La Politique de Jean-Jacques Rousseau

La Politique de Jean-Jacques Rousseau
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 396-409).
LA POLITIQUE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Quoique je regrette qu’il n’ait pas voulu sacrifier aux grâces littéraires, je dois signaler le livre de M. Rodet : Le Contrat social et les Idées politiques de Jean-Jacques Rousseau comme un livre essentiel, de première valeur, original, encore que le sujet ait été traité cent fois, et inspiré de l’esprit le plus juste, le plus impartial, le plus vraiment scientifique que je sache.

Avant tout, M. Henri Rodet, pour renouveler son sujet et aussi pour l’asseoir sur des bases solides, a recherché avec soin, sans craindre que l’originalité de Rousseau en pût souffrir, où Rousseau avait bien pu puiser ses idées générales.

Il a montré une fois de plus que ses idées démocratiques étaient celles qui étaient soutenues traditionnellement par tous les sociologues protestans depuis Jurieu jusqu’à Burlamaqui, et que le Contrat social n’est que le dernier aboutissement de la doctrine protestante.

Avec plus de mérite, il a montré que les idées de Rousseau sur l’homme bon et la société corruptrice étaient déjà très répandues au XVIIIe siècle ; que, là comme ailleurs, Rousseau, comme l’a dit si heureusement Mme de Staël, « n’avait rien inventé, tout enflammé ; » qu’il y a eu au XVIIIe siècle toute une « littérature sauvage, » ou « littérature taïtienne, » dont le Supplément au voyage de Bougainville n’est qu’un brillant spécimen ; que Gueudeville, le premier, dès la fin du XVIIe siècle, a prétendu mettre en lumière les vertus de l’homme primitif, etc. — M. Rodet aurait pu citer Montaigne comme l’ancêtre bien spirituel de tous ces écrivains.

Il a montré encore, avec beaucoup de raison, que le socialisme de Rousseau n’est pas sans devoir quelque chose aux panégyriques enthousiastes que faisaient les Jésuites de l’Etat du Paraguay, Etat purement collectiviste, auquel Montesquieu lui-même a rendu hommage ; que les Jésuites, au XVIIIe siècle, en vantant leur Paraguay, à la fois mettaient en honneur les vertus du sauvage et « l’état de nature ; » et à la fois préconisaient un Etat collectiviste sans aucune propriété individuelle, administré par des chefs vertueux qui, eux-mêmes, n’avaient aucune propriété individuelle et où régnaient l’ordre, l’humanité, la fraternité, la vertu et le bonheur.

Toute cette partie du livre qu’on pourrait intituler « les sources de Rousseau » (elle est dispersée dans le volume et il eût peut-être mieux valu qu’elle fût concentrée en un chapitre) est du plus grand, du plus vif intérêt.

Quand il entre dans l’analyse des principales idées générales de Rousseau, M. Rodet n’est point guidé par un goût, ni par une raison moins surs. J’étudierai avec lui Rousseau en sa sociologie générale, Rousseau démocrate, Rousseau socialiste et Rousseau théocrate.

Rousseau, comme sociologue général est anti-progressiste, anti-civilisationiste, anti-politique, comme auraient dit les Grecs. Il croit que l’homme est né bon et que partout il est dépravé, comme il est né libre et partout il est dans les fers. Il croit cela, d’abord et un peu, comme nous l’avons vu, parce qu’on le dit tout autour de lui, ensuite et surtout parce que lui-même se sent né bon et a parfaitement conscience qu’il est devenu mauvais, ou a failli devenir mauvais, depuis qu’il a cessé d’être un sauvage. De là ses fameux mots : « L’homme qui réfléchit est un animal dépravé, » — « la société est naturelle (car elle aussi est naturelle] à l’espèce humaine, comme la décrépitude est naturelle à l’individu, » etc., etc. De là les deux fameux Discours ; de là l’inspiration générale de la Nouvelle Héloïse, de l’Emile, de la Lettre à d’Alembert, enfin de presque tous les ouvrages de Rousseau.

