La Politique de la France en Chine depuis les traités de 1858 et de 1860

La Politique de la France en Chine depuis les traités de 1858 et de 1860


LA POLITIQUE FRANÇAISE
EN CHINE
DEPUIS LES TRAITÉS DE 1858 ET DE 1860

Les tristes événemens survenus à l’improviste en Chine au mois de juin 1870 et connus sous le nom de « massacres de Tien-tsin » sont de ces faits où la France devrait puiser enfin les leçons d’une sage politique à l’étranger. Il ne suffit pas que l’affaire de Tien-tsin soit terminée ; il faut savoir si une semblable tragédie ne peut pas se reproduire, et quels sont les moyens d’en empêcher le retour. Nous avons trouvé cette fois la Chine toute prête à reconnaître ses torts et à les réparer ; mais il ne faudrait pas négliger l’avertissement qui nous a été donné.

On se propose dans cette étude de montrer où sont nos véritables intérêts en Chine, et d’en préciser l’exacte étendue. Nous examinerons quelles sont les conditions de notre commerce dans ce pays, celles des missions catholiques que la France a prises sous sa sauvegarde, et de quelle manière on pourrait assurer à ces différens intérêts une base solide et exempte de dangers. Pour mieux insister sur la nécessité d’une politique prudente et réservée, nous tâcherons aussi d’expliquer à quels sacrifices la France devrait être prête, si un jour elle se voyait obligée de faire reprendre à ses troupes le chemin de Pékin.


I.

Il est inutile de chercher des négocians français dans un autre port de la Chine que Shanghaï. Parmi les maisons étrangères qui font dans cette ville le commerce des soies, cinq seulement sont françaises ; elles exportent de 6,000 à 8,000 balles par an sur 45,000 que comprend en moyenne l’exportation totale. Si l’on ajoute trois ou quatre magasins de détail, l’agence des Messageries et celle du Comptoir d’escompte, on aura le bilan exact de nos établissemens commerciaux. C’est absolument ce qui existait à Shanghaï en 1864[1]. La compagnie des Messageries, dont les magnifiques paquebots continuent à justifier la réputation sur la ligne de l’Indo-Chine et du Japon, n’a pas même au point de vue des affaires de la soie réalisé les prévisions qu’on pouvait formuler en 1864. Des soies qu’elle apporte en France, une dizaine de milliers de balles au plus restent dans les magasins de Marseille et de Lyon ; le surplus ne fait que traverser la France pour rejoindre les marchés anglais.

Le port de Shanghaï lui-même, en-dehors des intérêts français, a vu sa prospérité s’accroître considérablement. Les importations et les exportations y sont arrivées à un chiffre moyen de 560 millions de francs par an. Les importations ne comprennent pourtant qu’un petit nombre d’articles, dont les principaux sont l’opium, les étoffes de laine et de coton, les métaux, les allumettes et le charbon ; les exportations se composent surtout de thé, de soie et d’épices. Au chiffre de ces échanges s’ajoute celui des grandes opérations locales, lignes de steamers, bureaux d’assurances, banques, etc. Le nombre des établissemens commerciaux n’est pas au-dessous de 150. Le port contient généralement au mouillage 80 navires, tant à voiles qu’à vapeur, sur lesquels la France ne compte que trois ou quatre navires à voiles et les steamers des Messageries qui y attendent la malle. Enfin Shanghaï est relié à l’Europe, depuis l’ouverture du canal de Suez, par des départs presque quotidiens de bateaux à vapeur ; d’un autre côté, le télégraphe sous-marin permet aux résidens de recevoir des nouvelles immédiates de leurs correspondans, soit par la voie de l’Inde, soit par la voie de la Russie. Cependant importations, exportations et tonnage ne donnent à notre pays qu’un très faible profit, et, si nous calculions comme les Anglais, pour lesquels une métropole ne doit de protection aux établissemens de ses nationaux à l’étranger que dans la proportion de l’utilité qu’elle en retire, un simple consulat appuyé d’un navire de guerre serait tout ce que la France devrait à son commerce de Shanghaï. Nous avons pourtant trouvé moyen de nous créer dans ce port une responsabilité qui peut, à un moment donné, appeler de notre part une intervention active, et ceci à propos d’un terrain qui ne nous appartient pas, mais sur lequel nous tenons à exercer un véritable protectorat. Ce terrain est appelé à Shanghaï la concession française.

On sait que le mot de concession désigne en Chine des terrains affectés à la résidence des étrangers dans les ports ouverts à leurs opérations. Le terme d’ailleurs est impropre, car les étrangers ne sont que les locataires perpétuels de ces terrains ; ils paient un impôt foncier annuel au gouvernement chinois. Ce qui a contribué à faire adopter une pareille dénomination, c’est que les étrangers jouissent en ces endroits d’une espèce d’autonomie municipale destinée à leur assurer un système de voirie, de police et de commodités commerciales conformes à leurs habitudes. Il y a eu dans le principe trois concessions : la concession anglaise, obtenue ou mieux délimitée en 1846, puis agrandie en 1861 ; la concession française, obtenue en 1849 et agrandie en 1861 ; la concession américaine, qui date de 1849. Elles devaient être d’abord soumises à des règlemens communs de municipalité, publiés en 1854, après sanction de l’autorité chinoise, par les trois consuls de France, d’Angleterre et des États-Unis ; mais ces règlemens mis immédiatement en pratique sur les concessions anglo-saxonnes, n’ont pu l’être sur la nôtre, le gouvernement français, fort peu sympathique alors au principe de l’autonomie municipale, s’étant refusé à les admettre.

Pour bien comprendre comment le gouvernement chinois a pu, sur son propre territoire, déléguer en quelque sorte ses devoirs et ses droits d’administration à des étrangers établis chez lui, il faut se rappeler que par les traités ceux-ci se trouvent, comme dans le Levant, placés sous un régime d’exterritorialité, d’après lequel ils ne relèvent que de leurs propres consuls. Le but de cet arrangement a été de soustraire les étrangers au mode arriéré de la procédure et des pénalités du code chinois ; il épargne aussi à leur amour-propre la surveillance et les vexations de la police indigène. C’est donc un service spécial qui maintient l’ordre dans les concessions ; il fonctionne sous le contrôle des consuls, des communautés elles-mêmes ou de leurs délégués. D’autre part, la race blanche a besoin, sous un climat qui est dur à supporter, de beaucoup d’air, de beaucoup de propreté, de larges rues, de promenades, nécessités parfaitement ignorées en Chine. Enfin les navires à voiles et à vapeur demandent, pour la commodité des opérations, des quais, des wharves, dont le besoin n’existait pas pour les jonques chinoises ; de là la nécessité d’un système de voirie et de travaux publics que les étrangers seuls pouvaient organiser.

Les règlemens dont nous avons parlé ont pourvu à ces besoins divers par l’établissement d’une administration municipale ; ils ont été appliqués, sur les concessions anglaise et américaine, par des gens accoutumés à voir fonctionner un système pareil dans leur propre pays. Le conseil municipal de la concession anglaise ne devait d’abord se composer que de sujets britanniques ; mais, comme des étrangers de toute nationalité venaient également y fixer leur résidence et qu’on trouvait avantage à les recevoir, l’accès du conseil municipal fut bientôt ouvert à tous. En 1862, les concessions anglaise et américaine se sont réunies ; elles s’appellent dès lors simplement concessions étrangères, et sont devenues en réalité terrains neutres. Cette fusion d’intérêts en apparence divisés a porté ses fruits ; il s’est créé à Shanghaï une florissante république cosmopolite.

On nous permettra de donner quelques détails sur l’organisation de cette colonie d’une forme toute nouvelle. Les concessions renferment plusieurs élémens auxquels il convenait de faire une part. Ainsi il fallait ne pas enlever au gouvernement chinois la souveraineté du sol, qu’il n’avait jamais entendu abandonner ; il fallait laisser aux consuls l’autorité qui leur est dévolue et qui comprend le droit de justice sur leurs nationaux, enfin satisfaire aux stipulations des traités d’après lesquelles eux seuls peuvent directement communiquer avec les autorités chinoises. Il était aussi de convenance et de bonne politique de faire d’eux les chefs de la famille commune, tout en laissant au conseil municipal, émanation directe des résidens, une liberté suffisante d’action. C’est en tenant compte de ces diverses conditions qu’ont été élaborés les règlemens d’administration des concessions neutres de Shanghaï. La souveraineté du gouvernement chinois, déjà sanctionnée par l’impôt foncier que les locataires des terrains doivent acquitter, y est reconnue de plusieurs manières : les achats ou transferts de terrains délivrés par les consuls aux parties contractantes doivent être revêtus du sceau des autorités locales ; celles-ci ont droit de lever des taxes sur les concessions, pourvu qu’il s’agisse de taxes communes à tout l’empire et non particulières à la localité ; elles peuvent faire arrêter leurs nationaux sur les concessions après que leur mandat d’arrêt a été contre-signé par l’un des consuls. Quant à ces derniers, bien que la police et les services municipaux ne soient pas placés directement sous leurs ordres, c’est devant eux que sont traduits les délinquans pour injure à la paix publique, refus d’acquitter les taxes et autres délits de ce genre. Les mesures générales, avant d’être soumises à la sanction des ministres plénipotentiaires et du gouvernement chinois, sont discutées par le corps consulaire réuni en conseil. L’assemblée des contribuables est convoquée par le plus ancien des consuls à des époques fixes ou lorsque la demande en est faite par un nombre suffisant de résidens ; c’est aussi le plus ancien consul qui préside la séance. Les contribuables votent les taxes, qui portent sur les loyers, les terrains, le débarquement et l’embarquement des marchandises traversant les quais. Le conseil municipal est élu par les contribuables ; il perçoit les taxes et les applique aux travaux de la voirie, aux dépenses de la police et aux divers services municipaux placés sous sa direction exclusive.

