La Politique des Ouvriers - Association internationale des travailleurs
Il s’est établi parmi les ouvriers, il y a deux ans de cela, un courant d’agitation dont nous avons déjà parlé[1], et qui a persisté au milieu d’incidens curieux. Diverses causes ont servi à l’entretenir, la liberté des coalitions et les grèves qui en sont issues, les conférences où le taux des salaires était en jeu, les sociétés coopératives et les débats dont elles ont été l’objet, enfin et surtout l’existence d’un groupe qui, après s’être constitué à Londres et à Genève sous le nom d’Association internationale des travailleurs, maintient à Paris l’un des sièges de ses opérations malgré des poursuites redoublées. Ce mouvement, instructif par lui-même, emprunte un intérêt de plus à des circonstances prochaines. Nous voici à la veille d’un appel au suffrage universel et de la redoutable énigme que de loin en loin il pose. N’est-ce pas dès lors le cas de savoir au juste ce que pense le peuple des ateliers, où son tempérament le porte? Aucun symptôme n’est à négliger dans cette recherche; mais mieux vaut pourtant, au lieu de conjectures, rencontrer des actes où il serait en nom et qui exprimeraient la pensée commune. Tel est le caractère des documens dont nous allons nous appuyer et qui, livrés à une notoriété judiciaire, n’ont pas essuyé de désaveu. On y surprend au vrai les sentimens de l’ouvrier, ses rêves, ses ambitions, et jusqu’à un certain point sa politique.
Quelques mots d’abord sur l’origine et la nature de ces documens. Née dans le bruit, l’Association internationale des travailleurs ne pouvait vivre que par le bruit; elle en a mené autant qu’elle a pu. Son mot d’ordre était : ligue universelle des salaires, avec la grève comme arme de combat. A l’aide d’un fonds commun puisé un peu partout, en France, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, elle ne parlait de rien moins que de mettre en interdit toutes les industries qui lui résisteraient, et la menace n’a pas toujours été vaine. Point ou peu de grèves qu’elle n’ait assistées de ses conseils ou de ses deniers, — grèves des vanniers et des ouvriers en bronze à Paris, des mécaniciens de Londres, des tisserands de Roubaix, des mineurs de Fuveau, dans les Bouches-du-Rhône. Se partageant la besogne, des agences procédaient aux affiliations, opéraient les rentrées, gardaient la haute main sur la discipline et la doctrine, tout cela à découvert et non pas mystérieusement, comme on pourrait le croire. Siège de l’œuvre, heures des séances, procès-verbaux, correspondances, rien qui ne fût ostensible : la partie se jouait cartes sur table avec une tolérance administrative qui pendant quatre ans ne s’est pas démentie. Ainsi en fut-il du moins pour le groupe formé à Paris, et qui vers la fin de l’année dernière dépassait le chiffre de mille adhérens. Comment, après cette longue entente, un désaccord est-il survenu? Pourquoi a-t-on jugé repréhensible ce qu’on s’était habitué à regarder comme inoffensif? Autant d’énigmes que nous n’essaierons pas de pénétrer. Toujours est-il que les rapports se sont aigris, et que l’association en est à son troisième procès : elle en soutient bravement le choc, épuise les degrés de juridiction, voit les amendes et les mois de prison frapper ses bureaux, qu’elle renouvelle à mesure que la justice les met hors de combat, et doit avoir au moins une vingtaine de ses membres déjà impliqués dans les instances qui se succèdent. À cette occasion, quelques vérités s’échangent, et les ouvriers exhalent leur humeur dans des mémoires à consulter débités à l’audience. Les idées n’en sont pas toujours justes, et la forme en est un peu ambitieuse : il y manque ce qui s’acquiert le moins facilement, le naturel ; mais on y trouve sur les affaires du temps des éclaircissemens que rien ne supplée et qu’on chercherait vainement ailleurs.
Les chefs de poursuite sur lesquels l’Association internationale avait à se défendre indiquent ce qu’une tolérance antérieure répandait d’embarras dans le procès. Sur le chef de société secrète, la magistrature était presque désarmée par une déclaration en forme que les intéressés avaient déposée à la préfecture de police, et quant au chef de réunion non autorisée au-dessus de vingt personnes, une sorte de prescription semblait y répondre au moins comme circonstance atténuante. Aussi le ton des poursuites fut-il d’abord très doux, presque paternel, comme il convient quand on a fait jusque-là bon ménage ensemble; ce n’était guère qu’un avis officieux qui eût été suivi d’un désistement, ou tout au plus d’une amende insignifiante, si les associés eussent consenti à se dissoudre de bonne grâce. Les rigueurs ne commencèrent que lorsqu’on les vit résolus à persister malgré tout, à fortifier leurs cadres, à tenir pour un droit ce qui n’avait été qu’une faveur. Ce fut dans ces dispositions que les plaidoiries s’engagèrent, et les prévenus surent enfin en quoi ils avaient démérité. Point de griefs directs, du moins n’en indiquait-on pas de tels; des griefs indirects seulement. Les associés de France portaient la peine d’excès commis par les associés de la Suisse romande dans une grève des travaux du bâtiment; quelques ouvriers là-bas avaient usé de violence, ceux de Paris en essuyaient la responsabilité.
