La Politique de la Prusse et les Polonais/01

La politique de la Prusse et les Polonais
H. Moysset

Revue des Deux Mondes tome 48, 1908


LA POLITIQUE DE LA PRUSSE
ET LES POLONAIS

I
LA LOI DE COLONISATION

La « question polonaise » contient d’utiles enseignemens sur les difficultés que rencontre un État conquérant pour « dénationaliser » un peuple qui a subi l’empreinte d’une longue histoire et s’obstine à rester fidèle à sa langue, à ses mœurs, à sa culture. Le gouvernement prussien a assiégé l’une après l’autre ces forteresses spirituelles où le vaincu demeure inexpugnable. Il veut maintenant lui prendre la terre.

A la fin de l’année dernière, le prince de Bülow présenta au Landtag un projet de loi destiné à « fortifier le Germanisme dans les provinces de Posnanie et de Prusse occidentale. » Le moyen considéré comme seul efficace était l’expropriation des Polonais. La presse agita l’opinion qui, dans sa majorité, se montra hostile à une mesure dont les partisans avouaient la rigueur et ne déduisaient la justice que du concept obscur de « nécessité. » D’innombrables brochures empruntèrent aux notions de raison d’Etat, de bien public, d’honneur national, à la Constitution, au droit établi, à la morale enfin, des argumens pour et contre. Les partis politiques gardaient, en cette affaire, les positions prises dans les questions qui ne se posent pas comme des cas de conscience. Cependant, un mouvement de résistance se dessina, s’affirma dans la Chambre des seigneurs où siège la vieille noblesse qui forme la clef de voûte de l’Etat prussien. Le 30 janvier 1908, le chancelier de l’Empire proclama la patrie en danger ; il fit parler Bismarck, et la loi d’expropriation, votée le 27 février, créa dans deux provinces un régime d’exception pour la propriété de deux millions d’hommes, sujets prussiens depuis plus d’un siècle. La Prusse terrienne était vaincue par les professeurs, les manieurs d’argent, les bourgmestres des villes de l’Ouest industriel.

Un événement aussi considérable n’a point surgi sous la pression de circonstances fortuites. Il est l’effet d’un enchaînement de causes dont il nous faut remonter le cours. La loi d’expropriation ouvre une phase nouvelle du Drang nach Osten ; elle montre l’impasse à laquelle aboutit la politique de colonisation, inaugurée par Bismarck en 1886, du fait de l’organisation économique et sociale des Polonais qui se sont disciplinés pour lui faire échec ; elle marque la faillite des méthodes d’annexion des âmes par la violence ; enfin, elle engage le gouvernement prussien dans des voies qui, d’après l’avis motivé des hommes compétens et sans rancunes, ne conduiront pas aux solutions justes ni prochaines.


I

La poussée allemande vers l’Est dure depuis des siècles. Elle s’est effectuée sous deux formes principales : la guerre et la colonisation, alternant l’une avec l’autre. Chevaliers mystiques à l’origine, roi philosophe à l’apogée de l’histoire de Prusse, commis-comptables d’aujourd’hui poursuivent la même œuvre : opposer au flot slave une armée de soldats qui prennent la terre, et de colons qui la gardent et la germanisent en la cultivant. Dès le moyen âge, artisans et paysans affluèrent d’une manière ininterrompue vers les provinces orientales. Quelques générations suffirent à épuiser l’apport historique des immigrans. Les Allemands changèrent d’âme et de nom et devinrent polonais. Frédéric II bâtit 900 villages et installa 300 000 colons dans ses conquêtes, trop rapides et trop grandes pour pouvoir être consolidées par des forteresses seulement. Les événemens qui suivirent retardèrent l’effet des mesures prises, car, vingt ans après la mort du vainqueur de Rosbach, Napoléon passa l’hiver de 1806-1807 dans ces régions où se heurte le flux et le reflux des deux puissantes races. Sous le pas des chevaux de l’armée française, les espérances se levèrent du sol de la Pologne morcelée. Frédéric-Guillaume III comprit, pendant le Congrès de Vienne, qu’une politique nouvelle était nécessaire pour contrarier l’effort des trois tronçons qui tendaient à se rejoindre. Le 15 mai 1815, il adressa un appel aux habitans du grand-duché de Posen[1] : « Vous êtes, disait-il, incorporés à ma monarchie sans que vous ayez besoin de renier votre nationalité. Vous jouirez des avantages de la constitution que je me propose d’octroyer à mes fidèles sujets, et vous recevrez comme les autres provinces de mon royaume une constitution provinciale. Votre religion sera respectée et ses ministres recevront une dotation conforme à leur état. Vos droits personnels et vos propriétés seront placés sous la protection des lois, à la délibération desquelles vous prendrez part dans l’avenir. Votre langue doit être en usage dans toutes les réunions publiques, à l’égal de la langue allemande. Les fonctions publiques du grand-duché sont accessibles à chacun d’entre vous dans la mesure de ses capacités… » Des temps viendront où les Polonais ne demanderont pas plus, et où les Prussiens tiendront moins que ces promesses royales.

Au cours du XIXe siècle, la politique de la Prusse dans les Marches de l’Est fut incertaine, tantôt conciliante, tantôt rude, jamais persévérante dans une même voie. Chaque règne commence par une politique de concessions et finit par une politique de répression, comme si les Polonais étaient condamnés à expier périodiquement des faveurs imprudentes ou mal reconnues. La question polonaise semble soumise à ce mouvement de pendule que battent toutes les questions insolubles.

Le prince Radziwill fut nommé gouverneur de Posen en 1815. Ce nom était un gage de loyauté et ce choix un signe de bonnes intentions. La révolution de 1830 fit perdre aux Polonais du grand-duché le bénéfice des méthodes douces. Les Polonais du « royaume » s’étant soulevés contre la domination russe, l’union des esprits se refit par-dessus une frontière fictive et d’un tracé récent. Le roi Frédéric-Guillaume et le tsar Nicolas se sentirent solidaires pour longtemps. Flottwell, le nouveau président supérieur de la province, arriva à Posen avec un plan complet et redoutable de germanisation. Pendant dix ans (1830-1841), il l’appliqua avec la fermeté et la souplesse d’un grand administrateur. Il fonda des écoles pour propager la langue allemande, fit construire des routes pour amener la deutsche Kultur et, le premier, acheta des terres pour les revendre à des Allemands.

Frédéric-Guillaume IV, en montant sur le trône, revint à la politique des concessions. L’esprit du temps empêcha qu’elle ne produisît d’heureux résultats. En 1848, eut lieu le grand soulèvement des Polonais du grand-duché, que l’on objecte depuis aux partisans des mesures de conciliation. Cet événement, replacé dans sa véritable perspective historique, perd beaucoup de sa force probante. Un principe nouveau travaillait les peuples : le principe des nationalités allait transformer l’Europe. L’idée d’unité enthousiasmait l’Allemagne libérale, suffisamment logicienne alors pour admettre que l’agitation en faveur de « l’indépendance de la Pologne » était une conséquence naturelle de ce mouvement. Les Polonais ne demandaient que la réalisation des promesses de 1815. Dans une proclamation lancée le 1er avril 1848, ils disaient : « Nous embrassons fraternellement nos frères allemands et juifs ! Vive l’Allemagne libre ! Vive la Pologne libre ! » Ces sentimens généreux, comme beaucoup d’autres de cette époque, furent noyés dans le sang. Le rêve de la reconstitution de la Pologne surnagea. Après la grande désillusion de 1863, se dissipa peu à peu la croyance populaire que « les puissances de l’Ouest » referaient la Pologne. Dans les guerres de 1866 et de 1870, les Polonais firent vaillamment leur devoir de sujets prussiens. Ils formaient la plus grande partie de ce 5e corps d’armée décimé à Nachod et à la mémoire duquel on a élevé un monument sur la grande place de Posen. Sous les murs de Metz, la musique les mena au feu au son de leurs hymnes nationaux. Cependant la loi de colonisation fut votée deux ans avant la mort de l’empereur Guillaume Ier, Guillaume II, dès son avènement, rouvrit « l’ère de conciliation. » Elle dura quatre ans. Le cours des lois d’exception recommence.