La police, formée d’étrangers et de Chinois, agit au nom du conseil sans que ce dernier ait le pouvoir judiciaire et répressif, qui appartient au consul pour les prévenus étrangers, et à un tribunal mixte, composé d’un employé consulaire subalterne et d’un mandarin pour les prévenus chinois. On peut assigner le conseil municipal en appelant son président devant le consul de la nation à laquelle il appartient ou devant la cour suprême anglaise, selon le cas. Telles sont les bases fort simples d’une organisation à l’aide de laquelle une population de 2,500 étrangers, d’un millier de gens de la classe maritime et de 100,000 Chinois est administrée de la façon la plus satisfaisante par une demi-douzaine de bourgeois sans traitement aucun, ayant sous leurs ordres une police d’environ 110 individus.

La France a trouvé bon de rester isolée à Shanghaï et d’avoir une administration à part à côté de ces terrains neutres sur lesquels les autres nationalités se sont fondues. Les règlemens qui devaient être communs aux trois concessions ayant été, nous l’avons vu, rejetés par le gouvernement de Napoléon III, notre consul fut chargé d’administrer seul la concession française. La situation devint bientôt difficile par l’accroissement de la population chinoise, dans le sein de laquelle la rébellion jeta des réfugiés par milliers, et par l’agrandissement de la concession, à laquelle on réunit en 1861 un vaste quartier chinois qui avait été incendié pour les besoins de la défense de la ville. Débordé de toutes parts, le consul obtint de créer une municipalité, qui fut établie toutefois sur ce principe, conséquent avec le système impérial, que le conseil administratif serait le délégué du consul et non pas, comme sur les concessions voisines, celui des contribuables. Les rapports du consul, du conseil et des contribuables inaugurés d’après ce principe ont été sanctionnés par des règlemens officiels en 1866. La concession y fut traitée comme un terrain cédé à la France, dans le sens réel du mot.

Ces règlemens ne résultaient pas des propositions des contribuables, c’était le ministre des affaires étrangères qui les avait envoyés tout d’une pièce et sans les soumettre à la discussion. Ils ont laissé le gouvernement aux mains du consul, qui toutefois prend l’avis du conseil municipal, composé de huit membres : quatre Français et quatre étrangers. Ce conseil délibère, sous la présidence du consul, sur le budget des recettes et des dépenses, sur les tarifs de perception, sur les mesures et travaux de voirie, la seule action des contribuables est d’en élire les membres et d’approuver leur gestion. Le consul dresse la liste électorale et convoque les électeurs ; il a le droit de suspendre et de dissoudre le conseil, qui du reste ne se réunit que sur son invitation. Il peut également empêcher l’exécution des délibérations par un arrêté motivé, et sous réserve de l’assentiment du ministre de France. Le conseil doit soumettre à son approbation les nominations qu’il fait aux emplois rentrant dans le service municipal. Le maintien de l’ordre et de la sécurité publique sur la concession, de même que la direction du corps de police, dont l’entretien est à la charge du budget municipal, restent exclusivement dans les attributions du consul ; il nomme les agens de police, les suspend ou les révoque. Aucun étranger ne peut être arrêté dans les limites de la concession française, même en vertu d’un mandat émanant d’un juge ou d’un tribunal de sa nation, sans l’autorisation du consul et sans le concours de ses agens. Sur les concessions neutres au contraire, chaque consul fait arrêter ses nationaux où et quand il le veut. On le voit, la France a réglementé ici comme sur son propre territoire ; son représentant est un préfet impérial dans tout l’éclat de son autorité. Il est maître absolu d’une police à l’entretien de laquelle la France n’a point de part, et que même, avec assez de sans-gêne, on déclare tout particulièrement être à la charge d’un budget municipal qu’alimentent pour la plupart les contributions de résidens non français et de sujets chinois.

Il est facile d’apercevoir les embarras que peut créer à la France cet isolement, ce rôle égoïste, si peu conforme à son caractère généreux. Il lui impose le devoir de défendre seule ce coin de terre qui ne lui rapporte rien, où elle n’a pu développer jusqu’ici son commerce et son industrie. Sur les concessions anglo-américaines, aucune nationalité n’a plus de responsabilité morale qu’une autre pour la défense des résidens ; si l’Angleterre est tenue, le cas échéant, par le développement supérieur de ses intérêts et le nombre plus considérable de ses nationaux et de ses navires, de prendre matériellement à sa charge la majeure part des moyens d’action, elle s’est acquis, en rendant sa concession neutre, le droit moral de pouvoir faire appel au concours des autres. Nous au contraire, devant un danger qui menacerait notre concession, à qui pourrions-nous recourir ?

La concession française, outre 60,000 Chinois, compte environ 460 étrangers, sur lesquels 232 Français, dont une vingtaine au plus sont de vrais commerçans ; les autres, ou bien dépendent de la police et des services de l’administration municipale, ou ne sont qu’à l’état de passage et ne forment qu’un groupe flottant. La majeure partie des maisons de commerce françaises n’est même pas établie sur notre concession ; elle est dispersée sur les terrains voisins, où l’on est plus près des banques et où l’on trouve un plus grand choix d’immeubles. Il est donc permis d’affirmer que la concession est sans importance pour nos intérêts commerciaux, et nous ne sommes que pour une faible part dans le mouvement assez considérable d’affaires qu’on peut y signaler. Nous y avons, il est vrai, des intérêts fonciers assez étendus, car ce fut une excellente spéculation que d’acheter des terrains et de construire à la hâte des maisons légères qui servaient d’asile aux réfugiés de la rébellion ; mais cette spéculation n’a eu qu’un temps. Le flot des réfugiés, poussé et grossi par la tourmente, s’est retiré avec le calme ; les terrains ont perdu de leur valeur et ont passé dans d’autres mains. Les Français ne sont plus les seuls propriétaires ou, pour être plus exact, les seuls locataires perpétuels des terrains de la concession ; beaucoup de titres ont été transférés à des individus d’autres nationalités. On pourra dire en faveur de notre concession de Shanghaï que les intérêts de l’œuvre de la propagation de la foi y sont largement représentés, que plusieurs missions y ont leurs procures, lesquelles administrent des terrains et des maisons dont la location sert à l’entretien des missions, que l’église paroissiale catholique s’y élève. Nous répondrons que les missionnaires sont répandus par toute la Chine, qu’il n’y a pas de raisons de les protéger plus spécialement ici qu’ailleurs, qu’enfin leur sécurité serait tout aussi bien garantie sur une concession neutre que sous la garde exclusive de la France, qui ne peut même pas toujours laisser une canonnière mouillée à poste fixe dans les eaux de Shanghaï.

Pour le reste, nous reconnaissons volontiers que l’administration de notre concession, surtout dans ces dernières années, a été sagement conduite. Les Chinois, traités avec justice, avec bienveillance, s’y sont vus plus d’une fois protégés contre les exactions de ces innombrables sangsues que les mandarins traînent à leur suite. Le corps de police, composé de 52 agens, remplit parfaitement son rôle. Le conseil municipal a toujours montré un zèle louable et la plus parfaite intégrité. Les finances ne sont obérées par aucun emprunt. Les travaux publics n’ont pas été négligés ; les quais sont plus beaux que sur les concessions voisines et offrent des wharves plus commodes aux steamers et navires à voiles qui viennent s’y aligner. Le gaz éclaire les rues, qui sont fort bien tenues.

Pour ramener notre concession à un état normal, il suffirait de la fusionner avec les autres, et de la rendre neutre comme elles, en faisant toutefois quelques réserves ; destinées à sauvegarder les positions acquises, et à ménager la transition. Ces réserves consisteraient à stipuler que, pour un certain nombre d’années, l’administration du terrain de la concession serait continuée par une délégation d’une municipalité générale commune à toutes les concessions, délégation dans laquelle entreraient un certain nombre de Français. Le consul de France servirait toujours d’intermédiaire entre le conseil municipal et l’autorité chinoise pour les questions relatives à la concession, rôle que les consuls anglais et américains remplissent pour ce qui regarde les concessions voisines. Enfin la police serait placée sous les ordres du conseil électif.

Nous avons encore en Chine des concessions ailleurs qu’à Shanghaï, par exemple dans les ports de Tien-tsin et de Canton. De celles-ci, nous ne dirons qu’un mot : comme il ne s’y trouve et ne s’y trouvera pas de longtemps un seul négociant français, le vrai parti à prendre est de nous en débarrasser le plus vite possible et de les rendre au gouvernement chinois.


II

Le moment est venu pour la France de s’occuper d’une question que l’Angleterre a déjà traitée, et qu’elle a même tranchée d’une manière fort inattendue, celle de la révision des traités conclus à Tien-tsin en 1858 et ratifiés en 1860. Il fut stipulé alors que les tarifs de douane et les arrangemens relatifs au commerce pourraient être révisés et remaniés. Cette révision, pour la France, doit même être entendue dans un sens plus large et peut s’appliquer à tout son traité. L’Angleterre avait stipulé un délai de dix ans et la France un délai de douze ans avant la révision. Le moment était donc venu pour les Anglais en 1870 ; pour nous, il échoit en 1872. Or, des deux classes de nationaux que nous avons en Chine, les négocians et les missionnaires, les premiers n’ont pas d’autres intérêts que ceux mêmes du commerce anglais ; quant aux seconds, il faut dire qu’en fait d’avantages et de privilèges ils n’ont plus rien à obtenir, les traités leur accordant tout ce qu’ils peuvent désirer.