Des incidens de la poursuite, il n’y a que celui-ci à retenir; il touche à une question générale, à une des plus sérieuses qu’on puisse agiter. C’est un exemple de cette liberté sous conditions qui s’est depuis quinze ans appliquée à tant de choses, et qui, dans un retour à des institutions régulières, doit disparaître de tous les postes obscurs où elle s’est retranchée. Au fond, le prétexte dont on s’est armé pour atteindre l’Association internationale n’était ni juste ni juridique; il n’y aurait eu de juste et de juridique que la mise en interdit de la société dès le moment où elle a paru. Peu importait qu’elle eût abusé, si c’est pour sa constitution seule qu’on l’incrimine; cette constitution n’est pas plus illégale aujourd’hui qu’elle ne l’était à son premier jour. On a sévi trop tard ou trop tôt, trop tard dès qu’il y avait irrégularité formelle, trop tôt dès qu’on avait fermé sciemment les yeux sur cette irrégularité. Les inculpés étaient fondés à dire, ce qui n’a pas manqué, qu’on leur avait tendu un piège, et qu’au bout de tant d’encouragemens le bénéfice le plus net pour eux était la prison et l’amende. Mieux eût valu les arrêter à temps, avant qu’ils se fussent liés d’honneur avec les ouvriers étrangers pour un concours qui devait profiter à la civilisation et donner à la paix du monde un fondement moins fragile que les protocoles de la diplomatie. Ainsi parlaient ces hommes dans un langage mesuré, et ils ajoutaient avec un peu d’amertume qu’on les avait mis dans cette triste alternative ou de déserter la cause dont ils s’étaient chargés, ou d’affronter coûte que coûte et jusqu’à épuisement de recours la justice de leur pays.
Voilà les jeux familiers d’un régime discrétionnaire; on ne sait jamais ce qu’il permet ou défend, et s’il sera le lendemain ce qu’il était la veille. Ce régime est démantelé, nous dit-on : la tribune a recouvré une partie de ses franchises; la presse est délivrée des servitudes de l’autorisation et du stigmate de l’avertissement. On est sorti du caprice pour rentrer dans la loi. Oui, mais combien de détails qui y échappent encore, et dans lesquels le caprice survit ! Combien de positions où, depuis quinze ans, l’administration s’est introduite, et dont elle ne se dessaisit pas! Que d’usurpations sur des formes d’activité qui, en bonne économie publique, devraient rester libres! Mettons à part la grande tribune, qui peu à peu s’empare du terrain qu’on lui restitue et se fie pour le surplus aux perfectibilités de la constitution. C’est dans les tribunes du second degré qu’il faut surtout voir à l’œuvre cet art de donner et de retenir qui jamais n’avait été poussé plus loin. Les cours par exemple, les conférences littéraires, de quelle liberté ont-ils joui jusqu’à présent? De cette liberté sous conditions qui a été l’un des instrumens du règne. Les faits sont là, conférences et cours ne sont autorisés que si les auteurs et les matières conviennent, et encore ces autorisations sont-elles sujettes à des retraits imprévus. La presse elle-même se meut-elle librement depuis qu’elle ne relève plus que de la loi? N’a-t-elle pas gardé de son régime d’hier un résidu où l’arbitraire est resté? Comptons: pour les journaux, il y a les formalités du débit : quand ils déplaisent, on leur ferme les kiosques de la vente publique ; pour les livres, il y a le sauf-conduit de l’estampille : s’ils prennent quelques licences, on les exclut de la balle des colporteurs. Ces exécutions ne frappent pas toujours à faux; mais qu’importe? elles sont le produit d’une volonté qui s’exerce sans contrôle et sont blessantes à ce titre, même quand elles servent. On les comprendrait de la part d’un tribunal et du plus sévère de tous, celui de l’opinion publique; mais entre les mains de quelques hommes de bureau jugeant dans l’ombre, c’est un index comme à Rome.
On le voit, les habitudes de tolérance administrative, sujettes à dégénérer, ne s’appliquaient pas aux ouvriers seulement : on a vécu un peu partout à la merci d’un certain bon plaisir et sous des épées suspendues à un fil. Une détente se fait sentir aujourd’hui, mais qu’on se reporte à quelques années en arrière! Avec quelle habileté on réchauffait la fibre populaire par un mélange d’intimidation et de faveur! On voulait avoir les ateliers pour soi, à tout prix, bon gré, mal gré, les lier par des bienfaits et à défaut par des entraves, témoin le régime auquel, dès le lendemain de l’empire, on soumit les sociétés de secours mutuels. Jusque-là ces sociétés avaient suivi chacune leur chemin et couru des fortunes diverses : les unes prospéraient, les autres végétaient; toutes disposaient d’elles-mêmes dans la limite de leurs statuts. L’idée vint à quelques partisans de la symétrie d’offrir à ces sociétés indépendantes le bénéfice d’un embrigadement officiel, et dès lors il y eut deux catégories de sociétés de secours, les sociétés approuvées et celles qui ne l’étaient pas. Aux premières toutes les complaisances et toutes les largesses de l’administration : on chercha de divers côtés des fonds disponibles pour leur composer de fortes réserves, on en fit des corps moraux, aptes à recevoir des dons et des legs, on leur donna comme assesseurs et comme contribuables des notabilités qui prenaient le titre de membres honoraires; jamais pacte ne fut plus gracieux. En revanche, les sociétés qui se renfermaient fièrement dans leurs anciens statuts n’eurent à compter que sur leurs propres ressources: traitées en suspectes, on ne leur épargnait les chicanes ni sur la police de leurs réunions, ni sur le choix de leur président. Aussi de guerre lasse un grand nombre d’entre elles ont fini par désarmer. A suivre depuis quinze ans les rapports des ouvriers avec l’administration, on y retrouverait le même mélange de douceurs et de sévérités se succédant, se tempérant, et allant au même but, une tutelle forcée ou volontaire. C’est ainsi que l’argent n’a jamais manqué à des œuvres utiles comme les cités d’ouvriers, les bains et lavoirs gratuits, les fourneaux économiques, ni même à des engouemens de passage, comme les sociétés coopératives; mais de loin en loin cette main prompte à donner semble prendre à tâche de peser lourdement, comme cela a eu lieu pour la discipline des bibliothèques populaires. Nul moyen d’échapper à ces étreintes, pas plus que de décliner ces bienfaits; c’est un système, et tous les systèmes sont inexorables.