Notez, — on a assez insisté sur ce qu’il y a de faux dans ces idées pour que j’arrête un instant votre attention en sens contraire, — notez que cela n’est pas radicalement faux. La civilisation se paye. Pour du bien qu’elle apporte, elle apporte aussi du mal. Sans entrer dans un détail qui serait infini, la civilisation épargne des efforts à l’humanité par l’invention des machines, et l’on voit que plus le machinisme augmente, plus les efforts de l’humanité deviennent fiévreux, maladifs et exténuans ; — la civilisation pourvoit largement aux besoins de l’humanité ; mais elle en crée de nouveaux à mesure, de sorte que l’humanité est aussi dénuée qu’auparavant, si elle ne l’est pas davantage ; — la civilisation a détruit parmi les hommes la souveraineté de la force ; mais elle l’a remplacée par la souveraineté de la ruse, de la fourberie et du mensonge, etc., etc. ; — et si l’on dit que, si la civilisation n’a fait dès lors que remplacer des maux par d’autres, cela tient à ce que l’humanité est folle, on pourra très bien répondre que c’est la civilisation qui a affolé l’humanité.

Tant y a que c’est bien là l’idée centrale, l’idée vitale de Jean-Jacques Rousseau, celle qui n’est qu’un trait de tempérament devenu trait de caractère et un trait de caractère devenu idée générale, et l’on sait qu’il n’y a que les idées de cette sorte qui persistent indéfiniment en nous et qui repoussent plus on les déracine.

Dans l’application, cette idée devenait chez Rousseau : retour aux mœurs simples, défiance à l’égard des arts, aversion à l’égard du théâtre, aversion à l’égard des grandes villes, aversion à l’égard des grands Etats, système fédéraliste, pour permettre aux provinces d’un grand Etat de retrouver les avantages politiques, intellectuels et moraux dont les petits Etats jouissent et qu’elles ont perdus.

C’est ici la politique vraie, de Jean-Jacques Rousseau, à mon avis, celle qui lui tient au cœur, dans toute la force du terme.

Quand il en arrive, dans le Contrat social, à la constitution de la société politique telle qu’il la conçoit, on sait que Rousseau intronise la souveraineté nationale absolue, la souveraineté absolue de la « volonté générale. » On sait aussi que, par « volonté générale, » il entend la volonté de tout le peuple, abstraction faite de tout ce qui, au sein du peuple, serait corps constitué, association, congrégation, ligue, ou seulement entente établie momentanément entre un certain nombre de citoyens ; toutes choses, ou qui doivent être empêchées, ou dont, si elles existent, on doit ne pas tenir compte quand il s’agit de voir où est véritablement la vraie volonté générale ; car ces corps sont véritablement ou des aristocraties ou des élémens sociaux qui tendent à l’aristocratie. Nous sommes donc, avec Jean-Jacques Rousseau, dans la démocratie pure et même dans la quintessence de la démocratie.

Je n’ai pas besoin de rappeler que ce démocratisme n’est que la monarchie absolue retournée, le droit divin retourné. Le droit divin est une théorie selon laquelle le Roi, tenant sa puissance de Dieu, n’a pas besoin d’avoir raison pour que ses actes soient justifiés et n’a besoin de donner aucune raison pour justifier ses actes. Cette théorie, M. Rodet a raison de le faire remarquer, n’est pas la doctrine ancienne de l’Église. Thomas d’Aquin avait dit que le pouvoir en soi vient de Dieu, mais que le pouvoir concret, matériel, tel qu’il existe en tel pays et en tel autre, vient du peuple. Bellarmin avait dit que le pouvoir est de droit divin, mais que le droit divin n’avait donné le pouvoir à aucun homme en particulier et donc l’avait donné à tous. Suarez avait dit que le pouvoir vient médiatement de Dieu, mais immédiatement du peuple. Mais avec Bossuet nous voyons s’établir cette doctrine, « tirée de l’Écriture sainte » selon laquelle, quelques tempéramens que l’auteur y apporte, le Roi ne doit compte qu’à Dieu de ses actes et détient non pas un pouvoir, mais le pouvoir, en son essence même et en son exercice illimité, sans que, contre ce pouvoir, il y ait recours ou appel, si ce n’est à Dieu.

Or c’est cette doctrine même, si joliment appelée par Ed. Laboulaye la servitude sanctifiée, que les protestans avaient purement et simplement adoptée, en la transportant au peuple, en l’appliquant au peuple ; et c’est Jurieu qui avait dit du premier coup avec la dernière rigueur : « Le peuple est le seul puissant qui n’ait pas besoin d’avoir raison pour valider ses actes ; » et enfin, c’est ce droit divin du peuple que Jean-Jacques établissait et proclamait en disant : « Le peuple est le seul souverain ; le peuple ne peut pas se tromper ; la volonté générale est toujours droite. » Jean-Jacques Rousseau, après ses maîtres, a simplement dépouillé les rois et revêtu le peuple du droit divin.

