La Politique de Robespierre

La Politique de Robespierre
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 883-915).
LA
POLITIQUE DE ROBESPIERRE


I[1]

Lorsqu’au mois de septembre 1793 la Convention mit la Terreur à l’ordre du jour, elle décréta du même coup que Robespierre serait dictateur. Il était l’homme de ce régime, ou plutôt il était la Terreur même personnifiée dans son équivoque : le gouvernement de la peur par la peur, — et, dans son absurdité : l’idée qu’en exterminant un certain nombre de Français on transformerait les autres en Spartiates selon l’imagination de Plutarque, ou en Genevois selon les abstractions de Rousseau. Danton avait réclamé la dictature du comité de salut public : les montagnards organisèrent cette dictature après qu’ils se furent assurés que Danton en serait exclu. Ils l’avaient nommé, le 25 juillet, président de l’assemblée. Cette élection constata la ruine de son crédit. Il eut 161 voix sur 186 votans : les chiffres les plus faibles qu’un président eût encore réunis. Son rôle était fini. Tout ce qui l’avait perdu : son empirisme, le décousu de sa vie, ses reviremens soudains, l’exubérance de sa parole, le prestige même de son audace, le ton de commandement, ce fond d’homme d’État qui se découvrait jusque dans ses discours les plus véhémens et annonçait, dans le tribun, le gouvernant et le maître, tout cela, par contraste, fit ressortir peu à peu et éclaira comme de reflet la figure terne et le personnage étriqué de Robespierre. Robespierre se présentait comme un philosophe ennemi des grands, méconnu des heureux et des riches, à l’aise et à sa place seulement parmi les petites gens, inquiet des forts, rogue avec les hautains, empressé près des humbles, toujours préoccupé de leur bonheur, austère, sentimental, sans gaîté, par-dessus tout probe, sobre, chaste, économe, incorruptible, ce qui lui élevait un piédestal de vertu dans un siècle de libertinage cynique et de vénalité. Il est le zélateur de cette égalité jalouse qui, sous prétexte de niveler le monde, l’avilit devant soi. Mais ce moi haineux et haïssable, dont il fait son dieu, il le dissimule dans une sorte d’effusion de son âme en celle du peuple. Sincère d’ailleurs en ce sophisme de sa mission, il se croit appelé à régénérer le monde. Il porte le secret du salut de l’humanité. Il le révélera quand l’heure sera venue ; il agit avec la certitude qu’il le possède. Il a, dans sa pensée, un fond de mystère qui attire les imaginations ; dans sa parole, un fond de dogme qui subjugue les esprits ; dans sa conduite, une logique qui les enchaîne. La clarté est funeste, dans les révolutions : elle ne montre que des abîmes et des chemins périlleux ; Danton était trop clair et trop définitif. Il montrait trop de hâte d’achever la révolution ; il laissait trop peu de champ aux utopistes et aux brouillons.

« Vous demandez, s’écriait Jean-Jacques, s’il existait un complot. Oui, sans doute, il en existe un, et tel qu’il n’y en eut jamais et qu’il n’y en aura jamais de semblable. » C’est le complot de la nature des choses contre l’utopie. C’est ce complot-là qui empêchait l’ordre de sortir du règne des anarchistes et le bonheur du genre humain du règne des révolutionnaires. Robespierre le dénonçait incessamment. La délation était tout son génie ; mais ce génie était précisément celui qu’il fallait pour devenir prophète au club des jacobins. Robespierre rejetait sur les ennemis de la secte l’impuissance qui était le fait des sectaires eux-mêmes. Leur vanité, leurs chimères, leurs haines, tout incitait les sectaires à le croire. Chacun d’eux s’exaltait et se divinisait en lui. Son prestige se soutenait du préjugé de tous. Robespierre s’insinuait avec cette fourberie consommée que les plus fameux imposteurs ont mêlée au fanatisme. Il se proposait au peuple comme le dictateur fidèle de ses volontés. Avançant ainsi devant la foule, précédant l’arche et semblant conduire le cortège, il donnait à ceux qui le poussaient l’illusion d’une marche rigide, droit devant lui, parce qu’il marchait droit devant eux. A l’inverse de ces généraux d’année qui s’attribuent l’honneur d’une victoire remportée par leurs soldats et se vantent d’avoir disposé des actions dont ils ne sont que les témoins, Robespierre transformait son avènement même en un sacrifice perpétuel de sa personne à la cause populaire.

Il menait le club des jacobins, maîtrisait la Convention et gouvernait le comité de salut public ; mais il n’agissait que pour fanatiser, et il ne régnait que par la guillotine. C’est toute la Terreur, et c’est aussi toute l’œuvre de Robespierre. La Convention et le comité de salut public firent, en même temps, autre chose : la Convention décréta et le comité organisa la défense nationale ; mais Robespierre n’y fut pour rien, et la Terreur n’y intervint que pour la paralyser. Le comité de salut public était, dans son intérieur, un conseil fort discordant. Il se composait de douze hommes, tous passionnés, mais de passions diverses, dont l’omnipotence commune ne fit qu’attiser les rivalités et aiguiser les dissidences. D’un côté, les fanatiques, les triumvirs, comme on les nomme, qui ont le département de la Terreur. Robespierre, avec ses deux séides : Couthon, qui est son audace, et Saint-Just, qui est sa pensée. Derrière eux, les épiant, les éperonnant, leur souillant la mort, les hommes de sang, Billaud-Varennes et Collot-d’Herbois. Puis, pour compléter le groupe des terroristes, Prieur de la Marne, leur émissaire ; Hérault-Séchelles, leur complice ; Barère, leur coryphée ; ces deux-là prêts à tout : Hérault, pour qu’on le laisse vivre ; Barére, pour qu’on le laisse déclamer : intelligence servile, plume prostituée, parole esclave, conscience vide, œil sans regard, bouche toujours souriante au mensonge. Ils forment la majorité, mais c’est en dehors d’eux que s’opère la vraie besogne d’État. Tout l’État est dans les armées ; c’est le groupe des hommes de la guerre qui fait l’efficace du comité : Robert Lindet, né administrateur ; Prieur de la Côte-d’Or, officier du génie ; Jean-Bon-Saint-André, ci-devant pasteur au désert, fait pour l’action. Au milieu d’eux, représentant dans la révolution la race des grands serviteurs de l’État, comme Robespierre y représente celle des sophistes funestes, Carnot.

Son entrée au comité, qui sauva les affaires et sauva le comité même de l’exécration de l’histoire, se fit par une sorte d’inconséquence forcée des terroristes. On était au milieu d’août, pressé par la défaite, étourdi par le désordre même des efforts de la défense. Il fallait un homme pour la guerre, car la guerre ne s’ordonne point avec des phrases, et les décrets n’y sauraient suffire. Les terroristes redoutaient les militaires : ils en peuplaient les prisons, ils condamnaient les généraux vaincus et suspectaient les vainqueurs. Mais ils craignaient davantage Pitt et les émigrés. La peur, qui décidait de tout, décida du choix de Carnot, et ce fut Barère qui le proposa. Ce Figaro sanguinaire ne croyait point à ses gasconnades. Carnot et Prieur de la Côte-d’Or furent adjoints au comité le 14 août. Carnot était pur et effacé ; il paraissait modeste ; il n’avait pas l’allure militaire. La Convention l’accepta sans méfiance. Robespierre le subit. Carnot considérait que la révolution ne pouvait pas reculer sans s’anéantir. Son idéal républicain lui voilait les horreurs de la république. Dans le péril national, il n’envisagea que les nécessités de la défense. Il se renferma dans son rôle, se fit une sorte de stoïcisme d’Etat et s’imposa, comme un devoir de sa charge, cette capitulation de son humanité : laissant les terroristes guillotiner, pourvu qu’ils le laissassent défendre la France. Robespierre et Carnot vécurent ainsi près d’une année côte à côte, s’exécrant davantage, Robespierre à mesure que Carnot rendait plus de services ; Carnot, à mesure que Robespierre commettait plus de crimes. « Je m’étais mis, rapporte Carnot, en position de l’appeler tyran toutes les fois que je lui parlais. » — « Ta tête, lui répondit un jour Robespierre, tombera au premier revers de nos armées ! — Si je pouvais seulement, avouait-il à un de ses confidens, arriver à comprendre quelque chose à ces maudites affaires militaires, afin d’être en état de me débarrasser de cet homme insupportable ! »

Ils ne faisaient guère que se coudoyer et ne travaillaient ensemble que dans les formalités. Le comité, ayant réduit les ministres à l’emploi de commis aux écritures, fut très vite débordé par les affaires. Le travail se divisa par la force des choses, et se divisa de plus en plus par le jeu même de l’institution et par l’opposition des caractères. Chacun y trouva son compte, les uns pour leurs passions, les autres pour leur conscience. Les triumvirs s’attribuèrent la haute politique révolutionnaire, les grands décrets de proscription et de massacres : c’est de leur officine que partirent les mesures chimériques ou atroces, improvisées au jour le jour, sous le coup de la colère ou de l’effroi, sous les suggestions de la jalousie ou dans le délire de la fièvre. Robespierre, dans les grandes occasions, Barère dans les communes, exposaient ces propositions à la tribune, les rattachant, après coup, à de vagues théories de nivellement humanitaire, et masquant de prétextes hypocrites l’arbitraire de leur tyrannie. Billaud et Collot suivaient la correspondance terroriste des départemens. Hérault, par calcul, Prieur de la Marne, par aptitude, se chargeaient volontiers des missions à l’intérieur. Jean-Bon prit la marine : Lindet et Prieur de la Côte-d’Or, les approvisionnemens ; Carnot, l’organisation et les mouvemens des armées. Ils eurent des bureaux sous leurs ordres pour la levée et le rassemblement des troupes de terre, pour la flotte, pour les manufactures d’armes, pour les subsistances militaires et les munitions. Le comité se réunissait, surtout dans les premiers mois, le matin à huit heures, et délibérait, lorsqu’il y avait lieu, sur les affaires générales. Les commissaires se rendaient ensuite dans leurs bureaux, leurs sections, comme on disait, pour y travailler. Vers une heure, ils allaient à la Convention. Les séances étaient courtes. Vers sept heures, les commissaires revenaient à leurs sections, et, dans la nuit, ils se rassemblaient en comité pour expédier les résolutions à prendre en commun. Ces réunions devinrent vite insignifiantes, puis elles devinrent rares. En réalité, il y eut dans le comité deux conseils qui siégeaient et agissaient chacun de son côté : les terroristes évitant de se compromettre dans les affaires de la guerre, les militaires répugnant à se souiller dans les affaires de la Terreur. Comme il fallait cependant conserver une apparence de délibération, on décida que, pour la validité d’un ordre, trois signatures suffiraient : sur ces trois signatures, la première, celle du commissaire spécial, était seule effective ; les autres n’étaient, la plupart du temps, que des visas. « Chacun, rapporte Carnot, expédiait lui-même ou faisait expédier dans ses bureaux les affaires qui étaient attribuées à sa compétence et les apportait à la signature ordinairement vers les deux ou trois heures du matin. »