Celui-ci est pourtant des plus vains que l’on puisse imaginer, et dans l’intérêt des deux parties, administrés et administrateurs, il serait grand temps d’y renoncer. Si un instant, par des combinaisons d’influence, on a cru pouvoir s’emparer de l’esprit des ateliers au point d’y introduire sur le jeu des fonctions sociales une notion plus saine que celle dont jusque-là ils s’étaient nourris, c’est une illusion qui aujourd’hui doit être fort ébranlée, sinon détruite. La plus robuste a dû céder devant les déclarations du congrès de Lausanne, où la nouvelle école du socialisme empruntait aux anciennes écoles ce qu’elles ont de plus pur, et en tirait un choix bien scabreux encore d’articles de foi à l’usage des affiliés. Si également on s’était bercé de l’espoir qu’à des largesses bien conçues, distribuées à propos, répondrait le témoignage d’une reconnaissance sincère, c’est encore une chimère qui ne saurait tenir contre l’évidence des faits. A diverses reprises, le peuple des ateliers a été à même de traduire ses sentimens par des votes, et toujours, à Paris notamment, il s’est donné le plaisir d’infliger des démentis à ceux qui avaient le plus compté sur lui. Le mieux est donc de passer condamnation là-dessus; l’effet n’a pas été en rapport avec les moyens employés, et il n’en pouvait pas être autrement. Jadis, dans les jours de liesse, il n’y avait guère qu’un petit groupe qui profitât des distributions faites à la foule; ainsi de notre temps. Tout au plus quelques meneurs, quelques parasites, mordent-ils à l’appât qu’on leur jette, le gros des ouvriers y demeure indifférent. S’agit-il d’un allégement général, il en prend sa part presque sans en avoir conscience, et n’en sait gré à personne. S’agit-il de quelque panacée de détail, comme on en voit tant éclore, il ne s’en émeut guère quand il la connaît, et la plupart du temps il ne sait pas même qu’on l’a mise à sa portée. A tort ou à raison, l’ouvrier se défie d’ailleurs de ce qui revêt même indirectement des formes administratives; il ne lui est guère venu de ce côté que des propositions d’assistance sous divers déguisemens, et sa fierté s’en offusque.
C’est dans ce sens surtout qu’il y a lieu de regretter le changement introduit dans le régime des sociétés de secours mutuels. A la longue, l’institution en sera certainement altérée. L’une des garanties de ces sociétés était dans une certaine limite du nombre; les adhérens se connaissaient presque tous, pouvaient se surveiller et empêcher que les distributions de secours ne donnassent lieu à des abus; en même temps des recettes minimes impliquaient une gestion purement gratuite et des cadres sans état-major. Avec des sociétés grossies en nombre, ces conditions tutélaires disparaissent; on ne se connaît plus, ou on se connaît peu, c’est un pêle-mêle. Au lieu d’une famille, on a un corps administratif; au lieu d’un contrôle direct, on a un contrôle indirect; les secours s’en vont un peu à l’aventure, ou s’absorbent en partie dans des traitemens d’employés. Il est vrai qu’on a en revanche d’autres élémens de recettes : ce qu’a pu fournir l’état, ce que donnent des bienfaiteurs naturellement désignés; mais les ressources qui proviennent de ce côté et la sécurité que les sociétés y gagnent sont loin de compenser les échecs portés à la dignité de l’œuvre. Il y a dans une société de secours mutuels deux choses qui en sont à la fois l’honneur et le ressort : l’effort personnel et l’indépendance. Ce sont des gens de métier qui prennent sur leurs besoins ordinaires de quoi s’assister l’un l’autre dans des besoins d’exception, afin qu’aucun d’eux ne soit obligé de tendre la main par suite d’incapacité de travail : programme touchant qu’il eût fallu respecter, et dont les termes changent dès qu’à un degré quelconque l’aumône entre en ligne de compte. Une fois le mélange introduit, l’effort personnel n’a plus, quoi qu’on en ait, ni la même vertu ni la même énergie. On a beau ménager les frottemens, les traces du collier s’aperçoivent, les contractans se sentent moins libres, par conséquent moins astreints. A quel titre dicteraient-ils des conditions dès qu’ils ne se suffisent plus? Le jour où ce sentiment les gagne, il se relâchent.
A voir les choses de près, on découvrirait ce dissolvant dans tous les services privés où l’état s’ingère d’une manière trop directe. Les caisses d’épargne languissent depuis qu’on les a vues s’identifier avec la dette flottante, et en cas de révolution ne trouver de salut que dans de pénibles expédiens. Les caisses de retraite pour la vieillesse n’ont guère rencontré de cliens que dans les classes qui jouissent d’une petite aisance; les dépôts d’ouvriers n’y sont qu’une exception. Croirait-on qu’à Roubaix, une ville de 50,000 âmes, qui fait par an jusqu’à 200 millions d’affaires, on ne comptait pas, à la date de 1864, un seul souscripteur? Un rapport du maire le constate. C’est qu’il y a là comme un ver qui ronge les meilleurs fruits : non pas que l’état manque d’agens habiles et consciencieux ; pour la régularité des actes, la précision des calculs, la maniement prudent et judicieux des fonds, il peut avoir des égaux, il n’a pas de maîtres, et dans des temps réguliers nulle part on ne trouverait la sécurité qu’il dispense. Ce qui lui fait défaut, c’est l’élasticité que gardent les institutions libres, la faculté de se mouvoir à propos, et cette pleine conscience de soi-même qui seule donne une vie morale et imprime un vigoureux élan à des actes purement facultatifs. Ainsi l’assistance mutuelle, pour justifier son nom et garder sa vertu, devrait faire sa police comme elle fait son recrutement, sans pression extérieure. De même pour l’association : comment veut-on qu’il en sorte une institution sérieuse tant qu’on ne lui laissera de choix qu’entre l’une ou l’autre de ces conditions, être adulée ou muselée, et que l’état lui fera irrésistiblement obstacle dès qu’elle cessera de prendre en lui un point d’appui?