Or comment se fait-il, s’il en est ainsi, que l’on ait pu se demander si Rousseau était démocrate et que l’on ait même pu prétendre que sa doctrine est aristocratique ? (Jean-Jacques Rousseau aristocrate (1890). Articles de M. Izoulet dans la Revue hebdomadaire de janvier 1909). — Cela tient, d’abord, à ce que Rousseau s’est souvent contredit, à l’exemple et à l’encouragement de tous les penseurs ; cela tient ensuite à ce qu’il faut s’entendre sur le sens du mot démocratie. Rousseau a dit formellement, écrivant à d’Ivernois : « Vous avez pu voir dans nos conversations que je ne suis pas visionnaire et dans le Contrat social que je n’ai jamais approuvé le gouvernement démocratique. » Il a dit tout aussi nettement : Trois aristocraties : primitive et naturelle (les chefs de famille délibèrent entre eux sur les affaires publiques) — élective ; — héréditaire ; « la première ne convient qu’à des peuples simples ; la troisième est le pire des gouvernemens ; la deuxième est le meilleur. »

Il a dit cela ; c’est incontestable ; ajoutez qu’il est toujours hypnotisé par le gouvernement de sa bonne Genève et que le gouvernement de Genève à cette époque est formellement aristocratique.

Très bien ; mais il n’en est pas moins que le Contrat social est formidablement démocratique, puisque, dans le Contrat social, c’est tout le peuple qui fait la loi et que la loi faite par tout le peuple est inattaquable et sacro-sainte et que tout le peuple faisant la loi est tenu pour infaillible.

Cette contrariété est-elle susceptible de résolution ? Je le crois, et même qu’elle l’est très facilement. Dans le fond de sa pensée, Rousseau distingue, et très nettement, le souverain et le gouvernement. Le souverain, c’est celui qui fait la loi, c’est le peuple ; le gouvernement, c’est celui qui administre. Or, quand il s’agit de législation, il n’y a qu’un souverain c’est le peuple, c’est tous ; voilà qui est démocratique. Quand il s’agit de gouvernement, de celui qui administre, il n’y a qu’un bon gouvernement, c’est des administrateurs nommés par le peuple ; et voilà qui est encore absolument démocratique dans le sens où nous entendons ce mot. Seulement, ce n’est pas démocratie dans le sens où Rousseau entend ce mot, dans la langue de Rousseau ; parce que par démocratie il entend, assez naturellement, à cette époque, on en conviendra, la seule démocratie connue, à savoir la démocratie athénienne. Or dans cette démocratie, souveraineté et gouvernement étaient confondus, le même personnage c’est-à-dire le peuple faisant les lois et faisant les décrets, légiférant et administrant ; et voilà ce dont Rousseau ne veut pas.

Il ne le veut pas, parce que, dans cet Etat, « le droit et le fait seraient tellement confondus qu’on ne saurait plus ce qui est la loi (droit) et ce qui ne l’est pas (fait), et le corps politique, ainsi dénaturé, serait bientôt en proie à la violence, contre laquelle il fut institué. » En d’autres termes, Rousseau ne veut pas du gouvernement direct, du gouvernement syncrétique, où le même personnage fait lois et décrets, légifère et administre, dit la volonté générale et les velléités quotidiennes et contingentes de la volonté générale ; et ce gouvernement direct, il l’appelle « démocratie » et il s’ensuit qu’il dit lui-même n’être pas démocrate.

Ce qu’il veut, c’est le législatif (et illimité) à la foule, et l’exécutif et administratif à des magistrats nommés par la foule.

Mais le législatif à la foule et l’exécutif et administratif à des magistrats nommés par la foule, c’est précisément ce que, nous, nous appelons la démocratie ; et par conséquent, au sens que nous attribuons tous au mot démocratie, Rousseau, à mon avis, et contrairement à l’opinion de M. Rodet, est démocrate radical.