II

Il restait un ministre des affaires étrangères, Deforgues, qui ne faisait rien, sinon supplier le comité de lui donner des ordres. Le comité avait d’autres objets en tête. Barère, que l’on avait placé dans la section des relations extérieures, n’y comprenait rien ; Hérault, qui y avait été appelé du temps de Danton et que l’on y avait laissé, ne songeait qu’à éviter, par son inaction même, la suspicion de dantonisme et de diplomatie, suspicion déjà dangereuse et bientôt mortelle. Dans le fait, il n’y avait plus de négociations. Robespierre édicta qu’en principe il n’y en devait plus avoir. Il fit prendre, le 16 septembre 1793, un arrêté posant « des bases provisoires diplomatiques » : Pendant la durée de la guerre, la république n’aura de relations suivies qu’avec les États-Unis d’Amérique et les cantons suisses ; partout ailleurs que dans ces confédérations républicaines, elle n’emploiera que des agens secrets, des secrétaires de légation et des chargés d’affaires. Ces envoyés n’emporteront point d’instructions écrites. Cette disposition était inspirée par l’aventure de Maret et de Sémonville, que la cour de Vienne avait fait enlever pour s’emparer de leurs papiers et pour découvrir les plans de la république. Rien de plus aisé, d’ailleurs, à un gouvernement sans vues et sans amis que de s’en tenir à ces « bases diplomatiques » de Robespierre. L’arrêté du 16 septembre était un aveu emphatique d’impuissance. Le même jour, tous les ci-devant nobles qui pouvaient se trouver encore dans les emplois diplomatiques ou consulaires furent révoqués. Les agens firent leurs preuves de ci-devant roture, mais ils n’en furent ni mieux instruits, ni mieux payés. Leurs traitemens, rongés par le discrédit des assignats, ne leur parvenaient que très irrégulièrement. Depuis que Danton n’était plus aux affaires, ils ne recevaient plus de directions. Leur correspondance, à partir du mois de juillet 1793, est une continuelle doléance sur ces deux articles, celui des ordres et celui de l’argent. A Constantinople, Descorches, que tout le monde accusait de corrompre le Divan, se voyait réduit à emprunter aux Turcs. Des frégates françaises de la station du Levant, étant en détresse, s’adressèrent à lui : « Sans moyens pour moi-même, rapporte-t-il, quel extrême embarras ! Nulle ressource possible dans le commerce. Je confiai ma peine au reis-effendi, et aussitôt le grand seigneur ordonna qu’on me délivrât les fonds dont j’avais besoin. Deux fois il m’a rendu le même service. »

Le 4 octobre, Deforgues sollicita une décision sur les affaires de son département « dont la marche se trouve arrêtée depuis quelque temps. » Le comité eut alors une velléité d’action diplomatique. Il songea à organiser les émissaires secrets dont l’arrêté du 16 septembre avait décidé l’expédition. L’objet de ces émissaires devait être de renseigner le comité sur les dissensions des coalisés et de préparer à la république les moyens d’en profiter. Deforgues en écrivit, le 25 octobre, à Barthélémy, qui, dans son ambassade de Suisse, était le véritable ministre du dehors de la république : « Si, disait-il, on faisait entrevoir à telle puissance la possibilité de la dédommager de ses pertes, à telle autre celle de s’agrandir aux dépens de l’un de ses alliés, il est vraisemblable qu’on parviendrait bientôt à les désunir. » Cette dépêche montre qu’il y avait encore des gens prêts à sacrifier les principes aux intérêts, à s’approprier l’ancienne intrigue diplomatique et à faire marché de peuples et de territoires pour transiger avec les rois. Ces transactions étaient dans les nécessités de la politique, mais elles n’étaient point dans le Contrat social, et si on les accorde aisément avec les desseins de Danton, on ne saurait les accommoder aux dogmes de Robespierre. Toujours est-il qu’il n’y fut point donné de suite. Barthélémy répondit qu’il n’avait reçu aucune insinuation pacifique, qu’il n’entretenait « aucune correspondance » avec les pays ennemis, que toute correspondance même lui semblait, pour le moment, impraticable, à cause de « l’inquisition » que les gouvernemens exerçaient « sur tous les mouvemens des patriotes, des étrangers, des voyageurs et particulièrement sur les communications épistolaires. » Sous l’empire des mêmes pensées qui avaient fait écrire à Barthélémy, le comité arrêta, le 11 octobre, qu’un crédit de 4 millions serait ouvert à Descorches « pour aplanir les difficultés » à Constantinople et persuader les Turcs de déclarer la guerre à l’Autriche. Descorches fut avisé, les 23 et 25 octobre, que si ces quatre millions ne suffisaient pas, il pouvait s’engager à de plus grands sacrifices. Cette dépêche partit trop tard. Le Divan avait appris la chute de Toulon, et l’ambassadeur russe, Koutousof, qui fit son entrée à Constantinople vers la fin de septembre, parvint vite, par ses présens et par ses menaces, à « faire évaporer les fumées qui étaient montées à la tête des Turcs. » Les A millions, d’ailleurs, n’arrivèrent pas : « Au point où en sont les esprits, écrivait Descorches, le 6 janvier 1794, la solution du problème est, je crois, dans les événemens. Que Toulon soit repris, comme nous nous en flattons dès à présent, qu’une flotte de la république nous rouvre la Méditerranée, et nous ferons ici ce que nous voudrons. » Les démarches de Descorches ne furent cependant pas perdues. Elles fournirent à la grande Catherine un prétexte pour refuser d’envoyer des Russes sur le Rhin : « Je ne puis, écrivait-elle en janvier 1791, car j’ai à attendre à tout moment d’avoir affaire aux Turcs. Descorches prêche la guerre avec les deux cours impériales à la fois. Or de ce salmigondis, il résulte que je dois être sur mes gardes et ne saurais faire marcher mes troupes dans des pays lointains en grand nombre. »

Cette annonce de 4 millions à Descorches épuisa toutes les ressources diplomatiques du comité de Robespierre. Le comité de Danton avait approuvé, le 16 mai, un projet de traité de neutralité armée et d’alliance éventuelle avec la Suède. Ce traité promettait aux Suédois, en cas de guerre commune, un subside de 18 millions tournois par an. Staël avait envoyé le traité à Stockholm, puis il était parti lui-même pour la Suisse après la révolution du 2 juin. Il réclama la ratification de son traité et ne parvint pas à l’obtenir. La république était trop à court d’argent pour payer des subsides. Le comité se contenta de recommander aux Suédois et aux Danois la défense de leur propre neutralité, c’est-à-dire de leur indépendance et de leurs intérêts. Il régla, avec ces deux nations, les rapports, bien réduits, du commerce français. Grouvelle résidait officieusement à Copenhague et trouvait dans le ministre Bernstorff un homme disposé à procurer, le moment venu, la paix générale. Mais il ne savait que répondre aux insinuations qu’il recevait, n’ayant, disait-il, sur les plans de la république que « des présomptions très bornées. » Il demanda qu’on l’éclairât. Deforgues lui écrivit, le 23 novembre, qu’en attendant « qu’un plan général fût définitivement adopté, » il s’en référait à ses lettres antérieures.

Les patriotes polonais s’agitaient et conspiraient une prise d’armes contre la Russie. Ils avaient des émissaires à Paris ; un agent républicain, intelligent et informé, Parandier, les observait et correspondait avec eux. Ils sollicitaient un subside de 12 millions. Parandier appuyait leur demande : « Une révolution en Pologne, disait-il, seconderait la politique française, » retiendrait les Russes dans le Nord, y attirerait les Prussiens, inquiéterait les Autrichiens. Une Pologne indépendante entrait dans le système de la France, qui devait être de s’environner, au-delà du Rhin, « d’une ceinture de républiques fédératives. » Rien ne fit : « Les affaires de Pologne, considérées isolément, paraissaient alors si désespérées, écrit un témoin ; la position des réfugiés polonais, quoiqu’avec une meilleure cause, paraissait si semblable à celle de nos émigrés, et nos moyens d’influence directs étaient si précaires et si faibles, que le ministre ne crut pas, pour le moment, devoir flatter des espérances qu’il eût été peut-être impossible de réaliser. »

Cacault, toléré à Florence, en expédiait une correspondance bien nourrie ; mais peut-être, disait-on au ministère, vaudrait-il mieux que Florence et Gènes fussent ennemies, « car c’est par là qu’il faudra pénétrer tôt ou tard pour venger les injures multiples de l’évêque de Rome. » À Venise, Noël, exclu comme étranger de la société des membres du sénat, et proscrit, comme Français, de celle du corps diplomatique, n’avait de communication avec personne et se voyait condamné à une existence « obscure et humiliante. » Soulavie ne faisait à Genève que des sottises. Genet, qui en fit davantage aux États-Unis, fut rappelé le 16 octobre : » Nos rapports avec les puissances étrangères, écrivait Deforgues, sont ceux d’une place assiégée. »

Tel était le vide des affaires. Robespierre, qui en avait, après coup, formulé le principe, jugea opportun d’en développer la théorie. Il lui importait de se poser en homme d’État. Il voulait prouver à la France que le génie politique de la révolution n’était pas mort avec Brissot et ne s’était pas effacé avec Danton. Il prétendait surprendre l’Europe en prouvant que l’homme le plus inaccessible à la corruption des cours était, en même temps, le juge le plus perspicace de leur duplicité. Il fit rassembler des notes par les commis des affaires étrangères et rédigea de la sorte un grand discours, qu’il lut à la Convention, le 27 brumaire-17 novembre 1793. Il loua les petits États neutres, la petite bourgeoisie européenne. Cette tradition de la politique royale s’accommodait de soi-même à son tempérament. Il rassura les Suisses, caressa les Américains, dénonça l’ambition artificieuse de Catherine et montra aux puissances secondaires le danger que leur ferait courir la chute de la France. Toute cette partie, très classique d’ailleurs, était écrite de l’encre des bureaux : « Supposons la France anéantie ou démembrée, le monde politique s’écroule. Otez cet allié puissant et nécessaire qui garantissait l’indépendance des médiocres États contre les grands despotes, l’Europe entière est asservie ; les petits princes germaniques, les villes réputées libres de l’Allemagne sont engloutis par les maisons rivales d’Autriche et de Brandebourg, le Turc est repoussé au-delà du Bosphore, Venise perd ses richesses, son commerce et sa considération,.. Gênes est effacée… » Robespierre soulignait l’éloge du Turc, « l’utile et fidèle allié de la France. » Le maître, en effet, avait écrit : « Ne vous appuyez avec confiance ni sur vos alliés, ni sur vos voisins. Vous non avez qu’un seul sur lequel vous puissiez compter, c’est le Grand Seigneur[2]… » La conclusion était qu’il fallait consolider le gouvernement républicain, et, le 18 novembre, Robespierre fit décréter que, « terrible envers ses ennemis, généreuse avec ses alliés, juste envers tous les peuples, » la république exécuterait fidèlement et s’efforcerait de resserrer encore les traités qui la liaient à la Suisse et aux États-Unis, et qu’elle ferait respecter par ses citoyens le territoire des nations alliées et neutres. Le comité se conforma à ce décret dans ses relations avec la Suisse et avec les États-Unis. Pour le reste, le discours de Robespierre n’était qu’une dissertation morte. Rien de ce qui suivit n’autorise à croire que Robespierre ait songé à pactiser avec l’Europe, à traiter de la paix sur le pied du statu quo ante, à cesser de faire aux États une guerre de prosélytisme ; qu’il ait pensé à ériger la France républicaine en tutrice de l’équilibre européen ; qu’il ait entendu renoncer aux conquêtes même révolutionnaires, en un mot, qu’il se soit approprié la politique que Danton avait fait consacrer par le décret du 13 avril. On sait peu de chose de l’histoire de la révolution et l’on y comprend moins encore si l’on s’en tient à la lettre des harangues de tribune, des affiches et des manifestes. Il faut considérer les actes. Ceux du gouvernement de l’an II conduisaient à la guerre à outrance et au bouleversement de toute l’Europe. Robespierre avait l’esprit trop court pour apercevoir que le plan de conquête qu’il attribuait aux monarchies, la république allait l’accomplir au profit de la France. Il n’avait de la logique que les formules ; les lignes de sa pensée étaient comme celles des géomètres qui ne sont ni larges ni profondes et qui ne paraissent aller si loin que parce qu’elles ne mènent à rien. Robespierre songeait si peu à négocier et à suspendre, sauf en Suisse et aux États-Unis, la guerre de prosélytisme, que, trois semaines après cette dissertation de chancellerie, il prononça, le 15 frimairo-5 décembre, une diatribe contre tous les monarques. Cet ouvrage-là était bien de son cru. « Les rois sont le chef-d’œuvre de la corruption humaine… L’arrêt de mort des tyrans dormait oublié dans les cœurs abattus des timides mortels, nous l’avons mis à exécution. » La Convention avait voté l’impression et la traduction du discours du 17 novembre qui réprouvait la propagande et invitait l’Europe à la paix ; elle vota l’impression et la traduction du discours du 5 décembre, qui ne laissait aux rois, sans distinction de grands ou de petits, que le choix de la victoire ou de la guillotine. Les considérations de Robespierre sur l’équilibre européen n’avaient pas plus de valeur pacifique que ses homélies humanitaires n’en avaient de philanthropique.