Bismarck seul fut d’une humeur invariable à l’endroit des Slaves annexés. Tandis que, au lendemain des journées de mars 1848, le Roi recevait, la casquette à la main, une délégation polonaise de prisonniers politiques libérés par le peuple victorieux dans les rues de Berlin et promettait de faire étudier la réorganisation de la Posnanie, le futur chancelier de l’Empire, hobereau inconnu alors, mais attentif aux choses de son temps, sentait déjà que la question polonaise était une épine empoisonnée au talon de la Prusse. Le 20 avril, il écrivait dans la Gazette de Magdebourg : « Encore une fois, l’enthousiasme allemand, à son propre dommage, a tiré les marrons du feu. J’aurais trouvé explicable que le premier essor de la force et de l’unité allemandes se fût donné carrière en réclamant l’Alsace à la France et en plantant le drapeau allemand sur la cathédrale de Strasbourg… Un développement national de l’élément polonais dans la province de Posen ne peut avoir aucun autre but raisonnable que de préparer les voies à la reconstitution d’un royaume de Pologne indépendant. On peut vouloir replacer la Pologne dans ses frontières de 1772 (comme les Polonais l’espèrent, encore qu’ils gardent le silence là-dessus), lui rendre toute la Posnanie, la Prusse occidentale et la Warmie ; alors seraient coupés les meilleurs tendons de la Prusse. (Dann wurden Preussens beste Sehnen durchschnitten.)… Comment un Allemand peut-il donc, par sentimentalité pleurarde et par amour de théories impraticables, faire ce rêve extravagant de créer dans le plus proche voisinage de sa patrie un ennemi infatigable qui s’efforcera toujours de faire dévier vers la guerre ses agitations fiévreuses du dedans et qui nous tombera sur le dos à chaque complication que nous aurons à l’Ouest ? En conséquence, je tiens notre politique actuelle en Posnanie… pour le plus regrettable don quichottisme que jamais un État ait entrepris pour sa ruine… »

Bismarck traduira plus tard ces sentimens en lois de combat. « La nécessité de commencer le Kulturkampf, dit-il dans ses Mémoires[2], s’imposa à moi par le côté polonais de la question. » Le moyen qui parut le plus sûr pour germaniser l’âme polonaise fut d’interdire à l’école l’usage de la langue par laquelle elle s’exprimait, se développait et se perpétuait. Qui a l’école a la jeunesse, qui a la jeunesse a l’avenir. Cet article du programme libéral valait contre les Polonais aussi bien que contre Rome : l’instituteur allemand devait se dresser contre ces deux puissances. La loi du 11 mars 1872 enleva l’inspection de l’école au clergé et la confia à des fonctionnaires nommés par le gouvernement. L’ordonnance du 27 octobre 1873 prescrivit l’emploi exclusif de l’allemand à l’école, exception faite pour l’enseignement religieux, qui pouvait être donné en allemand aux élèves assez avancés pour le comprendre. Cette disposition, interprétée par les autorités locales, a provoqué récemment les incidens retentissans que l’on connaît. L’article 12 de la loi d’association, promulguée le 19 avril 1908, forme le dernier chaînon des entraves mises à la langue polonaise. Désormais, dans l’Empire, les débats des réunions publiques doivent avoir lieu en langue allemande, sauf en période électorale. Dans les régions où le chiffre de la population parlant une langue non allemande est supérieure 60 pour 100 de la population totale, cette prescription ne sera applicable que dans vingt ans. Sur 4 200 000 sujets allemands parlant une langue maternelle étrangère, trois millions de Polonais tombent immédiatement sous le coup de cette loi. Votée au lendemain de la loi d’expropriation, elle les a naturellement exaspérés. Mazarin disait des Français : « Qu’ils chantent, pourvu qu’ils paient. » Le gouvernement prussien n’a pas cru devoir laisser aux Polonais le temps ni la liberté d’exprimer publiquement des sentimens dont leur âme pleine se serait allégée en parlant.

La « guerre scolaire, » entreprise par Bismarck, a mobilisé la masse profonde des paysans, jusque-là courbés sur leurs intérêts matériels, pour défendre un principe spirituel qui brave les lois. Les écoliers apprennent par force à parler l’allemand dont ils tirent avantage dans la lutte pour la vie quotidienne ; mais ils continuent à penser et à sentir dans la langue maternelle, la seule dans laquelle on compte, on jure, on aime, on prie. Le Kulturkampf eut, du « côté polonais, » beaucoup d’autres conséquences que nous n’avons pas à mentionner ici. Lorsque la paix fut faite avec Rome, Bismarck attacha une grande importance à séparer aussi nettement que possible les alliés de la veille : il ne voulait pas laisser s’établir l’idée que la lutte contre les Polonais prenait fin en même temps que la lutte contre les catholiques. Outre que l’heure était propice pour jouer de leurs agitations auprès du gouvernement russe, il avait d’autres raisons. Son génie sentait l’utilité pour l’Allemagne d’avoir des ennemis. L’ennemi extérieur servait d’arc-boutant à l’édifice impérial, élevé hâtivement, comme une tente, sur le champ de bataille. Pour tenir en haleine le sentiment national de l’unité, il fallait pouvoir montrer du doigt « le parti de l’étranger, » qui faisait contrefort à l’intérieur. On cessait de faire tenir ce rôle au Centre, et le parti socialiste ne faisait pas encore fonction d’épouvantail qui plane sur l’avenir. Les Polonais refusaient à propos de participer à l’enthousiasme général. Le chancelier de l’Empire engagea les foules indifférentes aux débats parlementaires dans une croisade vers les Marches de l’Est.

On n’était pas d’accord sur le choix des routes qui mèneraient au succès. Il était question d’aggraver les lois scolaires, de fonder en Posnanie et en Prusse occidentale des écoles allemandes d’agriculture et de commerce, de donner des encouragemens aux associations allemandes, d’expulser les Polonais qui n’étaient pas sujets prussiens. L’intérêt de l’opinion publique se concentra sur une proposition des nationaux libéraux : retour à la colonisation intérieure. Le 8 janvier 1886, le président du district de Bromberg, M. de Tiedemann, adressa au prince de Bismarck un Mémoire dans lequel il établissait que le gouvernement prussien pouvait tirer profit de la situation déplorable des propriétés polonaises. Il demandait dix millions pour exécuter son plan de germanisation de la Posnanie. « L’Etat, disait-il, pourrait maintenant acquérir des terres, soit par achat à l’amiable, soit dans les ventes judiciaires, à des prix qu’on ne verra peut-être plus jamais ; il pourrait, sans courir de grands risques, consolider son autorité et son influence politique par la création de beaucoup de domaines nouveaux ; il pourrait, en morcelant les biens achetés et en installant des paysans sur ces parcelles, donner une prépondérance durable aux Allemands de la province. » L’idée de colonisation ayant pris forme et corps séduisit le grand réaliste, car nul ne connaissait mieux que ce terrien le nombre et la nature des forces de résistance qui s’appuient sur la terre et qu’il faut déraciner pour les vaincre. Le 28 et le 29 janvier, Bismarck prononça deux grands discours qu’il est bon de relire si on veut se rendre un compte exact de ses ressources oratoires en face d’un adversaire qu’on ne peut réduire par les armes, et connaître tout ce qui vibre encore aujourd’hui de passions ataviques dans l’âme prussienne contre les Polonais.

La loi de colonisation fut promulguée le 26 avril 1886. Elle instituait une Commission spéciale et mettait à sa disposition cent millions de marks pour arrêter ce que le discours du trône appelait, d’un mot chargé d’histoire, « le refoulement de l’élément allemand » par la race slave. Cette somme devait être employée à l’achat de terres propres au morcellement ; on organiserait des communes nouvelles, on bâtirait des mairies, des écoles, des églises ; on formerait entre le grand propriétaire foncier, absentéiste ou meneur, et le prolétariat rural, d’opinion serve ou tumultueuse, une classe agricole moyenne, maniable, composée de paysans et d’ouvriers fixés au sol et destinée à renforcer cet esprit public de gouvernement qui est, en quelque sorte, la philosophie politique du petit domaine clos. Elle serait exclusivement allemande et ferait œuvre nationale en accomplissant sa besogne quotidienne. On endiguerait, ainsi, le mouvement d’émigration au-delà des mers qui commençait, provoqué par l’accroissement rapide de la population. Certains domaines de l’État pouvaient être transformés en parcelles. Mais ce que la loi visait, c’était la diminution et, si possible, la disparition de la grande propriété polonaise. Bismarck pensait que la noblesse était la tête du nationalisme et que, pour germaniser le peuple, il suffirait de le décapiter économiquement. La loi d’expropriation sera la conséquence de cette erreur.


II

Un demi-milliard de marks et cent mille colons jetés dans les Marches de l’Est par une bureaucratie méthodique, active, et qui mettait du patriotisme dans l’entreprise, ont produit des effets économiques considérables et donné des résultats politiques contraires aux prévisions du plus grand serviteur des rois de Prusse. Nous ferons voir les uns et les autres avec des chiffres. Les chiffres vont plus droit au fond des choses et sont une source d’émotion plus abondante qu’une vaine pompe de paroles sentimentales. Fournis par le gouvernement, dans un document qui résume « vingt ans de travail de civilisation allemande, de 1886 à 1906[3], » ils expriment des réalités matérielles. D’autres, empruntés ailleurs, donnent la somme des énergies polonaises. Ils sont comme le coefficient d’action de choses qui ne s’achètent ni ne se vendent : les idées et les sentimens d’un peuple résolu à persévérer dans son essence historique.