En ce qui regarde les intérêts du commerce, les rapports si complets que le cabinet de Londres a obtenus au sujet de cette révision, tant de ses agens que des chambres de commerce des différens ports de la Chine, suffisent à nous éclairer ; on ne peut rien ajouter aux argumens que renferme le blue book présenté aux chambres britanniques. De 1868 à 1870, tout le commerce anglais s’est vivement occupé de cette affaire et des négociations engagées à Pékin. De ces négociations naquit un projet de convention dont le gouvernement chinois avait accepté les clauses, et qu’on désigne sous le nom de convention Alcock, du nom du ministre plénipotentiaire, sir Rutherford Alcock, qui en a été le signataire et l’éditeur. La Revue a déjà fait connaître les principaux traits de cette convention, qui causa un mécontentement général[2] ; l’opposition fut telle de la part des commerçans du royaume-uni que le gouvernement en vint à la rejeter. Elle renfermait cependant quelques modifications qui eussent pu assurer au commerce étranger des avantages sérieux. Les Anglais, après avoir demandé beaucoup et avoir relativement peu obtenu, ont préféré rester dans le statu quo et renoncer au bénéfice de la révision.

Les avantages nouveaux que réclamait le commerce anglais peuvent se classer ainsi : 1° modifications des tarifs pour certains articles ; 2° protection accordée aux marchandises appartenant à des Anglais contre des taxes intérieures, droits d’octroi, contributions de guerre ou autres que les Chinois prélèvent sur leur transit, et que les négocians déclarent illégales ; 3° facilités commerciales nouvelles, telles que droit pour les étrangers de s’établir dans l’intérieur du pays, création de chemins de fer et de télégraphes, permission pour les navires à vapeur de prendre part à la navigation intérieure des fleuves et des canaux, exploitation des mines, notamment de celles de charbon ; 4° ouverture de nouveaux ports pour l’établissement du commerce étranger ou simplement comme stations des lignes de bâtimens à vapeur. Comme modifications des tarifs, les chambres de commerce ont réclamé peu de chose. L’inspectorat des douanes chinoises a dressé en 1867, pour éclairer le public, des tableaux indiquant la relation qui existe entre les droits perçus sur les articles du commerce et le prix moyen de ces articles[3]. D’une manière absolue, et par comparaison avec les taxes que perçoivent les États-Unis et les pays de l’Europe, ce tarif est peut-être le plus libéral du monde. Aussi la convention Alcock n’avait-elle cherché qu’à faire disparaître certaines inégalités. Elle avait légèrement augmenté les droits sur la soie et l’opium, et par contre avait diminué les droits sur le thé en poussière, les montres et quelques autres articles ; mais, comme il arrive toujours en pareil cas, les diminutions étaient, parfaitement accueillies, et les augmentations énergiquement repoussées. Ainsi l’Inde anglaise, qui perçoit près de 300 pour 100 sur l’opium, qu’elle exporte, s’indigna que la Chine voulût augmenter de 2 ou 3 pour 100 le droit d’importation, légitime au premier chef sur cette denrée qu’abrutit ses sujets.

Au reste les négocians anglais se plaignent moins des tarifs d’entrée et de sortie que des taxes intérieures, qui frappent leurs marchandises un peu partout. Ils citent l’article des traités d’après lequel, moyennant le paiement d’un droit de transit égal à la moitié des droits d’importation ou d’exportation, un négociant peut expédier ses marchandises où il veut, de même qu’il peut recevoir de l’intérieur les articles qu’il a l’intention d’exporter, sans que les uns ni les autres aient à payer d’autres taxes. Le gouvernement chinois ne conteste pas le texte du traité, et même dans certaines provinces le demi-droit de transit a presque toujours protégé les marchandises étrangères, pourvu que celles-ci fussent accompagnées de laisser-passer spéciaux ; mais voici ce qui arrive. Le budget de l’empire suffisant à peine aux services réguliers, toute circonstance extraordinaire exige des taxes spéciales : il y a les taxes pour l’anéantissement de la rébellion, celles pour la réparation des digues d’un fleuve, etc. Les unes sont approuvées par le gouvernement de Pékin ; d’autres, mais plus rarement, sont établies par les autorités supérieures provinciales sous leur propre responsabilité. Il arrive alors que les marchandises se trouvent grevées d’un droit qui monte jusqu’à 30 et 40 pour 100 ; les mandarins ont mille moyens de les percevoir, et le plus souvent il est impossible aux négocians étrangers de réclamer. C’est ainsi que dans le Tché-kiang, pendant la guerre civile, les thés et la soie étaient respectés en transit, mais étaient frappés, entre les mains du producteur, de taxes élevées qui grossissaient d’autant le prix de vente ; l’augmentation était supportée en définitive par les étrangers. Même en cours de transit, les marchandises dont ceux-ci étaient propriétaires ont été soumises plus d’une fois à des droits irréguliers qui ont soulevé bien des protestations. Le gouvernement chinois a généralement essayé dans ce cas de prouver que les marchandises avaient passé dans des maisons indigènes se couvrant du nom des maisons étrangères pour éviter les taxes spéciales imposées au commerce chinois. Il a été reconnu, du reste en plus d’une circonstance que ce moyen de fraude était réellement employé. Bref, depuis 1844, époque des premiers traités, on a discuté sur cette question sans arriver à donner satisfaction ni aux uns ni aux autres. La convention Alcock aurait pu conduire à une solution ; elle renfermait une clause qui ne devait toutefois s’appliquer qu’à certaines provinces, d’après laquelle le négociant étranger, après avoir payé toutes les taxes réclamées sur ses marchandises à l’aller et au retour, pouvait se faire rembourser la différence entre la somme payée et les droits de transit fixés par les traités. Cette disposition est tombée naturellement avec le rejet de la convention. D’ailleurs le seul moyen qui pourrait mettre un terme définitif aux abus que nous avons signalés, c’est que Chinois et étrangers eussent à payer les mêmes taxes, que celles-ci fussent plus élevées, et que le budget de l’empire fût administré de façon à faire face à toutes les circonstances. Maintenant que le pays est à peu près tranquille, le gouvernement chinois tente, dans quelques provinces, d’alléger, les taxes payées par ses sujets en leur appliquant les mêmes règlemens qu’au commerce étranger ; mais ce système cessera naturellement lorsque, par suite d’une cause quelconque, le budget de ces provinces se trouvera insuffisant. On ne peut donc espérer de remède définitif aux irrégularités du fisc dans l’empire chinois tant que les étrangers ne voudront pas se prêter à une augmentation de tarifs, et que le pays ne jouira pas d’une centralisation des finances publiques telle que nous la comprenons en Europe.

Au point de vue des facilités commerciales, notamment de la faculté réclamée par les étrangers d’ouvrir des établissemens dans l’intérieur de la Chine, la convention Alcock avait obtenu qu’un négociant pût s’installer dans une maison du pays, mais sans devenir propriétaire du sol ou de la maison, sans même pouvoir afficher au dehors le nom de son établissement. C’est toujours un propriétaire indigène qui eût été responsable devant l’autorité chinoise. Des négocians russes ont procédé de cette façon ; ils résident en paix dans l’intérieur de certaines provinces, où ils font préparer eux-mêmes les thés qu’ils destinent à l’exportation. Les Anglais pouvaient en faire autant ; si trente maisons de commerce avaient suivi ce système, graduellement les populations se seraient habituées à voir des étrangers habiter parmi elles ; mais les Occidentaux se sont formalisés de ces précautions, et cet article de la conventionné plus important de tous, n’a pas plus que les autres trouvé grâce à leurs yeux. La Chine a, de son côté, de fort bonnes raisons à donner pour refuser aux étrangers d’aller se fixer à leur guise dans l’intérieur du pays. Tant que le privilège d’exterritorialité existera, tant que l’autorité chinoise n’aura pas le droit de justice sur les étrangers, il n’y a que deux voies possibles : ou que ceux-ci restent dans les quelques ports habités par le consul dont ils relèvent, ou bien que l’on couvre la Chine de consulats. Peut-on demander avec équité que, si un Anglais commet un crime ou un délit à 50 lieues d’un port, les autorités chinoises aient à expédier délinquant, témoins et preuves nécessaires au consul de ce port, pour que justice soit faite ? Il y aurait bien un moyen d’atténuer les inconvéniens de l’exterritorialité : ce serait de composer un code spécial disciplinaire pour les étrangers établis à l’intérieur, et de le laisser appliquer par les mandarins, en donnant aux intéressés pouvoir d’appel devant un tribunal mixte réuni dans le port le plus voisin. Ce code les garantirait de la torture et d’autres procédés qui ne sont plus de notre temps. On ne délivrerait le permis de résidence qu’à des individus présentant des garanties de bonne conduite et parlant assez bien la langue chinoise pour pouvoir soutenir une conversation ordinaire et ne pas être à la merci d’un interprète chinois. Malheureusement les résidens étrangers bondiraient d’indignation à l’idée de devenir passibles de la justice chinoise.

Il faut bien dire encore que les Chinois ne se soucient pas de voir les étrangers se mêler aux habitans de l’intérieur, où ils apporteraient des idées qui ne s’accordent ni avec la loi et le système gouvernemental de la Chine, ni avec les pratiques ordinaires des mandarins. L’indigène pourrait apprendre d’eux à résister aux exactions et aux vexations ; il pourrait entrevoir les théories de l’Occident sur les avantages d’une représentation nationale, sur les droits du contribuable à voter les taxes qu’il paie. On voit généralement, dans les ports, les Chinois au service des Européens prendre au bout de quelque temps leurs autorités nationales en dédain. Ils ne suivent plus les coutumes séculaires de l’empire, leurs femmes circulent dans les rues ; les vieux Chinois en frémissent d’horreur. Ces gens qui commencent par être domestiques, deviennent courtiers des maisons qui les emploient ; beaucoup d’entre eux arrivent à la richesse, et sont alors pour leurs compatriotes des notables dont l’exemple est pernicieux. Que deviendrait la société chinoise, si le contact des Européens allait transformer de cette façon les populations de l’intérieur ?