Socialiste, — et ici je ne me sépare plus de M. Rodet, — Rousseau l’est aussi nettement que possible, malgré certaines contradictions qui ne sont qu’apparentes. Il est très vrai que dans l’Emile Rousseau inculque à son disciple le respect de la propriété, de la propriété qu’il confond à dessein avec la personnalité elle-même : l’homme qui cultive une terre « a mis là son temps, son travail, un peu de sa personnalité enfin, quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d’un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui. » Mais qui ne voit qu’il s’agit ici de faire respecter à un enfant les droits acquis dans une société faite où il est appelé à vivre ; et non d’établir et de définir le droit en soi, le droit tel qu’il devrait être dans une société à faire ? Rousseau pose lui-même cette distinction avec toute la clarté souhaitable quand il écrit : « ... Voilà pourquoi le droit de premier occupant, si faible dons l’état de nature, est respectable à tout homme civil (engagé dans une société faite avant lui). On respecte moins dans ce droit ce qui est à autrui que ce qui n’est pas à soi. » — Donc le droit de propriété est un droit de convention, un droit de pacte social, absolument respectable en 1760, nul in abstracto, nul au commencement, nul s’il s’agit de constituer une société rationnelle. Le premier initiateur « de l’usurpation de toute la terre » est celui qui a « clos de barrières une certaine quantité de terre et dit : ceci est à moi, » car « les fruits sont à tous et la terre n’est à personne. »

En conséquence, la propriété individuelle est inviolable, même au gouvernement, mais toutes les propriétés individuelles peuvent être reprises par un acte de volonté du souverain ; car ce n’est alors que la société se refaisant, s’établissant sur des bases nouvelles, — ou anciennes, — qu’elle juge meilleures que celle où elle était assise hier : « Le souverain n’a nul droit de toucher au bien d’un particulier, ni de plusieurs : mais il peut légitimement s’emparer du bien de tous, comme cela se fit à Sparte du temps de Lycurgue, »

Comme conséquences transitoires et applicables dès à présent aux sociétés modernes, une loi de maximum en matière de propriété : « Nul ne pourra posséder plus de... [chiffre à fixer selon l’état économique du pays] terres. Celui qui aura cette quantité pourra, par échanges, acquérir des quantités pareilles, mais non plus grandes. » L’essentiel pour le moment est que « tout le monde vive et que personne ne s’enrichisse. »

Collectiviste en principe, partagiste pro tempore, de telle manière qu’il n’y ait ni riches ni pauvres, tel est, sans contestation pour moi, Jean-Jacques Rousseau en matière économique.

Ici ses deux politiques, si je puis m’exprimer ainsi, et ce mot s’éclaircira plus loin, se rejoignent et font confluent. Comme anti-civilisationiste, comme ennemi d’un état social qui a fait de la surabondance des biens en haut, de la misère en bas, et de la corruption partout, il veut revenir (ainsi que Montesquieu, du reste, le fait plus d’une fois) à un régime de quasi égalité, au moins de simplicité et de frugalité ; comme partisan de la souveraineté nationale il n’admet pas de droits individuels et non pas plus celui de propriété individuelle que de liberté individuelle, et il tient pour légitime que le souverain confisque, pour le bien public, une propriété, à la condition, pour qu’il n’y ait pas acte tyrannique, qu’il les confisque toutes.

On a tout dit et par conséquent je dirai très peu de chose sur Rousseau théocrate ou la théocratie de Jean-Jacques Rousseau. On sait qu’elle tient en quelques lignes, mais décisives : en dehors des religions proprement dites, lesquelles seront toutes tolérées, excepté le catholicisme parce qu’il est intolérant et qu’il dit : « Hors de l’Eglise, pas de salut, » il doit y avoir une religion civile, une religion nationale, une religion à laquelle on doit croire comme citoyen, parce qu’il importe à la cité que les citoyens y croient. Cette religion comporte la croyance en Dieu, la croyance à l’immortalité de l’âme et aux récompenses et châtimens d’outre-tombe, le dévouement au contrat social qui unit et qui oblige tous les citoyens. Rien de plus. Celui qui refusera de s’engager à professer cette religion, sera exilé, puisqu’il n’est pas citoyen.

Celui qui, s’étant engagé à professer cette religion, vivra comme s’il ne la professait pas, sera puni de mort.