Deforgues continua de dresser des plans de négociation et de solliciter des ordres. Ses desseins, comme il le reconnaissait, étaient empreints du machiavélisme le plus pur ; mais, disait-il, il convient de parler aux « monstres qui gouvernent l’Europe… un langage qu’ils puissent entendre. » Il proposait d’entamer des affaires avec tout le monde à la fois et de tromper tout le monde, à l’exception de la Prusse ; encore faudrait-il battre cette puissance pour l’obliger à traiter. On leurrerait l’Autriche en lui offrant la Bavière ; l’Angleterre, en lui offrant les Antilles ; la Sardaigne, en lui offrant le Milanais. Le projet se résumait en ces propositions : Angleterre et Autriche à exterminer, Bourbons d’Espagne à renverser, Hollande à ruiner, Prusse à vaincre, Russie à observer ; Portugal, Italie, Allemagne, à intimider et à contenir ; Suède, Danemark, États-Unis, Gênes, Venise, Genève, Suisse, Porte ottomane, à liguer et à réunir, au moins dans la neutralité. C’était l’appropriation aux circonstances du plan que les bureaux des affaires étrangères ne cessaient de préconiser depuis le commencement de la révolution, dont Dumouriez avait tâché de former un système et que Danton s’était assimilé. Deforgues en fit un exposé le 2 décembre 1793 ; il le renouvela en termes plus pressans, le 24 janvier 1794, mais sans plus de succès.

« A Dieu ne plaise, écrivait le 11 novembre celui des membres du comité qui passait pour le plus enclin à la diplomatie, Hérault, à Dieu ne plaise que nous pensions à entamer aucune négociation avec des despotes stupides et féroces qui ne doivent recevoir de nous que la mort pour toute transaction ; mais, au moins, nous pouvons désirer d’être mieux instruits que nous ne l’avons été jusqu’à présent. » Carnot le réclamait avec insistance pour ses opérations militaires. Le comité revint aux agens secrets, qui étaient la seule combinaison praticable. Barthélémy fut chargé d’organiser ce service de renseignemens et d’en rassembler tous les fils. Il y réussit, non sans de grands efforts, dans l’hiver de 1793-1794, grâce au zèle et aux connaissances militaires de son secrétaire, Bacher, à l’activité de ses correspondans de Suisse, de Rivalz, en particulier. Il y eut trois agens en Angleterre. Un ancien diplomate, d’un esprit ouvert, Gaillard, écrivait d’Altona. Leurs rapports, joints à ceux de Grouvelle, à Copenhague, et de Parandier, à Leipzig, complétaient, sur les affaires d’Allemagne et de Pologne, un ensemble d’informations qui permit bientôt à Carnot de suivre et même de pressentir les grands mouvemens des coalisés.

Mais ces observateurs, gens circonspects par tempérament et par profession, ne répondaient nullement à l’esprit de l’arrêté de septembre. Ils renseignaient, ils n’agissaient pas. Deforgues eut l’ordre d’élaborer un plan plus vaste, plus révolutionnaire, plus conforme enfin, sinon au discours du 17 novembre, au moins à l’ensemble de la politique de Robespierre. « Les agens au dehors, dit un mémoire présenté au comité, ne doivent pas espérer grand fruit de leur mission, du moins quant à présent ; on ne peut compter qu’ils nous feront des amis. Les peuples ont le manteau du despotisme sur les yeux, et les événemens actuels ne sont pas faits pour le faire tomber. Mais s’ils ne nous font pas de bien, il faut qu’ils s’occupent de faire du mal à nos ennemis. » Des missions qui mêlaient l’espionnage, le prosélytisme, l’embauchage, la sédition, furent confiées, en conséquence, à une troupe d’émissaires, triés sur le volet, parmi les plus déterminés propagandistes des clubs. Ils étaient quarante-cinq à la fin de décembre. Leur nombre s’éleva jusqu’à cent vingt dans le cours de l’hiver. Leur correspondance est énorme, mais elle est consacrée presque exclusivement à la surveillance intérieure et à la propagande terroriste. Un très petit nombre de ces agens parvint à passer les frontières. Celles d’Espagne leur demeurèrent infranchissables. Plusieurs se répandirent en Allemagne : cinq ou six seulement ont laissé des lettres. Une trentaine partirent pour des destinations inconnues et n’écrivirent jamais. Les dépenses secrètes d’octobre 1793 à mai 1794 ne s’élèvent d’ailleurs qu’à 500,000 livres on assignats, et cette somme fut employée surtout à fomenter des agitations en France. Au fond, rien de suivi, rien de concerté, rien d’efficace en ces velléités de révolution cosmopolite.


III

Cependant l’essentiel, la défense nationale, s’accomplissait, entre les mains de Carnot et de ses collaborateurs, par l’effort naturel de la nation française. « La volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique, » avait écrit Rousseau. C’était l’axiome fondamental de sa cité utopique. « Voulez-vous, ajoutait-il, que la volonté générale soit accomplie, faites que toutes les volontés particulières s’y rapportent, et connue la vertu n’est que la conformité de la volonté particulière à la générale, pour dire la même chose en un mot, faites régner la vertu[3]. » La vertu, c’est moi ! pensait Robespierre. Il en concluait que la volonté générale voulait son règne. Comme la France s’y montrait rebelle, il tuait pour que la peur contraignît les Français à vouloir la vertu. Or il y avait bien réellement dans le pays, cette année-là, une volonté générale des Français, la plus déclarée, la plus constante, la plus salutaire qu’eût jamais manifestée une nation, et elle n’errait point. Mais elle n’était point que les terroristes régnassent en écorchant et en déformant la France. Elle était que la France fût indépendante, que les ennemis fussent chassés hors des frontières, que les émigrés ne rentrassent point avec l’ancien régime, que les droits de l’homme prévalussent, que la république triomphât, que la révolution fût garantie. Tout cela ne se pouvait obtenir que par la guerre ; c’est pourquoi il suffit d’appeler à la direction de la guerre un agent intelligent et probe de l’État pour que la nation s’ordonnât en aimées disciplinées et vaillantes. La Terreur opérait simultanément avec la défense ; mais elle opérait un autre ouvrage.

Au mois de janvier 1794, le territoire de la France était délivré, l’année vendéenne écrasée, les séditions royalistes étouffées, les insurrections fédéralistes anéanties, Louis XVI et Marie-Antoinette n’existaient plus, les frères de Louis XVI étaient reniés ou abandonnés de l’Europe, les émigrés dispersés ou enrégimentés en mercenaires, la France les exécrait, l’Europe les délaissait. La nation française entière était en armes ; les troupes s’exerçaient rapidement sous des chefs consacrés par la victoire. Hoche, Jourdan, Pichegru, Marceau, Kléber, Bonaparte venaient de surgir. Le temps des épreuves était passé, rapporte Soult : les armées étaient mûres pour l’offensive, et elles s’y disposaient. La coalition, un instant formidable, vacillait de nouveau et se lézardait. L’Espagne insinuait la paix en Danemark, la Prusse et la Hollande l’insinuaient en Suisse, les petits états d’Allemagne l’insinuaient partout. — Le roi de Prusse est las de la guerre, répétait Bernstorff à Grouvelle : si on lui avait promis de ne point passer le Rhin, il se serait retiré ; il Rome son rôle à défendre l’empire. Bernstorff offrait d’appuyer toutes les démarches qui seraient faites en vue de la paix. Il ne le proposait, disait-il, qu’à bon escient, et après s’être assuré que la pensée de la paix générale « était devenue, non une simple hypothèse, mais une mesure susceptible de quelque effet, du moment qu’elle ne paraîtrait pas devoir être repoussée par la France. » Les cours voyaient le pouvoir se concentrer en France. Jugeant ce gouvernement à la portée de ses coups, elles le jugeaient très puissant. Les causes profondes de la défense nationale de la France leur échappaient ; elles ne savaient rien comprendre que par l’action de l’intrigue ou par celle du génie ; il leur fallait un protagoniste. Elles attendaient depuis près de deux ans le dictateur qui, selon tous les précédens, devait mettre fin à la révolution en usurpant la république. Dès qu’elles virent Robespierre sortir de la foule des démagogues, elles l’isolèrent aussitôt, rabaissèrent tout autour de lui et le grandirent démesurément, empressées de faire rentrer cette révolution inexplicable dans les explications coutumières de l’histoire, et comme soulagées d’apercevoir un homme. Les assimilations historiques, depuis les révolutions de Rome jusqu’à celle d’Angleterre, la plus récente et la mieux connue, entretenaient ce travail de fantasmagorie. Tout le monde en Europe avait lu l’Essai sur les mœurs. Princes, diplomates, généraux, ministres avaient, en apprenant le français, récité ou bégayé au moins l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre. Ils étaient prévenus, et c’est le fantôme de Cromwell devant les yeux, qu’ils considéraient l’image vague et incertaine de Robespierre que leur présentaient leurs gazettes. Tout, leur semblait trahir en lui « le fanatique et le fourbe » de Voltaire, « l’hypocrite raffiné » de Bossuet ; ils y ajoutèrent la profondeur, l’audace, la politique. Dans ses discours, même les plus creux, et jusque dans ses injures aux rois, ils découvrirent cet « appât de la liberté » qui sert à prendre les multitudes, ces « mille personnages divers, » ce docteur et ce prophète, qui servent à les conduire ; ils attribuèrent de la subtilité à ses actes les plus atroces et ils y reconnurent les moyens, encore mystérieux, de quelque grande entreprise que la fin justifierait. C’était leur morale, elle ne les offusquait point chez autrui, même sous cette figure. « Toutes les nations, avait dit Voltaire, courtisèrent à l’envi le protecteur. » Les cours attendaient seulement, pour courtiser Robespierre, qu’il daignât se révéler.

