obstacle que peu de candidats affronteront. Aux conditions qu’on a vues et qu’imposent la loi et la nature des lieux, il ne restera sur les rangs que les plus intrépides. Les postulans abonderont, c’est une occasion décente pour les amours-propres, un petit nombre sera en condition de réussir. Le gouvernement n’aura donc pas pour cette fois un assaut décisif à soutenir ; à moins de surprises, il n’est pas sérieusement menacé.

Ce qui l’est davantage, c’est le crédit du suffrage universel. Évidemment il est en baisse sensible. On l’a flatté comme on flatte un maître, on a dépensé beaucoup de talent avec l’espoir de l’amollir. Le suffrage universel ne désarme pas si aisément ; il est resté ce que ses instincts le font, un peu farouche et difficilement éducable. Quelqu’un a dit de lui qu’il ne serait jamais que de deux choses l’une, ou séditieux ou servile. C’est jusqu’ici le mot le plus juste ; ni les faits ni les paroles ne l’ont démenti, et plus nous allons, plus les paroles sont significatives. On le verra à courte échéance, à en juger par les symptômes actuels. Il n’y aura de chances devant le scrutin qu’à la condition de servir des passions violentes ou d’insatiables intérêts. Tout ce qui sera suspect de modération ou de désintéressement sera broyé entre les deux extrêmes. S’il en est décidément ainsi, s’il est dans la nature du suffrage universel d’osciller dans l’alternative où on le renferme, que de bouleversemens cela promet aux nations qui lui ont livré leurs destinées presque sans espoir de retour ! On en attendait des merveilles, par-dessus tout l’indépendance et la stabilité : l’indépendance, on voit ce qu’il en fait ; la stabilité, on voit quelles garanties il lui prépare. On en arrive toujours là quand on demande aux institutions plus qu’elles ne peuvent donner, et aux hommes plus que leur infirmité ne comporte.


LOUIS REYBAUD.

  1. Des privilèges de l’ancien régime en France, — Les privilégiés du nouveau, par M. d’Esterno, 2 vol. in-8o.