On peut s’égayer, pour dissiper ce que le sujet a de lugubre, sur cet ennemi de l’intolérance catholique qui met dans la religion qu’il institue l’esprit de tolérance que l’on vient de voir. Cependant, il faut comprendre ; sans accepter le mot fameux : « comprendre, c’est déjà approuver, » il faut comprendre. Rousseau se croit bien plus tolérant que les catholiques, parce que, ce qu’il reproche aux catholiques c’est, damnant l’hérétique, de voir dans tout hérétique un criminel, un hors la loi, tandis que lui ne voit dans son hérétique qu’un inadapté à la société qu’il faut éliminer de la société et qui ne devient criminel que quand il a trompé la société par un parjure. La distinction est subtile ; mais dans l’esprit de Rousseau elle existe. — Il n’en va pas moins que Rousseau très logique ici, comme il l’est presque toujours, ne fait ici, comme partout ailleurs, que déplacer la souveraineté et transporter au peuple et les maximes et les pouvoirs de la Royauté : de même que le roi était omnipotent, omni-possesseur, omni-propriétaire et devait imposer à ses sujets la foi qui lui était nécessaire, à lui, pour bien gouverner ; de même le peuple sera omnipotent, omni-possesseur, omni-propriétaire et devra imposer à chacun la foi qui lui est nécessaire à lui pour être un peuple uni, pour être un peuple. La théocratie de Rousseau, c’est la théorie de la révocation de l’Edit de Nantes transportée au peuple et appliquée par le peuple. Il faut un minimum d’unité morale dans le peuple pour que le peuple soit fidèle à son roi, voilà ce que dit Louis XIV ; il faut un minimum d’unité morale pour que l’individu soit fidèle au peuple et soit tenu pour faisant partie du peuple, voilà ce que pense Jean-Jacques Rousseau. Et il ne se peut croire que très libéral, puisque, au lieu d’imposer au peuple une religion, la sienne, dans tout le détail de ses dogmes, il ne lui impose que l’extrait et comme l’essence de toutes les religions connues, plus la fidélité à la constitution nationale, c’est-à-dire à la patrie. Trouveriez-vous extraordinaire, — moi, point, — que tout individu qui prêchât l’anti-patriotisme et la révolte contre la patrie, surtout contre la patrie en danger, fût expulsé de la patrie et obligé de n’y pas rentrer sous peine de mort ? C’est précisément ce que Jean-Jacques Rousseau édicté. — Mais à cette obligation de respecter et de professer la morale sociale, Jean-Jacques Rousseau ajoute des prescriptions proprement religieuses, à savoir croyance en Dieu, à l’immortalité, aux récompenses et peines d’outre-tombe. Très naturellement, parce qu’alors la morale sociale se confondait avec la morale, et la morale avec un minimum de croyances religieuses, et que la morale indépendante n’était conçue que par un très petit nombre d’esprits. Tant y a que Rousseau ne fait que mettre aux mains du peuple l’omnipotence doctrinale du roi de l’ancien régime et fait du peuple le « nouveau Constantin » et le « nouveau Théodose » que Bossuet faisait de Louis XIV. Rien n’y manque. On devra croire ce que croit le Roi, c’est-à-dire le Peuple ; ce qu’il croit au minimum ; et il y a de la tolérance dans cette réduction au minimum. On devra le croire comme citoyen, non comme penseur ; et si on ne le croit pas, on sera proscrit, non comme hérétique, certes, mais comme séditieux ; Voltaire n’a-t-il pas dit que les jansénistes lui étaient très indifférens comme jansénistes, mais qu’il les condamnait comme séditieux, tout de même que les chrétiens avaient été martyrisés par les empereurs comme séditieux et point du tout comme chrétiens ? — Il y aura une inquisition ; car pour savoir si celui qui a adhéré à la religion civile, vit, ensuite, comme s’il n’y croyait pas, il faudra bien que quelqu’un examine et de très près sa façon de vivre ; et l’inquisition dénoncera au pouvoir civil l’hérétique relaps, non comme hérétique ni comme relaps, mais comme séditieux et parjure, exactement comme Voltaire, dans les Sentimens des citoyens, réclame la peine de mort contre Rousseau, non parce qu’il pense autrement que Voltaire, mais parce qu’il est « un vil séditieux. » — Remarquez que Rousseau, en ceci, est d’accord, non seulement avec Louis XIV et tous les approbateurs de la révocation de l’Édit de Nantes (avec une simple transposition : les pouvoirs du Roi transférés au peuple) mais, comme je l’ai indiqué déjà, avec toutes les républiques antiques, si en faveur de son temps. Les Républiques antiques admettaient la liberté de pensée dans la mesure où la liberté de penser ne portait pas atteinte au minimum de pensée religieuse tenu pour être nécessaire à l’État, ne portait pas atteinte à la religion en tant que se confondant avec la cité elle-même. Athènes admettait la discussion philosophique ; mais n’admettait pas qu’un philosophe doutât des Dieux qui protégeaient la cité et elle frappait de mort Socrate, d’exil Anaxagore et Aristote parce que Pallas-Athéné leur était évidemment indifférente. Rome admettait tous les dieux de toutes les nations ; mais non pas une doctrine qui précisément proclamait tous les dieux, excepté le sien, comme non existans et qui par conséquent, niant les Dieux de Rome, niait Rome elle-même ; et c’est ainsi que philosophes pour Athènes et chrétiens pour Rome n’étaient pas autre chose, quoi qu’ils en pussent dire, que des séditieux et des perturbateurs et poursuivis à ce titre, mais uniquement à ce titre.