La Commission de colonisation a son siège à Posen. Elle se compose des deux présidons supérieurs des provinces de Posnanie et de Prusse occidentale ; de cinq commissaires délégués par le président du Conseil des ministres, les ministres de l’Agriculture, de l’Intérieur, des Finances et de l’Instruction publique ; de huit membres nommés pour trois ans par le Roi, au nombre desquels se trouvent le président de la « Commission générale » de Bromberg et le directeur de la Landschaft de Posen. Les autres sont de grands propriétaires de l’Est. Jusqu’en 1891, l’Ansiedlungscommission eut à sa tête le président supérieur de Posnanie. Depuis, elle a un président particulier, qui est aujourd’hui M. Blomeyer. Elle forme une vaste administration qui compte près de 600 fonctionnaires, conseillers de gouvernement, conseillers techniques, employés subalternes. Les services se divisent en trente offices, dont dix sont des offices techniques. C’est à la Commission qu’incombe la charge de choisir les terres propres à la colonisation, de les administrer jusqu’à la vente, de les améliorer, de les morceler, d’y installer les colons, de leur fournir des habitations ou de les aider à les construire à leur guise, de garder enfin la haute main sur une entreprise « nationale. »

Pour acheter les terres, elle ne procède pas à la manière de tel riche industriel de Berlin partant pour la croisade, la sacoche pleine d’argent, parcourant à cheval ou en voiture les Marches de l’Est, jetant son dévolu sur un bien et s’en rendant acquéreur au prix fixé par l’élévation de ses sentimens « patriotiques. » Elle a des princes directeurs, une politique des achats. Soumise, d’une part, à la loi de l’offre et, d’autre part, entravée par L’esprit de la loi de 1S86, qui l’engageait à ne pas convoiter les propriétés allemandes, elle tâtonna dans ses débuts, forma des îlots au cœur des contrées polonaises. C’était faire œuvre sur le sable mouvant. L’expérience fournit bientôt les règles selon lesquelles ont été acquises la plupart des terres colonisées. La Commission a opéré surtout dans les cercles où la population allemande et polonaise est très mêlée, de manière à donner la prépondérance à l’élément allemand dans les assemblées politiques ou administratives élues. Dans les cercles où la population allemande domine, elle n’a acheté un bien allemand que s’il était en danger de passer en mains polonaises. Parfois aussi, elle a voulu porter secours à une église, à une école envahies par le Dieu ou la langue slaves. Dans les cercles où la population polonaise est en majorité, elle a profité de l’occasion pour acquérir soit une grande terre domaniale, soit plusieurs propriétés contigües, soit encore telles propriétés séparant et isolant l’une de l’autre les communes allemandes existantes. C’est ainsi qu’elle a pu obtenir des groupemens de colonies formant des communes nouvelles purement allemandes.

En vingt ans, de 1886 à 1906, la Commission de colonisation a acheté 325 993 hectares, acquis en majeure partie sur la grande propriété. Ce régime domine dans l’Est où, naguère, un cinquième du sol était entre les mains de 2 500 personnes seulement. La Posnanie est la province où il est le plus développé ; il n’a pas cessé de s’y accroître au cours du XIXe siècle et, de 1816 à 1880, le nombre des habitations paysannes est tombé de 48 000 à 39 000. Ce phénomène économique, se produisant en même temps que l’accroissement de la population, devait occasionner un lourd malaise social. La grande propriété est, en outre, un obstacle aux progrès du germanisme. Les possesseurs allemands sont, d’une part, obligés d’employer des ouvriers agricoles polonais ; d’autre part, ils ne résident pas sur leurs terres et n’y exercent donc point une patriotique influence. En 1889, sur 74 propriétaires allemands de Posnanie, 47, possédant 158 996 hectares, demeuraient dans la province ; 27, possédant 161 631 hectares, vivaient ailleurs. Tandis que, sur 75 grands propriétaires polonais, 68 administraient eux-mêmes leurs terres d’une étendue de 262 454 hectares[4].

Se conformant aux intentions du législateur, la Commission de colonisation a acheté 590 grands domaines couvrant 305 986 hectares, et 398 petites propriétés paysannes représentant 20 000 hectares. Son activité s’est déployée surtout en Posnanie où le « danger polonais » est le plus menaçant ; elle y a colonisé 230 000 hectares. Ces terres sont souvent en mauvais état et d’un rapport médiocre. Il serait difficile d’y installer des colons qui n’y pourraient subsister. La Commission les administre donc tout le temps nécessaire pour les améliorer. Elle procède au drainage, cure les fossés, empierre les routes, trace des chemins, étend la surface des terres arables, transforme les marécages en prairies. A la fin de 1906, elle avait drainé plus de 50 000 hectares, desséché près de 4 000 hectares de marécages ou de landes et dépensé à cet usage 10 millions et demi de marks ; elle avait construit 166 kilomètres de chemins qui avaient coûté 1372 000 marks. De 1899 à 1906, elle a épandu plus de 3 millions de quintaux de fumier et engrais, pour une somme dépassant 8 millions de marks.

Avant de morceler ces terres améliorées, la Commission eut, à l’origine, à choisir entre deux systèmes de colonisation, le village ou le domaine. Le domaine offrait sur le village certains avantages économiques, mais il ne répondait pas entièrement au but poursuivi, car le colon isolé au milieu d’une population étrangère devait sentir le besoin de nouer des relations avec le voisinage, et peu à peu devaient s’affaiblir le sentiment de sa mission politique et la conscience de son devoir national. Tout en tenant compte, dans une certaine mesure, des préférences des colons qui, comme ceux de Westphalie, aiment mieux le domaine, elle a opté pour le village où s’atténueront et se fondront à la longue les différences d’habitudes et de caractère des familles venues de toutes les régions de l’Allemagne. Chaque village forme une commune autonome et reçoit, comme dotation, un terrain représentant 5 pour 100 de la valeur et 10, 2 pour 100 de la superficie totale. La mairie, l’école, l’église, le presbytère, l’hospice, le cimetière, le four banal, le lavoir, l’abreuvoir seront construits sur cette réserve, où devra trouver place aussi le bien communal.

La Commission de colonisation étudie les emplacemens et parfois construit elle-même. Golenhofen, où l’on promène volontiers l’étranger, est sorti habitable des bureaux de ses architectes. Point de cheville qui n’ait été prévue et mise en place. C’est un Watteau charmant où l’on est accueilli par d’authentiques fermières en bottes et cotillons simples. Les maisons blanches bariolées de vert et de bleu, dont la propreté rehausse l’élégance, alignées sur deux rangs, comme des soldats astiquas, le long d’une avenue, narguent les chaumines polonaises éparpillées dans les champs du voisinage et accablées sous le poids des générations. Il leur manque la patine que les saisons déposent, en se succédant, sur la demeure du paysan, en harmonie avec son visage où s’expriment la ténacité des efforts héréditaires superposés lentement et la confiance tranquille en la seule durée des contingences qui résultent de la terre. Aussi faut-il laisser au temps le soin d’éprouver la qualité des âmes qui s’additionneront dans ce village, posé sur ce sol, par ordre.

Aujourd’hui, la Commission se borne, d’ordinaire, à fournir l’architecte, les ouvriers et les matériaux, au nouveau venu qui se loge selon son goût et les habitudes de son pays d’origine. En vingt ans, l’État et les colons ont bâti, pour 100 millions de marks, 300 mairies, 270 écoles, 35 églises, 37 presbytères, 23 hospices, 210 auberges, 11 360 maisons de paysans, 295 logemens ouvriers.

Un principe préside au partage du sol. Chaque lot doit être assez grand pour nourrir et occuper une famille. La propriété paysanne que le possesseur cultive sans le secours de travailleurs étrangers forme la colonne vertébrale du système de colonisation prussienne.

Elle est d’étendue variable selon les régions et la nature du terrain. Les villages de l’Est ont servi de patron pour le morcellement, puisqu’ils sont la résultante du mouvement séculaire de répartition des terres. La grandeur moyenne des parcelles paysannes varie entre 10 et 20 hectares. Dans le voisinage des villes, où la culture maraîchère permet au possesseur de subsister sur une plus petite surface, on a fait des parcelles de 5 à 10 hectares. Aux artisans installés dans les colonies, forgerons, menuisiers, cordonniers, on a concédé de 2 à 5 hectares ; aux ouvriers agricoles un jardin et un petit champ de moins de 2 hectares, autour de la maison. Les lots de 50 à 120 hectares, et au-dessus, sont en petit nombre. Ils n’ont pas donné de bons résultats politiques, car ils dépendent de la main-d’œuvre polonaise.

Les 325 993 hectares achetés, de 1886 à 1906, ont été divisés en 12 813 parcelles, sur lesquelles sont déjà établies 11 957 familles de colons, formant une population d’environ 100 000 âmes.