Aussi les Européens sont-ils parqués dans les ports. Ils ne trouveraient pas à acheter, en dehors des limites qui leur ont été prescrites, un pouce de terrain à des conditions convenables. Cette espèce de claustration rend certainement dix fois plus pénible aux Européens le séjour des ports chinois. A Shanghaï, on leur a laissé faire, en dehors de la concession, des routes atteignant la longueur de quelques milles ; près des autres ports on ne trouve que les sentiers chinois, sur lesquels il est souvent fort difficile de passer deux de front, et cependant, sous un climat affaiblissant, il faudrait de larges voies pour monter à cheval, se promener en voiture et prendre tout l’exercice possible. A Fou-tchéou par exemple, la seule promenade des étrangers est un sentier tortueux qui serpente à travers des tombeaux. On a tenté, mais sans succès, d’y établir une route convenable. Les concessions occupent généralement des terrains plats, situés sur le bord de l’eau ; en été, l’air y est accablant et humide, et l’Européen demanderait vainement la permission de construire à quelques lieues plus loin une maison de campagne. Nous avons vu, il y a deux ans dans les environs de Fou-tchéou, les Anglais réduits à canonner un village pour obtenir de ses habitans qu’ils ne vinssent pas démolir un sanitarium que voulaient bâtir près de la mer des missionnaires protestans.

Il n’est pas d’ailleurs indispensable, pour alimenter le marché des importations et des exportations, que les étrangers aillent s’enfoncer dans les provinces ; il suffit d’entrepôts bien situés, sur le bord de la mer ou sur les rives des fleuves, d’où les courtiers indigènes transportent dans l’intérieur les articles étrangers, et où ils amènent aux Occidentaux le thé et la soie. Assurément le séjour des Européens dans l’intérieur permettrait d’étaler aux yeux des Chinois des échantillons de marchandises nouvelles, des procédés industriels de tissage, de labourage, qui serviraient graduellement à multiplier les échanges ; mais le présent est assez beau, la moisson est trop facile pour que l’Angleterre ne s’en contente pas. C’est elle qui absorbe les cinq sixièmes du commerce étranger, dont le chiffre monte à plus de 1 milliard 100 millions de francs par année. Il lui est facile de protéger ses négocians, réunis dans une quinzaine de ports, et elle ne désire pas s’imposer la tâche de les surveiller par toute la Chine. Elle laissera sans doute le temps créer des relations plus intimes entre ses nationaux et les Chinois. Ceux-ci arriveront à perdre de leurs préventions et de leurs craintes ; l’étude des langues européennes, qui commence à entrer dans l’éducation de la jeunesse, y contribuera certainement ; des voies de communication rapides rapprocheront quelque jour des ports les marchés de l’intérieur : c’est là une spéculation a échéance plus ou moins longue.

Quant au télégraphe, nous avons des raisons de croire que la Chine est sur le point d’en adopter l’introduction ; les négocians indigènes, les mandarins même, se servent largement des lignes télégraphiques sous-marines qui fonctionnent déjà le long des côtes, et qui auront relié dans quelques mois tous les ports ouverts à la résidence des étrangers. L’établissement de ces lignes ne date que de l’année dernière, et déjà le gouvernement étudie l’installation de lignes intérieures qui desserviraient les provinces. Nous croyons aussi à la construction de voies ferrées malgré les refus persistans que le gouvernement chinois oppose depuis dix ans aux efforts tentés pour le décider dans ce sens. Il veut seulement éviter la participation des étrangers. S’il fait des télégraphes et des chemins de fer, il s’en chargera lui-même ; il attendra pour le faire qu’aucune pression ne soit exercée sur lui, et qu’il soit assuré d’agir librement. C’est dans ces conditions que se sont créés les arsenaux et les usines que la Chine possède maintenant. Dans ces idées, et avec le peu de ressources dont le gouvernement chinois peut disposer pour les travaux publics, l’établissement de voies ferrées marcherait avec une extrême lenteur. Les coutumes sociales et religieuses y apporteraient aussi de nombreux obstacles. Il faudrait enlever à des familles les champs qu’elles possèdent depuis des siècles ; il faudrait détruire des tombeaux, sanctuaires vénérés qui perpétuent les traditions et les gloires ; il faudrait percer ou abaisser des collines, asiles de génies malfaisans ou protecteurs. Cependant aucun de ces obstacles n’est insurmontable ; l’expropriation pour cause d’utilité publique a cours en Chine comme en France. L’empereur peut décider une famille à déplacer ses tombeaux en lui désignant un autre endroit par décret ; enfin les bonzes ont à la disposition du public les pratiques nécessaires pour conjurer la malveillance des génies : si ces derniers ont été dérangés sur un point, l’oracle indiquera la nouvelle résidence qui peut leur plaire et les cérémonies qui peuvent conjurer leur courroux. Nous en avons fait l’expérience dans un établissement du gouvernement chinois placé sous notre direction. Il nous fallait un terrain assez important que les paysans ne voulaient pas vendre. Le vice-roi qui résidait dans la localité vint lui-même en grand apparat leur faire entendre raison ; ils l’écoutèrent, les champs furent achetés et libéralement payés. Il fallut ensuite remblayer le terrain au moyen de terres prises dans les montagnes voisines. Dans cette opération, des tombeaux furent profanés. Les génies qui rôdaient à l’entour ne pouvaient manquer d’entraver l’entreprise naissante ; ce danger fut signalé par un soldat tombé en syncope et parlant au nom d’un génie qui s’était incarné en lui. Les mandarins prirent cet homme au sérieux et exécutèrent ce qu’il conseilla ; ils firent une grande cérémonie de purification qui dura trois jours et fut précédée par un temps d’abstinence ; ils construisirent des autels pour y attirer les génies et leur assigner un nouveau lieu de rendez-vous. « Il faudra, dit le soldat, mettre auprès de ces autels de la monnaie d’or et d’argent (c’est du papier doré ou argenté) pour qu’ils trouvent de quoi jouer, et ne pensent plus à vos travaux. »

Les rapports des différentes ambassades ou missions chinoises envoyées en Occident ont dû éclairer le gouvernement sur les bénéfices des transports rapides ; ce qui aura surtout une influence déterminante sur sa résolution, c’est l’exemple du Japon, qui a maintenant des chemins de fer, des télégraphes, une monnaie, des machines à tisser, et qui vient, par un traité récent, de se créer des relations avec la Chine.

L’exploitation des mines par les procédés de l’Occident sera commencée très prochainement, parce que la Chine y voit des bénéfices immédiats. Ses arsenaux, les steamers qu’elle possède, lui font déjà une loi de se procurer de la houille à bon marché. Avec les moyens très simples qu’elle emploie, les mines de Formose, celles des rives du Fleuve-Bleu, livrent dès maintenant à la consommation plus de 15,000 tonnes ; mais ces charbons sont d’une qualité inférieure : il est devenu urgent de mettre en exploitation d’autres mines dont on connaît les gisemens, et dont les produits seraient supérieurs. Il était stipulé dans la convention Alcock que certaines mines spécialement désignées allaient être mises en rapport au moyen d’un outillage venu de l’étranger ; le rejet de la convention n’arrêtera pas une entreprise dont le gouvernement chinois reconnaît pleinement l’utilité.

Pour les motifs que nous avons signalés, la Chine est peu disposée à concéder aux étrangers la libre navigation de ses fleuves. Le ministre anglais avait obtenu que, dans un des grands lacs qui avoisinent le Fleuve-Bleu, le lac Poyang, un steamer fût détaché pour remorquer les chalands que les étrangers envoient trafiquer en ces parages ; mais le lac n’a qu’une importance médiocre au point de vue commercial, et peut faciliter seulement les transactions du port de Kiou-kiang. On avait aussi obtenu que des navires étrangers à voiles, de petit tonnage, pussent naviguer dans lus fleuves. C’était encore là une concession insignifiante, car les négocians n’auraient trouvé aucun avantage à remplacer par de petits cotres, des lougres ou des lorchas, les jonques et chalands chinois, fort commodes, dont ils se servent actuellement. Sir Rutherford Alcock n’avait pas été plus heureux dans ses efforts pour ouvrir de nouveaux ports au commerce étranger. Les négocians demandaient qu’on leur donnât l’accès de quelques points au-dessus de Han-kou, grand marché situé à 220 lieues environ de l’embouchure du Fleuve-Bleu ; les steamers peuvent remonter deux fois plus haut encore avant d’arriver aux rapides qui sont les premiers obstacles à la navigation. Les Chinois autorisèrent la fréquentation d’une ou deux stations situées entre Han-kou et Shanghaï ; ils consentirent à l’ouverture d’un nouveau port sur la côte, à la condition que l’on renoncerait à un ou deux des ports concédés dix ans auparavant par le traité de Tien-tsin. C’est là certainement le côté le plus faible de la convention Alcock et celui sur lequel les Chinois prêtent le flanc. Rien ne justifie les craintes que semble leur inspirer l’ouverture de nouveaux ports. Ils ont pu voir en effet depuis longtemps combien, sous la surveillance des consuls, sont faciles les relations des indigènes et des communautés étrangères. Ils ont pu juger également que ces belles lignes de steamers qui naviguent sur le Fleuve-Bleu et la rivière de Canton n’ont procuré à leur commerce que des commodités et des bénéfices. En réduisant provisoirement à quinze le nombre des ports où peuvent résider ses nationaux, l’Angleterre n’a pas entendu immobiliser indéfiniment son commerce dans ce cercle restreint. Quant à la France, elle doit désirer que les points habités et fréquentés par les étrangers se multiplient, car dans le voisinage des ports ouverts les difficultés qui touchent aux missionnaires vont en diminuant ; les mandarins y prennent moins ombrage de leur présence.