Le mémoire à consulter de l’Association internationale renferme plusieurs passages que, dans l’intérêt de la paix sociale, on supprimerait volontiers. Ce sont ceux qui reproduisent une fois de plus les récriminations fastidieuses de classe à classe dont la place est désormais marquée dans un musée d’antiquités. A y renoncer, les ouvriers feraient à la fois preuve de bon jugement et de bon goût. Il est vrai que cette note discordante est partie de Genève plutôt que de Paris, et à la suite d’assez fâcheuses scènes qui ont accompagné la grève des ouvriers du bâtiment. La contrainte y avait joué un grand rôle : les meneurs, disposés par groupes aux portes des ateliers, en interdisaient l’entrée à ceux de leurs camarades qui s’y présentaient avec l’intention de reprendre tranquillement leur travail. Il y avait même eu dans quelques établissemens violation de domicile; des intrus avaient forcé les consignes, et, se plaçant devant les machines, s’étaient écriés : On ne travaille pas, prêts à traduire en voies de fait cette injonction impérieuse. Sur quelques points, il est vrai, et surtout dans les campagne, on leur avait tenu tête : ici le tocsin avait sonné, et le maire, ceint de son écharpe, avait signifié qu’il maintiendrait ses chantiers, fût-ce par la force; là une légion de vignerons avait si à propos appuyé les ouvriers honnêtes que la grève avait dû battre en retraite. Néanmoins dans la grande majorité des cas les ateliers s’étaient vidés aux premières sommations, et les auteurs des voies de fait avaient eu le dessus. Qu’on juge de l’état des esprits! La ville et la banlieue étaient en alerte, des groupes s’y formaient et se promenaient de quartier en quartier; devant eux, les marteaux se taisaient, la vapeur désarmait, les patrons délibéraient à huis clos, les ouvriers remplissaient les places publiques de leurs défis : autant de scènes de comédie qui sur le moindre incident auraient pu tourner au drame.
Si les choses n’allèrent pas plus loin, on le doit au tempérament suisse. D’un côté, on a eu le soin de prolonger les pourparlers de manière que la première effervescence se calmât; au lieu de coups on échangeait des phrases, ce qui était tout profit pour les deux camps. D’un autre côté, les autorités locales avaient cru devoir, pour ne pas envenimer la querelle, garder la neutralité, même au prix de quelques atteintes impunies portées à la liberté individuelle. C’était sagement agir. Les partis livrés à eux-mêmes rendirent, à peu de temps de là, les armes de lassitude, les patrons persistant à tenir l’association en dehors de tout traité et lui refusant qualité pour y figurer à quelque titre que ce fût, mais en revanche ne se refusant pas à des arrangemens individuels avec les hommes qu’ils employaient. Ainsi avait fini à petit bruit une échauffourée menaçante au début. Seulement, — ce qui était à prévoir, — les difficultés sont restées les mêmes après comme avant; vainqueurs ou vaincus, tout le monde sait qu’il y a là un différend à reprendre. Pour les patrons, il n’y aura pas de sécurité possible tant que leurs droits seront si ouvertement méconnus et si imparfaitement garantis. Pour les meneurs de grève, la satisfaction est au moins mélangée: ils ont bravé la loi et se sont exposés à des poursuites, ils ont commis un acte qui doit peser aux consciences, une violation de domicile, et cela sans aboutir à ce qu’ils se proposaient, la reconnaissance de leur association. Voilà deux catégories de mécontens; il y en a une troisième, c’est la masse des ouvriers urbains et ruraux dont on a troublé le travail et par conséquent les moyens d’existence. Dès qu’ils n’étaient pas complices, ils ont été victimes et victimes trop résignées. C’est donc une revanche à prendre, à moins qu’on ne consente à subir, comme on l’a fait trop souvent, le joug de volontés turbulentes, quelquefois perverses, comme à Sheffield.
Cet état des esprits explique ce qu’a d’amer la défense des inculpés de l’Association internationale. La mauvaise humeur du groupe suisse s’est communiquée au groupe parisien : de là de vieilles diatribes à l’usage des gens mécontens d’eux-mêmes et d’autrui. Genève, qui donnait le ton, se montrait bien autrement véhémente que Paris. Dans un pamphlet local, on dénonçait la bourgeoisie comme responsable aux yeux de l’Europe des événemens récens, et incapable de jamais comprendre les besoins des hommes voués aux travaux manuels. Elle avait, ajoutait-on, creusé un fossé profond entre elle et le peuple; désormais il fallait que le peuple fît ses affaires sans elle et contre elle. « Ouvrier, s’écriait le pamphlet en terminant, sois enfin libre et indépendant de toute influence; l’avenir t’appartient. » Tout cela, parce que des entrepreneurs mis à rançon avaient trouvé moyen de s’y soustraire, et qu’il n’était rien résulté de productif d’une main mise sur l’activité de toute une ville! Des routiers n’auraient pas autrement parlé. A Paris, on insistait davantage sur les faits, moins sur les invectives. Le document juridique raconte avec un grand luxe de détails comment le comité parisien avait été entraîné à soutenir Genève dans le conflit qui s’y était engagé. La résolution n’avait pas été prise à la légère, et plus d’une dépêche télégraphique avait été échangée avant qu’on prît un parti. La grève durait depuis quinze jours quand des quêtes furent ouvertes et que le premier secours fut envoyé, secours dont on ne dit pas le chiffre, mais qui fut probablement de peu d’importance. La chasse aux centimes ne conduit jamais bien loin, et le bureau de Paris avoue que, pour un emploi de ce genre, il n’avait pas de fonds sous la main. Le seul expédient était un appel aux sociétaires. La grève défaillante y trouva à peine quelques jours de répit, et comme d’habitude ce fut encore à la bourgeoisie qu’on s’en prit. Attaquée, la bourgeoisie avait usé de toute arme pour se défendre; quelques boulangers avaient refusé de vendre du pain aux meneurs notoires de la grève, à ceux qui usaient d’intimidation. C’était aller bien loin: mais comment conserver tout son sang-froid en présence d’hommes qui gardaient les abords des machines en disant : On ne travaille pas !