Si la Terreur n’était qu’un moyen de salut public, il fallait qu’elle cessât alors. Mais la Terreur n’avait pas d’autre motif que d’établir et de soutenir la suprématie des terroristes ; elle devint plus féroce à mesure qu’elle parut plus inutile. Tous les ennemis de la république étaient brisés ; il restait encore des factions dans la république ; c’est contre ces factions que se tourna Robespierre, croyant n’avoir plus qu’elles à redouter. Il y avait les hébertistes, hiérophantes cyniques du culte crapuleux de la nature, qui prétendaient pousser jusqu’à son terme la souveraineté du moi : ils étaient la logique vivante de la Commune, et ils se proposaient d’accomplir la révolution en la débauchant dans une grande orgie. Il y avait les démocrates autoritaires, les politiques et les pitoyables, ceux qui, avec Danton, jugeaient que l’on avait assez versé de sang, que l’œuvre de terreur était achevée, que le temps était venu d’arrêter la révolution et d’organiser la république. Le puritain propret, en Robespierre, abhorrait Hébert, Chaumette et les mystères de leur Raison lascive ; le rhéteur, rampant sur les mots vides, détestait et redoutait la sève, la force d’action, l’invention pratique, l’esprit d’État, l’extraordinaire puissance d’assimilation que manifestait Danton. Hébertistes et dantonistes le menaçaient ; il résolut de les perdre les uns par les autres.

Ce dessein voulait que la guerre continuât, car la guerre seule, avec ses périls, ses crises, son accompagnement sourd de complots, pouvait légitimer le gouvernement révolutionnaire. C’est pourquoi, le 22 janvier 1794, Barère, annonçant la libération complète de la frontière de l’est, ajouta : « Dans les guerres ordinaires, après de pareils succès, on eut obtenu la paix. Les guerres des rois n’étaient que des tournois ensanglantés. Mais dans la guerre de la liberté, il n’est qu’un moyen, c’est d’exterminer les despotes… Qui donc ose parler de paix ? Les aristocrates, les modérantins, les riches, les conspirateurs, les prétendus patriotes… Il faut la paix aux monarchies, il faut l’énergie guerrière aux républiques. » Le 13 mars, Saint-Just dénonça à la vengeance du peuple deux factions, soudoyées par l’étranger, qui convoitaient la république, l’une pour la bouleverser, l’autre pour la corrompre. La Convention déclara tous les factieux traîtres à la patrie. Le 24 mars, Hébert et ses séides furent exécutés ; le 5 avril, Danton et ses amis les suivirent sur l’échafaud.

Durant ces opérations, la politique chômait. Deforgues minutait des dépêches que le comité ne lisait point. Il obtint, à grand’peine, vers la fin de janvier, l’autorisation de répondre aux demandes réitérées d’instructions que lui adressait Grouvelle, au sujet des ouvertures secrètes du ministre espagnol à Copenhague. La réponse, qui est du 1er février 1794, fut que les insinuations de l’Espagne ne semblaient pas sérieuses et que le temps des négociations n’était pas arrivé. Staël vint à Copenhague ; il y conclut avec le Danemark un traité de neutralité armée. C’était le premier chapitre d’une ligue des neutres, fin des secrétaires de Staël apporta le traité à Paris, annonça que la Suède armait 3 vaisseaux et 4 frégates, et rappela que la république avait promis des subsides. On ne l’écouta point. À Constantinople, Descorches attendait toujours ses quatre millions, et ne recevait pas même de dépêches. Cet envoyé, dit un mémoire de 1795, « était à peu près oublié et abandonné par le gouvernement. Les intrigues de nos ennemis le serraient de toutes parts ; il était dénué absolument de moyens pécuniaires. » Pendant les mois de mars, avril, mai, l’agent, des patriotes polonais à Paris, Barss, multiplia ses démarches, et remit notes sur notes, soutenu, de loin, par les rapports de Parandier, et de près par Reinhard qui, rentré dans les bureaux, y suivait la correspondance de Pologne. Les Polonais avaient d’abord demandé 12 millions. Le 28 avril, Reinhard écrivit au comité qu’une somme de 500,000 livres leur serait infiniment secourable. Le comité en délibéra et voici sa réponse : « Point de fonds à envoyer. Des républicains armés disposent de toutes les richesses du pays. On peut entendre l’agent polonais, mais on n’a rien à traiter avec lui… on peut écouter sans rien promettre… »

Dans ces conditions, un ministre des affaires étrangères devenait superflu. Le 1er avril, le comité fit décréter qu’il n’y en aurait plus ; le 2, il fit arrêter Deforgues, suspect de dantonisme ; le 9, il institua un commissaire des relations extérieures, simple expéditionnaire Robespierre présenta, pour cet emploi, un petit avocat de Lons-le-Saunier, Buchot. ignorant, stupide et de manières ignobles. La diplomatie était nulle, cet homme de rien se trouvait à sa place. Cependant la révolution polonaise allait éclater. Tous les nœuds de la guerre et de la politique se formaient en Pologne. Reinhard revint à la charge. Il fit décider, à la fin de mai, que trois agens secrets seraient envoyés en Pologne pour s’assurer des sentimens de Kosciuszko. Avant de soutenir cet allié, le plus utile de tous et le plus désintéressé, le comité voulait savoir s’il était pur et s’il pensait correctement sur le contrat social. Reinhard insinua que, quelles que fussent leurs opinions, les Polonais « se battaient de bonne foi contre leurs ennemis qui étaient aussi les nôtres. » Il proposa de leur envoyer 300,000 livres, et de leur servir un subside de 140,000 livres pendant quatre mois : « On nous fait déjà, disait-il, l’honneur de nous accuser avoir prodigué des millions pour faire naître cette révolution. En sacrifiant un seul million, peut-être, nous la sauverions. » Les émissaires ne partirent point, et l’allaire resta en suspens jusqu’au 13 juillet. Ce jour-là, Barss eut enfin une audience du comité, mais il n’en rapporta pas même des encouragemens. « La France, lui répondit-on, ne fera pas sortir la moindre parcelle d’or, elle ne risquera pas la vie d’un seul homme pour consolider la révolution de Pologne, si elle tend à un gouvernement aristocratique ou royal, ou à un changement de la dynastie régnante, ou à celui d’une mauvaise forme de gouvernement en une autre forme plus mauvaise encore. » Quant à la grande expédition des agens secrets, il n’on subsistait plus, dans l’été de 1794, que vingt et un émissaires, la plupart dans le dénûment et dans l’inaction. Leurs traitemens étaient portés en compte pour 123,000livres ; mais les agens ne touchaient que des acomptes, à force de doléances ; presque tous se plaignaient d’être aux abois. Les quatre principaux, Rivalz à Baie, Probst à Nuremberg, Schweitzer dans les Grisons, Venet à Lausanne correspondaient avec Barthélémy. Leurs renseignemens étaient aussitôt résumés et appropriés pour les opérations militaires. En politique, faute d’instructions et faute de relations, ils ne faisaient rien. Il y avait à Londres un agent, Duckett, qui publia des lettres de Junius redivirus à la fin de 1794. Il aurait pu servir utilement. Mais, dit une note de l’an IV : « Le gouvernement d’alors ne stimula en aucune manière le zèle, le courage et le devoûment de D… Il fut, comme tant d’autres agens, abandonné à lui-même, sans direction. » lui dehors de ces cinq correspondans, sur les seize autres, cinq n’écrivaient plus, le plus intelligent, le Grec Stamaty, se déclarait réduit à l’impuissance, trois avaient disparu, un fut rappelé, deux s’occupaient d’histoire naturelle, deux, Chépy et Dalgas, faisaient de la police à l’intérieur ou aux années. « Ces divers agens, dit un rapport de l’automne de 1794 sur l’ensemble des missions secrètes, sont partis sans une instruction. Le comité ne fait jamais aucune réponse à leurs lettres… » « Les cartons du comité de salut public, section politique, étaient remplis de pièces et de rapports auxquels on ne songeait même pas à répondre. » « Nos tyrans, dit un autre rapport, étaient bien plus occupés des moyens d’appesantir sur nous leur joug de fer que d’opérer au Nord et au Midi une diversion qui eût pu nous être avantageuse. »

Il convient de faire une exception qui est significative. Le comité de Robespierre ne paraît s’être attaché qu’à une de ces diversions : elle consistait à conquérir l’Italie et à mettre en coupe réglée les richesses de ce pays. Ce projet, qui s’est accompli en 1796, a été souvent signalé comme une déviation du pur génie de la révolution, due à l’influence, toute corse, de Bonaparte. Il est contemporain de la guerre même de la révolution et il est sorti, tout mûr, des carions des affaires étrangères. Bonaparte le reprit à son compte ; il en immortalisa le dessein par ses proclamations, et l’exécution par ses victoires. Kellermann, Cacault, Tilly l’avaient mainte fois suggéré. Caillard écrivait, le 1er avril 1794 : « L’Italie ne peut procurer de grands avantages, hic et nunc, qu’à une armée conquérante. Elle est abondante et riche en moyens bruts, dont le conquérant tirerait dès l’instant bon parti. Que nos armées entrent vite, si elles doivent passer les Alpes, il s’agit d’une belle contrée au premier occupant. Les peuples voient que la coalition ne tend qu’à les vexer, à les opprimer indignement. Il faut rompre ses mesures. L’on nous en saura obligation. » Le comité étudia ces projets, Robespierre s’y intéressa. Les opérations devaient commencer par Gènos. « Ce gouvernement, écrivait Robespierre le 16 juin, ne peut nous être favorable que par la crainte. Il faut donc, loin de chercher à le flatter ou à le gagner, exiger de lui des marques éclatantes d’estime pour la république et pour ses armées. » Ce fut l’objet d’une mission spéciale que Robespierre le jeune et le représentant Ricord confièrent à Bonaparte. Il la remplit du 15 au 21 juillet. Le bruit de ces projets se répandit on Italie. Les agens français le semèrent eux-mêmes, insinuant qu’ils répandaient l’or à profusion afin de disposer les esprits à la conquête. Venise trembla et envoya un émissaire à Paris pour scruter les intentions du comité. Cet agent, un Suisse, nommé Guissendorfer, fut reçu, au comité, par Robespierre et par Couthon : « Ils considèrent, rapporte-t-il, l’Italie comme un objet de premier intérêt ; ils se flattent d’y trouver des moyens de subsistance par l’agriculture, des richesses par la spoliation de l’aristocratie, et ils comptent que cette diversion obligera les puissances à diminuer leurs troupes dans les Flandres et sur le Rhin… Venise ne sera pas attaquée directement, mais leur projet paraît être d’y susciter des troubles qui leur fourniront un prétexte pour y intervenir… » C’est déjà la politique de 1797, et en même temps qu’elle s’esquisse, paraît l’homme qui doit l’accomplir. Mais ce n’est qu’un intermède dans l’histoire du comité de l’an II. Robespierre avait des soucis plus instans où il s’absorba.