L’examen des questions principales soulevées par la révision des traités anglais nous amène à conclure que nous n’avons aucun intérêt à faire de la révision de notre traité un nouveau sujet de négociations. Les facilités de commerce et de relations que la France obtiendrait lui profiteraient peut-être, si elles lui étaient accordées d’une manière exclusive ; mais il a été stipulé par les autres nations qu’elles jouiraient des droits de la nation la plus favorisée, et, comme nous avons en Chine fort peu de négocians, nous aurions cette fois encore travaillé pour les autres, c’est-à-dire pour les Anglais, les Américains, et aussi les Allemands, dont le nombre s’accroît chaque jour. Ce qu’on peut réclamer de nous, c’est notre appui moral pour toute négociation de ce genre ; mais l’initiative n’est pas dans notre rôle. Du reste, toute révision de traité péchera par la base, si elle ne résulte pas d’une entente commune entre les divers états qui ont des traités avec la Chine. En effet, si chacun a le droit de réclamer ce qui est accordé aux autres, il a aussi le droit de ne pas admettre ce que les autres auraient concédé aux négociateurs chinois. Il est dit à l’article 40 de notre traité que « toute obligation non consignée expressément dans le texte même ne saurait être imposée ni aux agens ni aux sujets français, » et chaque nation a le même privilège. Ainsi la Grande-Bretagne avait obtenu, comme nous l’avons dit, que le droit sur certains articles fût diminué, à la condition que le droit sur certains autres, notamment sur la soie, fût augmenté ; nous, qui employons beaucoup de soies, aurions naturellement refusé l’augmentation stipulée ; ces modifications de tarifs tombaient donc par là même. L’Angleterre n’a fait appel au concours des nations représentées à Pékin qu’à l’époque où les négociations étaient terminées ; son ministre plénipotentiaire reçut de ses collègues, lorsqu’il leur en communiqua le résultat, une réponse qui déjà les frappait de nullité. Sir Rutherford Alcock déclarait alors qu’il n’y avait à recevoir de la Chine que ce qu’elle voulait concéder de bon gré. Il avait épuisé tous les efforts possibles pour arriver à la conclusion de sa convention ; la conséquence est que la reprise des mêmes questions n’en sera que plus délicate.

Il n’y aurait, à notre avis, pour la France qu’une politique commerciale à suivre en Chine, si elle tient à en avoir une : ce serait d’employer son influence à déplacer le marché des échanges ; ce serait de l’enlever aux quelques ports où il est encore concentré pour l’attirer graduellement vers l’Europe. Suivant nous, la seule chance pour notre pays de prendre une part directe dans ces échanges consisterait à suggérer aux Chinois l’idée de venir se créer des agences en Europe, agences qui échangeraient les produits de la Chine contre nos produits manufacturés. Les articles de notre industrie leur sont peu connus ; ils n’ont sous les yeux que ceux qui sont fabriqués exprès pour eux en Angleterre et en Amérique. Ainsi, pour les étoffes de laine et de soie, on les leur apporte suivant les échantillons qu’ils préfèrent et surtout dans des conditions de bon marché que notre commerce, sous le poids des impôts qui l’accablent, pourra moins que jamais supporter. Nos étoffes, il est vrai, sont plus soignées, plus durables, et compensent par leurs qualités l’augmentation de prix qu’elles réclament ; cependant il faudrait, pour faire comprendre ces avantages aux Chinois sur le territoire de leur empire, y étaler des stocks de marchandises qui seraient exposées dès le début à des pertes considérables et, sans certitude de gain final. Ce sont des risques qu’aucune compagnie n’est prête à courir ; . mais, si les négocians chinois venaient sur les places de l’Europe, nous n’aurions probablement qu’à gagner dans l’examen comparatif qu’ils pourraient faire des produits de chaque nation. Les diverses ambassades asiatiques qui nous ont visités ont reconnu les qualités de la fabrication française, et ont fait des commandes importantes. Nous avons réalisé un premier pas en demandant au cabinet de Pékin de fixer une légation à Paris ; si nous pouvions obtenir que, renonçant à des lois qui sont du reste tombées en désuétude, il voulût, comme le Japon, encourager ses nationaux à visiter les pays étrangers, nous aurions double raison de renoncer à la révision de notre traité. Ministre, consuls, agens français, s’emploieraient alors au besoin pour faciliter aux Chinois leurs voyages vers l’Europe ; nos paquebots à vapeur, pourvus d’installations spéciales, les prendraient à prix réduits, comme les navires américains du Pacifique, qui à chaque voyage emportent 300 ou 400 Chinois vers la Californie. Les gens de l’empire du Milieu sont maintenant habitués à l’emploi des steamers. Le mandarin allant de Canton à Pékin s’embarque sur un bateau à vapeur qui le transporte à sa destination en huit jours, tandis que les barques mettaient autrefois deux mois à faire le même voyage.


III

Les missions catholiques de la Chine constituent pour la France une question spéciale qui l’oblige d’avoir une politique à elle, et de suivre cette politique avec prudence. Bien que toutes les missions catholiques ne soient pas françaises, elles sont toutes réellement sous le protectorat de notre pays. Or l’œuvre de la propagation de la foi est en butte, depuis quelques années surtout, à un sentiment de défiance, on peut même dire d’animosité, dans presque toutes les provinces de l’empire chinois. Les massacres de Tien-tsin n’ont été dirigés que contre les missions catholiques et par suite contre la France, dont celles-ci sont considérées comme étant l’œuvre politique.

Le point de départ de ce fâcheux état de choses doit être recherché dans la guerre de 1857, entreprise par le gouvernement impérial, de concert avec l’Angleterre, en apparence pour venger le meurtre d’un missionnaire, l’abbé Chappedelaine, en réalité, disait-on alors, pour renouer avec nos voisins des relations plus intimes d’alliance. Cette guerre a changé complètement les conditions d’existence des missions vis-à-vis de la société chinoise, et il ne pouvait en être autrement. Le traité conclu en 1844 par M. de Lagrené assurait aux missions le droit de présence en Chine ; leur œuvre se poursuivait dans un calme sinon complet, du moins suffisant pour reprendre la chaîne rompue par les persécutions antérieures. L’esprit libéral dans lequel sont rédigés les articles relatifs aux missions prouve clairement que la perspective de voir ses sujets devenir chrétiens. n’effrayait pas plus alors le gouvernement chinois qu’il ne s’émeut depuis longtemps de les voir devenir musulmans, bouddhistes ou juifs. La guerre de 1857 lui a montré que les missions pouvaient avoir un but politique, et que la croix que l’on promenait dans ses dix-huit provinces était pour l’avenir escortée d’une épée redoutable. Les missionnaires n’ont plus été regardés que comme des émissaires français.

Le baron Gros ne perdit pas de vue, dans la conclusion de ses traités, les difficultés que la guerre venait de susciter, et regarda comme dangereux d’exiger pour les missions des concessions trop larges. Dans le premier traité, qu’il conclut à Tien-tsin en,1858, il s’en était tenu aux bases du traité Lagrené. Voici l’article de ce traité qui se rapporte aux missions. « Art. 13. — La religion chrétienne ayant pour objet essentiel de porter les hommes à la vertu, les membres de toutes les communions chrétiennes jouiront d’une entière sécurité pour leurs personnes, leurs propriétés et le libre exercice de leurs pratiques religieuses, et une protection efficace sera donnée aux missionnaires qui se rendront pacifiquement dans l’intérieur du pays, munis des passeports réguliers. Aucune entrave ne sera apportée par les autorités de l’empire chinois au droit qui est reconnu à tout individu en Chine d’embrasser, s’il le veut, le christianisme et d’en suivre les pratiques, sans être passible d’aucune peine infligée pour ce fait. »


La convention ajoutée en 1860 au traité de Tien-tsin par le baron Gros compléta dans l’article suivant une clause du traité Lagrené :


« Conformément à l’édit impérial rendu le 20 mars 1846 par l’auguste empereur Tao-Kouang, les établissemens confisqués aux chrétiens pendant les persécutions dont ils ont été les victimes seront rendus à leurs propriétaires par l’intermédiaire du ministre de France en Chine, auquel le gouvernement impérial les fera délivrer avec les cimetières et autres édifices qui en dépendaient. »


Les interprètes du baron Gros ajoutèrent au texte chinois de l’article 3 de la convention la phrase qui suit :


« Il est en outre permis aux missionnaires français de louer et d’acheter des terrains dans toutes les provinces, et d’y ériger des édifices à leur convenance. »


Nous ne savons si le baron Gros eut ou non connaissance de cette addition. Quoi qu’il en pût être, il lui devenait impossible de réagir contre les faits accomplis ; le traité devait être inévitablement aux yeux des Chinois une consécration de leur défaite. Demandez aux vieux missionnaires, à ceux qui sont établis depuis longtemps en Chine, s’ils préfèrent la nouvelle situation à celle dont ils jouissaient sous le régime du traité Lagrené. Leur entrée au cœur des provinces se faisait alors graduellement ; dans le Kiang-nan, le Tche-kiang, le Fokien, le Kouang-toung et plusieurs autres provinces que nous avons visitées, les églises, les communautés s’organisaient, la restitution des anciennes propriétés des chrétiens s’opérait même sans secousses, les missions recouvraient peu à peu sinon ces propriétés elles-mêmes, du moins des biens équivalens ; s’il s’élevait de temps en temps quelque orage, il pouvait être conjuré aussi bien que maintenant. Des relations de politesse, d’amitié même, existaient sur beaucoup de points entre les mandarins et les missionnaires. Les évêques, considérés comme notables, pouvaient soumettre eux-mêmes aux fonctionnaires chinois les affaires intéressant leurs communautés. Aujourd’hui nos évêques sont regardés comme de hauts fonctionnaires français ; ils ont voulu prendre les insignes extérieurs des dignitaires chinois, et ceux-ci les leur contestent ; ils correspondent par lettres avec les vice-rois ou gouverneurs des provinces, et leurs lettres ne sont pas toujours bien accueillies ; ils ont plus difficilement accès dans les classes éclairées, parmi lesquelles se feraient les conversions fructueuses par l’exemple ; leurs néophytes ne se trouvent plus que parmi les pêcheurs, les portefaix, les gens des dernières classes, et même, depuis quelque temps, le nombre ne s’en’ est accru que dans une proportion insignifiante.