Que conclure de ceci? Peu de chose, si l’on n’y voit qu’un fait isolé, beaucoup, si de ce fait on remonte à des considérations générales. Que cette association représente ou non les ouvriers pour lesquels elle stipule, qu’elle ait des racines dans le peuple ou qu’elle n’en ait pas, que tout soit sincère dans ses actes, que ses connivences ou ses ruptures ne soient pas un jeu, qu’il n’y ait pas des vanités et des calculs cachés là-dessous, même des ambitions électorales, c’est ce qu’il serait sans intérêt de rechercher ici. Ces recherches sont d’ailleurs fort délicates, et à peine arriverait-on à un degré appréciable de probabilité. A quoi bon d’ailleurs? En pareil cas, les individus importent peu, il n’y a que les masses qui comptent. Or quels sont les élémens constitutifs de ces masses? Quels groupes peut-on en tirer et quelles passions animent ces groupes? Il y a là un cadre dans lequel le sujet, vu de haut, est renfermé tout entier.
Les ouvriers peuvent se ranger en trois groupes très distincts, très caractérisés. Le premier comprend l’analogue de ce que l’on nomme en Angleterre les unions de métiers et particulièrement de l’union de Sheffield, tristement célèbre. Ni les hommes ni les localités ne sont d’ailleurs en cause, tout est dans le système. Ce système consiste à placer dans une association d’ouvriers l’intérêt commun à une telle hauteur que tout préjugé, tout sentiment, toute loi écrite, s’effacent devant ce motif de détermination : point d’acte qui ne soit licite dès que la fin justifie les moyens. L’association exerce dès lors par la main de ses séides une justice vehmique contre les étrangers et contre ses propres membres, ou, si l’on veut, une police inexorable comme celle du Vieux de la Montagne. Tout individu doit céder sous peine d’être brisé : point d’exception; le récalcitrant sera enrôlé de force, le relaps réintégré, le rebelle châtié. Le cas est le même pour ceux qui subissent l’arrêt et pour ceux qui l’exécutent : ils ne peuvent se dérober les uns à leur sort, les autres à leur tâche. Et quelle tâche ! On a peine à y croire, même sur la foi d’une enquête parlementaire ouverte à cette occasion. Une fois désignées, les victimes avaient lieu de s’attendre aux plus graves sévices : ici on introduisait un baril de poudre dans leur maison et on la faisait sauter, là on les épiait dans la rue, et avec un fusil à vent on leur cassait un membre. De quoi étaient-ils coupables? D’infractions souvent très légères aux ténébreux statuts de l’association. Sur des registres saisis, on en retrouve le détail. C’est de la part des affiliés un refus d’obéissance, un acte de mauvaise humeur, un retard dans le paiement des cotisations, le plus souvent une rupture de grève hors des consignes générales, ou un contact avec les ateliers interdits; de la part des étrangers c’est un embauchage d’apprentis qui agissait sur le salaire comme dépréciation, ou bien le soupçon de tarifs secrets imposés ou consentis au préjudice des tarifs ostensibles. Dans ces divers cas et dans d’autres cas plus obscurs, la poudre parlait, comme disent les Arabes. Imposés, ces guets-apens étaient en outre payés. Il y avait une caisse secrète et un tarif avec une échelle d’indemnités. Quelquefois une dîme était prélevée au profit d’un secrétaire-général de ces unions chargé de marchander le prix du sang. On se serait cru dans les Abruzzes ou dans les Calabres.
Ces actes odieux étaient-ils au moins restreints à un petit nombre de complices? Non, l’enquête ne laisse aucun doute là-dessus. Ce secrétaire-général disposait de huit mille ouvriers à Sheffield, de soixante mille dans le reste de l’Angleterre. Qu’ils n’eussent pas pour la plupart la conscience des excès commis en leur nom et avec leur argent, rien de mieux démontré, mais ils n’en étaient pas moins enveloppés dans ce réseau de terreur et d’exécutions souterraines. Les autres unions anglaises, à les confesser toutes comme on a confessé l’union de Sheffield, y ajouteraient un contingent formidable, sous un régime, il est vrai, moins révoltant. Aucune ne s’est privée, au début surtout, de quelques moyens de coaction pour remplir et maintenir ses cadres : enlèvement d’outils, amendes, avanies, voies de fait, enfin tout un appareil de violences que nos anciennes corporations ont connu et que notre code civil désigne sous le nom de damnations; triste legs qui remonte aux temps où les gens de métier promenaient leurs bannières dans les Flandres et s’y faisaient au besoin justiciers des leurs. Avoir maintenu ces procédés d’un autre âge est bien de l’esprit anglais, aussi opiniâtre que résolu; même là, ces procédés n’auront pas des racines profondes, le jour sinistre qui s’est fait suffira pour guérir les plus pervers. Quant à nous, on peut dire que jusqu’ici nous n’avons pas même eu à nous défendre; un instinct de race, peut-être aussi la vigilance officielle, nous ont épargné ces écarts. Il ne faudrait pourtant pas s’y fier outre mesure; il y a là le germe d’un mal qui nous a gagnés une fois et pourrait nous reprendre, le mépris du droit individuel quand il s’agit d’un intérêt de corps. L’intérêt de corps, c’est une idolâtrie dangereuse qui a conduit les unions de Sheffield à la sape et au meurtre, et qui conduirait au moins à des usurpations de pouvoir ceux qui abonderont dans le même sens. On a beau dire qu’on n’en usera qu’avec discrétion; dès qu’on usurpe, sait-on jamais jusqu’où l’on ira? Voilà donc un premier groupe qui, dans des jours de trouble, peut nous exposer à bien des surprise, c’est le groupe des hommes d’action. Voyons maintenant le second groupe, celui des raisonneurs et des porteurs de paroles.