Pour attirer les colons, la Commission a dans différentes provinces, une dizaine d’agens qui font de la propagande et fournissent les renseignemens nécessaires. A Thorn, un homme de confiance s’occupe spécialement des immigrans allemands venant de Russie. A la station frontière d’Illowo, ils sont hébergés gratuitement pendant une nuit, s’ils manifestent le désir de s’installer dans les colonies, comme propriétaires, fermiers ou travailleurs. Il fallut, au début, vaincre maints préjugés existans contre ces « pays sauvages » où l’on ne devait arriver qu’armés de fusils pour se défendre contre « les cosaques et les loups. » Des naufragés de toutes les classes, n’ayant aucune habitude du travail manuel, se présentèrent à la Commission qui se montra plus ou moins difficile. Aujourd’hui, elle écarte, en principe, tout homme qui « descend de cheval pour aller à âne » et prend, de préférence, celui qui fait son ascension sociale : paysans désirant avoir un bien plus grand, ouvriers agricoles accédant à la propriété, ouvriers industriels voulant retourner à la terre, émigrés allemands revenant dans la patrie : 24 pour 100 sont originaires de Posnanie et de Prusse occidentale, 20 pour 100 arrivent de Russie, les autres viennent de Westphalie, de Saxe, de Hanovre, de Brandebourg, de Poméranie et d’ailleurs. Ces provinces colonisées offrent le spectacle pittoresque d’une mosaïque de mœurs et de cultures de toute l’Allemagne. Les gens de l’Ouest et du Sud, d’esprit délié, apportent une grande somme de connaissances et d’expériences agricoles ; ils sont particulièrement experts dans le choix des semences. Le Westphalien, patient, économe, a introduit dans l’Est toutes les espèces de choux. Il excelle dans l’élevage des porcs ; le Poméranien dans celui des oies ; le Rhénan dans celui du bœuf de boucherie. Le Wurtembergeois, démocrate et particulariste, est arrivé avec son arbre fruitier, le Badois avec son pied de tabac, le Palatinois avec son pied de vigne. Le Prussien des bords de la Vistule, malingre et volontiers buveur de schnaps, est bon laboureur. L’immigrant est revenu de l’étranger avec sa ruche et s’adonne avec succès à l’éducation des abeilles.

Les colons sont tenus d’apporter un petit capital, avec lequel ils participent à la construction de leur habitation, et qui doit représenter de un tiers au deux cinquièmes de la valeur de la parcelle, ou quatorze fois la rente fixée à payer. Si cet avoir est insuffisant, le président de la Commission peut faire un prêt supplémentaire, à 3 et demi pour 100, du quart du capital présenté et remboursable en vingt ans. Le total des sommes apportées par les colons, de 1886 à 1906, dépasse 53 millions de marks.

Les terres ne sont pas vendues contre argent comptant ; elles sont cédées moyennant une rente fixe de 3 p. 100, payable la seconde ou même la troisième année seulement. Beaucoup de lots sont affermés pour une période de douze ans et l’on fait en sorte que le fermier devienne propriétaire. Le colon n’est pas autorisé à revendre une partie de son bien ; en cas de vente de l’ensemble, la Commission garde le droit de préemption. Comme le principal créancier est l’État, il exige des garanties, et dans le contrat il oblige l’acheteur à s’assurer contre l’incendie et la grêle.

Dans le groupement des colons par villages, la Commission ne tient compte que de leur confession religieuse. L’immense majorité est protestante et forme 242 colonies. Sur les 11 957 familles, 493 seulement sont catholiques et réparties dans 11 colonies. La Commission favorise-t-elle une religion au détriment d’une autre ? D’après la presse catholique « germanisation égale protestantisation. » La presse piétiste affirme la vérité de la réciproque et exhorte la Commission de colonisation à se piquer de théologie ; elle se borne à tirer de l’expérience et à publier cette conclusion qu’un colon catholique se laisse plus facilement « poloniser » qu’un colon protestant. Ce fait révèle la place que tient la question religieuse dans cette lutte nationale. Dans les Marches de l’Est, protestant est devenu synonyme d’Allemand et catholique de Polonais. Un fonctionnaire de Posen parlait un jour, à table, de la cathédrale de Cologne. « Mais, papa, interrompit son jeune fils, je ne savais pas que Cologne était une ville polonaise ! » Il n’y a plus intention de polémique, il y a confusion dans l’esprit public.

Le premier résultat économique de la colonisation a été de beaucoup étendre la superficie des terres arables ; la production des céréales en Posnanie et en Prusse occidentale n’est pas inférieure à celle d’autres provinces mieux favorisées par la qualité du sol. C’est merveille de voir le parti récent que Prussiens et Polonais, rivalisant de zèle, ont tiré de ces terres légères qui portaient naguère des bruyères roses et qui lèvent aujourd’hui du grain lourd, froment, seigle d’hiver, orge d’été, avoine de mars. La forêt de sapins a reculé devant l’armée des chevaux de labour. L’ajonc d’or qui borde les chemins et forme haie le long des champs n’est plus là qu’un utile témoin des temps de la Polnische Landwirtschaft où ces vastes plaines étaient si désolées que « lièvres et renards se disaient bonne nuit. » Les progrès dans l’élevage du bétail peuvent se marquer brièvement ainsi : de 1892 à 1906, en Posnanie, le nombre des chevaux s’est accru de 47 000 environ ; celui des bêtes à cornes de 165 000. Deux chiffres sont caractéristiques pour faire voir la direction de ce mouvement économique ; ils sont comme le signe d’une ère de répartition nouvelle de la propriété : le nombre des porcs a augmenté de 556 000, celui des moutons a diminué de 584000. D’une part donc, les foyers paysans se multiplient ; d’autre part, la bergerie seigneuriale, qui revendique tout un hinterland de terres incultes, se vide. Dans les trois districts de Marienwerder, Bromberg et Posen, la grande propriété au-dessus de 100 hectares a du fait du morcellement allemand ou polonais, perdu 210 000 hectares.

Le trafic des chemins de fer et le rendement de l’impôt ont doublé. Dans ces pays essentiellement agricoles, il ne s’est développé que les industries dépendant de l’agriculture, sucreries, distilleries, féculeries. En 1906, il y avait en Prusse occidentale 62 sociétés par actions, avec un capital de 67 millions ; en Posnanie, 37 sociétés avec 74 millions. Les fabriques privées, ayant un débit local, sont également peu nombreuses, comparativement à celles du reste de l’Allemagne. On en compte 4 215 occupant 62 000 ouvriers en Prusse occidentale ; 3 657 avec 50 000 ouvriers en Posnanie. La muraille douanière russe à l’Est et la concurrence de l’Ouest industriel ont empêché qu’aucun grand commerce se développât dans ces deux provinces. Cependant la circulation de l’argent y est intense. Elle est due à l’accroissement de la production agricole, au développement des institutions de crédit, à l’afflux du numéraire. L’Etat a répandu 350 millions, les colons en ont apporté 50, et de l’Ouest il n’est pas venu moins de 50 millions pour fructifier dans les établissemens de crédit. A Posen, de 1895 à 1905, la circulation a monté de 418 millions à 1 milliard 294 millions ; à Dantzig de 626 millions à 1 milliard 36 millions. La vieille ville hanséatique est donc dépassée par une ville entrée récemment dans le grand mouvement des affaires. L’ensemble des opérations de « la Banque de l’Est pour le commerce et l’industrie, » dont le siège est à Posen, était de 1 910 millions en 1901 ; de 4 433 millions en 1906.

Les colons eux-mêmes manipulent beaucoup d’argent. Sous l’impulsion de la Commission qui voulait les préserver de l’isolement, les délivrer de l’intermédiaire, faire l’éducation de leur sentiment de la responsabilité par la discussion d’intérêts communs, ils ont organisé des caisses d’épargne et de prêt, des sociétés de production, d’achat et de vente. A la fin de 1905, on en comptait 965, affiliées à trois unions différentes, du système Raffeisen et Offenbach, couvrant de leur réseau les deux provinces. Les 700 caisses d’épargne et de prêt gèrent plus de 50 millions de marks. Les dépôts des 47 caisses d’épargne affiliées à « l’Union des sociétés allemandes de Posen » sont, de 1900 à 1905, montés de 460 774 à 1 403 949 marks. L’effet immédiat de cette abondance de capitaux, dans ces régions jadis pauvres, a été la diminution du taux de l’intérêt, l’extinction des hypothèques, une culture plus intensive.

La colonisation a beaucoup influé sur le développement des villes. La Posnanie en compte aujourd’hui 86 et la Prusse occidentale 75 qui ont plus de 2 000 habitans ; villes agricoles pour la plupart, dont la population resta longtemps stationnaire parce qu’elles étaient entourées de vastes domaines dont le propriétaire achetait et vendait aux grandes enseignes de la capitale de la province ou du royaume. De 1885 à 1905, la population urbaine des districts de Marienwerder, Bromberg et Posen est passée de 693 521 habitans à 922 997 ; les villes situées au centre des colonies ont augmenté de 47,40 pour 100 ; celles des régions non colonisées de 8,47 pour 100 seulement.