IV

Hébert est mort ; Danton est mort ; la commune est acquise ; la Convention est subjuguée ; Robespierre a coupé toutes les têtes qui dépassaient son niveau ; il a tout dévasté, consterné, écrasé autour de la « sainte montagne. » Cependant il ne se sent ni plus sûr de lui-même ni plus en sûreté dans sa place. Il n’a plus à ses côtés que ses séides : il commence à les craindre. C’est qu’il voit poindre parmi eux ces rivalités et ces dissidences qu’il a prétendu proscrire partout et à jamais. Ce ne sont plus, à la vérité, les factions des girondins ou des dantonistes ; ce sont des factions plus élémentaires, plus irréductibles aussi, toutes de personnes, d’intérêts, de jalousie, où les idées n’entrent pour rien, même après coup et dans les discours. Robespierre voudrait un cortège d’élus, il n’a qu’une escorte de complices. Il soupçonne, il discerne en eux les fermens des « vices » et de la « perfidie » de ses ennemis vaincus. Il constate avec effroi que la brigue, la corruption, l’athéisme n’ont point disparu du monde avec Brissot, avec Danton, avec Chaumette. Tallien semble même plus exécrable qu’Hérault : il est plus grossier et plus résolu. L’intrigue et l’incrédulité cynique de Fouché sont un danger de toutes les heures. Si Carrier poussait la perversité jusqu’à tourner contre la Montagne son génie de destruction ? La bassesse même de Barère ne semble point une garantie, étant scélérate et fourbe, de sa nature. Les fantômes qui obsèdent l’imagination de Robespierre se multiplient autour de lui. Plus il grandit au milieu des hommes, plus il se sent environné de persécutions et investi de complots. Il ne peut être rassuré que s’il est seul, et l’isolement le remplit d’horreur. Il se juge poussé fatalement à la dictature, et il craint d’y parvenir. Il ne s’est élevé qu’en s’humiliant devant la foule, en promettant l’âge d’or, en dénonçant les scélérats qui en empêchent le règne. S’il s’avance sur le sommet, il se découvrira et se livrera lui-même à l’envie et au soupçon. Il continuera donc à tout niveler, exaltant les petits, avilissant les orgueilleux. Il cherchera son refuge inaccessible aux attaques, non dans la majesté d’un pouvoir imité de celui des rois, mais dans l’humilité cauteleuse du moine qui, du fond de sa cellule, blotti sous son froc, commande dans les génuflexions et, d’un mot prononcé tout bas, se fait obéir jusqu’aux extrémités de la terre. Une puissance si formidable que tous s’y plient, une personne si petite qu’aucun ne la jalouse : voilà, son objet. La foi seule obtient cette obéissance, la religion seule donne ce prestige. Robespierre incline ainsi à la réforme religieuse par les mêmes combinaisons de peur, de calcul et d’utopie qui l’avaient conduit à la Terreur.

Il commença par réduire l’orgueil des militaires, qui grandissait avec leurs victoires. Hoche s’était permis quelque liberté de langage et d’allure : il fut arrêté le 12 avril. La politique, dit Billaud-Varennes quelques jours après, sera fondée sur la justice. « La justice est dans le supplice de Manlius, qui invoque en vain trente victoires effacées par ses trahisons. Quand on a douze armées sous la tente, ce n’est pas seulement la défection qu’on doit craindre ci prévenir ; l’influence militaire et l’ambition d’un chef entreprenant, qui sort tout à coup de la ligne, sont également à redouter. » Cet avertissement donné aux armées, Robespierre s’occupa d’intéresser les prolétaires à la cité de ses rêves. Il multiplia les mesures destinées à procurer l’égalité des biens, à diminuer les grandes fortunes, à subvenir aux besoins des indigens, à rendre uniforme l’éducation de tous les Français. Saint-Just fut le principal artisan de cette tâche, distillant en dogmes sociaux ses amplifications d’écolier et ses songes creux de fanatique.

Cependant Robespierre méditait le Contrat social, au livre IV : Des moyens d’affermir la constitution de l’état, chapitres VII et VIII, De la censur et, De la religion civile. Ce livre ne l’avait jamais trompé : « Il y a une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles… Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’état quiconque ne les croit pas… Les dogmes de la religion civile doivent être simples… L’existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchans, la sainteté du contrat social et des lois ; voilà les dogmes positifs. » La convention décréterait cette religion, les citoyens la pratiqueraient, les méchans seraient confondus. La vertu étant à l’ordre du jour de la république, le grand pontife, chef de l’état et maître des cœurs, serait, en toute simplicité d’âme et en toute innocence de vie, le censeur des mœurs, l’inquisiteur des vices, le dispensateur de la justice et l’apôtre de la vérité. À cette hauteur, l’incorruptible deviendrait enfin l’invulnérable.

Le 18 floréal, — 7 mai 1794, Robespierre, — fit porter ce décret : « Le peuple français reconnaît l’existence de l’Etre suprême et de l’immortalité île l’âme. » Voilà le dogme. L’inquisition suivit. Le 8 mai, Couthon proposa et la Convention adopta une loi de police générale qui plaçait toute la surveillance de l’état entre les mains du comité de salut public. Ces législateurs grossiers et infatués croyaient renouveler la face du monde, et ne faisaient en réalité que rejeter une société très raffinée et très civilisée dans les ornières primitives de l’humanité. Pour s’emparer du pouvoir, ils avaient eu recours au moyen élémentaire des chefs de peuplades sauvages : la peur. Pour consacrer et soutenir ce pouvoir, ils montaient à l’échelon supérieur des peuples barbares : le gouvernement théocratique.

La Convention ratifiait tout. Elle avait traversé, en quelques mois, toutes les époques du sénat de Home. Elle semblait, comme ce sénat, n’avoir fait « évanouir tant de rois que pour tomber elle-même dans le honteux esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens, et s’exterminer par ses propres arrêts[4]. » Les séances étaient précipitées et comme éteintes. Tous les députés qui y trouvaient quelque prétexte se réfugiaient dans les bureaux des comités d’affaires. Ils s’y claquemuraient, fermant les yeux et les oreilles aux mouvemens de l’assemblée, et n’en sortaient que pour porter, comme subrepticement, un rapport à la tribune. En toute matière politique, la convention attendait les injonctions du comité. Les triumvirs arrivaient, précédés d’une poignée de courtisans, leurs affranchis, délateurs et spadassins parlementaires. Chaque député cherchait anxieusement à lire sur leurs visages « s’ils apportaient un décret de proscription ou la nouvelle d’une victoire. » On avait peur, dit un régicide. « On observait ses démarches, ses gestes, son silence même. La foule affluait sur la montagne. Le côté droit était désert, le centre rempli et silencieux. Il y avait des timides qui erraient de place en place, d’autres qui, n’osant en occuper aucune, s’esquivaient au moment du vote. » C’étaient les séances solennelles ; habituellement, la salle demeurait presque vide. Le 5 avril, Amar avait été élu président par 161 voix sur 206 votans ; le 26 mai, Prieur de la Côte-d’Or le fut par 94 voix, sur 117 présens.

Robespierre reçut toutes les adulations que la bassesse peut suggérer. Elles ne parurent jamais le rassasier, parce que jamais il n’y en eut assez pour apaiser ses soupçons. Si grande que fût la lâcheté de ses collègues devant lui, la peur qu’il avait d’eux la dépassait encore, fit cependant, il vint un jour où celle peur, son inspiratrice vigilante et sa conseillère infaillible jusqu’alors, se laissa surprendre par l’excès de la flatterie et de la servilité. Cet inquisiteur austère, toujours en scrupule sur lui-même et sobre de gloire, se laissa tenter, se débaucha pour ainsi dire et éprouva comme un étourdissement de vanité. La Convention avait, sur son désir, décrété qu’une fête solennelle serait célébrée le 20 prairial, — 8 juin, — en l’honneur de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme. Le président de l’assemblée devait y paraître dans l’appareil de grand pontife. Le 4 juin, Robespierre se porta candidat à la présidence. La Convention donna dans son plein. Les bureaux et les couloirs se vidèrent. Tous les députés qui se trouvaient à Paris vinrent confesser leur foi. Il y eut 485 votans, chiffre qui n’avait pas été atteint depuis la condamnation de Louis XVI, et Robespierre fut élu par 485 voix, chiffre qu’aucun président n’avait encore obtenu. S’il avait été le profond politique que l’on supposait, il se serait fait, dans ce triomphe, plus humble encore, se prosternant devant l’Être suprême, qui avait tout ordonné, et se perdant dans la foule du peuple souverain, image humaine de ce Dieu et instrument de sa providence. Mais il ne sut point se garder du vertige.

Le 8 juin, le ciel était radieux. Une foule parée, empressée, joyeuse, encombrait les places où devait passer le cortège. Pour la masse du peuple, c’était une journée déplaisir ; pour tous ceux que la Terreur menaçait, une journée de répit. Paris, mis au régime de Sparte, se retrouvait soi-même et se montrait heureux, ne fût-ce que de vivre. Une estrade avait été dressée pour les conventionnels, devant les Tuileries. Robespierre, en habit bleu, poudré, portant, ainsi que ses collègues, mais avec plus d’éclat, un bouquet d’épis de blé, de fleurs et de fruits, monta sur une tribune qui occupait le centre de l’estrade. Des chœurs de musiciens étaient disposés alentour. Au milieu de leurs chants, Robespierre célébra le Dieu qu’il avait donné à la révolution. Puis, les Conventionnels, au son des orchestres, descendirent dans le jardin et défilèrent devant le peuple. Le peuple acclama la Convention, l’orateur, la fête surtout. Robespierre marchait le premier, un peu en avant de ses collègues. Les acclamations l’enivrèrent. Il vit ses ennemis consternés, la république à ses pieds, la vertu encensée dans sa personne. Il s’oublia un instant, et cet instant de défaillance anéantit l’ouvrage de trois années d’astuce et de contention morale. La distance entre lui et les conventionnels s’accrut insensiblement de quelques pas. Ces quelques pas le perdirent. À le voir ainsi dresser sa tête grêle et jouer le maître devant la foule, les montagnards sentirent que c’en était fait d’eux s’ils ne le détruisaient pas. Chacun d’eux, en son for intérieur, médita de se de faire de lui.

C’étaient les plus acharnés suppôts de la Terreur ; mais c’était la fatalité de la Terreur que, inventée pour assurer le règne des montagnards, elle ne pouvait se terminer que par leur anéantissement. Ils avaient prévalu, comme leurs pareils prévalent finalement dans toutes les démagogies, parce qu’ils n’apportaient dans la lutte qu’un fanatisme personnel, direct, simple, forcenés seulement pour leur propre compte, frappant droit devant eux et chacun pour soi-même. Le cynisme de leur langage, le réalisme de leurs conceptions, la lubricité de la vie de plusieurs, les rendaient abominables à Robespierre : ils lui profanaient sa Terreur, et il ne se trompait pas en pensant que sa vertu était un anathème vivant à leur corruption. Ils l’exécraient parce qu’il usurpait leur révolution, c’est-à-dire la souveraine licence de leurs instincts et de leurs haines, pour y substituer une discipline d’abstinence cagote, une extermination sacerdotale et puritaine ; parce qu’il restaurait toutes les anciennes chaînes et les plus insupportables de toutes, Dieu, la conscience, l’immortalité de l’âme ; parce qu’enfin il visait à instituer à son profit quelque chose de plus odieux pour eux que la dictature d’un tyran, le pontificat d’un censeur. Voilà ce que les Fouché, les Tallien, les Collot, les Barère, les Bourdon, les Lecointre, discernaient clairement dans la fête de l’Être suprême, et ils comprirent qu’ils n’avaient pas de temps à perdre s’ils voulaient prévenir les coups. Robespierre les en avertit. « Demain, dit-il, reprenant nos travaux, nous frapperons avec une nouvelle ardeur les ennemis de la patrie. » Et, en effet, le 22 prairial — 10 juin, — Couthon présenta la loi définitive de Terreur, qui complétait toutes les précédentes et mettait la France entière à la discrétion des triumvirs.