La France a du reste accepté franchement les conséquences de ses guerres, et exerce aussi bien que possible le protectorat qu’elle avait assumé. Les questions relatives aux missions ont absorbé toute l’activité de nos ministres et de nos agens. Chaque meurtre de missionnaire ou de chrétien, chaque pillage de chapelle a été suivi de réclamations persévérantes qui ont amené des châtimens pour les coupables, des indemnités pour les victimes ou les communautés. Sans remonter au-delà de 1869, nous avons vu alors le chargé d’affaires français, escorté d’une division navale, se rendre lui-même dans chaque capitale des provinces qui bordent le Fleuve-Bleu jusqu’à Han-kou, afin de résoudre au profit des missions des questions en litige. Les consulats de Tien-tsin, de Han-kou, de Canton, ne sont pas autre chose que des postes affectés à la protection des intérêts religieux.

On peut se demander si la France est tenue de continuer cette politique. Pour répondre, il faut examiner la question suivante : l’œuvre des missions ne peut-elle subsister ni s’étendre en Chine sans avoir derrière elle le gouvernement français, et nous procure-t-elle en échange une influence réelle ? Il semble en effet que la France devrait s’abstenir d’appuyer la propagande catholique, si cette propagande restait une cause incessante de troubles et de discordes. Mais on a déjà vu que l’hostilité des Chinois provient bien plus de l’intervention de nos armes que de l’œuvre même des missions. Il en résulte que la France n’a plus le droit d’abandonner les missionnaires à eux-mêmes ; leur situation dans l’intérieur de la Chine a été créée par des traités aux obligations desquels le gouvernement de la république se trouve lié. Tout ce qu’on peut faire, c’est d’améliorer ce qui existe, et, si l’on veut bien considérer que la Chine est le pays le plus tolérant en matière de religion, on peut espérer qu’il sera possible de détruire la défiance qui entoure les missions. L’influence que nous procure un protectorat qui s’étend sur 500,000 catholiques pourrait être considérable, si elle s’exerçait dans d’autres conditions. Malheureusement les missions sont pour la France une source de conflits irritans, de contestations, sans fin et de chaque jour. Par là même, les commerçans français se trouvent exposés à plus d’inconvéniens que les autres étrangers ; il ne faut pas oublier que la populace de Tien-tsin n’en voulait qu’aux Français.

Une circulaire récemment publiée par le gouvernement chinois a mis en lumière quelques-unes des causes qui peuvent rendre l’œuvre des missions, telle qu’elle est actuellement conduite, dangereuse pour le maintien des bonnes relations entre les pays étrangers et le Céleste-Empire. Les missionnaires catholiques, sans y être spécialement désignés, en sont certainement le point de mire unique. Ce document mérite d’être étudié avec soin, bien que le peu de mesure avec lequel il est rédigé, les propositions inacceptables qu’il renferme, le ton ironique qui y règne, en amoindrissent la portée. La circulaire appelle d’abord l’attention sur les orphelinats de la Sainte-Enfance et demande qu’aucun établissement de ce genre ne puisse s’ouvrir sans que les autorités locales en aient été averties ; elle demande aussi qu’une surveillance soit exercée sur ces orphelinats, et que l’enfant devenu grand soit rendu à ses parens, s’ils le réclament. Les missionnaires peuvent répondre que, si des parens abandonnent leurs enfans, ils perdent par là même le droit de venir les réclamer, surtout après que, pendant quinze ans, l’orphelinat a supporté les frais de leur éducation. Quant à laisser l’autorité locale exercer une surveillance sur les orphelinats, nous ne croyons pas que la plupart des chefs de missions doivent s’y refuser. Une inspection du vice-roi de Nankin, qui vint à la sollicitation des jésuites visiter leur orphelinat, fit tomber de faux bruits répandus dans la populace, et épargna probablement à cet établissement le sort de celui de Tien-tsin. Les asiles de ce genre prêtent un facile prétexte à des soupçons malveillans, qu’il importe de dissiper par toute la publicité possible. Sur les enfans qu’on y recueille, pauvres êtres chétifs condamnés pour la plupart à la mort par suite de l’abandon, la mortalité est très grande, souvent dans la proportion de 8 sur 10. La population de la Chine ajoute facilement foi aux plus sottes rumeurs. Il y a quelques mois à peine, la province de Canton fut agitée par une émotion subite ; la mortalité y était très grande par suite de la température irrégulière de l’été ; le bruit courut que des étrangers jetaient dans les puits une drogue dite « des génies, » qui produisait une enflure dont on ne pouvait guérir qu’en allant trouver les missionnaires et en embrassant leur religion. En moins d’une semaine, Canton, Hongkong, Fou-tchéou, tous les ports et provinces qui s’étendent depuis le sud de la Chine jusqu’au Fleuve-Bleu, furent pris de la même panique, et il en résulta des troubles assez graves. Le vrai remède aux soupçons de toute sorte est, pour les missionnaires, de mettre l’autorité chinoise à même de réfuter les mensonges qui se répandent, et pour cela de tenir ouvertes les portes de leurs établissemens.

La circulaire condamne le ministère des sœurs de charité ; pour les Chinois, la présence d’une femme près du lit du premier venu est un scandale, sa place est au gynécée. Les Chinoises chrétiennes s’assemblent dans la même église que les hommes, autre sujet de scandale signalé par la circulaire ; il est de principe absolu en Chine que la femme doit vivre séparée de la société des hommes. Nous avons connu des chefs de missions qui, par suite de ces préjugés, trouvent plus simple et plus prudent de confier les enfans qu’ils recueillent à des nourrices chinoises, chrétiennes ou même païennes, dispersées dans les campagnes. Le point le plus important sur lequel le gouvernement de Pékin attire l’attention est la tendance qu’ont les chrétiens chinois à se grouper autour de leurs missionnaires et à se former en communautés qui ne reconnaissent d’autorité que celle de leur chef spirituel. Un fonctionnaire chinois nous exprima un jour sur ce point, son opinion en termes énergiques. Nous voulions faire construire, dans l’enceinte d’un établissement dont nous avons déjà parlé, une chapelle nécessaire aux besoins religieux d’un personnel européen presque entièrement catholique. « Je suspendrais les travaux, nous dit le mandarin placé près de nous, et licencierais votre personnel plutôt que de laisser construire une chapelle ici. Ce n’est pas que je veuille vous empêcher de remplir vos devoirs religieux ; mais à votre chapelle, à la suite du prêtre qui viendra la desservir, arriveront des chrétiens chinois dont la présence pourra me créer des difficultés. J’ai été gouverneur de province, et j’ai vu ces gens de près : ce ne sont pas les enseignemens de votre religion qui les attirent, ils ne sauraient les comprendre ; leur seul but en se convertissant est d’échapper à notre action. Dans cet établissement, qui appartient à l’empereur et où j’ai des pouvoirs absolus, si l’un de ces chrétiens venait à commettre un vol, je ne pourrais lui faire trancher la tête sans avoir contre moi vos missionnaires et vos consuls. Vous êtes trop juste pour ne pas admettre ces raisons. » Nous résolûmes la difficulté en construisant notre chapelle sur un terrain situé en dehors de l’enceinte réservée. Ce mandarin nous avait exprimé le plus sérieux grief des gens de sa classe contre l’œuvre de la propagation de la foi. Nous avons déjà dit que les néophytes viennent des classes inférieures de la société ; ce sont généralement des gens simples et pauvres, attirés par l’assistance que les missions peuvent leur prêter et par l’espoir d’appartenir à ces petites communautés dont ils voient les membres se soutenir mutuellement sous la direction d’un étranger respecté de tous pour l’austérité de sa vie.

La discipline religieuse exerce d’ailleurs une heureuse influence sur le caractère des Chinois convertis ; il serait injuste de les juger d’après ces vagabonds que l’on rencontre dans les ports s’offrant à exercer tous les métiers, et cherchant à imposer la confiance en prodiguant le signe de la croix. Nous avons visité dans les campagnes de la Chine quelques communautés chrétiennes, nous les avons vues composées de gens paisibles, sobres, hospitaliers. L’étranger y est reçu en ami, tandis qu’ailleurs il rencontre souvent la défiance ou même la répulsion. Dans certaines provinces, des villages entiers sont chrétiens ; la maison commune qui sert aux réunions des paysans, et dans laquelle ils déposent les tablettes de leurs ancêtres, est remplacée par une pauvre chapelle qu’un missionnaire habite, ou qu’il visite de temps à autre. Son troupeau l’appelle père, et le prend en toutes choses pour arbitre ou pour guide ; il règle les différends, il allie les familles entre elles, il surveille l’administration des modestes finances de la communauté. Faut-il s’étonner si, pour la défense des intérêts qui s’abritent sous son apostolat, il se laisse aller à une intervention qui méconnaît les droits de l’autorité locale ? On le voit, disent les mandarins, déployer son influence dans des procès civils entre chrétiens et non-chrétiens, soutenir ses néophytes contre le paiement des taxes, contre l’exécution des corvées que ceux-ci trouvent injustes. Les missionnaires affirment qu’une de leurs principales difficultés est précisément de résister aux demandes des fidèles qui ne cessent de solliciter leur intervention. D’un autre côté, peut-on donner tort au gouvernement chinois lorsqu’il se plaint de ces empiétemens ?

Parmi les faits que la circulaire impute aux missions, le plus grave est celui-ci : des bandits auraient échappé à l’action des lois en se convertissant à la religion catholique. On allègue par exemple qu’à Kouei-tchéou toute une bande de voleurs a été admise à recevoir le baptême ; qu’on l’eût ensuite arrêtée, ajoute la circulaire, c’eût été une persécution catholique. Faut-il voir dans ces voleurs des rebelles ou plutôt des individus appartenant aux Miao-sze, tribus aborigènes que le gouvernement chinois travaille depuis bien des années à soumettre et même à écraser complètement ? Quoi qu’il en soit, le missionnaire est naturellement porté à ne voir que des néophytes dans ces hommes qui pour le gouvernement sont des ennemis ou des coupables.