Si ce phénomène démographique, dû, dans ces provinces, à des circonstances économiques et sociales particulières qui s’ajoutent aux causes générales de l’exode rural, marque le progrès de la germanisation, il montre aussi le spectacle des deux nationalités en lutte. Elle se livrent, dans l’enceinte des villes, à un boycottage rigoureux, dont peut nous donner une idée le déplacement de la population des artisans, bouchers, boulangers, cordonniers, menuisiers, tailleurs, forgerons, meuniers, pendant cette période de vingt ans. Dans six villes des régions colonisées, Briesen, Gnesen, Ianowitz, Mogilno, Wongrowitz et Schönsee il y avait, en 1885, 617 artisans dont 255 Allemands et 362 Polonais ; en 1905, il y en a 800 dont 337 Allemands et 463 Polonais. Dans huit villes de type identique, situées dans des régions non colonisées, Chritsburg, Stuhm, Santomischel, Grätz, Rawitsch, Krotoschin, Kosten et Zerkow, il y avait, en 1885, 1 567 artisans dont 825 Allemands et 742 Polonais ; en 1905, il n’y en a plus que 1 506, dont 715 Allemands et 791 Polonais. L’exemple de Santomischel, gros bourg enclavé dans de grandes terres, peuplé de 1 400 habitans et dont la population n’a augmenté, en vingt ans, que de 17 unités, est encore plus démonstratif. En 1885, il y avait 77 artisans dont 55 Allemands et 22 Polonais. En 1905, il y en a 68, dont 13 Allemands et 55 Polonais. Bref, dans le premier cas, les Allemands gagnent 32 pour 100 et les Polonais 28 pour 100 ; dans le second cas, les Polonais gagnent 6,60 pour 100 et les Allemands perdent 10,42 pour 100.

Toutes ces villes se sont agrandies, assainies, embellies ; elles rendent un joli témoignage de la prospérité des deux provinces. Posen a pris l’allure d’une capitale, avec une population de 137 000 habitans. L’ancienne résidence des rois de Pologne s’est développée vers l’Ouest, du côté où le conquérant est arrivé. Des monumens du genre colossal lui donnent aujourd’hui un caractère germanique. Le château royal, masse imposante de pierres, allégée par des rosaces, ajourée par des meurtrières et des fenêtres géminées, flanquée de clochers et de tours du guet, assemblage inspiré de cathédrale romane et de vieux burg, d’aspect féodal et mystique, a été construit récemment pour frapper l’imagination slave. La Commission de colonisation a voulu affirmer la nécessité de continuer l’œuvre commencée en faisant peser sur le sol un bâtiment qui tient de la caserne et du palais, comme il convient pour abriter un pouvoir nouveau. De grandes façades neuves derrière lesquelles travailleront les différentes administrations de la province ; des manoirs d’argentiers enrichis dans la guerre économique et sur le front desquels on a gravé cette réclame : « Souviens-toi que tu es Allemand, » expliquent enfin au voyageur le sens des événemens qui se déroulent dans ce pays depuis vingt ans. Au cœur de la cité, l’Hôtel de Ville, fière ruine délaissée, semble, avec ses galeries à colonnades d’où l’on haranguait le peuple au temps où il délibérait sur ses propres affaires, protester contre la domination prussienne. A l’Est, séparée de la ville allemande par la Warthe, protégée par le faubourg slave de Wallischei, solitaire dans une île, la cathédrale se dresse comme un symbole : l’église est le dernier refuge où la nation polonaise puisse rendre publique une pensée commune.

Si, à l’instar des huit « Commissions générales » qui sont chargées de l’application des lois de 1890 et 1891 destinées à former, dans toute la Prusse, une classe moyenne de paysans par l’établissement de Rentengüter, petites propriétés payables par une rente, la Commission de colonisation n’avait eu à poursuivre qu’un but économique, elle l’aurait atteint dans une mesure que les chiffres cités permettent d’apprécier. À ce compte même, il n’est pas de province de l’Empire qui ne voulût avoir des Polonais. Et si, enfin, Deutsche Kultur ne signifie que méthode d’enrichissement, on ne peut pas contester ses admirables effets. Mais l’œuvre de colonisation se compliquait de desseins politiques dans la réalisation desquels la Commission n’a pas eu le même succès. Après vingt ans d’efforts, elle est réduite à faire cet aveu : « Si l’afflux des Allemands vers l’Est cessait, le danger polonais serait aujourd’hui plus sérieux que jamais[5]. » Quelle est donc l’origine, la nature et la gravité de ce « danger ? »


III

Une grande dame polonaise, visitant un jour un paysan malade, vit, suspendus au mur de la chaumine, trois portraits : Kociusko, Léon XIII et Bismarck. — Comment, dit-elle, Bismarck chez toi ! Tu l’honores donc à l’égal de notre héros national et de notre Saint-Père le Pape ? — Mais oui, répondit-il : ce grand homme m’a révélé à moi, pauvre paysan, que j’avais une patrie polonaise.

Cette anecdote, contée à la Diète, il y a quelques années, par M. de Dziembowski-Pomian[6], projette un trait de lumière sur les causes lointaines et profondes du réveil de la Pologne prussienne. Pendant la discussion de la loi de colonisation, Bismarck commit deux fautes : l’une de tact, l’autre de tactique. En premier lieu, il insulta ses adversaires, vaincus d’avance. A ceux qui craignaient que la noblesse polonaise ne vendît pas ses terres à la Commission, il répondit qu’il comptait sur les séductions de Paris et les tentations de Monte-Carlo. Si cette ironie enveloppait un reproche, elle a opéré de miraculeux retours à la sagesse ; si c’était un conseil, il n’a pas été suivi. La plupart des grands seigneurs restèrent ou revinrent sur leurs terres. En second lieu, Bismarck pensait que, en ôtant à la noblesse ses moyens d’action et d’agitation, le peuple, uniquement préoccupé de son pain quotidien, porterait, avec la tête sinon avec le cœur, le joug prussien sans se plaindre. C’était la croyance générale de l’époque et l’homme d’Etat au long regard ne vit pas que, sous la pression des circonstances historiques, une scission s’était produite. Les deux classes avaient déjà des aspirations et des organisations distinctes. L’une était le prestige du passé, l’autre la force de l’avenir. Aujourd’hui, le peuple et la noblesse font de nouveau cause commune ; le rapprochement s’est fait entre l’enclume et le marteau et, dans la Pologne prussienne d’à présent, la lutte pour deux ou trois idées fondamentales et abstraites a remplacé la lutte de classes.

Au cours du XIXe siècle, la protestation des Polonais contre le démembrement prit trois formes successives. De 1831 à 1863, le comité de « l’Emigration, » réfugié à Paris, régna sur les esprits. De 1864 à 1893, « la fraction polonaise de Berlin » eut mission de défendre au Parlement les intérêts nationaux. A la chute de Bismarck, elle eut une heure de crédit. Le nouveau chancelier, M. de Caprivi, avait besoin des voix polonaises pour le vote des lois sur la marine et sur l’armée. En retour de ses services, « la fraction » obtint quelques concessions. La presse « radicale » l’engageait à poser des conditions au gouvernement, telles que la réintroduction du polonais à l’école primaire comme langue d’enseignement et la suppression de la Commission de colonisation. Un mouvement démocratique se dessina contre « le parti de la Cour. » M. de Koscielski prononça à Lemberg un discours fameux. Ce fut le prétexte qui mit fin à l’ère de conciliation (1890-1894). Les Polonais constituent depuis lors une communauté particulière ayant une vie propre. Le professeur L. Bernhard a étudié ce Gememwesen dans un beau livre[7] qui fait autorité dans les deux camps et auquel nous ont renvoyé Prussiens et Polonais. Nous lui emprunterons des chiffres et des faits dont nous ne dégagerons d’autre leçon politique que celle qui s’impose à notre jugement d’observateur impartial.

Après l’échec de 4863, un notable polonais demanda, dit-on, à M. Thiers ce qu’il fallait faire pour restaurer le royaume de Pologne. « Enrichissez-vous, » répondit-il. Ce mot, authentique ou non, marque d’un trait net et juste la transition entre une ère idéaliste et une ère réaliste. La coulée des longues phrases humanitaires cesse ; l’enthousiasme se concentre dans des entreprises qui aboutiront à une expression d’arithmétique. Dans une brochure de Koszutski[8], parue à cette époque, on trouve formulées déjà les aspirations nouvelles : une nation qui tend à l’autonomie doit s’efforcer d’obtenir et de développer les conditions requises à son existence politique. Ces Requisiten sont la langue, la terre en quantité suffisante en mains polonaises, une organisation sociale de la population.

La résistance des Polonais à la germanisation s’appuie aujourd’hui sur un immense et solide réseau d’institutions sociales, économiques, financières et politiques. Les unes groupent les hommes, les autres fournissent les munitions ; toutes déversent leurs forces dans un comité central et dans une banque d’union. Les associations professionnelles et de crédit s’abstiennent rigoureusement de faire de la politique, mais, hors de la maison corporative où l’on discute les intérêts du métier, les membres recouvrent leur liberté de mouvement. Ils président des comités électoraux, dirigent des sociétés d’enseignement populaire, fondent des bibliothèques, distribuent des bourses d’études, jouent un rôle dans la presse. Les activités sont diverses, l’action est une. Unité de but, unité de commandement. Quelques têtes font la synthèse des pensées et des sentimens de la foule que discipline un idéal commun. Qui mène ? Souvent des hommes sans naissance et sans fortune. Le tronçon prussien de l’ancienne Pologne a changé de figure historique. On ne chevauche plus, on travaille. Les élites se recrutent parmi les compétences formées au service de la nation et de la profession.