Le tribunal révolutionnaire, dit-il, est paralysé par la lenteur des procédures : plus de formes, plus de preuves ni de témoins ni même d’aveux : l’évidence suffira, et le juge jugera de cette évidence. « Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que celui de les reconnaître ; il s’agit moins de les punir que de les anéantir. » La patrie, ajouta Couthon, n’a pas seulement pour ennemis ceux qui conspirent avec les étrangers et les rebelles. Les plus criminels sont ceux qui cherchent « à dépraver les mœurs et à corrompre la conscience publique. » Tout citoyen est tenu de les dénoncer. Le comité de salut public peut les traduire tous et directement devant le tribunal révolutionnaire. Cette disposition visait les montagnards. Elle fut votée cependant ; mais, le lendemain, Merlin la fit abroger. Robespierre était absent. Il revint, le 12 juin, s’indigna et menaça avec des mots terribles de sectaire : « Il ne peut y avoir que deux partis dans la Convention, les bons et les méchans. » Bourdon eut l’imprudence de protester : « Je ne suis point un scélérat ! » — « Je n’ai pas nommé Bourdon, répliqua Robespierre ; malheur à qui se nomme lui-même ! .. Tallien est un de ceux qui parlent sans cesse avec effroi et publiquement de la guillotine comme d’une chose qui le regarde. » Merlin déclara que son cœur était pur. La Convention lit amende honorable, et rétablit l’article qui la livrait.

Robespierre a atteint son but : il est omnipotent. L’heure est venue de dévoiler son secret. Ces occasions durent peu. C’est à les saisir que se jugent les hommes d’Etat. Mais Robespierre n’a pas de secret. Il continue de tuer, immolant indistinctement royalistes, républicains, chrétiens, athées, maîtres, serviteurs, bourgeois, paysans, riches, pauvres, des pauvres surtout parce que à tuer au hasard. dans la foule, on en tue toujours davantage ; envoyant tout à son autodafé, le juif, le sorcier, l’hérétique, le musulman, l’incrédule, le superstitieux, le savant, l’insensé et jusqu’aux misérables qui se cachent et se taisent, suspects, en se cachant, de penser à mal, et, s’ils se taisent, de ne point dénoncer le crime. Robespierre a pu, par instans, s’effrayer de son ouvrage, s’effrayer surtout de n’en point découvrir le terme et de se voir voué indéfiniment à l’office de bourreau. Il a pu, dans l’horreur de cet office, se payer de l’illusion qu’en tuant davantage et avec plus de méthode, il arriverait à n’avoir plus besoin de tuer. Mais ce jour ne viendrait que quand tous les vicieux et tous les dissidens étant exterminés, l’unité de parti, l’unité de foi, l’unité de cœur existeraient en France. L’aberration même de ce projet que lui prêtent ses apologistes montre l’impossibilité où il était de finir la Terreur. Il ne pouvait s’arrêter, parce que, s’arrêtant, il avait à redouter la vengeance de ceux qu’il avait épouvantés. Quant à jouer le grand jeu, à la Sylla, et à soutenir par la modération une dictature ; captée par la violence, il en était incapable. Danton, qui était l’audace même de la révolution, l’avait rêvé et n’en avait pas trouvé l’occasion ; Robespierre, qui en avait l’occasion, n’en possédait pas l’audace. Le fait est qu’à partir du vote de la loi de prairial les exécutions redoublèrent. La seule maxime d’État qui ressorte du galimatias sinistre des harangues de ce temps est cette phrase de Barère : « Que les ennemis périssent, il n’y a que les morts qui ne reviennent pas. »

C’est pourquoi Barère et ses complices ne voulaient pas mourir. Leur tour approchait. La délation montait autour d’eux, et en eux-mêmes l’angoisse de l’échafaud. Ils éprouvaient ces affres de la guillotine dont ils avaient tourmenté leurs ennemis. Ils connaissaient les insomnies effarées, les tremblemens, la nuit, au moindre bruit de pas dans la rue, et, le lendemain, devant le maître, cette anxiété, la plus étouffante de toutes, de paraître avoir eu peur. Ils n’avaient ni l’enthousiasme sombre des girondins, ni le fatalisme de Danton, ni cette exaltation qui grandit leur propre chute aux yeux de tant de victimes et leur fit considérer dans la catastrophe de leur existence la nécessité d’une destinée supérieure qu’ils accomplissaient. Barère et ses complices avaient horreur de mourir, trouvant la vie bonne et ne se souciant de rien hors de la jouissance de vivre. Voilà tout le fond du complot qui se forma sourdement contre Robespierre dans le mois de messidor. Chacun de ceux qui se sentaient menacés par lui souhaitait qu’il périt, espérant que d’autres le tueraient et n’osant point encore travailler directement à sa perte. Puis, personne ne paraissant y travailler, la peur les harcela tellement qu’elle leur fil une sorte de courage. Quelques-uns, les plus compromis, s’abordèrent au passage, insinuant des allusions. Ils se devinèrent plutôt qu’ils ne se firent comprendre, et la trame se noua peu à peu dans l’obscurité et dans les tâlonnemens.


V

Les premiers nœuds se firent dans le comité même de salut public, entre Barère, Collot et Billaud-Varennes ; ces terroristes ne se trouvaient de sauvegarde ni dans leurs talens, ni dans leur vertu, ni dans leur devoûment, auquel ils croyaient encore moins qu’à tout le reste. La vanité, chez eux, aiguillonnait la peur. Ils étaient las d’entendre célébrer le génie de Robespierre ; ils l’avaient mesure, et ils s’irritaient d’être ravalés au rôle de commis, sinon de valets du dictateur. Ils savaient que, le moment de l’action venu, ils trouveraient, pour le renverser, un appui dans leurs collègues de la section de la guerre ; mais ils savaient aussi qu’ils étaient méprisés de ces collègues et que Carnot ne ferait rien pour substituer leur tyrannie à celle des triumvirs. Ils rencontrèrent plus de dispositions dans le comité de sûreté générale. Ce comité de haute police avait passé longtemps pour le cénacle, par excellence, des purs montagnards. Mais Robespierre tirant à lui toute la police, le comité de sûreté générale se vit annulé dans la Terreur, et par suite compromis. Cependant les dissidens redoutaient encore trop les triumvirs et ne se jugeaient pas assez sûrs les uns des autres pour hasarder l’attaque, lis craignaient le courage froid de Saint-Just, la férocité de Couthon, et ils comprenaient que rien ne serait fait s’ils ne frappaient, du même coup, les trois associés. Ils attendirent l’occasion. Il se forma entre eux moins une conjuration proprement dite qu’une tendance commune à profiter des circonstances. Robespierre les soupçonnait ; il essaya de les prévenir.

Il n’avait qu’une tactique, qui lui avait toujours réussi. Il l’employa contre eux. Le 13 messidor — 1er juillet, — il porta au club des jacobins une longue délation contre les corrompus, les indulgens, les forcenés, les indociles. L’insinuation de toute la harangue fut que le salut de l’Etat exigeait l’épuration des comités. Il précisa davantage le 11 juillet, Barère, ce jour-là, présidait le club. On raconte que, rentrant chez lui, consterné, il dit à Vilate, qui l’avait suivi : « Je suis saoul des hommes ! » Puis il ajouta : « Ce Robespierre est insatiable ! » Barère lui abandonnait Cambon et la « clique dantoniste ; » mais sa propre « clique, » Duval, Audouin, Bourdon, Vilate, lui-même, Barère, enfin, voilà ce qu’il n’admettait pas. « Il est impossible d’y consentir. » Le bruit courut que les listes de proscription étaient préparées. Il en circula des copies. Soixante députés n’osaient plus coucher chez eux. Les suspects se rapprochèrent, mais ils ne s’ouvrirent les uns aux autres que pour reconnaître l’horreur de leur situation. Si Robespierre l’emportait encore, il les anéantissait ; s’ils, renversaient Robespierre, la Convention reprenait sa liberté et détruisait les comités. Ils se portèrent du côté où les risques semblaient le plus éloignés et ils essayèrent, en attirant la Convention dans leur entreprise, de se prémunir contre l’effet de leur propre victoire. Ils obéissaient à la nécessité de leur salut, la seule loi qu’ils eussent jamais suivie. Cette nécessité les avait poussés jusqu’alors à rechercher l’alliance des plus violens révolutionnaires ; elle les entraîna désormais à solliciter le concours des conventionnels les plus modérés. Cet événement procédait de tout le passé des factions dans la Convention ; il en changea tout l’avenir. C’est ici, en effet, que commencent le grand remous et le reflux de la révolution. C’est dans ces confins obscurs et dans ces souterrains des comités que s’opèrent les soulèvemens sourds du terrain qui vont modifier l’équilibre des eaux et détourner le courant vers une pente nouvelle : le courant ne la remontera pas.

« Cette espèce de gens, » disait Lamoignon à Retz, à propos des modérés de leur temps, « ne peut rien dans les commencemens des troubles ; elle peut tout dans les fins. » Ceux qu’on appelait les députés de la plaine ou le marais de la Convention attendaient, en se courbant, que la tempête fût passée : leur seule politique était d’y survivre. Tous les terroristes leur paraissaient également odieux ; les factions qui se formaient dans les comités leur semblaient également tyranniques ; la honte et le péril étaient les mêmes à obéir aux unes ou aux autres. Les modérés ne songeaient qu’à se faire oublier de toutes. Toutes se trouvèrent amenées, en même temps, à les rassurer et à les ménager. Robespierre, dont leur soumission flattait l’orgueil, s’imaginait qu’en les épargnant il les tiendrait toujours subjugués. Il leur fit entendre que, les sachant honnêtes au fond et enclins à la vertu, il avait, par égard pour eux, laissé vivre les soixante-treize députés de la gironde incarcérés depuis un an. Ils l’écoutèrent ; ils écoutèrent aussi les dissidens des comités, mais ils y mirent plus de précaution. Ils jugeaient Robespierre moins fourbe, moins dangereux aussi à entendre parce qu’il tenait le pouvoir, plus redoutable à combattre parce qu’il avait jusqu’alors vaincu tous ses ennemis. Ils continuèrent de le flatter sur l’article où ils le pouvaient flatter sans se compromettre et sans se déshonorer : son Être suprême. Le 30 juin, un des hommes les plus droits de la plaine, qui montra dans la suite du talent et du courage, Boissy d’Anglas, publia un Essai sur les fêtes nationales. Il y vanta la « morale bienfaisante et saine » du discours de prairial ; il compara l’orateur à « Orphée enseignant aux hommes les principes de la civilisation et de la morale. » Les modérés faisaient acte d’orthodoxie et se mettaient en règle avec le saint-office. Ils s’en tinrent là, ayant lieu de craindre qu’après, les avoir entraînés à des engagemens téméraires, les factions rivales ne fissent la paix à leurs dépens. La prudence leur commandait la neutralité. En cas de bataille, ils jugeraient des coups, ils se réserveraient le rôle d’arbitres du combat et se porteraient, si leur intérêt les y poussait, du côté du plus fort.