Les avocats de l’Association internationale en auraient dû être les représentans naturels : qui mieux qu’eux eût pu plaider sensément et simplement une cause qui leur est familière? Ce que c’est pourtant que l’empire des idées fixes! Tant que le mémoire lu à l’audience a roulé sur les incidens directs du procès, le langage a été clair, digne, exempt d’emphase, restant dans le ton qui convenait au sujet. Les auteurs s’inspiraient de leurs propres impressions et non de leurs lectures. A propos de leur gestion, même lucidité, même justesse dans l’exposé des faits. Jusque-là on n’avait affaire qu’à des hommes, mais voici que brusquement ces hommes prennent des airs d’apôtres; alors la gamme change. Sérieusement les ouvriers ou leurs délégués devraient renoncer à ces prêches assommans que seuls ils prennent au sérieux, et où dans le fond pas plus que dans la forme ils ne jouent de bonheur. Ce sont des boursouflures qu’on a vues partout et qui, depuis trente ans, traînent dans les livres, les brochures et les journaux; toujours la même société coupable sur tous les chefs, le même individu victime en tous les points, celui-ci n’ayant que peu de comptes à rendre et beaucoup de griefs à faire valoir, celle-là condamnée à supporter les frais de ces réparations sans souffler mot pour sa défense, voilà le thème qu’accompagnent des variations sans fin. Pour cette exécution de détail, les rôles sont intervertis : les accusés occupent les fauteuils, les juges descendent sur la sellette, où ils ont à entendre de dures vérités. C’est la condition de la femme qui n’est pas ce qu’elle devrait être, c’est la richesse sociale qui est mal répartie, les uns gorgés de superflu, les autres manquant du nécessaire, c’est la Bourse qui est un mystère d’iniquités, ce sont les pachas financiers dispensant à leur gré l’abondance ou la disette, c’est l’industrie qui fait payer à l’ouvrier la folle enchère d’une concurrence effrénée, et qui, au lieu de vêtir les millions d’enfans qui marchent à demi nus, expose publiquement des châles qui ont coûté dix mille journées de travail, c’est la guerre qui livre la jeunesse à l’abrutissement des casernes, et emploie à des services de passage les années où la carrière se fixerait avec le plus de succès, enfin c’est cet ensemble d’institutions mal liées dans lesquelles les communautés humaines se débattent, institutions sans entrailles, d’où il ne peut sortir que des déchiremens.
Qu’à ces déclamations les juges aient éprouvé des impatiences, on le conçoit : qui aimerait à entendre en face des leçons ainsi faites? La défense a pourtant été libre, le président s’est borné à un rappel bienveillant, comme on en inflige à des gens qui sont plus à plaindre qu’à blâmer; mais d’où vient que d’eux-mêmes les ouvriers n’aient pas prévenu cette censure, d’où vient ce manque de tact après en avoir tant montré jusqu’alors? Il était si aisé, même en restant dans le sujet favori, d’y mettre de la mesure, d’en parler avec bon sens, d’avoir raison sans forcer la voix. Le début indiquait le ton qu’il fallait prendre, il n’y avait qu’à y persister, à traiter les intérêts sociaux comme on avait traité les intérêts professionnels, en exposant ce qu’on en savait. Pourquoi les inculpés n’ont-ils pas adopté ce parti? C’est qu’il y a en eux de l’initié, et, ce qui est pire, de l’initié du dernier degré. Dès qu’ils touchent au texte sacré, ils se transfigurent et prennent les idées et le langage du temple d’où ils relèvent, idées de convention, langage de convention. De là ces litanies dont il n’y a pas une note à changer; les vétérans commencent l’antienne, les néophytes continuent, et voici deux générations que ce rituel passe de main en main. Elles en ont été frappées comme d’une contagion cérébrale. Il n’est donc pas d’exagération que cette situation d’esprit n’explique, pas d’écart de langage qui n’en tire un correctif, pas de recherche d’effet qui n’y trouve sa raison d’être : sans cet assaisonnement, l’idée perdrait de sa saveur. Résignons-nous dès lors; nous serons exposés de nouveau aux mêmes divagations, aux mêmes intempérances. Dans des temps réguliers, cela n’est rien, un peu d’humeur à vaincre seulement; mais en cas de surprise des événemens, quel regret, quel mécompte, si, après de longues années de répit, nous étions encore une fois aux prises avec une confusion des langues !
Heureusement il existe parmi les ouvriers un troisième groupe qui, sans bruit et à son propre insu, prépare une œuvre de recomposition. C’est le groupe des ouvriers qui travaillent et se taisent. Combien sont-ils? On ne le sait; mais ils ont certainement pour eux le nombre, et à la longue ils auront l’autorité. Que pensent-ils? Nul ne peut le dire; mais il professent au même degré que qui que ce soit des sentimens et des opinions. Ce qui les distingue des deux autres groupes, c’est que sous aucun prétexte ils n’useraient de violence, et qu’ils ne sont pas gens à se payer de mots. Ils sont avant tout sensés, rangés, réfléchis, tenant les actes pour plus profitables que les paroles, et l’atelier pour plus sain que le cabaret. Ce qu’on sait d’eux, c’est qu’ils comptent parmi les plus habiles dans leur profession, et que volontiers ils s’inspirent de leurs chefs naturels, les élèves de nos trois écoles des arts et métiers. Jeunes presque tous, ils forment une génération indépendante de celles qui ont précédé; ils ont en outre une idiome à eux, des formules à eux, plus positives que chimériques. Il n’en faudra pas davantage pour chasser de vieilles fantasmagories. La tâche n’exige pas de grands clercs; il suffit d’esprits simples et de cœurs droits prenant la vie comme elle est, et sachant bien que l’homme est ici-bas pour faire sa propre destinée. Là est le sentiment viril, et il anime en général les ouvriers qui arrivent; parmi eux, le goût des lamentations se perd, ils vont en avant, le front haut, avec plus d’aplomb parce qu’ils ont plus d’études. Ils se sentent en possession des deux forces qui tiennent l’âme dans le meilleur des équilibres : l’indépendance et la dignité. Voilà donc un élément qui est en mesure d’absorber peu à peu tous les autres et d’agir comme apaisement des esprits et avancement des idées. Que sera-ce lorsque le flot de l’instruction, en montant toujours, aura achevé de répandre les notions à l’usage des grands peuples, et où ils puisent par la responsabilité le respect d’eux-mêmes, par la liberté le respect des droits d’autrui?