Le mouvement d’association a été précipité et réglé par la lutte pour le sol : la prépondérance sociale appartient à ceux qui l’ont engagée avec le plus de décision, d’intelligence et de succès. La noblesse polonaise fonda, dès 1886, une banque de sauvetage, dont le siège était à Posen et le conseil d’administration à Cracovie. Ce système de défense tenait des méthodes du temps de « l’Emigration. » Pour parer « le coup des cent millions, » on faisait appel à l’argent. C’était la terre qui était en cause et qui demandait à être défendue par le secret de sa vertu propre. Fallait-il maintenir intacte la grande propriété ou bien la morceler pour multiplier le nombre des combattans ayant intérêt à vaincre ?

Cette question précise divisa les esprits. Les grands seigneurs résidant à l’étranger et possédant en Posnanie près de cent mille hectares, s’acquittent de leurs devoirs patriotiques par une contribution en espèces ; parmi ceux qui habitent la province, quelques-uns sont partisans des opérations de banque, à l’effet pur et simple de purger des hypothèques. Le grand nombre a compris, dès la première heure, la valeur de l’idée d’association. L’ « Association des grands propriétaires polonais » travaille d’accord avec les institutions populaires, dans un même dessein économique et national.

Si ces terriens sociaux ont été souvent le conseil et l’exemple, les paysans sont la puissance. Une « république de paysans, » constituée par un cycle complet de volontés politiques, d’idées sociales, d’institutions économiques et de croyances religieuses, gérant avec ordre, science et autorité ses propres affaires, est le résultat positif des lois d’exception contre les Polonais. Dans la région d’Ostrowo, les deux tiers, au Sud-Est de Posen, la moitié, entre Gnesen et Thorn, les trois quarts, entre Strasburg et Löbau en Prusse occidentale, les deux tiers des terres polonaises appartiennent aux paysans. De ces contrées, où la densité slave est de 80 à 80 pour 100, leur influence économique, endiguée à l’Est par la frontière russe, s’étend dans les deux provinces. Les petites villes vivent du paysan ; étant la source de richesse, il garde la prépondérance sociale. La Bauernschaft a la haute main dans les organisations polonaises, notamment dans les associations de crédit. Celles-ci comptaient, à la fin de 1906, 72 000 membres, ainsi répartis : 16 000 artisans et industriels, 10 000 commerçans, 46 000 agriculteurs, parmi lesquels 45 000 paysans.

Cent mille personnes sont affiliées à deux cents sociétés diverses où les paysans l’emportent de 26 pour 100 sur les autres professions. Ils ont fait leur éducation sociale dans les « Bauervereine » fondés par Maximilian Iackowski, mort patriarche à quatre-vingt-dix ans, en 1905. Un peuple qui a perdu son autonomie politique ne peut, pensait-il, persévérer dans le sentiment national que s’il se donne une organisation sociale propre à éveiller au travail conscient les masses sans but et stupides. Cette idée lui vint en prison, en 1864. En 1873, il y avait onze associations de paysans.

Le Kulturkampf et la guerre scolaire décuplèrent cette puissance ; en 1880, elles étaient 120. Le rôle des Bauenwereine, « porteurs de l’idée nationale, » est de monter la garde autour de la propriété polonaise pour l’empêcher de tomber aux mains des Prussiens. La Posnanie est divisée en 26 circonscriptions rurales commandées par autant de vice-patrons. Le « patron, » signe vivant de l’union des 300 associations paysannes, est le chef de la propagande. Un secrétaire permanent rédige une feuille hebdomadaire, moniteur officiel de l’institution, fait la correspondance d’affaires, s’occupe des caisses. Chaque association a un président et se réunit une fois par mois pour traiter et décider des questions économiques à l’ordre du jour : ventes, achats, expositions, annonces, etc. Chaque circonscription tient tous les ans une assemblée particulière où l’on présente le tableau des progrès économiques accomplis, où l’on discute des rapports, où les hommes de valeur font leurs preuves et se mettent en vue. Au printemps, une assemblée générale a lieu ; chaque association y envoie son président et un délégué. On la fait coïncider avec l’assemblée des grands propriétaires et la ville de Posen voit, pendant une « semaine agricole, » défiler dans ses rues un millier d’hommes qui sont l’image réduite d’une force dont Bismarck n’avait évidemment pas prévu le développement.

Au-dessous des paysans, se meut la masse des ouvriers agricoles polonais. Ce n’est pas une classe organisée ; c’est un état intermédiaire sans cesse transformé par le désir d’accession à la propriété et sans cesse alimenté par la famille prolifique du possesseur des petites parcelles, qui effritent le sol dans une proportion de 25 à 30 pour 100 de la superficie totale. Une partie gagne sa vie dans les provinces de l’Est ; la grande majorité se répand dans toute l’Allemagne, au moment des récoltes. On appelle Sachsengängerei cette migration saisonnière. Nous ne nous occuperons des Sachsengänger que dans la mesure où ils prennent part à la lutte pour le sol. C’est donc au retour de leurs campagnes des moissons, des betteraves et des pommes de terre que nous calculerons la force qu’ils représentent, au moment où ils vident leur bourse de cuir dans la caisse des banques polonaises de morcellement. On a essayé de les grouper dans « l’Association Saint-Isidore. » Le comité de l’œuvre se compose de quatre membres, représentant la grande propriété, la bourgeoisie, le clergé et les ouvriers agricoles. On délivre aux émigrans un carnet dont le numéro d’ordre permet un contrôle et qu’ils présentent au correspondant du comité de Posen chargé de leur trouver du travail dans les différentes provinces. Ils partent par équipes ayant chacune un chef de file. Une feuille périodique, qui tire à 80 000 exemplaires, les relie avec le pays natal, les conseille, les tient au courant des parcelles à vendre.

La population ouvrière stable se répartit dans des cercles dirigés par le clergé des diocèses de Posen et Gnesen.

Les métiers aussi se sont organisés ; ces associations font leur « devoir national » en boycottant les denrées allemandes et en supprimant l’intermédiaire juif. Dans les provinces du Rhin et de Westphalie, deux cent mille ouvriers polonais sont venus, souvent seuls, laissant au pays femmes et enfans, pour amasser le prix d’une motte de terre. Ils vivent entassés dans les faubourgs de Gelsenkirchen, Bochum, Herne, qui ont l’aspect des villes polonaises, mènent une vie à part, refusent de se mêler à la population allemande[9]. Ils passent le temps que leur laisse libre l’usine ou la mine dans des sociétés de gymnastique, de chant, ou dans des associations ouvrières dont une compte 30 000 membres. En Silésie, une population de plus d’un million d’hommes, qui n’avait jamais fait partie de la Pologne historique, s’est sentie et proclamée polonaise au lendemain du Kulturkampf, reliant ainsi par ses ressentimens et ses espérances la Posnanie à la Galicie.

Tandis que prolétariat, paysans et grands seigneurs, rendent à la campagne dent pour dent aux Prussiens, la bourgeoisie envahit les carrières libérales à la ville. Les enfans du peuple nés pour franchir l’étape sont devenus médecins, pharmaciens, avocats, ingénieurs, architectes, entrepreneurs, et font aux confrères allemands une sérieuse concurrence. Une institution particulière a beaucoup aidé au développement de cette classe moyenne de l’intelligence ; c’est, la société Marcinkowski, fondée en 1841, par un médecin de ce nom. Elle a pour but de donner des bourses d’étude aux fils d’artisans, de paysans, d’employés. Sur 600 boursiers de l’année 1907, 270 suivent les cours des Universités ou des Ecoles techniques ; les autres étudient dans les écoles supérieures de la province. Des sociétés similaires s’occupent de l’instruction des jeunes filles de Posnanie et de Prusse occidentale et de l’organisation de bibliothèques populaires. Cinq sociétés distribuent de 110 à 145 000 marks par an. Le Marcinkowshiverein, riche de 1 million 300 000 marks, en donne, à lui seul, de 80 à 100 000.