Platon, ayant présenté l’immortalité de l’âme comme une hypothèse, aurait été proscrit par Jean-Jacques Rousseau, se conformant strictement à la doctrine athénienne et à la sienne propre. Que si l’on me dit qu’une religion d’Etat qui force les citoyens, comme citoyens, à la professer et qui examine ensuite la conduite des citoyens pour savoir s’ils la professent en effet, comme Calvin à Genève, et qui menace de mort ceux qui ne se conduisent pas selon cette religion, ne peut réussir qu’à former d’abominables hypocrites par terreur, Rousseau répondrait peut-être : comme homme religieux et comme moraliste, j’en suis navré ; mais, encore une fois, ce n’est pas comme homme religieux et comme moraliste que j’institue une religion civile ; c’est comme citoyen, c’est comme législateur ; or, au point de vue civil et civique, ce n’est pas la conviction intime qui importe, c’est la pratique ; ce que je veux, c’est, d’une part, des hommes qui pratiquent les mœurs sociales et qui en donnent l’exemple ; d’autre part des hommes qui, au moins, n’offensent pas les mœurs sociales et qui ne donnent pas l’exemple du contraire ; des vertueux bons semeurs et des médians inoffensifs, voilà ma cité ; mon chancelier, qui s’appelle, je crois, M. de Robespierre, vous dira le reste. — Je prête peut-être un sophisme à Rousseau ; mais il n’en est pas à un près. — Tout ceci soit dit, je le répète, non pour approuver, mais pour expliquer. Il faut comprendre l’âme d’un fanatique, pour ne pas devenir tel, et d’abord, parce qu’il faut tout comprendre.

M. Rodet, voulant être complet, a étudié toute la politique internationale de Rousseau, tout ce qu’il a écrit sur le droit des gens ; mais ici les idées de Rousseau, quoique toujours intéressantes, sont si confuses, que pour aujourd’hui, du moins, je ne suivrai pas M. Rodet dans cette enquête, tout en le félicitant très haut de l’avoir faite.

Il a étudié aussi le féminisme dans Rousseau ; c’est-à-dire, comme sans doute vous vous y attendiez, qu’il n’y en a pas rencontré l’ombre. C’est une chose intéressante que cette « lacune » même. La vérité est qu’il n’a pas pu entrer un instant, même comme idée capricieuse, dans l’esprit de Rousseau, que la femme eût aucun droit.

Et maintenant, j’aurais voulu que M. Henri Rodet approfondît un petit problème qu’il n’a pas ignoré, mais qu’il n’a qu’effleuré pour ainsi dire ou laissé un peu précipitamment sur le vert. Comment se fait-il, ai-je dit bien souvent, que Rousseau, parti d’où il est parti en sociologie générale, ait abouti, — au moins un jour, — au Contrat social, et non pas à l’anarchisme, ou tout au moins à la doctrine ultra-libertaire ? Comment se fait-il que, dans le Contrat social, il ait abouti au contraire même de ce que tous ses autres ouvrages faisaient pressentir et même proclamaient déjà ? L’homme est bon, la société l’a dépravé ; l’homme est libre, la société l’a asservi. Conclusion : plus de société. — Non, dit Rousseau. Conclusion : la société omnipotente et l’individu rien ; tout à la société, et rien à l’individu. Sur quoi je dis que je ne comprends pas.