La question était donc de savoir lesquels, d’entre les terroristes, auraient le plus de peur des autres. Robespierre évitait de donner de sa personne, dans les extrémités. Il mettait son art à conduire ses ennemis vers l’abîme et à les y faire tomber par l’effet de leur propre vertige. Il attendait aussi les événemens. On n’a jamais vu de crise historique moins concertée et moins dirigée que celle-là. L’entreprise des individus n’y eut presque point de part ; l’impulsion générale décida de tout. « Je suis incapable de prescrire au peuple les moyens de se sauver, avait dit récemment Robespierre[5]. Cela n’est pas donné à un seul homme. » Il avait dénoncé les « scélérats ; » il compta que les « scélérats » se trahiraient eux-mêmes. Les violens, la commune et Hanriot se chargeraient alors de l’action. Le coup de main exécuté et les scélérats sous le verrou, Robespierre reparaîtrait comme l’instrument de la vindicte publique et le régulateur de la nouvelle révolution dont il aurait été le prophète. C’est ainsi qu’il avait agi au 10 août, au 2 septembre, au 31 mai, au 2 juin, dans toutes les journées, sauf dans celles du procès de Louis XVI, parce que, le roi étant captif et la monarchie renversée, il n’y avait aucun péril à réclamer le régicide : le péril était seulement à le refuser.

Pendant tout le mois de messidor, 19 juin — 18 juillet 1794, Robespierre affecta de ne se point montrer à la Convention. Il ne vint au comité que par intervalles, pour le détail des affaires de police, les seules qui l’intéressassent. Il rejetait ainsi sur ses amis, Saint-Just et Couthon, et sur ses adversaires, Barère, Collot, Billaud, la responsabilité de l’événement qu’il machinait en dessous. La Terreur croissait en atrocité ; mais Robespierre n’exécutait point les décrets qu’il avait dictés. Il se disait que les modérés et le public feraient la différence entre lui, tout à son Dieu, tout à la vertu, tout à l’avenir de la république, et les ultrarévolutionnaires, qui poussaient tout à l’excès, qui frappaient sans doctrine et qu’il avait d’ailleurs dénoncés, comme aussi funestes que les « vicieux, les riches, les bourgeois, d’où viennent tous les dangers intérieurs[6]. » Il s’établit aux Jacobins ; c’est de ce club qu’il avait porté tous ses grands coups. Il opéra contre les montagnards dissidens comme il avait opéré contre la gironde et contre Danton. Sur ses instigations, le club décida d’exiger l’épuration des comités. Robespierre se dit que la plaine la voterait, parce que la plaine obéissait toujours aux injonctions de la foule armée, et qu’elle n’aurait ni scrupule ni peine à sacrifier des forcenés. Ces forcenés abattus, Robespierre resterait seul, debout, devant la plaine : n’ayant plus à trembler que devant lui, les modérés deviendraient entre ses mains un instrument d’Etat aussi docile que la planche aux assignats : il n’aurait plus qu’à étendre la main pour faire de la vertu, comme on faisait de la monnaie, en tournant la mécanique.

Le 7 thermidor. — 25 juillet. — une députation des Jacobins se présenta à la barre de la Convention ; elle déclara que les patriotes étaient opprimés et demanda que l’assemblée fit trembler les traîtres et rassurât les gens de bien. Robespierre spéculait sur l’effarement de ses ennemis ; il attendait d’eux quelque éclat d’indignation à la Vergniaud, quelque énorme témérité à la Danton, aveux qui les livreraient. Il comptait sans la consternation qu’il avait répandue lui-même et sans la fourbe de son élève, devenu dès lors son maître en astuce terroriste, parce qu’il avait, avec moins d’arrière-pensées d’ambition et sans aucune prétention pontificale, un sentiment très clair de sa peur et de sa lâcheté. Barère répondit aux délégués jacobins par une apologie de Robespierre. Il le défendit contre les calomniateurs qui l’accusaient de préparer un nouveau 31 mai ; il assura que l’union la plus parfaite régnait entre les comités et que le péril serait aisément conjuré « par la démarcation des hommes purs et des fripons, par une meilleure justice, par l’accélération du jugement des détenus et la punition prompte des contre-révolutionnaires. » La Convention vota l’impression de ce discours et les modérés se félicitèrent de leur prudence.

Robespierre s’y méprit et se crut le maître. Il jugea le moment venu de revenir à la Convention et de frapper le dernier coup. Il avait eu le temps de polir sa harangue : il y mit tout son talent : une rhétorique puérile, et toute sa pensée, un anathème : « Je ne connais, dit-il le 8 thermidor, que deux partis : celui des bons et celui des mauvais citoyens. Quel est le remède ? Punir les traîtres, renouveler les bureaux du comité de sûreté générale, épurer le comité de salut public lui-même, constituer l’unité du gouvernement sous l’autorité suprême de la convention nationale. » Puis, s’adressant à la plaine : « Le patriotisme n’est point une affaire de parti, mais une affaire de cœur… Je sens que partout où l’on rencontre un homme de bien, en quelque lieu qu’il soit assis, il faut lui tendre la main et le serrer sur son cœur. » Il plaçait ainsi les bons à sa droite ; il montra les méchans à la gauche, mais il les montra du haut de l’autel, en pontife dépositaire de la foi : « Non, Chaumette, non, Fouché, la mort n’est pas un sommeil éternel. Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime impie qui jette un crêpe funèbre sur la nature et qui insulte à la mort ; gravez-y plutôt celle-ci : la mort est le commencement de l’immortalité. » Chaumette était guillotiné ; quant à Fouché et à ses pareils, ils se souciaient fort peu de l’immortalité, et l’échafaud que Robespierre leur destinait leur semblait l’insulte la plus impie à la nature. Ils ne se trompèrent point sur la portée de l’avertissement qui leur venait de la tribune. La Convention avait écouté le discours « dans le silence et la stupeur. » Elle en vota docilement l’impression. Couthon proposa l’envoi à toutes les communes, et rassemblée vota encore. Cependant, les victimes désignées se débattaient, ne voyant plus de retraite : « Avant d’être déshonoré, je parlerai à la France, » déclare Cambon. Billaud-Varennes demande que le discours soit d’abord renvoyé aux comités incriminés afin qu’ils expliquent leur conduite. Punis rapporte qu’un jacobin lui a dit : « Je vous connais, vous êtes de la première fournée. » Vadier s’écrie : « Il est temps de dire la vérité tout entière : un seul homme paralysait la volonté de la Convention nationale ; cet homme, c’est celui qui vient de faire le discours, c’est Robespierre. » — « Quoi ! réplique Robespierre, on enverrait, mon discours à l’examen des membres que j’accuse. » — « Nommez ceux que vous accusez ! » répond Charlier. On crie : « Nommez-les ! Nommez-les ! » Robespierre hésite, déconcerté. : « Je déclare que je ne prends aucune part à ce qu’on pourra décider pour empêcher l’impression de mon discours. « Il craint, en nommant les gens, de coaliser contre lui ceux qu’il nommera. En ne nommant personne, il les menace tous et les réunit contre lui. Sur la motion de Bréard, le décret d’envoi du discours aux communes est rapporté. Robespierre prépare sa revanche. Il se rend aux Jacobins, où on l’acclame. Les hommes à poigne, Payan, Coffinhal, offrent d’enlever les comités qui ne sont pas gardés. Robespierre refuse, répugnant à ordonner les actes qui compromettent sans retour, tenant à son prestige de juste méconnu, comptant encore regagner la partie et tout changer par un discours. Son indécision naturelle, son amour-propre de rhéteur, sa foi en sa vertu, son incapacité d’agir, sa cautèle, le détournent des mesures mêmes de précaution : il y voit un danger, et craint de donner prise à ses accusateurs.


VI

Le 9 thermidor, — 27 juillet, — vers midi, la salle de la Convention se remplit peu à peu. On voit sortir de leurs bureaux des députés qui ne paraissaient plus aux séances. Ils se rassemblent sur les bancs du centre. Saint — Just dénonce un complot ourdi pour détruire le gouvernement révolutionnaire, proscrire une partie de la Convention et dominer l’autre par la terreur. Tallien et Billaud l’interrompent. Leurs amis les soutiennent. Saint-Just quitte la tribune. Alors Billaud retourne l’accusation contre Robespierre. On applaudit. La Convention se déclare en permanence jusqu’à ce que la lumière soit faite. Robespierre veut parler ; les montagnards, enhardis, hurlent : « À bas le tyran ! » L’un des plus discrédités, et l’un des plus compromis parmi « les scélérats et les fripons », dénoncés par Saint-Just, Tallien, qui sent encore sa tête sur ses épaules, mais sait bien que, s’il ne la joue pas en ce moment, il la perdra le lendemain à coup sûr, monte à la tribune : « Les conspirateurs sont démasqués. J’ai vu hier la séance des Jacobins ; j’ai vu former l’année du nouveau Cromwell ; je me suis armé d’un poignard pour lui percer le sein, si la Convention nationale n’avait pas le courage de le décréter d’accusation. » Hanriot, chef de la garde nationale, Dumas, président du tribunal révolutionnaire et d’autres suppôts connus de Robespierre sont décrétés d’accusation. Il est environ une heure et demie.

Robespierre est forcé dans ses retranchemens. Cependant il a affronté d’autres assauts de tribune et de plus redoutables assaillans. Il lui a suffi de parler pour que Vergniaud fût perdu et que Danton s’écroulât. Il occupe la tribune. Mais les temps sont changés. Robespierre a découvert le vide de son système. Il se fait autour de lui un recul instinctif. Les clameurs des montagnards retentissent de plus en plus profondément dans la plaine ; le remous gagne ces régions molles et jusque-là inertes. C’étaient les minorités qui décidaient auparavant dans tous les votes : la masse s’abstenait. Robespierre voit s’agiter devant lui une majorité formidable qui va se lever d’un instant à l’autre et tout emporter. Il se trouble. Ses ennemis cependant craignent encore son sophisme. S’il parle, il peut les faire proscrire : il ne parlera pas. Ils ont, pour l’en empêcher, un moyen brutal, mais efficace, celui que l’on a employé pour étouffer la voix de Louis XVI sur l’échafaud, le bruit. Ils vocifèrent, ils tapent, ils piétinent. Le président, Collot, aussi menacé au moins que Tallien, préside en complice. Il sonne avec frénésie. Saint-Just, impassible en apparence, assiste à cette rébellion des élémens révolutionnaires, stupéfait comme un thaumaturge qu’un phénomène imprévu de la nature dérouterait dans ses prestiges. Robespierre se débat et s’épuise en efforts ; hué par la montagne, il se tourne vers la plaine. Ces députés ont attendu l’événement pour prendre parti. L’événement est venu. Robespierre leur semble écrasé. Ils le condamnent. De guerre lasse, n’ayant plus de voix ni de souffle, Robespierre se résigne. Collot met aux voix la mise en accusation des deux Robespierre, de Couthon et de Saint-Just. Les triumvirs avaient dressé l’assemblée aux votes unanimes ; elle vote, à l’unanimité, leur proscription. Vers cinq heures et demie, la séance est suspendue.

Cependant Hanriot, dont la tête aussi est en jeu, se rappelle qu’au 2 juin il a fait reculer la Convention tout entière avec un seul commandement de : « Canonniers, à vos pièces ! » Il se lance à cheval, dans les rues, appelant le peuple aux armes. Vers cinq heures, une troupe, qu’on évalue à plus d’un millier d’hommes, se rassemble, sur la place de l’Hôtel de ville, avec quarante canons. Les comités de salut public et de sûreté générale, prévenus de ces mouvemens, interdisent de battre le rappel et font défendre aux chefs de légion d’obéir aux ordres d’Hanriot. Celui-ci courait encore lus rues, suivi d’un seul aide de camp. Six gendarmes le rencontrent, le prennent, le garrottent et l’amènent au comité de sûreté générale. La commune s’est réunie. Elle lance une proclamation : « Peuple, lève-toi ! ne perdons pas le fruit du 10 août et du 31 mai ! » Elle apprend l’arrestation d’Hanriot et charge Coffinhal de le délivrer. Les sectionnaires armés sont plus nombreux. Coffinhal les emmène, suivi des canonniers et de vingt pièces. Il marche sur les Tuileries, occupe la place du Carrousel, fait braquer les canons sur la salle des séances et monte lui-même au comité de sûreté générale. Il y trouve Hanriot, le délivre et le présente aux canonniers qui l’acclament.