L’organisation financière donne un sens particulier à ce mouvement d’association. Les associations se sont fédérées. Leur union est représentée par sept délégués. Ce comité choisit le « patron » dans son sein. Le patron est tout-puissant. Sa puissance ne se fonde point. sur la lettre des statuts ; elle dérive de l’autorité de l’homme, le prélat Wawrziniak, manieur d’hommes, et grand financier, exemplaire supérieur de cette classe paysanne dont on a imprudemment troublé le sommeil et qui jette aujourd’hui dans l’action, au fur et à mesure des besoins, ses réserves séculaires de force âpre et d’intelligence vive. Depuis quinze ans, cet ecclésiastique de haute stature sert la cause polonaise avec son énergie tranquille et silencieuse autant que par sa compétence. Le milieu ambiant exigeait un chef qui sût modérer d’un mot l’enthousiasme qui fait illusion sur les difficultés, prévenir d’un geste la panique des foules dont les désirs tardent à se réaliser, transformer en actes réfléchis les colères contenues. Aux attaques du gouvernement prussien, le « prélat » répond : « Loin de nous toute pensée de revanche, parce qu’elle est païenne. » Les circonstances donnent à ce précepte chrétien une singulière portée politique. Il a ainsi résolu avec une heureuse habileté les différens conflits qui se sont élevés entre le ministère des Finances et les associations. Le service le plus signalé qu’il leur ait rendu est d’avoir fait maintenir le droit de révision, accordé pendant l’ère de conciliation, qui les met à l’abri du contrôle officiel de l’État. Au sein même de l’Union, il a empêché une rivalité ruineuse entre les caisses Raffeisen et Schultze-Delitzsch qui divise et affaiblit les sociétés allemandes similaires. Selon les cas, il a fait adopter l’un ou l’autre système et conservé l’unité de vues en orientant le crédit vers la lutte nationale.

Trois types principaux d’associations fonctionnent en Pologne : les associations de crédit dont le nombre dépassait 150 à la fin de 1907 ; une quarantaine d’associations d’achat et de vente, fondées depuis 1900 ; une dizaine d’associations de parcellarisation. Le mot d’ordre du patron est : guerre à l’usure, usure dans le crédit, usure dans le commerce des marchandises agricoles, usure dans la vente des terres. Les ressources financières des associations aboutissent à un réseau de banques formé par une centaine de petites banques, vingt banques moyennes, sept grandes banques et une banque centrale. La petite banque de Santomischel, fondée en 1888, a un capital de 100 000 marks et 500 000 marks de dépôts. La banque moyenne de Wreschen a un capital de 200 000 marks et 1 million de dépôts. La banque moyenne de Mogilno a un capital de 100 000 marks et 1 250 000 marks de dépôts. Les sept grandes banques dont le siège est à Ostrowo, Krotoschin, Schrimm, Schroda, Gnesen, Hohensalza et Löbau, manipulent, à elles seules, près de vingt millions de marks. Le nombre des sociétaires de chacune de ces banques varie entre 1 200 et 2 200. La Banque centrale de Posen, fondée en 1886, fut la première réponse aux discours de Bismarck contre les Polonais. En quelques jours, 500 000 marks furent souscrits et versés par les associations, les industriels et les commerçans. En 1904, à la demande du patron Wawrziniak, le capital action fut porté à trois millions, dont les deux tiers devaient être pris par les associations, afin de garder la prépondérance sur les actionnaires privés ; toutes ont aujourd’hui leur compte courant à la Banque centrale. Le conseil d’administration se compose de neuf membres, dont six nommés par l’assemblée générale et trois par le patronat de l’Union. Son pouvoir est subordonné à celui du directeur, conformément au principe stratégique de l’unité de commandement. Pendant vingt ans, de 1886 à 1906, la Banque centrale fut dirigée par le docteur Kuszetelan, une victime des lois de 1873. Le Kulturkampf tira ce petit professeur d’un gymnase prussien, pour en faire un des personnages marquans dans ce combat de nationalités. Il a joué un rôle considérable dans le développement de Posen, mais il a surtout utilisé ses moyens d’action à faire passer des terres allemandes en mains polonaises. Pour les achats de grande étendue, il s’est servi de deux intermédiaires, la banque de parcellarisation, et le spéculateur de biens, Martin Biedermann ; adversaire fameux de la Commission de colonisation. La Banque centrale lui prête, sur garantie hypothécaire, les sommes nécessaires, jusqu’à ce qu’il ait revendu les terres achetées.

Le capital des associations de crédit, constitué par la cotisation des membres, qui est de 3 marks par an, dépasse vingt et un millions, dont six sont en fonds de réserve. Les dépôts et l’épargne sont la grande source d’alimentation de ces banques. Chaque Bank ludowy est organisée de manière à recevoir le son des petits enfans. La progression des sommes déposées depuis l’avènement de Wawrziniak autorise les plus vastes visées dans un avenir prochain. En 1894, le chiffre des dépôts était de 15 millions, de 49 millions en 1902, de 70 millions en 1904, de 107 millions à la fin de 1906. Il y a différentes catégories de déposans : les petites gens d’abord, domestiques, bergers, employés subalternes, ouvriers de Westphalie qui envoient tous les ans de 100 à 500 marks. Le clergé confie aussi ses économies et parfois son avoir familial aux banques des associations. Son exemple entraîne les paysans. Enfin, les commerçans et la noblesse se sont ralliés à la Bank ludowy.

Des enquêtes sérieuses[10] ont cherché à établir que l’apport des ouvriers agricoles migrateurs dans les banques des associations était considérable. On n’est pas d’accord sur le nombre des Sachsengänger que l’on élève jusqu’à 60 000 pour faire de ce fait économique, un des points noirs de la question polonaise. Le chiffre donné par la police en 1905 est de 38 000. La Commission de colonisation estime qu’il faut le porter à 50 000, ramenant annuellement dans les Marches de l’Est 15 millions d’économies. Le professeur Bernhard combat cette thèse et fait des ouvriers agricoles non les créanciers, mais les débiteurs des banques des associations. A la vérité, ils sont à la fois l’un et l’autre, si l’on peut ainsi dire. Car ils n’ont pas une âme de petit rentier dont l’argent sonnant satisfait le plus profond désir. Ils convoitent un bien dont le prix dépasse leur épargne ; ils empruntent, non plus à l’usurier, comme jadis, mais à la banque polonaise la somme qui leur manque, et repartent pour l’Allemagne. La « faim de la terre » les mène et fait d’eux une force redoutable dans la lutte des deux nationalités, depuis qu’elle est devenue une dispute du sol. Plusieurs banques particulières se sont donné pour tâche exclusive la défense du sol polonais. Les unes soutiennent la propriété foncière en lui fournissant du crédit ; les autres la morcellent afin que le travail personnel supplée au capital.

La Bank Ziemski, fondée en 1886 et alimentée par les grands seigneurs de Posnanie, de Galicie et du « royaume, » porte secours au noble endetté que le Prussien guette, et ne divise les terres qu’en cas de « nécessité nationale. » Elle a créé cinq filiales qui n’ont pas toutes réussi. Depuis 1902, de belles espérances se capitalisent dans la Zwiazeck Ziemian. Cette association de grands propriétaires, à responsabilité limitée, est une sorte de conseil de famille dont les membres sont parens ou amis. Elle se recrute par cooptation, à l’unanimité des voix. Les propriétaires nobles trouvent auprès d’elle des conseils désintéressés et une aide pécuniaire. La Zwiazeck Ziemian se charge aussi de la gestion des domaines, moyennant une rétribution de 500 marks pour 750 hectares, afin de couvrir les frais. En quatre ans, elle a administré 20 000 hectares menacés.

La petite propriété n’eut un appui semblable que lorsque les associations, sous l’inspiration du patron Wawrziniak et sous la conduite du prélat Moyzikiewicz, entraînant le clergé dans la lice, fondèrent, en 1901, des banques de parcellarisation. Il en existe actuellement huit, qui ont déjà morcelé près de 2000 domaines et consolidé dans leurs biens un grand nombre de paysans.

La bourgeoisie de son côté lutte dans deux banques de parcellarisation. La Bank parcelayni, fondée à Posen en 1897 par M. Sikorski, ancien fonctionnaire prussien, opère en grand, se servant d’intermédiaires tels que Biedermann pour allumer la cupidité des propriétaires allemands ou pour exciter le patriotisme de riches Polonais à pratiquer la surenchère. La Spolka rolnikow parcelayna fait plutôt des prêts hypothécaires ou du crédit personnel aux petits propriétaires.

Ces organisations et cette armature financière ont vaincu la Commission de colonisation et donnent un sens précis à ce que l’on appelle « le danger polonais. » Si cette formule, que la presse agite et dont le gouvernement joue, enveloppe le rêve politique d’une reconstitution de la Pologne, nous l’examinerons en son lieu. Aujourd’hui, elle n’est grosse que des déceptions prussiennes, amoncelées, pendant vingt ans, dans un ordre de choses où le dernier mot ne resta pas toujours à la force.

Quel que soit l’avenir, le spectacle du présent nous enseigne comment une nation qui ne sut pas vivre sait ne pas mourir.


IV

La dispute du sol eut pour conséquence immédiate la hausse du prix des terres. Le prix moyen de l’hectare payé par la Commission de colonisation était de 568 marks en 1886, de 648 marks en 1896, de 801 marks en 1901, de 1 383 marks en 1906. Dans le district de Bromberg, il est monté jusqu’à 1 500 marks. Une des causes principales de la hausse actuelle est le besoin croissant auquel la Commission doit faire face pour satisfaire les 1 200 colons qui viennent annuellement dans les Marches de l’Est, et empêcher ce mouvement de dévier vers le Brésil et le Canada où le pain quotidien n’est pas empoisonné de sourdes haines. En 1897, elle n’avait acheté que 4 733 hectares. En 1903, elle en acheta 39 000 et plus de 60 000 pendant les années 1904 et 1905[11].