Est-il impossible de prendre sur le fait ce contingent considérable d’ouvriers qui ne parlent pas et font parler d’eux le moins possible, s’abstiennent dans la plupart des cas, et se montrent d’autant moins qu’on les convie avec plus d’instance? Comment les dénombrer et savoir quel sentiment ils éprouvent? Pour beaucoup de gens, c’est un grave souci. L’administration elle-même n’en sait guère que ce que ses agens lui racontent, et quant aux moyens d’informations ordinaires, il faut y renoncer avec de telles masses. Le seul expédient serait de rechercher s’il n’est point de circonstance où l’opinion de ces masses se met à découvert et de conclure là-dessus. Or cette circonstance se rencontre, ce sont les élections générales. On n’a, il est vrai, que des suffrages bruts, recueillis en bloc, et au premier aspect le butin paraît mince; mais, décomposés avec soin, ces chiffres ont une figure, s’animent, et livrent tout le secret qu’ils sont susceptibles de livrer, les préférences exprimées, les motifs de détermination mis à nu. C’est assez pour que les hommes et les actes prennent un caractère. Voyons lequel.
Ce sera l’éternel honneur de nos ouvriers de n’avoir pas désespéré un seul jour du réveil de la vie publique. Ils étaient, — qui ne s’en souvient ! — bien isolés au début. Dans les premières années du régime impérial, ils avaient vu leurs rangs éclaircis ou menacés par les lois de sûreté; pourtant, dès les secondes élections ils étaient sur pied, et agissaient énergiquement en ne prenant conseil que d’eux-mêmes. La physionomie de ces journées fut de nature à frapper les yeux attentifs. De la part des classes aisées et moyennes, engourdissement complet; peu de cartes avaient été retirées et encore moins de votes émis. A quoi bon? Personne qui ne crût au succès des désignations administratives, l’élection ne paraissait qu’une formalité. La journée du dimanche se passa ainsi sans encombrement aux abords des mairies. Cependant on pouvait déjà voir sur les boulevards le sol jonché de bulletins officiels et sur les murs quelques affiches lacérées; mais ce fut le lendemain seulement que l’action prit couleur. Par précaution ou par calcul, les ouvriers n’avaient voulu voter qu’à la dernière heure; ce fut alors comme une marée qui romprait ses digues. Les bulletins d’opposans s’arboraient partout, se distribuaient de main en main, on faisait litière des autres. Au dépouillement, les scrutins, furent surveillés sans que la police y mît obstacle; à mesure que les totaux étaient connus, l’émotion gagnait la foule. Enfin les résultats furent proclamés, quatre députés libéraux étaient élus à Paris, et le télégraphe annonçait en même temps qu’à Lyon l’opposition l’avait emporté dans une des circonscriptions. Ce fut la journée des cinq, qui laissera une date dans l’histoire de ce régime.
Voilà donc un succès franc. Comment avait-il été obtenu? Par des moyens en apparence bien simples, quelques lignes insérées dans les journaux, quelques noms recommandés, quelques bulletins distribués; on ne pouvait pas s’en tirer à moins de frais. Mais, derrière ces moyens si simples, il y avait une force qui l’est moins et ne s’obtient pas comme on veut: c’était un courant d’action, un mouvement d’opinion irrésistibles. La grande armée du travail manuel avait donné, surtout la portion de cette année qui fait plus de besogne que de bruit et ne s’agite que pour les causes qui lui conviennent. Point de moyens irréguliers, et comment y songer? Personne alors n’avait ses coudées franches. Point d’entente non plus, la loi s’y opposait. Pourtant cette légion d’ouvriers avait agi en tout comme si elle eût obéi à une consigne, allant au scrutin le jour où il fallait s’y rendre, portant exactement le nom qu’il fallait porter, improvisant des moyens de contrôle pour assurer la sincérité du vote. Ni négligence ni défection, voilà à quel prix elle a rendu au pays l’instrument des franchises dont il semblait désespérer. Pendant qu’ailleurs on s’abstenait, l’ouvrier seul restait sur la brèche avec son suffrage universel, qu’ailleurs déjà on se prenait à regarder comme une arme de rebut. N’eût-il fait que prouver le parti qu’on en peut tiré, qu’il eût montré aux incrédules et aux défaillans où est la voie de salut.
Quand on se comporte de cette façon, on fait preuve de sens politique; l’ouvrier n’en manque pas, dans ces derniers temps il n’a guère commis de fautes. Dans les choix qu’il a faits il s’est en général montré judicieux et, ce qui est plus rare, discipliné. S’il discute, il se rend, et, quand il a promis, il tient. D’habitude il ne s’engage pas et se réserve le dernier mot; mais, quand le moment est venu, il prend le bon parti, presque toujours celui qui a le plus de chances. Ainsi, pour le petit nombre de sièges sur lesquels l’opposition pouvait compter, il avait été convenu aux élections dernières qu’on choisirait surtout des orateurs. L’ouvrier n’a nulle part fait d’objection, mis d’obstacle à cette tactique; il a mieux aimé voir la tribune bien remplie que ses opinions complètement représentées. D’autres lois il a su résister aux siens. Un instant il avait été résolu, comme effet de scandale, de porter à la députation les noms les plus engagés contre le gouvernement impérial : beaucoup d’ouvriers furent sondés; ils n’y prêtèrent pas les mains. On pourrait citer d’autres faits à l’appui de cet esprit de conduite; ceci suffit pour prouver que l’ouvrier s’est réellement amendé; il n’est plus pour les choix qui effraient, et à ses autres qualités il sait joindre une certaine consistance.
Les événemens n’ont pas peu contribué à lui donner le goût de son nouveau rôle: en réalité on lui devait le premier noyau d’une opposition politique, sans lui cette opposition eût pu couver longtemps encore; il le sentait, il le voyait. L’œuvre lui faisait donc honneur, et naturellement il s’y était attaché. Aussi le vit-on aux élections qui suivirent s’affermir dans les dispositions qui lui avaient valu un premier succès et s’arranger pour en obtenir un second supérieur en éclat. C’est plaisir de vaincre, l’entrain s’en mêle, il y eut cette fois un véritable élan. Toute la députation de la Seine, la majorité dans les députations de Marseille et de Lyon, appartinrent à l’opposition. On imagina alors ces alliances de partis qui troublent le sommeil des hommes politiques qu’une longue possession a rendus intolérans. Ces alliances se firent d’instinct, presque sans entente préalable, et à coup sûr sans conditions. Avec la dose de liberté dont on disposait, il fallait presque saisir les intentions au vol pour y conformer les actes. Le scrutin prouva qu’on s’était compris, c’est le propre des régimes de contrainte d’exercer l’intelligence de ceux qui y sont soumis. Chez les ouvriers, ce mélange de bannières n’alla pourtant pas de soi : en province surtout les incompatibilités sont opiniâtres; un contact de tous les jours les réveille et les attise, on ne les conjure qu’avec un certain effort. Cet effort eut lieu là où il y eut convenance à le tenter, et réussit dans presque tous les cas. Les ouvriers se sentaient en veine; à aucun prix ils n’auraient voulu faire tourner la chance par des maladresses.