Personne ne gardait la Convention. La plupart des députés s’étaient dispersés. Ceux qui étaient restés suivent avec épouvante les progrès de l’insurrection. Ils se croient perdus, Hanriot, en effet, peut les prendre d’un coup. Il y songe ; mais ses canonniers, le noyau de sa troupe, voyant leur chef libre, ne comprennent plus pourquoi ils devraient se battre. Le mystère de ce palais, où siège le souverain, les intimide malgré eux. Tel est l’esprit de ces temps où les paroles ont suscité tant de prodiges et suggéré tant de crimes. Les grandes images républicaines gardaient encore, dans les imaginations populaires, toute leur puissance. Les mêmes hommes qui auraient pris ou tué, sans scrupule, chaque conventionnel individuellement, dénoncé comme traître à la patrie et proscrit par la loi, hésitent et s’arrêtent devant la majesté de cette loi même, de l’assemblée qui la fait, de cette république pour laquelle tout s’accomplit. Le 2 juin, ils ont réduit la Convention à capituler, mais ils l’ont fait pour obtenir le décret de proscription des girondins. Comme la foule qui avait ramené Louis XVI à Paris en octobre 1789 et en juin 1791, ces révolutionnaires faisaient acte de foi au souverain en le violentant. C’est le secret du 2 juin ; c’est aussi le secret du 9 thermidor, Hanriot vit ses hommes indécis. Il alla chercher des ordres où il pouvait en recevoir, et fit faire volte-face à sa troupe, vers l’Hôtel de ville. Les députés, en rentrant, vers sept heures, dans la salle des séances, apprirent le péril auquel la Convention venait d’échapper. Ce péril n’était que différé.

Robespierre avait été conduit à la prison du Luxembourg. Le geôlier refusa de le recevoir sans un ordre de la commune. Dirigeant ses gardiens qui semblaient lui faire escorte, Robespierre se fit conduire aux bureaux de la police, sur le quai des Orfèvres. Il lui suffisait d’avoir échappé à l’écrou du Luxembourg ; il ne tenait pas à être libre, à l’être surtout au milieu de la commune. Il lui convenait de conserver son rôle de victime. Si quelque coup de force se tentait pour sa délivrance, il entendait en laisser les risques à ses partisans pour en exploiter ensuite les avantages avec d’autant plus d’âpreté que sa vertu en aurait été moins ternie. À cette heure suprême de sa carrière, il subtilisait encore et raffinait sur les ménagemens de sa réputation et de sa vie. Il ne trouvait en lui-même d’autres ressources que les équivoques. Il lui parut que la police formait un milieu entre la Convention et la commune, et que ce serait la place convenable pour y attendre, en sûreté, les suites de la journée. Il y arriva vers huit heures. La commune, cependant, s’occupait de le sauver, surtout de se défendre elle-même. Elle nomma un comité d’action de neuf membres, enjoignit à tous les agents municipaux de n’obéir qu’à ce comité et envoya Coffinhal délivrer Robespierre. Coffinhal l’enleva, en quelque sorte, et le força à venir prendre le commandement des hommes qui se disposaient à se battre pour sa cause. A l’Hôtel de ville, Robespierre retrouva son frère, Couthon, Saint-Just. Il n’avait plus à faire qu’acte de présence et effort d’attitude. Ses complices se chargeaient de déployer l’énergie qui lui manquait.

Les conventionnels apprirent très vite ces événemens. Ils se jugent condamnés s’ils attendent l’attaque. Ils protestent, ils jurent, dans la confusion, de mourir à leur poste. Tandis que le chœur, qui remplit la scène, développe ces intermèdes de tragédie, les meneurs des comités avisent à l’action. Ils proposent et font décréter la mise hors la loi des deux Robespierre, de Couthon, de Saint-Just, du maire de Paris, des membres de la commune. Ils expédient, dans les sections, des commissaires pour y porter ce décret, l’expliquer et appeler la garde nationale à la défense de l’assemblée. Ils nomment Barras commandant en chef de la force armée de Paris. C’est un ancien officier qui poursuit dans la révolution une carrière d’aventures commencée sous l’ancien régime. Bien né, de formes polies, l’esprit résolu, la main rude, homme de coups de bourse et de coups d’Etat, bon à enlever un prince, à mettre à sac un couvent, à conquérir une colonie, à écraser une émeute, à disperser une assemblée, selon l’intérêt du moment. Il recrute une poignée de montagnards déterminés, comme lui, à jouer à fond la partie. Ces commissaires se répandent dans les sections. Ils ne se mettent point en frais d’imagination ni d’éloquence, ils accusent tout crûment Robespierre de royalisme. Si monstrueuse que soit l’accusation, elle porte. Les Parisiens s’étaient habitués à croire les délateurs par cela même qu’ils dénonçaient, et à obéir à quiconque commandait au nom du peuple souverain. D’ailleurs, ils avaient assez de Robespierre qui promettait tout, qui ne donnait rien, qui épouvantait les gens paisibles et dérangeait les divertissemens des autres. Ce qui venait de se passer dans la Convention, entre la montagne et la plaine, allait se répéter dans Paris. La terrible formule : hors la loi ! imposait aux plus grossiers. Robespierre l’avait environnée d’une sorte d’horreur sacrée qui tenait de la république des Romains et de l’inquisition des Espagnols. Les sections avaient suivi la commune, parce que la commune possédait la force, et Robespierre parce qu’il personnifiait la Convention. Les commissaires dissipèrent l’équivoque. Les sections virent d’un côté la Convention et de l’autre la commune : elles se prononcèrent pour la Convention qui représentait le peuple, la république, la loi, c’est-à-dire tout ce qui demeurait, dans les esprits, des idées de souveraineté et de gouvernement.

A deux heures du matin, la Convention disposait d’une force armée supérieure à celle de la commune ; mais elle pouvait surtout vaincre la commune parce que cette force qu’elle lui opposait n’était point une force contre-révolutionnaire : c’était la révolution même ou armes, réagissant sur elle-même pour se sauver de ses propres-excès. La Convention prend l’offensive. Barras et Bourdon marchent sur l’hôtel de ville et dispersent les bandes attroupées sur la place. Habituées à tout voir céder devant leur attaque, ces bandes tourbillonnèrent dès qu’elles se virent assaillies par une troupe résolue. Traqués dans l’hôtel de ville, Robespierre le jeune, Couthon, Saint-Just se débattaient dans l’étonnement et l’impuissance ; Maximilien Robespierre, comme figé en lui-même, paralysait par son incertitude en qui subsistait d’entreprise chez les siens. Il n’avait eu qu’une politique : faire peur, toujours plus peur, afin de vivre ; il avait tant fait peur qu’à la fin on allait le tuer. Il ne comprenait pas. Tout à coup, un gendarme du nom de Méda pénètre dans la salle du conseil, un pistolet à la main. Il reconnaît Robespierre affaissé dans un fauteuil, la tête reposant sur la main gauche. Il marche sur lui, tire et lui brise la mâchoire. Les assaillans envahissaient partout. Il y eut comme un vertige de mort. Lebas se brûle la cervelle. Robespierre le ; jeune se jette par la fenêtre. Les autres sont pris. Maximilien Robespierre, frappé à mort, défiguré par sa blessure, son habit bleu de l’Être suprême déchiré en lambeaux, souillé de sang et de poussière, est porté au comité de sûreté générale. On l’y laisse sans secours jusqu’au malin. Un chirurgien le panse alors, afin qu’il puisse paraître au tribunal et figurer sur l’échafaud. Aux différentes stations où l’on le traîne, la populace, qu’il avait encensée, menace de l’écharper. Elle l’invective de ces noms de sire ! et de roi ! dont il a fait les pires des injures. Toutes les ignominies que douze mois d’anarchie terroriste, l’habitude du sang, la familiarité des supplices, l’opprobre jeté sur les vaincus, avaient enseignées à la foule parisienne, Robespierre les éprouva. Il subit cette loi d’égalité dont il s’était armé pour s’élever au sommet de l’Etat et faire de son personnage d’emprunt quelque chose de plus formidable que Richelieu et Calvin réunis. Il ne montra ni de remords de ses actes ni de désillusion de ses idées. Il supporta cette agonie, qui dura quinze heures, avec le stoïcisme de la vertu méconnue par les hommes et victime de l’adversité des choses. Si l’on considère qu’il était né doux, sensible et pusillanime, que l’ambitieux et le machiavéliste n’étaient chez lui que les dehors d’un utopiste, fanatique de sa chimère, et d’un hypocondriaque obsédé des hallucinations de la mort, on juge qu’il a dû effroyablement souffrir.

On vit, à la rapidité et à la profondeur de sa chute, à la grossièreté des hommes qui le renversèrent, à l’écroulement subit et irrémédiable de son système, de quel poids il pesait sur la France et combien cependant il était peu de chose dans la république. Aussi longtemps qu’il s’enveloppa de soupçons et qu’il se fit pour ainsi dire, un rempart de ses ennemis, il put dissimuler le néant de son âme ; mais quand il eut tout abattu devant lui, qu’il se présenta seul devant le peuple, et que l’heure vint de révéler son secret, il demeura banal et s’échappa encore en délations. On le fit taire : il resta consterné. Il lui avait suffi de triompher pour perdre son prestige. Quelqu’un le frappa du pied et il tomba. Le peuple s’était admiré en sa personne ; il le renia lorsqu’il vit en lui ce qu’il méprise le plus, un rhéteur sans souffle, un visionnaire effaré, un prophète confondu, un tyran écrasé. Robespierre avait tellement identifié la Terreur avec sa personne que, lui abattu, la Terreur s’évanouit d’elle-même. Elle avait perdu son masque, et avec son masque, sa raison d’être.


ALBERT SOREL.

  1. J’ai employé pour cette étude les ouvrages généraux de Louis Blanc, de Quinet, de M. Taine ; les monographies de MM. Hamel sur Robespierre ; Robinet sur le Procès des Dantonistes ; d’Héricault sur la Révolution de thermidor : de Martel sur Fouché ; colonel Jung sur Bonaparte : Frédéric Masson sur le Département des affaires étrangères ; les papiers trouvés chez Robespierre, les correspondances de Barthélémy, publiées par M. Kaulek ; celles des envoyés de Venise, publiées par Romain ; les Mémoires de Thibaudeau, de Miot, de Ségur ; les documens manuscrits des Affaires étrangères et des Archives nationales.
  2. Rousseau, Du Gouvernement de la Pologne, ch. IV.
  3. Contrat social, liv. II, ch. III. — Discours sur l’économie politique.
  4. Grandeur et décadence des Romains, ch. XV.
  5. Aux Jacobins, 7 prairial (21 mai 1794).
  6. Discours aux Jacobins, 12 et 24 messidor (20 juin, 9 juillet 1794).