La loi de colonisation ne visait, en principe, que les terres polonaises. Dans les deux premières années de son fonctionnement, la Commission fit l’acquisition de 62 propriétés, d’une contenance de 36 000 hectares, disséminées dans vingt-cinq cercles ; sur ce nombre, quatre propriétés seulement étaient allemandes. Beaucoup de grands domaines polonais étaient alors à vendre ; les uns avaient été grevés d’hypothèques à la suite des agitations dispendieuses du milieu du siècle ; les possesseurs des autres, ayant perdu le sens social de la terre, désiraient la convertir en argent pour se libérer des responsabilités qu’elle comporte ; enfin, le peuple polonais ne s’était pas encore levé en masse pour défendre le sol et jeter l’opprobre sur les déserteurs. La Commission opérait lentement, attendant les colons qui arriveraient avec des idées agricoles toutes faites, simples, mais irréductibles, et dont il faudrait tenir compte, si l’on voulait assurer le succès de l’entreprise. Pendant les dix années qui suivirent, les colons affluèrent et la colonisation se fit en grand, d’après un plan savant qui tendait à l’encerclement des petites villes, boulevards du « polonisme. » La réalisation de ce plan fut contrariée par la cessation subite des offres polonaises. En 1897, la superficie des terres achetées aux Polonais l’emportait encore sur celle des terres achetées aux Allemands. Depuis 1898, il n’y a plus un lopin polonais à vendre, si ce n’est par voie d’intermédiaire retors. D’une année à l’autre, les offres ont oscillé entre 230 000 et 18 000 hectares. La surface des grandes propriétés offertes à la Commission va en diminuant ; celle des petites propriétés va en augmentant. En 1886, 28 paysans allemands proposaient 1 270 hectares ; en 1906, 507 sont disposés à abandonner 17 136 hectares. Le goût de la spéculation s’est emparé du terrien allemand des provinces de l’Est. Il offre son domaine à la Commission de colonisation, avec menace de le livrer à l’ennemi. Parfois même, il vend à un Polonais, se réservant le droit de réméré à exercer dans un délai de quatre semaines, afin de laisser à la Commission le temps de juger si elle veut « sauver » ce bien, moyennant une majoration qui sera partagée entre le vendeur et le spéculateur Biedermann. Des annonces insérées dans les journaux activent les compétitions. Le professeur Delbruck raconte, dans une des plus intéressantes études qui aient paru sur la Polenfrage[12], que deux voisins, un Allemand et un Polonais, ayant fait faillite, la Commission de colonisation acheta la terre du Polonais qui, peu de temps après, acheta la terre de l’Allemand. Le 26 novembre 1907, le prince de Bülow déplorait ce manque de patriotisme du haut de la tribune du Landtag[13]. « Des hommes qui connaissent bien les deux provinces mont assuré, ajoutait-il, que, en Prusse occidentale et en Posnanie, il y a peu de propriétés, en dehors des Fidéicommis, qui ne soient à vendre immédiatement. » Sur les 335 383 hectares achetés par la Commission de colonisation, au 1er janvier 1908, 106120 hectares seulement proviennent de mains polonaises[14].

Quand vinrent les temps difficiles, le Landtag vota de nouveaux fonds : 100 millions de marks en 1898, 150 millions en 1902. On doutait cependant du succès d’une entreprise qui se heurtait à une résistance d’autant plus déconcertante qu’elle était plus imprévue à l’origine, et l’on envisageait déjà les mesures extrêmes. La loi du 10 août 1904 essaya de rendre à peu près impossible « la colonisation » aux Polonais, en leur interdisant de s’établir sur les terres qu’ils pourraient acheter. « Quiconque veut construire une maison ou transformer un bâtiment existant en habitation, en dehors d’une localité à bâtimens continus, ne le peut qu’avec l’autorisation donnée par le Comité du cercle, ou, dans les cercles urbains, par les autorités de police. Cette autorisation doit être refusée sur tout le territoire où est en vigueur la loi du 26 avril 1886, relative à l’organisation des colonies allemandes dans les provinces de Prusse occidentale et de Posnanie, à moins d’un certificat du président du district constatant que l’établissement projeté n’est pas en opposition avec le but de ladite loi. » Sur plusieurs milliers de demandes d’autorisation, il n’en a pas été accordé dix.

L’ouvrier agricole qui n’a pas voulu devenir nomade errant, l’ouvrier industriel qui n’a pas voulu sombrer dans l’anonymat des foules prolétariennes, s’est obstiné, après comme avant, à fixer au pays des ancêtres le point d’où l’on part et où l’on revient. L’amour de la terre a passé outre l’interdiction du feu. On a formé des parcelles adjacentes à des domaines anciens, et le nouveau propriétaire loge, en attendant des jours meilleurs, avec le bétail des étables voisines. La Commission de colonisation déclare que l’effet de la loi de 1904 est, jusqu’ici, demeuré presque nul.

Que faire ? Renoncer à la colonisation est une hypothèse injurieuse. Amener une baisse du prix des terres par la pacification des esprits, n’entre pas dans les vues d’une bureaucratie dont le patriotisme altier ne saurait discuter des prétentions slaves.

Le 26 novembre 1907, le prince de Bülow fit, au Landtag, la déclaration suivante : « Le gouvernement de Sa Majesté pense que la politique, inaugurée par le prince de Bismarck dans les Marches de l’Est, en 1886, est la bonne, et il est fermement décidé à persévérer dans cette voie. » On essaiera de sortir de l’impasse par une nouvelle loi d’exception.

La loi d’expropriation ne sera pas seulement une importante querelle sur le droit de propriété. Les débats auxquels elle donnera lieu rassembleront, sur un point sensible où viennent aujourd’hui prendre conscience presque tous les malaises de l’organisme impérial, des raisons anciennes qui jadis se formulaient clairement ainsi : Est-ce la Prusse qui doit prussianiser l’Allemagne, ou l’Allemagne qui doit germaniser la Prusse ? Le concept national de Deutsche Kultur, battu par le flux et le reflux des idées du Nord et du Sud, se dissocierait nous verrons apparaître, au milieu du remous des opinions émises sur la question polonaise, deux méthodes opposées d’expansion germanique, l’une voulant opérer par la force, l’autre par le rayonnement des idées. Les véritables compatriotes des grands esprits qui comptent dans l’histoire de la civilisation, dont aucun n’est issu du sol prussien, — Kant lui-même étant né par hasard à Kœnigsberg et se réclamant d’un grand-père écossais, — protesteront contre certaine manière de réaliser « l’identité des contraires » et se refuseront à voir dans cette parole du chancelier : « Nous vivons sur cette dure terre où il faut être enclume ou marteau, » une nécessité d’ordre métaphysique et encore moins une vérité politique. Enfin, la Prusse féodale se lèvera comme un seul homme pour défendre contre une Prusse nouvelle, parvenue depuis peu à la richesse et au pouvoir, sa conception de la propriété terrienne, de formation historique lente et toujours solidaire des destinées de la patrie, et qui n’est pas un simple objet d’échange parce que sur elle se fonde l’autorité héréditaire.


H. MOYSSET.


  1. Gesetzsammlung fur die Kœnigl. preussisch. Staaten, 1815, p. 47.
  2. Gedanken und Erinnerungen, II, p. 127.
  3. Denkschrift, Zwanzig Jahre Kulturarbeit. Haus der Abgeordneten, 1907, n° 501.
  4. Petzet, Die preussischen Ostmarken. Munich, 1898. Voir aussi M. Bernus, Prussiens et Polonais, publication très documentée parue dans les Cahiers de la Quinzaine, 1907.
  5. Zwanzig Jahre, etc., p. 166.
  6. Haus der Abgeordneten, Stenographische Berichte, 21 avril 1904, p. 4177.
  7. Ludwig Bernhard, Das polnische Gemeinwesen im preussischen Staat. Die Polenfrage, in-8o ; Leipzig, 1907.
  8. La Question polonaise à la lumière de la science sociale, Paris, 1863.
  9. Cf. Die Polen im rheinîsch-westfälischen Steinkohlen-Bezirke (publication de la ligue pangermaniste), Munich, 1901.
  10. Kaerger, Die Saclisengängerei, 1 vol. in-8o ; Berlin, 1890 et Léo Wegener, Der wirtschaftliche Kampf der Deutschen mit den Polen um die Provinz Posen, 1 vol in-8o ; Posen, 1903.
  11. Zwanzig Jahre, etc.
  12. Professeur H. Delbruck, Die Polenfrage. Berlin, 1894, p. 9.
  13. Haus der Abgeordntlen, Stenog. Berichte, p. 15.
  14. Denkschrift über die Ausführung des Gesetzes von 26 april 1886 ; 3 mars 1908.