Bien des écrivains ont tenté de résoudre cette contrariété, et en particulier, M. Eugène Lintilhac. Ils ne m’ont entièrement ni convaincu, ni éclairé. Je reste dans un certain étonnement. J’incline à croire, — mais ce ne serait nullement une solution, mais une simple constatation, — qu’il y a deux politiques de Rousseau, comme je disais déjà, plus haut, qu’il y a, en politique, deux Rousseau. Il y a le Rousseau qui est lui-même, avec ses instincts profonds, et c’est lui qui écrit les deux Discours, et l’Émile et la Nouvelle Héloïse, et qui aboutirait à la doctrine libertaire radicale, sinon à l’anarchisme, s’il s’écoutait, s’il s’obéissait. Il y a le Rousseau qui se met devant son papier pour tracer aux hommes les lignes générales d’une constitution idéale et qui, soudain, devient homme d’ordre, se défie de son rêve ou des conséquences de son rêve et cherche l’ordre dans la contrainte, comme tous les législateurs ; et met, comme tant d’autres déjà, la force contraignante aux mains du peuple au lieu de là mettre aux mains du prince ; mais n’est pas moins contraignant et coercitif, si tant est qu’il ne l’est pas davantage, que tous les autres législateurs, Montesquieu excepté.

Il y a ce Rousseau-là, qui, de plus, remarquez-le, est un polémiste et qui, très soucieux d’être original, même quand il s’inspire de quelqu’un, rencontre devant lui Montesquieu, alors dans toute la fraîcheur de sa gloire, et n’est point fâché d’opposer doctrine à doctrine ; et qui, parce que Montesquieu est libéral, est amené à être autoritaire, et qui, parce que Montesquieu laisse entendre qu’il n’y a pas de souveraineté, proclame qu’il y a une souveraineté, celle du peuple et qu’elle est absolue.

Ce qui confirme cette façon de penser, c’est que, de cette dualité que nous signalons, Jean-Jacques Rousseau s’en est aperçu et a modifié certains de ses textes pour la dissimuler ou ne pas l’accuser trop vivement.

En 1750, il écrit son Discours sur les Lettres et les Arts où il soutient que la civilisation a corrompu les hommes.

En 1754, il écrit cette ébauche du Contrat social qui est restée manuscrite et qui est très connue sous le nom de « Manuscrit de Genève. « Dans cette ébauche, Rousseau nie cet âge d’or qu’il avait proclamé comme ayant existé avant l’invention des arts et qu’il avait loué à outrance. Il écrit : « Insensible aux stupides hommes des premiers temps, échappée aux hommes éclairés des temps postérieurs, l’heureuse vie de l’âge d’or fut toujours un état étranger à la race humaine, ou pour l’avoir méconnue quand elle pouvait en jouir, ou pour l’avoir perdue quand elle pouvait la connaître. Il y a plus encore : cette parfaite indépendance aurait toujours eu un vice essentiel et nuisible au progrès de nos plus excellentes facultés. Notre entendement ne saurait se développer, nous vivrions sans rien sentir, nous mourrions sans avoir vécu. Il n’y aurait ni bonté dans nos cœurs, ni moralité dans nos actions, et nous n’aurions jamais goûté le plus délicieux sentiment de l’âme qui est l’amour de la vertu. » Voilà Rousseau qui est revenu tout simplement à la philosophie du Mondain.

En 1755, il publie le Discours sur l’inégalité. Dans cet écrit, il retourne à ses théories de 1750, à ses théories du Discours sur les Lettres et les Arts et assure encore que la civilisation, cette fois sous toutes ses formes, a conduit les hommes de l’état de bonheur à l’état de misère.

En 1758, il publie sa Lettre à d’Alembert, où des applications partielles et spéciales de ces mêmes idées générales sont exposées ; en 1762, la Nouvelle Héloïse, où une opposition énergique de la vie de Paris et de la vie rustique ramène encore le lecteur à ces mêmes idées générales.