On a vu que les Chinois contestaient aux missionnaires le droit de s’approprier les emblèmes distinctifs des hauts fonctionnaires de l’empire. La circulaire officielle réclame d’eux qu’ils s’en tiennent au costume et à l’étiquette des lettrés. Ainsi des évêques font usage de la chaise verte à quatre porteurs à laquelle n’ont droit que les mandarins au-dessus du quatrième rang ; ils se servent pour leurs dépêches de sceaux pareils en forme et en grandeur au sceau que l’empereur donne à ses agens pour les investir de leur charge. Le sceau est un signe précieux et redoutable dont la perte entraîne la mort pour celui qui en est le dépositaire. Les évêques, toujours d’après la circulaire, exigent d’être traités par les hauts fonctionnaires des provinces sur le pied de l’égalité, c’est-à-dire qu’ils se font ouvrir les grandes portes des prétoires que le mandarin ouvre seulement à ses pairs. Vers 1861 déjà, une communication de la légation de France prescrivit aux évêques de renoncer à de telles pratiques, qui pouvaient éveiller la susceptibilité des autorités chinoises. Si les évêques tiennent absolument à s’entourer d’une certaine pompe, ils devraient consulter les règlemens qui existent pour le cérémonial et les privilèges des chefs de religions étrangères, notamment du bouddhisme et de l’islamisme, et s’entendre pour l’adoption d’un code acceptable de tous.

La restitution des édifices et propriétés confisqués jadis aux chrétiens a été rendue obligatoire par la convention de Pékin. De là sont nées des difficultés d’autant plus graves qu’on a eu le tort de ne pas les régler immédiatement. La circulaire s’exprime comme il suit à ce sujet :


« Les missionnaires exigent la restitution de ce qu’ils déclarent avoir appartenu aux chrétiens, sans s’inquiéter des intérêts auxquels ils portent atteinte. Il arrive en plus d’un cas que ce sont de belles maisons appartenant à des lettrés qu’ils revendiquent, et ils en expulsent le propriétaire dans le plus bref délai ; mais ce qu’il y a de plus fort et ce qui blesse la dignité du peuple, c’est que souvent ils réclament comme leur propriété des yâmens, des lieux d’assemblée, des temples tenus en grand respect par les lettrés et les habitans du voisinage. Certainement dans chaque province se trouvent des maisons qui appartenaient jadis à l’église ; mais on doit tenir compte du nombre d’années qui se sont écoulées depuis, et songer que les chrétiens ont vendu ces maisons et qu’elles sont peut-être passées entre les mains de plusieurs propriétaires. Il faut aussi considérer que la maison a pu être vendue vieille et délabrée, et que l’acquéreur a peut-être fait de grosses dépenses pour la réparer, ou même en a construit une nouvelle. Les missionnaires ne s’inquiètent pas de tout cela ; ils exigent la restitution, et n’offrent pas la moindre indemnité…

« Quand les missionnaires voudront acheter un terrain pour y bâtir une église, ou louer une maison pour y fixer leur résidence, ils devront, avant de conclure le marché, aller avec le Véritable propriétaire faire une déclaration à l’autorité locale, qui examinera si le fong-choui ne présente aucun empêchement. »


Le fong-choui (mot à mot vent et eau) joue un grand rôle dans la vie du peuple chinois ; il résume les conditions d’emplacement, d’influence du vent et de l’eau, qui donnent à une localité, à un champ, à une maison, sa bonne ou sa mauvaise fortune. L’édile qui va percer une rue, orienter un quartier, le propriétaire qui veut construire une maison, consulte le sort ou l’oracle des pagodes ; il en apprend l’orientation à donner, l’emplacement à choisir, les moyens de mettre pour toujours le lieu désigné sous une influence heureuse. Ces moyens sont certaines cérémonies, telles que l’érection d’un autel, d’une tour ou d’une simple pierre dédiée à un poussah. Dans toute la Chine, on voit des tours, des chapelles élevées sur des points culminans, bâties généralement en des temps de fléau, d’épidémie, de famine ou d’inondation, et couvrant en quelque sorte tout le pays environnant d’une ombre protectrice. Lorsqu’une mission vient construire un édifice trop élevé, que surtout elle le surmonte de tours qui détruisent les « influences heureuses, » le monument catholique est pris en aversion. Telle cathédrale qui domine les maisons basses et humbles d’une grande ville soulève dans le cœur d’une population de plusieurs centaines de mille âmes un souffle de colère qui finit par devenir dangereux en un jour de tempête. Il existe à Pékin, près du palais impérial, sur un terrain donné aux jésuites par l’empereur Kang-hi, alors qu’ils vivaient à la cour, une église, confisquée au temps des persécutions, et rendue au culte par les victoires de nos armes. Les missionnaires ont voulu y ajouter une tour. La hauteur en avait été fixée par le ministère des affaires étrangères chinois ; mais, quand elle fut construite, on s’aperçut que du faîte la vue plongeait dans les jardins impériaux. Le ministère avait commis une erreur ; il demanda qu’on voulût bien en réparer les conséquences en abaissant la tour : on s’y refusa. Le gouvernement s’est contenté d’élever un mur devant la tour ; mais il n’est pas un mandarin ou un lettré qui revienne de la capitale sans parler avec indignation de l’offense faite à son souverain. la circulaire conclut en déclarant qu’avec les procédés qu’elle signale la bonne harmonie ne peut exister entre les sujets chrétiens et non chrétiens de la Chine.

Les classes supérieures se sont, comme on le sait, éloignées des missionnaires, qu’elles regardent comme des agens étrangers ; elles ont fait le vide autour d’eux et rendu leur propagande difficile. Le cabinet de Pékin cependant n’a pas cessé de les protéger dans les limites de son action sur les provinces, et depuis la conclusion des traités de Tien-tsin les missionnaires ont pu circuler et prêcher librement. Avant l’horrible événement de juin 1870, on n’avait eu à regretter que le meurtre de deux ou trois missionnaires dans des localités désolées par l’anarchie ou par des luttes de clans. On n’a surpris derrière leurs assassins ni la main, ni le mot d’ordre de mandarins influens. Si des congrégations chrétiennes ont été molestées, si des résistances ont été opposées par les populations à des constructions de chapelles, à des établissemens d’orphelinats, si des néophytes chinois ont été emprisonnés et mis à rançon, nous ne pouvons voir dans ces faits que l’opposition inévitable d’un pays à une religion étrangère. S’étonnera-t-on que des bonzes, des lettrés, des paysans, voient d’un mauvais œil le symbole qui vient détruire leurs croyances et le prestige de leurs idoles, lorsque, dans certains de nos départemens, catholiques et protestans ne peuvent vivre en paix ? Il y a lieu d’être surpris au contraire de la tolérance relative que la propagation de la foi rencontre en Chine pour le développement de ses œuvres. Les causes de conflit, qui naissent inévitablement des préjugés et du fanatisme des idolâtres, peuvent aussi venir quelquefois des imprudences commises par les nouveaux convertis, toujours trop zélés.

Les derniers journaux venus de Chine nous ont apporté le sens de la dépêche adressée au Tsong-li-Yâmen, le 14 novembre 1871, par notre chargé d’affaires, M. le comte de Rochechouart, en réponse à la circulaire du cabinet de Pékin. Déjà le ministre plénipotentiaire américain avait répondu en se plaçant au point de vue des missions en général. La dépêche de notre représentant peut se résumer en quelques points : d’une part, les Chinois n’ont pas le droit de toucher aux conventions des traités, en limitant la liberté reconnue aux missionnaires d’ouvrir des églises et des orphelinats, en exigeant des précautions qui deviendraient préventives pour l’admission des nouveaux convertis. D’autre part, le gouvernement français n’a jamais prétendu soutenir les missionnaires dans l’usurpation de droits qui ne leur appartiennent pas ; il leur sera recommandé de prendre toutes les mesures voulues pour écarter de leurs établissemens les plaintes et les soupçons ; s’ils s’ingèrent dans l’administration civile et politique, nos agens réprimeront cet abus ; ils ne sont pas fonctionnaires, et ne peuvent par conséquent prétendre aux prérogatives réservées aux fonctionnaires chinois. Les réclamations à propos des biens jadis confisqués aux chrétiens doivent être décidées de la manière la plus équitable, et pour les missions et pour les possesseurs actuels. Quant à la protection accordée par les missionnaires aux chrétiens traduits devant les tribunaux, on ne saurait la blâmer en elle-même ? elle ne deviendrait un motif réel de plainte que s’ils voulaient soustraire des coupables ou des accusés à la justice du pays. Le gouvernement français, ajoute M. de Rochechouart, ne nie pas que les chrétiens causent des inquiétudes au gouvernement chinois ; mais il croit bien plus qu’ils servent de prétexte aux adversaires systématiques des étrangers. « Au fond toutefois, conclut-il, le danger existe, il a augmenté pendant. ces dernières années ; il pourrait devenir irrémédiable, si une entente parfaite ne s’établissait entre les deux gouvernemens. »

Cette entente serait très nécessaire à notre avis. Il est temps que la France se débarrasse du protectorat qui est la conséquence de ses guerres, et qui la tient sur une défensive continuelle ; il faut placer les missions sur un autre terrain, en leur créant, au moyen de négociations auxquelles se prêtera sans doute le gouvernement de Pékin, un modus vivendi qui fasse cesser l’antagonisme qui existe. On pourrait fixer par une convention des règles d’étiquette qui seraient particulières aux ministres du culte catholique, établir entre les missionnaires et l’autorité chinoise un système de relations qui tiendrait les mandarins au courant du développement des communautés, et ne leur permettrait plus de les considérer comme autant de groupes séparés de fait ou d’apparence de leur juridiction. A des époques déterminées, ils visiteraient les établissemens et les orphelinats catholiques. Ces concessions auraient la plus heureuse influence sur les progrès de l’apostolat catholique en donnant aux missions une existence librement consentie par la Chine.