En sera-t-il toujours de même? On n’oserait en jurer; en politique surtout, les volontés sont bien fragiles. La sagesse actuelle des ouvriers n’est après tout qu’une arme de combat; ils n’y tiendront que parce qu’elle accroît leurs forces. Dans ce sens ils n’ont pas toujours donné leurs suffrages aux hommes qui leur convenaient le mieux, aux hommes d’action, aux martyrs de leur cause; ils ont choisi ceux qui pouvaient tenir tête avec plus d’avantage aux candidats de l’administration. Rester maîtres du champ de bataille, voilà leur objectif; ils voulaient ce qu’ils ont eu, une représentation homogène. Devant ce dessein, les ambitions inopportunes s’effaçaient; comment y songer tant que le gouvernement ne quittait pas la partie, persistait dans les formalités du domicile et les chicanes de circonscription, ne se départait d’aucune de ses rigueurs? Voilà ce qu’étaient les choses hier, seront-elles ainsi demain? Si le gouvernement se relâche et laisse, à Paris du moins, les élections à peu près dégagées, l’état des esprits n’en éprouvera-t-il pas quelque changement? Ces ambitions inopportunes, longtemps contenues, n’estimeront-elles pas que l’heure d’une revanche est arrivée? La plate-forme politique n’a pas été relevée pour rester vacante; nos ouvriers y retrouveront des émotions que ne peut leur donner au même point la tribune parlementaire. Y seront-ils indifférens? La conséquence la plus immédiate de ce mouvement serait un flot de candidatures et probablement de candidatures d’ouvriers.
C’est là un cercle d’épreuves que nous avons déjà parcouru; mais, pour le franchir et dissiper les ombres, nous avions, comme rameau d’or, une liberté entière. Qu’on nous la rende, et le jour se fera. On peut discuter les candidatures d’ouvriers, on peut les ajourner, on n’y échappera pas; on l’a bien vu il y a vingt ans. Elles sont dans les entrailles de nos institutions. Aucune jusqu’ici n’a eu de caractère sérieux, des circulaires lancées à l’aventure, des ballons d’essai, voilà tout; mais, s’il s’en déclarait de fondées, comment les empêcher d’aboutir? Par elles-mêmes, ces candidatures n’ont rien dont il y ait lieu de s’alarmer; comme les autres, elles sont mêlées de bon et de mauvais. Ce qui est un souci pour les esprits prévoyans, c’est l’association de ces mots : candidatures d’ouvriers et suffrage universel. Les ouvriers, le peuple, si l’on veut, c’est le nombre; le suffrage universel, c’est la loi du nombre. Or qui ne comprend les abus possibles du nombre, et parmi ces abus, l’esprit d’exclusion avec ses caprices, l’esprit de domination avec ses vertiges? Si le nombre n’abuse pas aujourd’hui, c’est qu’il ignore sa force ou en diffère l’emploi; mieux il la connaîtra, plus il s’en servira à son profit exclusif. Problèmes qu’il suffit d’indiquer et qui peuvent se passer de commentaire. C’est donc toujours par un appel à la concorde qu’il faut conclure, c’est le sentiment à introduire parmi cette jeunesse des ateliers qui est notre sauvegarde. Plus que jamais le premier de nos devoirs est de nous éclairer et de nous supporter les uns les autres.
La maxime est bonne à rappeler à d’autres qu’aux ouvriers. Nous sommes à la veille d’une épreuve qui, pendant quelques mois, tiendra le pays en suspens et mettra en jeu toutes ses forces vives. Il s’agit de savoir si, en unissant nos efforts, nous recouvrerons des droits qui nous sont nécessaires et des garanties qui manquent à nos institutions. Quoi de plus naturel, une fois le but admis, d’aviser en commun aux moyens de l’atteindre et d’agir de façon que ceux qui vont entreprendre la même lutte soient animés autant que possible du même esprit. Le croirait-on? c’est le contraire qui a lieu. Un champ clos tumultueux s’est ouvert, et tout le monde s’y jette. S’il existe quelque part, entre gens qui sont faits pour se prêter appui, un dissentiment de quelque nature qu’il soit, théologique, philosophique, économique, c’est ce moment qu’on prend pour le rappeler : on n’a pas la main plus heureuse. Est-ce d’hier seulement que l’on sait que le monde a été livré aux disputes? Il n’y a pas non-seulement de groupe, mais d’homme qui n’ait ses points réservés, ses cas de conscience, ses témérités involontaires et ses petites superstitions. Qui ne passe pas condamnation là-dessus ne connaît ni le monde ni la vie; il lui est interdit de rien entreprendre en commun, fût-ce une œuvre de salut. Trêve donc à ces récriminations et oubli de ce qui divise pour ne songer qu’à ce qui rapproche! Nous avons vu avec quel tact exemplaire les ouvriers ont par deux fois conduit des élections générales ; il y avait probablement parmi eux des divisions, de vieilles querelles, des rivalités de métier : ils ont tout mis à l’écart pour aller au scrutin. C’est là du sens politique et certes du meilleur. Le seul souhait à faire, c’est qu’au moment décisif ce sens politique inspire au même degré tous les hommes de cœur et de bien que le suffrage universel mettra de nouveau en présence.
LOUIS REYBAUD.
- ↑ L’Économie politique des ouvriers. — Revue du 1er novembre 1866.