Enfin, en 1762, il reprend le Contrat social ; mais, s’apercevant que l’ébauche qu’il en a faite contient des idées diamétralement contraires à celles de tous ses autres livres, il supprime ces idées-là, tout simplement, pour ne pas se mettre en contradiction trop accusée avec lui-même ; et de ces idées, il ne laisse qu’un vestige pour ainsi dire, la première ligne du Contrat social tel que nous le lisons imprimé : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. »

Mais les lignes générales du Contrat social étaient tracées ne variarentur et, en son esprit général, le Contrat social est resté ce qu’il était, une pensée de Rousseau contraire à l’ensemble des pensées de Rousseau.

Si l’on veut supposer, ce qui est permis à la condition de ne pas attribuer à cette supposition trop d’importance, que le Contrat social, écrit en première rédaction en 1754, était dans l’esprit de Rousseau dès 1750, avant le petit discours, très insignifiant du reste, sur les lettres et les arts, on pourra dire que, comme Chateaubriand, « philosophe » avant le Génie du Christianisme a été, à partir du Génie du Christianisme, enchaîné par le Génie du Christianisme et forcé de soutenir toujours les idées qu’il avait soutenues dans cet ouvrage ; de même Rousseau, autoritaire et démocrate-despotiste avant les deux Discours, a été enchaîné par les deux Discours et tenu d’être libertaire dans tous ses ouvrages subséquens, excepté dans une œuvre de jeunesse qu’il n’a pas voulu perdre et dont il a adouci, en la publiant, certains passages trop embarrassans. On peut dire cela ; mais j’aime mieux, comme plus probable, qu’on dise le contraire, c’est à savoir que Chateaubriand, pour toutes sortes de raisons, que ce n’est pas le moment de déduire, était chrétien sans le savoir quand il écrivait l’Essai sur les Révolutions, et qu’il a pris conscience de son vrai lui-même en écrivant le Génie du Christianisme ; et que Jean-Jacques Rousseau, quand il rêvait du Contrat social en lisant l’Esprit des Lois, vers 1748, était déjà libertaire sans le savoir et a pris conscience de son libéralisme et de son individualisme en écrivant ses deux Discours. L’étrange agitation nerveuse où, d’après lui, la conception de son Discours sur les Arts l’a. jeté, sur la route de Vincennes, confirmerait cette manière de voir.

J’ajoute ceci qui est une petite tentative de « conciliation. » Il est vrai qu’un homme qui accuse la société de tous les crimes et qui, dans le Contrat social, détruit l’individu et fait la société souveraine, se contredit sensiblement. Mais Rousseau a pu croire qu’il ne se contredisait pas. Remarquez qu’il a pu faire une distinction entre la société et la Nation. Il a pu penser ceci : ce qui a dépravé l’humanité, c’est la société, c’est-à-dire cette prétendue élite, dépositaire des sciences, des lettres, des arts, des inventions, des découvertes, des expédiens sociaux, de la propriété, de la richesse accumulée, etc. ; mais dans les profondeurs de la nation, dans la masse, je retrouve, impur sans doute et adultéré, mais proche encore de l’état primitif, l’homme de la nature, l’homme de l’âge d’or.

Aussi bien, les beaux esprits de 1793, disciples de Jean-Jacques, ne pouvaient parler à un paysan sans l’appeler : « homme de la nature. » Et c’est à cet homme, dirait Rousseau, que je confie la souveraineté, comme au plus digne ou au moins indigne ; et c’est précisément pour cela que j’élimine de la nation souveraine tout ce qui, dans la nation, est constitué aristocratiquement, tout ce qui se ligue, tout ce qui s’associe, tout ce qui s’entend, car ce sont ces sociétés qui, à elles toutes, constituent la société, et qui sont les dépositaires traditionnels de tous les vices sociaux : la nation est sociale ; la société est anti-sociale. Il est possible qu’il y ait eu de cela dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau ; et voilà, poussé aussi loin que je le puis conduire, mon essai de conciliation.

La modestie me fait dire qu’il me convainc moins que ceux que d’autres ont tentés, et la sincérité me force à avouer qu’il ne me convainc pas davantage.

Mais cette introduction au beau livre de M. Henri Rodet a assez duré, et c’est le livre lui-même qu’il faut lire. C’est un livre bienveillant et sage ; c’est un livre d’exposition claire et pourtant savante et de discussion absolument loyale. Jean-Jacques Rousseau aurait sans doute vu en M. Rodet un ennemi ; malgré la manie que l’on sait, il n’aurait pas pu voir en lui un persécuteur. Ni en moi non plus, j’aime à croire.


Émile Faguet.