La France n’est pas la seule nation qui ait des missionnaires en Chine, elle n’est pas le seul pays qui ait stipulé dans ses traités la liberté de conscience pour les sujets chinois ; mais elle est la seule qui ait consacré ces stipulations par un protectorat effectif. Son attitude a été plus d’une fois désapprouvée par les autres gouvernemens. Dans les dépêches échangées entre le foreign office et le ministre anglais résidant à Pékin, à la suite des massacres de Tien-tsin, il est maintes fois répété que la prétention de la France à soutenir des chrétiens chinois contre leurs autorités est une cause certaine de troubles périodiques. L’Angleterre n’a pas voulu permettre à ses missionnaires de profiter du droit obtenu par les nôtres de posséder et de louer des terrains ou des établissemens dans l’intérieur de la Chine.

Quelques missionnaires protestans ne s’en sont pas moins établis dans l’intérieur ; leurs œuvres ont pris racine dans quelques chefs-lieux de province ; mais, bien avertis qu’ils n’ont pas à leur service le bras de la Grande-Bretagne, ils sont forcés de suivre les conseils que leur a donnés lord Granville, « de s’abstenir de tout ce qui pourrait inspirer aux Chinois du soupçon ou de l’animosité, et de détourner avec insistance leurs prosélytes de l’idée que leur conversion au christianisme les dispense de leurs devoirs généraux de sujets chinois. » Cette manière de voir du gouvernement anglais a naturellement soulevé les réclamations des sociétés bibliques. Dans la polémique qui s’est engagée à ce sujet, quelques hommes d’état ont reproché aux missionnaires protestans de ne pas être à la hauteur d’une tâche aussi délicate qu’une propagande religieuse. C’est, à notre avis, un reproche immérité. Si ces missionnaires, divisés en sectes nombreuses, réduits à des ressources modiques par le manque de concentration de leurs efforts, mariés pour la plupart, ne pouvant par conséquent s’éloigner beaucoup de leurs familles pour prêcher dans l’intérieur, ne font que peu de progrès, ils ne laissent pas d’apporter une part très appréciable dans l’œuvre de la civilisation et du rapprochement de la Chine avec l’Europe, soit par les écoles et les hôpitaux qu’ils fondent, soit par leurs études, leurs travaux, leurs observations, qui embrassent presque toutes les branches des sciences morales et physiques. Ils traduisent pour les Chinois nos principaux livres de mathématiques et de sciences industrielles. A l’Europe, à l’Occident, ils font connaître par des publications continuelles les mœurs, la philosophie, la religion, la médecine, la flore de l’empire du Milieu. Ils ont pris sous ce rapport dans le monde savant la place qu’occupaient les jésuites au XVIIIe siècle.


IV

Nous croyons utile, en terminant, d’attirer l’attention sur les sacrifices qu’exigerait de la France une nouvelle expédition en Chine, si un jour les circonstances l’y poussaient. Beaucoup de personnes en parlent à la légère ; se rappelant qu’en 1860 les troupes alliées, fortes à peine de 20,000 hommes, purent arriver au pas de course et de victoire en victoire jusque sous les murs de Pékin, on se figure que de pareils effectifs seraient encore suffisans ; nous l’avons même entendu dire par des Européens résidant en Chine. C’est là une illusion. Si le gouvernement chinois est resté jusqu’ici inerte devant la pression exercée sur lui pour lui faire adopter les chemins de fer et les télégraphes, il est un but qu’il poursuit résolument : celui de s’armer. Tous les mandarins, du premier au dernier degré de la hiérarchie, ont à cœur de voir leur pays prendre une attitude qui impose le respect, et ne le laisse plus soumis aux menaces qu’on lui prodigue plus souvent peut-être qu’il ne le faudrait, et quelquefois sans prétextes justifiables. Les journaux anglais qui se publient en Chine contribuent à entretenir ce sentiment en prêchant la guerre sans relâche. A l’heure qu’il est, le gouvernement chinois peut compter sur 50,000 hommes de troupes armés de fusils à tir rapide, dont 5,000 carabines Remington et 45,000 carabines Enfield. Le vice-roi du Tchéli, Li-hung-tchang, en a 30,000 environ sous ses ordres. Tseng-kouo-fang, gouverneur-général des deux Kiang, en a 20,000 ; ces deux mandarins disposent d’une trentaine de batteries de campagne et de montagne. Leurs hommes savent se servir de leurs armes ; beaucoup d’entre eux ont combattu dans les corps anglo-franco-chinois au temps de la guerre des taïpings et savent ce que c’est que de marcher résolument au feu. Ils présenteraient une tout autre résistance que les cavaliers ou fantassins armés d’arcs et de flèches qui furent opposés à nos troupes en 1860. En évaluant au bas mot les forces qu’il faudrait jeter en Chine, nous ne conseillerions pas de s’y aventurer avec moins de 40,000 hommes accompagnés de cavalerie et d’artillerie. Telle nous semble être la vérité pour le présent ; dans quelques années, les moyens d’attaque devront être plus considérables, car la Chine ne s’arrêtera pas dans la voie où elle est entrée. Les arsenaux et les usines qui ont été organisés pour elle, et dont elle augmente graduellement le nombre et l’importance, donnent déjà des résultats. A Shanghaï et à Nankin, on fabrique des canons, de la poudre et des fusils rayés ; la confection des fusils à répétition du système Remington y a été entreprise également. Le gouvernement poursuit la construction d’une flotte, effort certainement plus long et plus compliqué, mais qui finira par aboutir. Dans ses chantiers de Shanghaï, il a déjà lancé cinq navires ; on y travaille en ce moment à la construction d’une frégate à vapeur. A Fou-tchéou, il possède un véritable port militaire qui dès à présent peut livrer par an trois navires à vapeur en bois, machines et coques complètes. Les travaux y sont dirigés par un corps de 75 Européens, presque tous Français, ayant sous leur direction 2,500 ouvriers chinois. Un navire-école, des écoles de construction navale et de navigation attachées à cette entreprise donneront à la Chine, à échéance certaine et rapprochée, des officiers de marine et des contre-maîtres d’ateliers. Les navires ne sont certainement pas bien formidables, leur armement n’est pas ce qu’il devrait être, et ils ne pourraient se mesurer avec la grosse artillerie ou l’éperon d’une frégate cuirassée, mais c’est en définitive une affaire de peu d’années que d’arriver à la construction des bâtimens blindés. Enfin le cabinet de Pékin vient de décider l’envoi en Amérique de cinq séries de trente jeunes gens qui, partant de Chine à raison d’une série par année, iront pendant dix ans suivre des cours et acquérir des connaissances dans les cinq branches suivantes : droit, instruction militaire, instruction navale, génie civil et construction navale. C’est le premier pas d’une transformation dans le système d’éducation jusqu’à présent suivi.

La conséquence de ces essais ou, si l’on veut, de ces velléités de progrès, c’est que plus nous avancerons et plus la Chine prendra de force, plus aussi les relations avec elle deviendront importantes, et pourront conduire à des conflits redoutables. Nous répéterons donc que la France fera bien de se dégager en Chine de toutes charges inutiles, telles que protectorat de concessions dont elle n’a que faire et réclamations d’avantages commerciaux qui ne sauraient lui profiter ; nous croyons enfin qu’elle fera sagement de chercher pour l’œuvre des missions catholiques une condition d’existence préférable sous tous les points de vue à celle dont elle éprouve aujourd’hui les difficultés avec son protectorat. Elle devra être toujours juste dans sa politique, équitable dans ses procédés, et ne plus dire : Ce sont des Chinois, à quoi bon se gêner ? Il faut comprendre au contraire que l’on a devant soi un peuple qui n’oublie jamais les torts qu’on lui a faits. Ne perdons pas de vue que ce peuple a déjà subi trois guerres, dont l’une lui a imposé l’opium étranger et a développé la rébellion des taïpings, quand il faut remonter à bien des siècles pour trouver sur le sol de l’Europe l’invasion des hordes asiatiques. Ne perdons pas de vue non plus que les conquêtes de l’industrie, bateaux à vapeur, télégraphes, chemins de fer, ont rapproché de nous des pays perdus jadis dans le lointain, que Hongkong n’est qu’à quarante jours de Marseille, que Pékin sera peut-être plus tôt qu’on ne le croit à une dizaine de journées de Saint-Pétersbourg, et que ce dernier fait aurait pour conséquence probable de transporter l’action politique des peuples de la race blanche sur un théâtre dont la scène est encore confuse et peu étudiée.

La Chine et le Japon, une fois armés, amèneront sur les champs de bataille de cette partie de l’Asie des masses de combattans auxquels on n’a pas encore songé ; déjà les Russes, les Anglais, sont à leur poste sur les frontières du Thibet ou sur les rives du fleuve Amour ; l’Allemagne et l’Amérique se préparent à leur rôle en développant leurs intérêts dans cette partie du monde. La France, en face de ces éventualités, doit sortir d’un état de choses qui enchaîne sa politique, et l’engagerait dans une voie peut-être funeste.


PROSPER GIQUEL.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1864.
  2. Voyez la Revue du 1er juillet 1871.
  3. Les droits représentent pour l’opium 6 3/4 pour 100, pour les cotonnades supérieures 6 7/10e pour 100, pour les cotonnades inférieures de 1 7/10e à 3 et à 5 pour 100, pour les lainages supérieurs de 3 à 5 1/2 pour 100, pour les lainages inférieurs de 2 à 3 1/2 pour 100, pour les métaux 5 1/2 pour 100, pour le thé noir 11 4/10e pour 100, le thé vert 8 6/10e pour 100, la soie grège 2 8/10e pour 100, les allumettes 5 pour 100, et l’horlogerie 5 pour 100.